Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 4: La Porte des Démons
Il n’arrêta pas de pleuvoir pendant toute la semaine et le Tonnerre avait commencé à tout détruire sur ses rives. Et un jour, il emporta le pont.
Ce fut un événement mémorable, parce que ce pont était là depuis presque cinquante ans. Mais la force de l’eau avait fini par l’emporter. Ceci sépara Ato en deux et les habitants de l’autre rive, qui étaient des fermiers et des bergers pour la plupart, se retrouvèrent totalement isolés. Les jours suivants, cependant, le Tonnerre se tranquillisa et la pluie laissa place à la neige. Au début, la neige ne tenait pas, mais au bout d’une semaine, l’atmosphère se refroidit beaucoup et la terre se couvrit de givre. Les toits et les arbres s’habillaient de blanc et un matin, lorsque je me réveillai, je vis que le toit près de ma fenêtre était totalement recouvert de neige et que le jour était radieux. À la taverne, Kirlens sifflait joyeusement, Wiguy était moins bavarde et plus souriante, Taroshi moins lourd. En me rendant à la Pagode Bleue, je vis les gens dans la rue, bien emmitouflés sous plusieurs épaisseurs, sortis profiter du soleil, pour la première fois depuis des semaines. Lisdren me salua avec plus d’enthousiasme et, quand je croisai Nart, celui-ci me lança une boule de neige. Je répliquai et nous nous jetâmes des boules de neige de plus en plus grosses, en riant aux éclats, jusqu’à ce que nous soyons trempés. Je me souvins alors que je devais aller à la Pagode Bleue et je me mis à courir à toute allure, tandis que Nart se dirigeait tranquillement vers le point de rencontre qu’ils avaient accordé avec son maître et ses amis, car ceux-ci avaient décidé d’aider à la reconstruction du pont.
J’arrivai en retard à la Pagode, et j’entendis le grognement d’Aléria en m’approchant. Le maître Aynorin, de son côté, me contempla avec un sourire amusé.
— Je vois que tu as reçu plus de boules de neige que moi. Et pourtant je ne crois pas que tu aies été réveillée par une boule de neige comme moi. C’est un réveil très brutal —ajouta-t-il, l’air faussement plaintif.
Nous nous esclaffâmes tous.
— Suivons l’exemple de Sarpi ! —s’écria Laya.
Le maître Aynorin la menaça du doigt.
— N’y pense même pas. Maintenant, revenons à notre leçon. Shaedra, assieds-toi et ne dérange pas.
Obéissante, je m’assis et j’écoutai la leçon d’Aynorin avec intérêt. Ce jour-là, il parlait de la noblesse dans les Républiques du Feu et des différentes formules de politesse qui existaient là-bas. Elles n’avaient rien à voir avec celles d’Ato. Sans être presque inexistantes comme c’était le cas des Communautés d’Éshingra, elles étaient moins gestuelles et beaucoup plus ampoulées qu’en Ajensoldra. Par exemple, pour remercier un noble possédant un titre de zaldin, il fallait dire quelque chose du style : « Je baise les pieds de son excellence et de son illustrissime famille pour une si grande générosité ». Et nous rîmes beaucoup en nous imaginant le noble ôtant ses bottes pour permettre aux autres de lui baiser les pieds. Le maître Aynorin mit un bon moment à s’arrêter de rire et il reconnut qu’il n’avait jamais imaginé une scène aussi drôle.
Parfois, les formules étaient franchement pompeuses, comme c’était le cas lorsqu’on souhaitait prendre congé d’une dame mariée de haut rang : « Que les dieux accompagnent votre époux et sa charmantissime dame, votre Grâce ». Yori provoqua une polémique en disant que cette phrase était de mauvais goût, car qualifier de charmante une dame était irrévérencieux et pouvait susciter la jalousie. Le maître Aynorin roula les yeux en l’entendant, mais Marelta se rebiffa aussitôt en demandant pourquoi l’on ne pourrait pas flatter quelqu’un même s’il était marié. Yori et Marelta commencèrent à se disputer et le maître Aynorin imposa le silence.
— Écoutez donc, « charmantissime » fait référence à sa distinction comme femme de condition, comme c’était la coutume autrefois. —Il fit une pause—. Vous comprenez ?
Nous acquiesçâmes en silence et le maître Aynorin se mit à nous parler de la politique des Républiques du Feu, en nous posant des questions sur ce que nous savions déjà. Aléria, pour ce qui est de la politique, ne connaissait pas grand-chose de plus que les autres et il s’avéra que celle qui en savait le plus c’était Marelta. Curieux penchant.
Rester assis pendant plusieurs heures à la Pagode Bleue n’était pas une bonne idée : le froid s’infiltrait petit à petit dans le corps et le paralysait. De sorte qu’Aynorin alternait les leçons théoriques avec des courses, des combats d’agilité ou de force, des sauts et de la gymnastique. Bien que le maître Aynorin soit beaucoup plus jeune que le maître Jarp, ce dernier était beaucoup plus agile, mais Aynorin expliquait mieux la théorie et, en fin de compte, les deux maîtres étaient très différents. Moi, personnellement, je préférais de loin le maître Aynorin. Mais je pensai, en souriant, que Wiguy n’aurait sûrement pas été de mon avis, vu comme elle aimait la discipline.
Cette nuit-là, je me transformai et je sortis avec Syu et Frundis pour faire une promenade. Il faisait froid, mais, au moins, il ne neigeait pas et on voyait les étoiles très nettement dans le ciel noir. J’ouvris la fenêtre, ou du moins j’essayai, mais je constatai que, comme des mois auparavant, un sortilège m’empêchait de l’ouvrir.
— Drakvian —marmonnai-je, en soupirant. Et alors, j’écarquillai les yeux. Drakvian ! Elle était revenue !
Comme j’étais transformée, je ne pouvais défaire le sortilège : rien de ce que l’on m’avait appris ne me permettait de contrôler les énergies dans cet état. C’était comme si, possédant deux jambes, je savais comment les bouger, mais n’en étais pas capable. Contrôler mes énergies dans ces conditions était impossible. Même mon jaïpu était différent.
Je sortis donc de ma chambre par la porte, je descendis les escaliers très silencieusement et je sortis en traversant en courant la cour où se dressaient les sorédrips, qui avaient perdu leurs feuilles. Un quart d’heure après, je marchais dans la forêt. Syu grelottait et je l’invitai à se couvrir sous ma cape.
