Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 5: Histoire de la dragonne orpheline
Le matin suivant, les kals de la Grande Pagode nous réveillèrent avant nos maîtres. Ils chantaient des paroles de leur composition qui proclamaient leur victoire assurée. Réveillée en sursaut, je m’habillai en toute hâte, je sortis et je me retrouvai face à une bande de kals arrogants et joyeux qui prétendaient nous intimider dès le premier jour du Tournoi.
— Qu’est-ce que c’est ? —demanda Ozwil, en sortant à moitié endormi.
— PAR NAGRAY, CESSEZ DE CRIER ! —hurla Salkysso, de mauvaise humeur, depuis sa chambre.
Nous restâmes tous pétrifiés pendant une seconde devant un tel accès de fureur. Quand avais-je entendu Salkysso crier ainsi ?, me demandai-je, très étonnée.
— Quelle voix ! —commenta alors quelqu’un, l’air moqueur.
Les kals de la Pagode des Vents se mirent à rire. Je cherchai du regard celui qui avait parlé et j’aperçus une touffe de cheveux rouges parmi eux. C’était Arléo, appuyé contre une des colonnes de bois.
— Bien —dit celui-ci, en s’avançant vers nous—, vous êtes prêts pour la défaite ?
Son ton n’était pas hautain, mais plutôt amical, et je lui adressai un demi-sourire.
— Moi, avant tout, je suis prête pour le déjeuner —répondis-je.
Ils s’esclaffèrent et ils nous aidèrent même à sortir Salkysso de sous ses couvertures pour l’arracher à son sommeil. Tout en étant conscient qu’il était l’heure de se lever, Salkysso n’avait pas du tout apprécié son brusque réveil. Quand Astklun, le faïngal har-kariste, lui présenta des excuses d’un air moqueur, l’elfe noir, à travers ses cheveux noirs encore emmêlés, lui adressa un regard assassin, et les rires des autres kals redoublèrent.
Je savais à quel point la nuit était importante pour Salkysso, et cela me dérangeait qu’on se moque de lui après l’avoir réveillé en sursaut. Pour ma part, j’aurais bien aimé avoir dormi autant que l’elfe noir. Cette nuit-là, comme promis, j’avais rejoint Kwayat pour qu’il m’en apprenne plus sur la Sréda, mais, tout compte fait, il m’avait surtout fait revoir des choses qu’il m’avait déjà expliquées. J’avais de plus en plus l’impression que mon entrevue avec les Communautaires allait être un fiasco total, mais Kwayat ne semblait pas avoir perdu tout espoir, et je n’osais donc pas partager avec lui mon opinion pessimiste.
Et, à présent, j’avais les yeux gonflés de sommeil et tout ce que je souhaitais, c’était retourner dans ma chambre et dormir, bercée par une mélodie de Frundis.
Nous arrivâmes au réfectoire et nous nous assîmes. Le petit déjeuner fut très agité. Tous les kals et les snoris étaient très nerveux et, entre ceux qui étaient effrayés et ceux qui proclamaient aux quatre vents qu’ils vaincraient même Etska s’il le fallait, la salle ressemblait plus à une place de marché qu’à un réfectoire de pagode.
Déjà fatigués d’entendre les snoris, kals et cékals faire des paris, Galgarrios et moi, nous nous levâmes et les autres kals d’Ato s’empressèrent de nous imiter. À la sortie, nous trouvâmes les maîtres ainsi que Sarpi, Saylen et le petit Relé. Ces trois derniers devaient être arrivés très tard, la veille, et je me réjouis de voir des visages connus.
— Ceci ressemble plus à un poulailler qu’à une pagode —commenta le maître Aynorin en promenant son regard méditatif sur le réfectoire agité.
— À la Grande Pagode, la discipline est très importante —lui assura sur un ton moqueur le maître Dinyu avec un demi-sourire—. Ne t’en fais pas, dès que leurs maîtres viendront, ils se calmeront. Nous, occupons-nous de nos élèves.