“Les gawalts n’ont jamais froid”, dit Syu, en claquant des dents. “Ils ne sont pas habitués à voir tant de neige…”
“Peut-être que c’est le cas des gawalts que tu as connus”, lui répliquai-je. “Ceux qui vivent dans les Hordes voient de la neige pendant des mois.”
“Eh bien, ceux-là ne sont pas ceux de mon peuple”, dit-il simplement.
Je pris un air pensif.
“Je devrais te faire une cape, une bonne, fine, mais chaude, qu’est-ce que tu en penses ?”
Le regard de Syu s’illumina.
“C’est vrai ? Bien ! Si tu me fais une cape verte, j’enlève le foulard vert.”
Je lui attrapai la queue.
“Marché conclu”, répondis-je.
“Eh ! Ne joue pas avec ma queue”, protesta-t-il.
Je ris et me tournai vers Frundis en m’apercevant qu’il avait cessé de chanter.
“Qu’est-ce qui se passe, Frundis ?”
“Moi aussi, j’aimerais avoir une cape”, marmonna-t-il, si bas que j’eus de la peine à l’entendre.
“Toi ? Mais… Sur un bâton cela paraîtrait bizarre.”
J’entendis le long soupir de Frundis.
“Je sais. Parfois, je regrette de ne pas avoir deux jambes et deux bras. Bien que cela ne m’arrive pas souvent”, ajouta-t-il sincèrement.
Je souris, en remarquant son changement d’humeur.
“Et si tu nous chantais Le livre des trois princesses de Snorindia ? Cela fait longtemps que nous ne l’entendons pas.”
Frundis protesta, Syu et moi insistâmes et le musicien, humblement, s’inclina devant son public.
“Qu’il en soit ainsi.” Il se racla la gorge. “Le livre des trois princesses de Snorindia. Version complète”, annonça-t-il, sur le ton du conteur.
La version complète avait plus de six cents vers et, le singe et moi, nous nous préparâmes à l’écouter. Nous fîmes une course, puis j’attachai Frundis dans mon dos avec une corde et nous grimpâmes dans les arbres. Nous passâmes ainsi plus d’une heure, répétant joyeusement les vers chantés de Frundis. Je connaissais déjà très bien certains fragments et je les chantais en chœur avec Frundis. Pendant tout ce temps, je ne sentis pas le froid parce que j’étais sans cesse en mouvement et, en plus, j’avais l’impression qu’en me transformant, les changements de température m’affectaient moins.
Frundis termina, moi, je prononçai le dernier mot, Syu émit une petite mélodie gutturale comme touche finale et quelqu’un, quelque part, applaudit. Je me paralysai et, perchée sur une branche, je regardai en bas. J’aperçus une ombre immobile sur la neige. La silhouette m’était familière… Avec un sourire, je me laissai tomber sur le sol et je m’écriai :
— Drakvian ! Je suis contente de te voir.
La jeune vampire ôta sa capuche découvrant ses cheveux verts et bouclés et sa peau aussi pâle que la neige. Elle montra ses canines pointues.
— Bonjour, Shaedra. Avec cette chanson peut-être réussiras-tu à attirer quelque cerf. Ils se font rares dernièrement.
Sa voix avait un timbre rauque et ses yeux étaient voilés, comme si elle n’était pas tout à fait réveillée. Je fronçai les sourcils, étonnée.
— Où étais-tu tout ce temps ? —demandai-je, curieuse.
— Je n’ai pas fait grand-chose. J’ai passé mon temps à rôder dans le coin —répondit-elle.
Sa voix n’avait pas cette note d’humour qu’elle avait d’habitude et je commençais à me demander si elle allait bien ou si, soudain, l’envie lui avait pris de boire du sang saïjit. J’avalai ma salive et je me raclai la gorge.
— Alors comme ça… tu n’as pas bougé d’ici ? Cela explique pourquoi les chasseurs ont trouvé des animaux morts saignés… Je croyais que Marévor Helith t’avait envoyée faire autre chose.
Cette fois, Drakvian s’agita, révélant une certaine colère.
— Marévor Helith ne me dit pas ce que je dois faire.
Je la regardai, dubitative, mais je haussai les épaules.
— Pourquoi as-tu encore fermé la fenêtre de ma chambre ? —demandai-je alors, comme elle n’ajoutait rien.
Drakvian tendit une main et s’approcha d’un arbre avec des mouvements raides.
— Je voulais… que tu viennes me voir. J’ai besoin… de ton aide.
Son ton entrecoupé m’inquiéta plus que son aspect, qui, outre sa raideur inhabituelle, était toujours aussi pâle et vampirique. Je me précipitai pour la soutenir et l’aider.
— Tout… tout va bien, Drakvian ? —m’inquiétai-je.
Ses mèches vertes s’agitèrent lorsqu’elle secoua la tête.
— Franchement, je me sens très mal —reconnut-elle, en s’asseyant sur le sol enneigé—. J’ai froid. Et je suis fatiguée et je sens que ma tête tourne… je crois que je suis malade.
Écarquillant les yeux, je levai la main et lui touchai le front. Elle était tiède. En réfléchissant un peu et en me rappelant que la vampire avait normalement une peau plutôt froide, je commençai à me préoccuper sérieusement.
— Malade ! —fis-je, incrédule—. Qu’est-ce… Comment ? Je croyais que les vampires ne pouvaient pas…
— Uniquement lorsque l’on boit trop de sang —m’interrompit la vampire d’une voix faible—. Je crois… que j’ai exagéré et je me sens trop énergique. Je suis stupide. Combien de fois ai-je lu qu’un vampire trop gorgé de sang devient vulnérable au froid et à la maladie ? Grrr —grogna-t-elle, de mauvaise humeur et découragée.
— Courage —lui dis-je en me levant et en lui tendant la main—. Tu ne peux pas rester assise ici, dans la neige. Revenons à la maison. Le meilleur remède contre la maladie c’est le repos.
La vampire ne protesta pas, mais elle refusa ma main pour se lever. Mes paroles semblaient lui avoir remonté le moral et nous regagnâmes ma chambre rapidement et sans que personne ne nous voie. Je tentai de ne pas penser à ce qui se passerait si un garde me voyait en compagnie d’une vampire. L’histoire se serait mal terminée sûrement. À Ato, on ne considérait pas très différemment les vampires et les nakrus, même si, toutefois, on les considérait moins dangereux. Drakvian devait être très douée pour se cacher aussi bien pendant tant de temps et si près des saïjits.
Drakvian assura qu’elle était capable de défaire son sortilège de fermeture sur ma fenêtre et nous grimpâmes donc sur les toits, ce qui n’était pas très prudent parce que les toits étaient couverts de neige et il était difficile de ne pas laisser d’empreintes. J’essayai d’effacer un peu nos traces, mais cela ne faisait que les empirer, de sorte que nous fîmes confiance au temps en espérant qu’il se mettrait à neiger et nous rentrâmes dans ma chambre. Il ne faisait pas aussi chaud que dans la cuisine, de jour, mais au moins nous ne sentions ni le vent glacé ni la neige au-dessous de nous.
Je tirai le rideau mauve jusqu’à masquer totalement la fenêtre et j’allumai la lampe pour illuminer la chambre sombre.
— Enlève tes habits et entre dans le lit —lui conseillai-je.
La vampire, dont les yeux s’étaient fermés de fatigue, sursauta.
— Quoi ? Enlever mes habits ? Pas question ! —refusa-t-elle, agrippant sa cape comme si quelqu’un voulait la lui voler.
Je haussai un sourcil, impatiente.
— Ta cape est trempée. Je la suspendrai sur cette corde, pour qu’elle sèche. Tiens, je vais te donner une de mes tuniques. —Comme elle faisait non de la tête, je m’impatientai—. Tu ne vas toute de même pas mettre toute cette neige dans mon lit ? Après le matelas moisira et tout cela parce que tu n’auras pas voulu accepter mon aide —argumentai-je—. Tu voulais que je t’aide, n’est-ce pas ? Alors, laisse-moi prendre soin de toi.
Drakvian me regarda fixement puis, lentement, elle acquiesça de la tête.
— D’accord —dit-elle sur un ton plus ferme.
Tandis que j’essayais d’arranger un peu la paillasse de Syu et de l’agrandir, elle enleva sa cape et se dénuda avec pudeur. Sa timidité m’amusa parce qu’elle ne s’accordait en rien avec son caractère moqueur et sanguinaire. Drakvian tourna la tête vers moi et me foudroya du regard. Je lui passai une de mes tuniques et lui dis :
— Tu survivras à cette grippe, ne te tracasse pas. Et maintenant dormons, je n’en peux plus —soufflai-je—. C’est l’inconvénient de se transformer en démon. Sur le moment, j’ai l’impression que je pourrais courir une journée entière et, après, j’ai comme un coup de barre et c’est là que je commence à être pessimiste.
Drakvian se mit au lit et sourit. Ses cheveux verts se collaient à son front blanc où perlait la sueur.
— Bonne nuit, Shaedra.
— Bonne nuit, Drakvian —répondis-je, en éteignant la lumière de la lampe. Je pensai, alors, que j’aurais dû lui proposer au moins un verre d’eau. Juste à temps, je me souvins qu’elle ne buvait que du sang et je fermai la bouche, me couchant auprès de Syu.
Je demeurai en silence un moment. Je perçus un léger bourdonnement de musique éteinte et je fus surprise de comprendre que bien que je ne touche pas Frundis avec la main, il était suffisamment près pour que je sente sa présence.
— Tu sais ? —dit la voix de Drakvian, dans un soupir—. Les vampires, nous ne sommes pas très différents des saïjits. Plus nous sommes vivants, plus nous sommes vulnérables.
— Plus un gawalt est adroit, plus il a de probabilités de tomber d’un arbre —citai-je sagement—. En tout cas, si boire du sang te rend vulnérable comme les saïjits, tu ne peux pas rester dehors par ce froid à glacer le sang.
Drakvian expira longuement.
— Tu as raison. Le sang est mon point faible. Je n’aurais pas dû en abuser. Sais-tu pourquoi, les vampires, nous sommes si peu nombreux ? Parce que pour se perpétuer, les vampires doivent s’alimenter constamment pendant douze mois entiers et ensuite, il faut alimenter le bébé pour qu’il grandisse. C’est pour ça que beaucoup de vampires n’atteignent leur taille adulte qu’après leur vingt ans. Moi, je dois encore grandir un peu.
Elle s’esclaffa et je commençai à me rendre compte qu’elle délirait. Mais, apparemment, Drakvian avait envie de parler davantage.
— Moi, je n’ai jamais vécu avec des vampires —disait-elle—. Ma mère est morte et mon père était trop bouleversé pour s’occuper de moi. Je suis partie. Je m’en souviens encore, j’avais à peine quelques mois. Je suis restée plusieurs semaines sans boire une seule goutte de sang. J’aurais dû mourir. —Elle laissa échapper un petit rire—. Normalement, un bébé a toujours besoin d’un minimum de sang, pour que son esprit ne se détériore pas et pour que sa croissance ne soit pas bloquée pour toujours. C’est une louve qui m’a sauvée ; elle avait tué ses petits, car elle était malade et ne pouvait les alimenter. Je me suis alimentée de leur sang à tous et j’ai commencé à grandir comme une fleur de lanka. Ha ! Comme une fleur de lanka —répéta-t-elle, réjouie—. Mais la lanka est vénéneuse… disons plutôt comme un avrikul, une de ces plantes carnivores… quoique… est-ce qu’il n’existe pas une plante vampirique qui boive du sang ? Cela m’étonne, cela existe sûrement. —Elle s’esclaffa—. Une plante vampirique ! J’aimerais voir ça. Bavant le sang…
Elle éclata de rire. Syu et moi nous regardâmes, hallucinés. Drakvian continua à parler un bon moment et toutes ses paroles avaient de moins en moins de sens. Je finis par comprendre que ce n’était pas à moi qu’elle parlait, mais à Ciel ; et il me fallut encore un bon bout de temps pour comprendre que ce « Ciel » était sa dague.
“Je comprends que ce soit ton amie et tout”, dit Syu, prudent. “Mais, sincèrement, cela me fait peur de dormir aussi près de… quelqu’un comme elle.”
Je soupirai.