Et en disant cela, il se tourna vers nous et nous adressa un grand sourire, en nous saluant d’un geste de la tête.
— Vous êtes tous en forme ?
— Oui, maître Dinyu —répondîmes-nous dans un brouhaha de voix.
— Alors, ne nous attardons plus. Suivez-moi.
Nous descendions déjà les escaliers extérieurs quand Sarpi m’intercepta.
— Shaedra, attends. J’ai quelque chose à te donner.
Je m’arrêtai, surprise, en voyant qu’elle me tendait une lettre.
— Elle est arrivée deux ou trois jours après votre départ. Kirlens me l’a donnée pour que je te la remette. Apparemment, c’est une lettre de ta sœur.
J’avais déjà tendu la main vers la lettre et, en entendant ses mots, je la lui arrachai des mains et je l’ouvris précipitamment. Je brisai le sceau et je vis qu’il y avait trois pages entières d’une écriture serrée. Après tant de mois sans recevoir de nouvelles, cela ne me surprit pas. La dernière fois que j’avais reçu une lettre de mon frère et de ma sœur, c’était à la fin de l’été dernier, et ils disaient qu’ils allaient bien et qu’ils espéraient devenir des celmistes professionnels. Ils avaient regretté de ne pas pouvoir venir me voir, parce qu’ils s’étaient inscrits à des cours d’été et ils avaient joint un magnifique dessin de Steyra, la naine qui avait été ma compagne et mon amie durant les mois où j’étais restée à Dathrun… La lettre m’avait fait verser quelques larmes d’émotion, et je leur avais aussitôt répondu longuement, en leur parlant d’Ato et de mon apprentissage du har-kar. Mais après cela, je n’avais pas reçu d’autres nouvelles. Je supposai qu’ils étaient très occupés, mais, après avoir entendu qu’il y avait de plus en plus de troubles à Dathrun, j’avais commencé à me préoccuper sérieusement.
C’est pourquoi je m’assis sur le premier banc du jardin que je trouvai et je me mis à lire la lettre avidement.
« Ma chère sœur », disait la lettre. « Tu dois être étonnée que je t’envoie une lettre si tardivement, après tant de mois de silence, et tu dois sûrement te demander pourquoi je n’ai pas répondu à la tienne, que j’ai reçue au début de l’automne. Tant de choses se sont passées depuis lors ! Et tu nous manques tellement ! »
« Comme tu dois déjà le savoir, il y a eu beaucoup d’agitation dans les Communautés d’Éshingra et il y en a encore. L’histoire est si compliquée que, même moi, je n’arrive pas encore à bien la comprendre. Ce que je vais te raconter va te surprendre autant que moi, mais lis attentivement jusqu’à la fin, parce que je t’assure que, même si je vais te raconter des choses terribles, la fin n’est pas si malheureuse ! »
« Je suis si nerveuse que je ne sais même pas par où commencer. Tout de suite, je suis dans une chambre d’Ombay, et tout est si sombre que je vois à peine ce que j’écris. Ah, Azmeth vient de m’apporter une lampe. Au fait, il est toujours aussi fou de Rowsin ! Bon ! Ne te fâche pas si je n’en viens pas directement au fait, mon intention n’est pas de garder le suspense… »
J’entendis un raclement de gorge bruyant et, bien à regret, je levai les yeux. Le maître Aynorin me regardait avec une moue comique.
— Je sais que la lettre doit être très importante, mais le Tournoi va commencer, et je ne voudrais pas que tu le manques. Tu auras tout le temps pour lire pendant l’inauguration, je te l’assure.