“Du calme. Elle est malade. Elle est seulement en train de délirer. Wiguy m’a dit que, moi aussi, cela m’arrivait. Lorsque tu as beaucoup de fièvre, tu ne te rends pas compte de ce que tu dis.”
Syu fit une moue de singe.
“Cela ne me rassure pas. Et si, soudain, il lui prend l’envie de boire du sang ? Qu’est-ce qui se passera si elle ne s’en rend pas compte ?”
Je frissonnai rien que d’y penser puis je fis non de la tête.
“Syu, ne dis pas de bêtises. En plus, Drakvian est précisément malade parce qu’elle a bu trop de sang. Et elle n’attaque pas les saïjits.”
Syu me regarda, surpris.
“Moi, je ne suis pas un saïjit”, objecta-t-il.
J’ouvris grand les yeux et je grimaçai. Mince.
“Dors, va”, dis-je, en me raclant la gorge.
Il y eut un silence dans la conversation et, pendant ce temps, Drakvian murmurait des choses inintelligibles parmi lesquelles je ne reconnus que le mot « grenouille ». Alors, Syu demanda :
“Tu n’as pas oublié ma cape, n’est-ce pas ?”
Je souris, en m’en souvenant.
“Bien sûr que non. J’ai une mémoire de dragon, qu’est-ce que tu crois ?”, lui répliquai-je.
Le singe grogna, incrédule, mais il se contenta d’ajouter “Une cape verte” avant de plonger dans un sommeil tranquille. Je continuai à écouter un moment le délire de Drakvian et, petit à petit, je sentis que la berceuse de Frundis m’engourdissait les sens.
Je rêvai que j’étais une statue de verre qui tombait du ciel et qui n’atteignait jamais la terre. Elle tombait infiniment, croisant des nuages et des créatures étranges, et une musique de violons s’insinuait doucement dans mon rêve.
Je me réveillai en entendant trois coups rapides frappés à la porte. Je me levai d’un bond, en me demandant ce que je faisais sur une paillasse. Je ne revins à la réalité que lorsque je vis que Drakvian était toujours dans mon lit, les yeux ouverts et remuant les lèvres sans émettre aucun son.
“Elle doit sûrement être aphone”, dis-je à Syu.
Alors, trois autres coups sonnèrent de nouveau à la porte et je restai pétrifiée. Drakvian… il ne fallait pas qu’on la voie !
— Qui est-ce ? —demandai-je à voix haute.
— C’est moi, Déria ! —répondit une voix derrière la porte.
Je reconnus la voix et j’ouvris avec précaution.
— Déria ? —fis-je, quand je vis que c’était bien elle—. Entre.
Je refermai rapidement derrière elle. Déria, qui tenait entre ses mains un objet dissimulé sous une étoffe noire, fronça les sourcils.
— Qu’est-ce que… ?
Mais mon geste de la main la fit taire et je m’écartai pour qu’elle voie Drakvian. Elle écarquilla les yeux puis sourit largement.
— Drakvian ! —s’écria-t-elle.
— Déria —fis-je, furieuse, mais à voix basse, en lui faisant signe de parler plus bas—. C’est une vampire, tu te souviens ? Si les gens la voient…
Je ne terminai pas ma phrase, mais mon expression suffit pour que Déria ouvre la bouche en un grand « o » de compréhension et de honte.
— Elle est malade —expliquai-je, plus conciliante.
Déria me regarda avec incrédulité.
— Malade ? Mais…
— Oui, c’est exactement ce que je lui ai dit, un vampire n’est pas vivant comme les saïjits, mais lorsqu’il boit trop de sang, c’est comme s’il l’était complètement, tu comprends ?
Déria haussa les épaules et je fronçai les sourcils en regardant l’étoffe noire.
— Pourquoi es-tu venue si tôt ? —demandai-je.
La drayte sembla alors oublier totalement la vampire et elle leva l’étoffe vers moi, de façon théâtrale.
— Devine ce que c’est —me dit-elle.
J’arquai un sourcil interrogatif, je hochai négativement la tête et je me tournai vers le singe.
— Syu ?
Syu inspira plusieurs fois, mais secoua la tête.
“Ça sent le cristal.”
— Du cristal ? —répétai-je, surprise.
Déria acquiesça, contente, et enleva l’étoffe, découvrant une dague presque transparente. Elle la prit par le pommeau et déclara :
— Voici Endormeuse. C’est Taetheruilin qui me l’a faite lorsqu’il s’est aperçu que ce matériau était unique. Ce n’est pas n’importe quel cristal, c’est du cristalève, il vient du Bois de Mirtran, dans les Souterrains —expliqua-t-elle, sur un ton important—. Du moins, c’est ce qu’ont dit Dol et Taetheruilin. Comment tu la trouves ?
Je contemplai la lame cristalline avec admiration pendant que Déria me regardait, attendant que je dise quelque chose.
— C’est… c’est la barre de métal que nous avons trouvée dans les Prairies de Drenaü ? —demandai-je avec précaution.
Déria acquiesça de nouveau, énergiquement.
— Ouaip —répondit-elle—. J’ai gardé dans une boîte la plupart des morceaux qui sont restés après avoir fait la dague.
— La plupart ?
— Taetheruilin a voulu conserver deux morceaux et Dol un autre. Apparemment, le cristalève a déjà en soi des effets soporifiques. Mais Dol dit que, malgré cela, il lui semble qu’Endormeuse est enchantée. Celle qui est enchantée, c’est moi ! —s’écria-t-elle, en riant.
Elle fit quelques mouvements avec la dague et me menaça avec elle. Alors je remarquai que la pointe de la dague était ronde et je ris.
— Dol t’a interdit d’avoir une dague pointue ? —lui dis-je.
Déria roula les yeux.
— De toutes façons, le cristalève ne coupe pas comme le ferait le cristal des Extrades. Mais j’avais besoin d’un pommeau et j’ai décidé de lui donner cette forme.
Elle me la tendit et je la pris, en faisant attention de ne pas toucher la lame. Elle était très légère. Elle avait le poids d’une fourchette, bien que sa lame soit plus large et plus longue. À travers la lame, je pouvais voir le visage de Déria.
— Tu as vérifié si elle n’a pas perdu son effet une fois modifiée ? —lui demandai-je.
Déria fit une moue et secoua négativement la tête.
— Je viens juste de chez Taetheruilin. Dol est resté chez lui pour parler de je ne sais quoi sur des matériaux enchantés et, moi, je suis venue ici parce que je voulais te la montrer… Alors… je l’essaie ?