Je soupirai et j’acquiesçai, repliant la lettre, les mains tremblantes. Qu’était-il arrivé à Laygra et à Murry ? À ce qu’elle disait, ils allaient bien, pourtant… n’avait-elle pas dit qu’elle était à Ombay ? Mais que diables faisait-elle à Ombay ? Et pourquoi était-elle avec Rowsin et Azmeth ? Et quelles « choses terribles » avaient pu arriver ? Je suivis le maître Aynorin d’une démarche mécanique en me posant mille questions. En tout cas, Laygra, en quelques paragraphes à peine, avait réussi à m’inquiéter, et je m’imaginais déjà que les troubles avaient mal tourné au point qu’ils avaient dû s’enfuir de Dathrun. À moins que… Je secouai la tête, en sachant parfaitement que, si je continuais à faire des hypothèses, je deviendrais folle. Je pris donc mon mal en patience et je décidai de me centrer sur mes pas. Alors, je pensai : Syu ! Frundis !
Le singe n’était visible nulle part et j’avais oublié Frundis en sortant précipitamment de ma chambre. Je m’arrêtai net.
— Maître Aynorin, je dois aller chercher Syu et Frundis, je ne peux pas les laisser…
Aynorin se tourna vers moi, surpris.
— Syu, c’est le singe ? Et qui est Frundis ?
— Oh, mon bâton. Vous savez, celui que je porte d’habitude. Je dois les emmener au Tournoi.
Je n’ajoutai pas que Frundis était encore de mauvaise humeur et que la meilleure façon de lui ôter sa musique lugubre, c’était de le changer de lieu pour qu’il entende des choses nouvelles. En remarquant un simple geste du maître Aynorin et sans attendre de réponse, je me dirigeai en courant vers ma chambre. À mi-chemin, je trouvai Syu qui courait vers moi, avec un long gémissement de douleur.
“Syu !”, soufflai-je, atterrée. “Qu’est-ce qu’il t’arrive ?”
“Ces maudits cactus”, m’expliqua-t-il, en marchant tout raide. “Ils m’ont attaqué la queue. Ils sont vivants !”
“Bien sûr qu’ils sont vivants, ce sont des plantes”, répliquai-je. “Mais ils ne bougent pas. Alors, c’est toi qui as dû t’en approcher.”
Syu poussa un soufflement plaintif.
“Normalement, il n’y a pas de piquants partout. Ces plantes sont une calamité.”
“Tu as encore des piquants ?”, demandai-je, en me penchant pour examiner sa queue.
Syu tourna la tête et scruta sa queue tristement, sans répondre. Je lui attrapai la queue et il poussa un cri aigu, en se couvrant les yeux avec les mains.
“Syu !”, protestai-je. “Je dois regarder.”
“Eh bien, pour regarder, on n’a pas besoin de toucher”, grogna-t-il.
Je roulai les yeux. Il n’avait pas l’air d’aller si mal, décidai-je.
“Grimpe, nous allons chercher Frundis. Et, ensuite, je te dirai si tu vas survivre ou non à l’attaque des cactus.”
Le singe fit une grimace et grimpa sur mon épaule.
“Bah, moque-toi”, me dit-il, “mais ces plantes ont quelque chose qui ne me plaît pas.”
“Au moins, elles ne sont pas hypocrites, les piquants se voient bien”, dis-je.
“Pff”, marmonna Syu. “Ils n’essaient même pas de se cacher.”
Lorsque j’entrai dans la chambre, Frundis était plus calme et il commença à nous expliquer pourquoi la musique de la veille lui avait semblé si brillante, avec toutes sortes d’arguments qui semblaient très sérieux, mais ni Syu, ni moi, nous ne comprenions grand-chose en la matière ; nous ne pûmes donc que lui donner raison. En tout cas, nous ne fîmes pas le moindre commentaire pour dire si sa découverte nous plaisait ou non : tant qu’il ne nous rejouait pas ce genre de musique sans nous avertir…
Aynorin m’attendait avec impatience.
— Pourquoi dois-tu toujours aller partout avec le singe et ce bâton ? —interrogea-t-il, quand il me vit apparaître.
Je pris un air innocent.
— Parce que si je ne fais pas attention, les cactus attaquent Syu et Frundis devient d’humeur massacrante —répondis-je avec naturel.
Le maître Aynorin me regarda fixement puis secoua la tête, déconcerté.