— Euh… —hésitai-je—. Quelle heure est-il ?
— Sept heures et demie —répondit-elle.
— Il vaudra mieux que nous ne commencions pas la journée endormies —décidai-je finalement—. Nous l’utiliserons l’après-midi, qu’en penses-tu ?
Alors, je remarquai que le regard de Déria se posait sur un endroit derrière moi et je me retournai. Drakvian était toujours allongée, mais, maintenant, elle agitait la main, comme si elle chantait mentalement. Je compris tout de suite à quoi pensait Déria et je fis un non catégorique de la tête.
— Déria ! À quoi penses-tu ?
La drayte se mordit la lèvre et signala Drakvian du menton.
— Tu crois que nous pourrions utiliser Endormeuse pour que Drakvian puisse mieux dormir ?
— Je vous rappelle que les vampires ne dorment pas de la même façon que les saïjits —dit soudain Drakvian d’une voix groggy.
Je sursautai.
— Drakvian ? —dis-je, hésitante, en m’approchant du lit—. Tu… tu es là ?
Pour la première fois depuis que je l’avais vue malade, les yeux de la vampire brillèrent un peu et m’observèrent d’un air ennuyé, laissant clairement comprendre qu’elle considérait ma question réellement stupide. Je rougis.
— Comment te sens-tu ?
Drakvian souffla pour toute réponse. Je fronçai les sourcils, inquiète. Cela n’augurait rien de bon.
— Tu veux… tu veux que je t’apporte quelque chose ? —lui demandai-je.
Elle fit non de la tête.
— J’ai la voix rauque, comme si j’avais parlé toute la nuit.
J’écarquillai les yeux, très peu surprise, mais je ne lui confirmai pas ses soupçons. Cependant, Drakvian dut comprendre mon expression, car elle soupira.
— Bon, j’espère ne pas t’avoir trop ennuyée, Shaedra. —Je secouai la tête, pour la tranquilliser—. En tout cas, j’aimerais bien essayer pour voir si cette Endormeuse fonctionne sur moi. Je suis curieuse de savoir si elle me fait de l’effet. Peut-être que je pourrai me remettre de cette maudite fièvre plus rapidement.
— Vraiment ? —intervint Déria, en s’approchant plus enthousiaste—, Shaedra, tu me rends Endormeuse ?
J’hésitai, mais je la lui rendis.
— Tu crois que c’est une bonne idée ? Peut-être que l’enchantement s’est détérioré…
— Cela n’a rien à voir avec le fait qu’elle soit enchantée ou non —me rétorqua Déria—. Je te l’ai déjà dit, c’est un effet du matériau, c’est… de l’énergie darsique, selon ce que tu m’as appris.
— Ce n’est pas forcément une énergie darsique —la corrigeai-je—, mais peu importe, ce que je voulais dire, c’est que peut-être que ce serait une meilleure idée, pour une première utilisation, de l’essayer sur… une souris ou quelque chose de ce genre.
Déria arqua un sourcil.
— Comme Syu, par exemple ?
Je plissai les yeux, menaçante.
— Si tu touches un seul poil de Syu avec cette chose…
— Ça va, ça va —dit-elle précipitamment—, c’était juste une suggestion.
Syu et moi, nous continuâmes à la scruter d’un œil hostile et elle se tourna vers Drakvian, en évitant notre regard. Elle se racla la gorge.
— Alors… tu veux essayer Endormeuse ?
— Ouaip —acquiesça la vampire, en observant la dague avec curiosité—. Mais avant, laisse-moi l’examiner un peu, tu veux bien ?
— Bien sûr.
La vampire examina un moment le cristalève d’Endormeuse et, finalement, elle acquiesça.
— Joli, comme objet.
Et sans nous avertir, elle saisit la lame de la dague avec son autre main. L’effet fut aussi immédiat qu’imprévu. La vampire se mit à rire aux éclats, sans cesser de serrer la dague dans sa main. Elle montrait, sans essayer de les cacher, ses dents pointues et blanches et ses deux pommettes joyeusement rebondies lui ôtaient un peu son lugubre aspect vampirique. Je la contemplai avec un mélange de surprise et de curiosité. Je me demandais si un jour un vampire avait autant ri et, en même temps, je me demandais si Endormeuse provoquait cet effet uniquement sur Drakvian ou sur tout le monde.
Pendant que j’observais la scène, Déria recula d’un bond, effrayée par une telle crise de fou rire, mais, immédiatement après, elle tenta d’arracher la dague des mains de la vampire. Elle dut se démener un peu parce que Drakvian ne voulait pas la lâcher, mais, finalement, elle réussit à la lui enlever et elle recula jusqu’au mur opposé, en respirant profondément.
— Démons —murmura-t-elle.
Je fronçai les sourcils en voyant que la vampire continuait de rire, mais je remarquai qu’au moins ses spasmes n’augmentaient plus.
“Frundis”, dis-je, en prenant le bâton, “peux-tu me faire une faveur ?”
“Hum ?”, grogna-t-il.
Il ne paraissait pas très disposé, en déduisis-je. Cependant, je continuai :
“Chante une chanson calme à Drakvian, pour la calmer un peu. Je ne sais pas si c’est bon qu’elle rie autant. Après tout, elle est malade, encore. Ce n’est pas très normal de rire lorsqu’on est malade”, raisonnai-je.
“Mmm, d’accord”, céda-t-il. “Et quelle chanson veux-tu que je lui chante ?”
J’eus un demi-sourire.
“C’est toi l’artiste, pas moi. Choisis celle qui conviendra le mieux.”
Aussitôt je sentis qu’il repassait ses centaines de chansons ordonnées comme dans une bibliothèque. Je le posai près de Drakvian et je me tournai vers Déria.
— Eh beh, ton Endormeuse ne semble pas l’avoir beaucoup calmée —commentai-je.
Déria ne pouvait pas rougir avec sa peau noire, mais son expression penaude montrait clairement la honte qu’elle ressentait. Je m’esclaffai.
— Ça alors, je n’imaginais pas qu’un jour je verrais une vampire se tordre de rire ! —fis-je, en riant.
Déria enveloppa rapidement sa dague dans l’étoffe noire, sans rien dire. Je devinai que quelque chose la tourmentait.