— Entre ça, les bottes d’Ozwil et les mille manies des autres, je m’y perds —admit-il, en feignant le désespoir.
Je lui adressai un grand sourire.
— Maître Aynorin, vous disiez que l’originalité était une preuve de caractère.
— Absolument ! —répliqua-t-il, en me faisant signe de rentrer dans la Grande Pagode—. Et maintenant, allons-y, sinon nous raterons l’inauguration.
— Ils sont déjà tous partis ? —demandai-je, surprise, en le suivant précipitamment.
— Je crains qu’ils ne nous aient pas attendus, non.
— Si nous nous dépêchons, nous les rattraperons —dis-je.
— Bah, nous les rattraperons là-bas —répondit le maître Aynorin, les sourcils froncés, tandis que nous nous dirigions vers la sortie principale de la Grande Pagode—. Je n’aime pas marcher en me pressant.
J’esquissai un sourire, mais je ne dis rien. Le maître Aynorin n’avait jamais aimé se presser.
* * *
Le terrain d’entraînement était bondé : il n’y avait plus de place dans les gradins, et les gens s’entassaient derrière les barrières, désireux que l’inauguration commence.
“Diantre ! Comme ils crient !”, protesta Frundis sur un ton plaintif. “Ce sont tous des amateurs, pourquoi tant de tapage ?”
“C’est ce que je dis depuis longtemps”, intervint Syu, sur un ton patient. “Ce sont des saïjits. Les gawalts, nous ne provoquons jamais de tels attroupements…”
“Bah, ne généralise pas”, lui dis-je. “Moi, je n’ai rien provoqué. Je n’ai pas organisé le Tournoi.”
“Tu participes au Tournoi”, répliqua le singe.
“Juste”, admis-je à contrecœur. “Mais le principe n’est pas si mauvais. Ce qu’il y a, c’est que les gens voient toujours partout un moyen de gagner de l’argent : regarde-les, ils font déjà des paris.”
Lorsque nous arrivâmes à l’endroit réservé aux pagodistes d’Ato, je m’assis près de Laya.
— Bon ! —dis-je, avec entrain—. Quand est-ce que ça commence ?
Laya se racla la gorge.
— Eh bien… je ne sais pas —répondit-elle.
Elle avait les yeux fixés sur la foule et semblait très concentrée. Je haussai un sourcil, mais je ne fis aucun commentaire. Peut-être était-elle en train d’observer la nouvelle mode vestimentaire d’Aefna. Qui pouvait savoir.
Je m’éloignai un peu sur le banc, je sortis la lettre de Laygra et je continuai de lire :
« Ne te fâche pas si je n’en viens pas directement au fait, mon intention n’est pas de garder le suspense… »
« Le fait est que, l’automne dernier, Murry a été arrêté au milieu d’une dispute entre rebelles et a été conduit en prison avec d’autres. Rowsin l’a appris avant moi et, dès qu’elle me l’a dit, j’ai couru le voir, mais on ne m’a pas laissée entrer. J’étais désespérée, m’imaginant le pire, tu sais combien j’exagère parfois. Je suis allée directement voir le maître Helith pour lui demander de m’aider. Mais le maître Helith, dernièrement, a des problèmes, je ne fais pas allusion à des problèmes de santé, qui est très bonne, étant donné ce qu’il est, mais à sa situation dans l’académie. Comme tu le sais déjà, il est dans l’académie depuis trente ans et il donne des cours depuis cinq ans. Mais l’académie a reçu de plus en plus de plaintes contre la présence d’un nakrus. Les parents d’élèves sont scandalisés. Et moi qui croyais que, dans les Communautés, les gens étaient plus ouverts que nulle part ailleurs dans la Terre Baie ! Eh bien, peut-être est-ce parce que je suis habituée à le voir, mais le maître Helith donne d’excellents cours, et voilà comment ils le remercient ! Résultat : lorsque je suis allée voir le maître Helith, il était déjà parti. Je ne sais pas où… »
« Murry est resté plus de deux semaines en prison, et j’ai dû demander à Rowsin de m’aider pour payer la caution. Le pire de tout cela, c’est que Murry n’a pas voulu me dire pourquoi il était impliqué dans tout cette histoire. Et, je ne sais pas pourquoi, j’ai l’impression que cela a à voir avec les nouveaux amis que Sothrus et lui se sont faits. Mais Murry dit que tout cela, ce sont des mensonges et que l’unique raison pour laquelle il ne me dit pas pourquoi il a été arrêté au milieu des troubles, c’est parce que ce ne sont pas mes affaires. Moi, je ne savais plus quoi penser, jusqu’au jour où j’ai lu une de ses lettres. Je sais que je n’aurais pas dû, mais j’étais préoccupée et ce que j’ai découvert surpasse de loin tous mes soupçons. »
« La lettre était écrite par l’un de ceux qui avaient volé je ne sais quoi à Lénissu, il y a deux ans… tu vois de quoi je parle. —Les Istrags, compris-je, écarquillant les yeux de surprise— On dirait que Murry avait des relations avec eux, ou c’est ce qui m’a semblé jusqu’à ce que je comprenne que la lettre n’était pas adressée à Murry. Tire tes propres conclusions… Moi, j’ai tiré les miennes. Mais il est clair que Murry est entré dans un terrain très dangereux. Pendant cette période, il ne me parlait même plus de Keysazrin. »
« Mais, maintenant, les choses ont changé. Moi, j’ai déjà reçu un diplôme de l’académie et j’ai décidé que j’avais suffisamment étudié et qu’il était temps de travailler comme guérisseuse. Alors, j’ai dit à Murry que je partais soigner les animaux où on aurait besoin de moi, et il n’a pas voulu m’accompagner, tu peux le croire ? Je me suis rendue à Ombay, avec Rowsin et Azmeth, et j’ai trouvé un travail comme guérisseuse dans une étable. Et après deux mois sans nouvelles de Murry, je l’ai vu apparaître il y a deux semaines dans ma chambre, fuyant je ne sais quoi et, depuis lors, il m’a promis qu’il ne ferait plus rien d’étrange et qu’il trouverait un travail honnête. »
« Réellement, je ne sais pas ce qu’il mijote, mais cela ne me plaît pas. Enfin, pour le moment, on dirait que tout est redevenu normal : c’est un peu comme quand nous étions dans le village des Hordes. Voilà… Le seul inconvénient, c’est que nous ne jouissons pas de la protection du maître Helith, mais, tu ne peux pas t’imaginer à quel point c’est merveilleux de pouvoir vivre en soignant les autres ! Bon, jusqu’à présent, on ne m’a laissée soigner que des chevaux. Les chevaux ont un jaïpu encore plus fou que le nôtre, même s’il n’a pas autant de recoins. Et c’est très difficile de comprendre quelle est la meilleure façon de soigner leurs maladies et leurs blessures. »
« Bon, je ne vais pas t’embêter avec des histoires de chevaux. Tu comprends, maintenant je me consacre à ça toute la journée, alors, c’est la déformation professionnelle comme on dit ! Rowsin et Azmeth, par contre, ont plus de penchant pour les magaras et l’enchantement. Ils pourraient bien finir comme associés de Dolgy Vranc ! Et Murry passe ses journées à la bibliothèque publique d’Ombay, ou, du moins, c’est ce qu’il m’a dit. »
« Et toi, Shaedra ? Comment vas-tu ? Fais-tu des progrès avec le har-kar ? Et comment vont Déria, Dolgy Vranc et Aryès ? Et… as-tu des nouvelles d’oncle Lénissu ? Raconte-moi tout, en long et en large ! »
Je repliai délicatement la lettre, les yeux fixés sur mes mains. La lettre terminait sur une note positive, mais, malgré cela, le contenu était préoccupant. Murry, emprisonné pendant deux semaines ? Et il possédait une lettre des Istrags qui ne lui était pas adressée ? Était-il devenu un espion et un voleur de quelque organisation contre les Istrags ? À moins qu’il ne travaille pour les Istrags comme messager, mais cela était peu probable, sachant que Murry avait toujours été un grand défenseur des vertus. Le plus plausible, c’était que quelqu’un l’ait convaincu qu’épier les Istrags était la meilleure solution pour démanteler cette confrérie de criminels et de voleurs.