— Déria, qu’est-ce qui se passe ? Il n’est rien arrivé de grave. Elle rit seulement un peu. Ça ne peut pas être mauvais…
La drayte, cependant, semblait très découragée.
— Je n’aurais pas dû demander à Dol qu’il me fasse une dague avec la barre de métal. Maintenant, même le nom que je lui ai donné n’a pas de sens. Endormeuse —cracha-t-elle—. Comme j’ai été stupide de croire que si l’on changeait la forme, cela ne changerait pas ses effets.
Elle pleurait et, perplexe, je la tirai par la manche pour attirer son attention.
— Déria —fis-je—, cela ne sert à rien de pleurer pour un simple cristal. Mille sorcières sacrées ! Ton Endormeuse au moins n’a pas perdu toute son énergie.
La jeune drayte passa son bras sur ses yeux et acquiesça, tout en se remettant.
— Tu as raison —me dit-elle—. Je devrai changer son nom —ajouta-t-elle.
— C’est une très bonne idée. Et maintenant, si cela ne te dérange pas… est-ce que tu pourrais rester ici et prendre soin de Drakvian ? Au moins jusqu’à ce qu’elle recouvre un peu de sérénité.
Déria acquiesça, en prenant la mission comme quelque chose de personnel : en fin de compte, c’était elle qui avait mis Drakvian dans cet état. Quant à la vampire, elle s’était calmée, mais, de temps en temps, elle laissait échapper encore quelque éclat de rire ou quelque gloussement et elle semblait se trouver dans une tout autre dimension.
— Les vampires ne dorment pas comme nous —dis-je, moqueuse, en répétant les paroles de Drakvian—, mais ils peuvent être inconscients.
— Elle, en particulier, elle est inconsciente —me corrigea Déria—. Maintenant que j’y pense, moi, je n’aurais jamais osé essayer la première un objet enchanté.
Je lui dis au revoir et je m’en fus en courant à toute vitesse à la Pagode Bleue. Je n’avais pas déjeuné, mais ça, je ne m’en rendis compte qu’en y arrivant. Ce jour-là, nous avions le maître Jarp et, bien que je ne sois arrivée que quelques minutes en retard, il ne me le pardonna pas aussi facilement que le maître Aynorin et il me punit en m’obligeant à assister le lendemain à tous les cours des nérus de neuf ans.
— Si tu n’es pas capable d’être à l’heure à ma leçon, cela signifie que tu n’as pas compris les leçons de néru. Par conséquent, je t’invite demain à t’abstenir de venir à ce cours et à aller réapprendre les principes de base de la discipline auprès des nérus.
Ses paroles me blessèrent comme un poignard, mais je n’osai pas faire le moindre commentaire. Pour parachever la punition, Aléria me jeta un regard de reproche, Akyn prit un air compatissant et Galgarrios me fixa, la bouche ouverte. De son côté, Marelta eut un sourire triomphant, Yori montra ses dents de mirol, surpris, et Suminaria secoua la tête, comme si rien ne la surprenait. Lorsqu’Aryès croisa mon regard, il sourit, moqueur, et, au lieu de le foudroyer des yeux, je lui rendis un sourire espiègle. Si le maître Jarp considérait qu’arriver quelques minutes en retard en classe était de mauvaise éducation et voulait m’envoyer aux cours de nérus, que pouvait-on y faire ?
Pendant les heures suivantes, nous réalisâmes des calculs interminables et je percevais mal le rapport avec un sortilège compliqué qui, théoriquement, avait pour objectif d’accélérer la multiplication des défenses contre les blessures infectées. En ces occasions, Ozwil était le seul qui réussissait à terminer les calculs jusqu’à la fin et Aléria, la seule à savoir ce que signifiait le résultat.
Le cours se termina et nous sortîmes tous de la Pagode Bleue. Ozwil sortit en sautant joyeusement, comme cela lui arrivait lorsqu’il se sentait fier de lui.
— Il ne se lassera jamais de ces bottes ? —commenta Suminaria, alors que les autres, nous sortions de la Pagode plus calmement.
— Cela m’étonnerait —répondit Avend—. Au fait, hier, sa sœur Klayda m’a dit qu’elle voulait t’inviter à prendre le thé.
— Prendre le thé ? —répliqua Suminaria, très étonnée.
— Moi, je ne fais que transmettre le message —répliqua-t-il, en haussant les épaules—. Mais, à ce que je sais, Klayda ne s’intéresse qu’aux commérages. Alors, prépare-toi.
Comme toujours, Nandros attendait Suminaria pour l’escorter jusque chez elle. C’était un tiyan, comme elle, mais ce n’était pas un Ashar. En fait, selon ce que m’avait raconté Suminaria, il était orphelin et il avait été recueilli par la famille Ashar comme serviteur puis comme laquais pour finir comme garde du corps. Il avait soixante-quatre ans et tout trait de jeunesse avait déserté son visage, mais il était toujours un homme élégant et Suminaria me conta, en riant, que toutes les jeunes servantes de la maison étaient folles de lui. Mais Suminaria, pour sa part, en avait assez de le voir toujours à l’affût de ses moindres gestes.
Ce jour-là, Nandros se promenait dans le jardin couvert de neige et je voyais bien qu’il devait être en train de se geler. Suminaria poussa un énorme soupir.
— À demain —nous dit-elle.
Et elle s’éloigna en compagnie de Nandros sans lui adresser le moindre mot. Je comprenais qu’elle en ait plus qu’assez qu’on la suive, mais je ne comprenais pas pourquoi elle ne faisait aucun effort pour parler à Nandros. Après tout, lui, il était garde du corps et, si elle s’était entendue un peu mieux avec lui, peut-être qu’il lui aurait laissé plus d’espace pour respirer.
— À demain, tout le monde —dit Marelta. Son regard, comme par inadvertance, se posa sur moi et elle sourit—. Ah ! Pas tout le monde, j’avais oublié… la néru —prononça-t-elle sur un ton sarcastique.
Je lui montrai les dents et Marelta sursauta.
— Tu as… tu as les dents pointues ! —exclama-t-elle, horrifiée.
J’écarquillai les yeux, surprise, et je mastiquai pour vérifier. Je fis non de la tête : mes dents étaient comme d’habitude. Sous les regards surpris des autres, Marelta se mit à courir vers la sortie du jardin.