Toutefois, Murry était-il capable de se fourrer dans une telle histoire ?
“Toi, tu es capable de te fourrer dans de pires histoires”, commenta Syu.
“Bon, mais ce n’est pas la même chose. Moi, je n’ai pas choisi d’être un démon…”
“Et lui ?”
Alors, je songeai aux Istrags et à la façon dont Lénissu s’était moqué d’eux, et je me demandai si cette histoire n’était pas liée à celle que contait Laygra. Et si Murry s’était mis dans toute cette embrouille à cause des documents de Lénissu ?
Un autre détail qui ne m’avait pas échappé, c’était la rapidité à laquelle Laygra avait écrit la lettre. Elle avait écrit d’un trait, et il semblait, en la lisant attentivement, qu’au début, elle avait voulu dire autre chose, mais qu’elle avait changé d’avis. Était-ce pour ne pas me préoccuper ? Voulait-elle seulement m’assurer que maintenant tout allait bien ? Les faits étaient racontés avec sincérité, mais on voyait qu’il manquait quelque chose. Méfiante, je vérifiai que les deux feuilles se suivaient, en pensant que quelqu’un aurait pu enlever une feuille, mais non : la phrase se poursuivait sur la feuille suivante, la lettre était entière.
— Shaedra —me dit soudain Galgarrios.
Je glissai la lettre dans ma poche et je relevai la tête. Cela me surprit de voir Galgarrios, Salkysso et Kajert se diriger vers moi.
— Nous avons quelque chose à te dire —déclara Salkysso, l’air sombre.
J’écarquillai les yeux, alarmée.
— Ça a l’air grave —commentai-je—, de quoi s’agit-il ?
— Il s’agit… —commença-t-il à dire, et il se tourna vers les autres pagodistes, mal à l’aise—. Il s’agit de Marelta. Elle a raconté à un kal de la Grande Pagode des choses sur toi.
Je pâlis, stupéfaite.
— Marelta ? —répétai-je—. Et que dit-elle de moi ? Je suppose que rien de flatteur. Que dit-elle ? —répétai-je, en voyant que tous trois échangeaient des regards, gênés.
Laya s’était approchée et secouait la tête.
— Elle dit que tu as attaqué une Ashar, en la défigurant avec tes griffes —dit-elle d’une petite voix.
— Défigurer ! —m’écriai-je—. Suminaria n’en garde même pas la marque, ou à peine. En plus, c’est du passé. Nous avons fait la paix.
Kajert se racla la gorge.
— Et elle dit que tu as trahi tes meilleurs amis en les envoyant à travers un monolithe.
— Et que tu viens d’une famille de criminels —ajouta Salkysso, dans un filet de voix—. Nous savons que tu ne trahirais pas tes amis et que les histoires de ta famille n’ont rien à voir avec toi, mais nous voulions te le dire. De toutes façons, je doute que les autres y accordent beaucoup de crédit.
— Vraiment… ? —murmurai-je et je battis les paupières comme pour me réveiller—. Maudite ! Marelta met toujours son nez dans les affaires des autres ! Elle, c’est sûr que je la défigurerais volontiers ! —En voyant qu’ils me regardaient, stupéfaits, je soufflai—. C’est une façon de parler, soyez tranquilles, cela fait longtemps que j’ai découvert qu’en réalité, Marelta est méchante avec moi, parce qu’elle a besoin d’être méchante avec quelqu’un. Mais si elle veut jouer à ce jeu-là… vous savez ce que nous allons faire ? Nous allons rendre fous ceux de la Grande Pagode et nous allons les assaillir de rumeurs.
Je leur adressai un grand sourire. Galgarrios pencha la tête, Salkysso fronça les sourcils, Kajert m’observa avec curiosité et Laya vérifia que personne ne puisse nous écouter…
L’inauguration fut fastueuse et dura deux heures entières. Au bout de ces deux heures, des rumeurs tout à fait rocambolesques circulaient déjà entre tous les pagodistes : que j’avais tué un dragon et sauvé cent personnes, que j’avais bu une potion de rajeunissement et qu’en réalité j’étais une sorcière des Hordes, que je savais me transformer en singe gawalt, que j’étais terrible en harmonies, que j’avais trompé plus d’une bande de nadres et que j’aimais manger la viande rôtie des nadres rouges une fois qu’ils avaient éclaté. À Ato, tout le monde savait que les nadres, en éclatant, ne laissaient que des cendres et des écailles dures comme la pierre, mais, à Aefna, une telle rumeur pouvait parfaitement passer.
En plus, Salkysso était un dévoreur de limaces, il chassait les papillons avec un arc, il appartenait à une lignée de grands inventeurs scientifiques et, lorsqu’on le réveillait au milieu de la nuit, il se transformait en un énorme monstre poilu. Kajert descendait des plantes les plus respectables qui poussaient dans la Forêt des Cordes, il était capable de transformer son jaïpu en morjas à volonté, il avait une incroyable capacité pour deviner le futur et, chaque fois que quelqu’un menaçait une de ses plantes carnivores, il devenait comme fou.
On entendait des histoires semblables sur Galgarrios, Laya et le reste des kals d’Ato, sauf sur Marelta, de sorte que les autres pagodistes commencèrent à suivre le jeu et à raconter leurs extraordinaires capacités et mille autres merveilles. Il y avait de riches princes bannis, des guerriers sans nom, des descendants de célèbres bandits et des aventuriers… Nous passâmes la matinée à faire des tours d’un pagodiste à l’autre, tout devint un chaos effrayant et plus personne ne savait distinguer les vérités des mensonges, pour ne pas dire que la majorité était des mensonges.
Marelta était pâle de rage et Yeysa ne semblait pas très contente non plus. Avend et Sotkins montraient clairement qu’ils ne voyaient pas l’intérêt de ce jeu, et cette dernière, en particulier, était très concentrée sur l’inauguration.
Sur l’esplanade, passèrent des troupes entières de danseuses, de chanteurs, d’artistes de toutes sortes, émerveillant le public avec leurs productions. À un moment, alors que l’inauguration était presque terminée, un homme vint faire un discours de bienvenue au Tournoi et il laissa un humain aux cheveux roses, seul, près d’une chaise, une guitare entre les mains.
— C’est Tilon Gelih ! —s’écria un jeune pas très loin de moi.
Le dit Tilon Gelih s’assit et commença à jouer. Et tout le public se tut pour l’écouter et, même nous, nous cessâmes de propager des rumeurs.
Il jouait merveilleusement bien et à une vitesse vertigineuse. Cependant, je crois bien que tout ce que j’entendis ne provenait pas de Tilon Gelih : Frundis ajoutait quelques notes, exalté d’entendre une musique digne d’être écoutée et, quand l’humain guitariste termina, il me dit timidement :
“Shaedra, dis-moi, t’ai-je demandé une fois une faveur ?”
J’arquai un sourcil et, inconsciemment, je regardai le bâton.
“Eh bien… pas que je me souvienne”, réfléchis-je.
“Eh bien, je t’en demande une maintenant : je veux connaître cet humain. Lui, c’est vraiment un musicien. J’ai besoin de le connaître”, insista-t-il, sur un ton suppliant.
Je clignai des yeux et je réprimai un fou rire.
“D’accord”, lui dis-je. “Je l’enlève et je te l’amène.”
“Tu es une bénédiction !”, s’exclama le bâton, débordant de joie.