— Euh… c’était une plaisanterie ? —nous demanda Yori, troublé.
Akyn haussa les épaules.
— J’ai l’impression que la pauvre perd la tête —fit Aryès, en souriant largement.
Lui, il savait ou s’imaginait ce qu’il s’était passé. Moi, j’avais encore du mal à y croire. Comment avais-je pu me transformer à moitié ? Comment était-il possible que mes dents se soient affilées d’un coup pour redevenir aussi soudainement normales ? Je perçus l’ironie de la phrase d’Aryès avec clarté. Marelta, qui se complaisait à propager la rumeur selon laquelle Aléria devenait folle, venait de partir en courant en jetant une phrase réellement étrange.
Nous nous séparâmes de Salkysso, Kajert, Laya, Révis et Avend et d’un regard, je demandai à Aryès de ne pas s’en aller si vite. Aléria arqua un sourcil, certaine que j’avais quelque chose à leur raconter. Lorsque nous fûmes à l’écart des oreilles indiscrètes, Aléria s’enquit :
— Et alors ? Pourquoi es-tu arrivée en retard en classe ? J’espère que tu as une bonne raison.
Je me mordis la langue, hésitante.
— Eh bien… en réalité, il s’agit de Drakvian —révélai-je—. Elle est malade. Vous savez, la vampire —ajoutai-je, comme ils ne réagissaient pas.
Aléria et Akyn s’arrêtèrent net tous les deux, en pâlissant. Aryès, par contre, fronça les sourcils.
— Elle est très malade ?
— Eeeh —dis-je, pensive—. Justement, je n’en sais rien. Elle a de la fièvre. Et elle est comme absente. Et elle a parlé toute seule durant toute la nuit. Moi, je suis assez inutile pour reconnaître les maladies, juste comme ça, à première vue —leur expliquai-je.
— Tu n’as pas essayé d’utiliser l’énergie essenciatique ? —intervint Aléria, un peu remise.
Je fis non de la tête.
— Je n’ose pas. Drakvian est… spéciale. Elle accorde beaucoup d’importance à son intimité.
— Mais… tu dis qu’elle a parlé toute la nuit ? —réfléchit Akyn—. Cela signifie que… ?
— Qu’elle est dans ma chambre, oui —acquiesçai-je. Il y eut un silence—. Qu’est-ce qu’il y a ? —demandai-je soudain, sans comprendre les visages réservés d’Aléria et d’Akyn.
— Je crois qu’ils sont un peu effrayés —répondit Aryès avec calme—. Ils s’en remettront quand ils la verront.
— Alors comme ça… elle est dans ta chambre ? —dit Aléria d’une voix fluette.
— Oui, je lui ai laissé mon lit, pour qu’elle se repose mieux —dis-je avec naturel—. Ce matin, Déria est restée pour s’occuper un peu d’elle. Elle a souffert une… disons… une crise de rire.
Cette fois, tous trois me regardèrent, l’expression interrogatrice.
— Une crise de rire ? —répétèrent Aléria et Akyn en même temps.
— Euh… oui. Je vais vous expliquer. —Je pris une inspiration—. Déria est venue me voir ce matin avec son Endormeuse et Drakvian a voulu l’essayer et…
J’observai leurs expressions d’incompréhension et je laissai échapper un sourire fatigué.
— Il vaudra mieux que vous la voyiez de vos propres yeux. Passons… par la porte arrière.
J’entrai par la cour arrière du Cerf ailé et les autres me suivirent. Les sorédrips avaient un aspect lugubre, mais beau, cependant, avec leurs branches dénudées et serpentines. La porte était fermée de l’intérieur, je cherchai donc la clé dans ma poche. Je ne la trouvai pas, mais j’avais un morceau de métal. Je le pris et j’ouvris la porte sans gros effort.
— Shaedra ! —s’exclama Aléria sur un ton désapprobateur—, que fais-tu avec ça dans ta poche ?
Je levai un sourcil, sans comprendre.
— Quoi ?
— Ce… morceau de fer. Et… Tu ouvres les portes comme ça, tranquillement, comme si tu étais une voleuse !
Apparemment, elle en était restée sidérée. Je lui adressai un sourire hésitant.
— Qui parle de voleurs ? Cette porte est celle de la taverne, Aléria, nous n’allons rien voler. J’ai oublié d’emporter la clé, c’est tout.
Aléria me regarda fixement puis secoua la tête, mais ne dit rien. Une minute après, nous étions devant la porte de ma chambre. Je la poussai avec précaution.
— Déria ?
Personne ne répondit. J’entrai dans la chambre et ce que je vis m’épouvanta. Déria était allongée sur le lit, la respiration régulière, comme si elle dormait. Le plafond au-dessus était déformé et brûlé, comme si… comme si une boule de feu l’avait heurté. Et sur la paillasse de Syu, se trouvait Drakvian, à moitié couchée, avec un aspect très peu flatteur, mais elle tenait encore Frundis entre ses fins doigts blancs et elle secouait la tête de droite à gauche, en chantonnant de temps en temps.
Nous entrâmes et Aryès referma la porte avec un bruit sourd. Je m’approchai prudemment de la vampire.
— Drakvian ? Tu vas bien ? Qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce qui est arrivé à Déria ?
Drakvian battit des paupières une fois, très lentement, et leva la tête. En me voyant, elle sourit, en découvrant ses deux canines blanches, ce qui fit légèrement reculer Aléria et Akyn.
— Shaedra ! —s’écria-t-elle d’une voix rauque—. Je suis contente de te voir. Hum… oui.
Elle semblait davantage mal à l’aise que contente et je fronçai les sourcils, en commençant de plus en plus à me préoccuper.
— Qu’est-ce qui est arrivé à Déria ?
La vampire ouvrit et ferma la bouche plusieurs fois, en faisant un bruit de mastication puis elle dit :
— Eh bien, vois-tu, cette Endormeuse… —Elle sourit largement—. Je me suis mise à rire, ho !, je n’avais pas ri comme ça depuis longtemps. On aurait dit que l’on me faisait la chatouille par tout le corps. Cela a été terrible —dit-elle, sans cesser de sourire, sur un ton rêveur—. Puis, alors que je commençais à me calmer, j’ai perdu le contrôle et cela m’a échappé —son sourire s’éteignit.
Je suivis la direction de son regard et je vis le trou dans le plafond.
— Tu as laissé échapper un sortilège brulique ?
Drakvian acquiesça.
— Je regrette d’avoir abîmé ta maison —dit-elle, l’air vraiment honteuse—. Ça m’a échappé —répéta-t-elle.
— Ce n’est rien —lui assurai-je—. Mais… Comment avez-vous fait pour ne pas brûler tout l’édifice ?
— La neige —expliqua-t-elle—. Déria a rempli le seau, moi… j’ai transformé la neige en eau et, elle, plash, elle l’a projetée vers le haut.
— Je comprends —dis-je posément—. Et maintenant, pourquoi Déria est-elle en train de dormir ?
— Endormeuse —expliqua Drakvian, en fermant les yeux, l’air épuisée.
J’acquiesçai de la tête, pensive.
— Et… tu lui as laissé le lit —déduisis-je.
Drakvian acquiesça sans ouvrir les yeux. Son aspect et son absence presque totale de réaction m’inquiétèrent sérieusement.
— Euh… Drakvian, je te présente Aléria et Akyn —dis-je et je me tournai en arrière, en hésitant—. Euh… Aléria —murmurai-je—, est-ce que tu saurais reconnaître quelle maladie elle a ?
L’elfe noire ouvrit très grand les yeux sans les détacher de la vampire.
— Moi ? —balbutia-t-elle.
— Son état me préoccupe —lui dis-je tout bas—. On dirait vraiment qu’elle est très mal.
Aléria ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Je lui souris, pour l’encourager.
— Il faut… il faut utiliser l’endarsie —dit-elle, inutilement.
— Et, ici, la plus compétente, c’est toi —remarquai-je.
Aléria parut réfléchir pendant une éternité avant d’acquiescer et de s’approcher de la vampire.
— D’accord. Mais… il ne vaudrait pas mieux l’attacher… au cas où ?
Je la regardai, stupéfiée.
— L’attacher ?
Aléria et Akyn échangèrent un coup d’œil rapide et je compris le problème : ils ne se fiaient pas encore à Drakvian. C’était normal, me dis-je, moi à leur place, j’aurais ressenti de l’appréhension.
— Bon ! —intervint Aryès—. Je resterai près de Drakvian et s’il arrive qu’elle se jette assoiffée de sang sur toi, Aléria, j’utiliserai Endormeuse. C’est cette dague, n’est-ce pas Shaedra ?
Je me tournai vers lui et je vis qu’il tenait dans la main la dague de Déria. Mon regard se reporta sur Déria, allongée et dormant profondément.
— Endormeuse n’a pas eu le même effet sur Déria que sur Drakvian. Il doit y avoir une explication —méditai-je—. Mais je ne parviens pas à comprendre.
— Vous croyez vraiment que c’est nécessaire de me menacer encore avec cette chose ? —demanda Drakvian faiblement, mais avec une évidente horreur.
Je m’accroupis près d’elle et je la regardai dans les yeux.
— Si tu veux qu’Aléria t’aide, je crains que oui. Tu comprends… c’est la première fois qu’elle voit une… vampire.
Les yeux de Drakvian étincelèrent de malice et se posèrent sur l’elfe noire. Elle inspira profondément et sourit.
— Du sang frais —ronronna-t-elle.
Face à l’expression horrifiée d’Aléria et d’Akyn, elle se tordit de rire.
— Ah ! Je crois que cette fièvre me donne le fou rire —fit-elle en s’esclaffant.
Je me raclai la gorge.
— Elle plaisante, Aléria. Si elle est malade, c’est parce qu’elle a bu trop de sang. Tu ne cours aucun risque, je t’assure.
Aléria me regarda d’un air soupçonneux, mais, lorsque Drakvian se tranquillisa un peu, elle s’approcha et lui posa une main tremblante sur le front. Elle la retira immédiatement.
— Elle est froide !
Je fis non de la tête.
— Elle est tiède. Normalement, la peau d’un vampire est froide, et maintenant elle est tiède. Cela signifie qu’elle a de la fièvre. Mais j’ignore si cela va empirer ou non. Drakvian non plus ne paraît pas en savoir beaucoup plus là-dessus.
— Je vois —répliqua Aléria.
Alors, plusieurs minutes de silence s’ensuivirent, pendant lesquelles Aléria tenta de découvrir quel était le problème de Drakvian. Moi, j’étais presque sûre que ce n’était pas grave et qu’elle se remettrait rapidement, mais, comme je n’avais jamais vu de vampire malade et que je n’avais jamais rien lu là-dessus, je ne pouvais en être totalement sûre et j’attendais le diagnostique d’Aléria avec impatience.
Que nous soyons six personnes dans une chambre réduite était assez inédit : il n’y avait jamais eu autant de monde dans ma chambre. Aryès et Akyn restèrent debout, aussi impatients que moi, et, pendant ce temps, je m’occupai de Déria. Je lui donnai de petites tapes sur la joue, je la redressai, je la secouai, je lui tirai les cheveux et, lorsque je commençais à croire qu’Endormeuse l’avait plongée dans un sommeil éternel, la drayte s’écria de mauvaise humeur :
— Shaedra, je suis déjà réveillée ! Arrête de me secouer comme un torchon.
Elle ouvrit ses yeux noirs et bridés sans cesser de froncer les sourcils.
— Tu es déjà de retour ? —demanda-t-elle alors, étonnée.
Je roulai les yeux.
— Il est deux heures de l’après-midi, à peu près —lui annonçai-je.
Déria resta pétrifiée un instant.
— Quoi ?! —Elle inspira fortement—. Dol ! Il doit se demander où je suis. Par tous les démons, qu’ai-je fait ? Où… où est Endormeuse ? —demanda-t-elle soudain. Elle semblait au bord d’une crise de nerfs.
— C’est Aryès qui l’a. Il aide Aléria pour qu’elle puisse s’approcher de Drakvian, et Aléria, à son tour, aide Drakvian. Je dirais que c’est une succession de solidarités —fis-je, pensive.
Déria courut là où se tenaient Aryès, la vampire et Aléria et, l’air impérieux, elle arracha la dague des mains d’Aryès.
— C’est ma dague —déclara-t-elle—. Tu ne peux pas l’utiliser sans ma permission.
— Oh —dit celui-ci, surpris—. Désolé, Déria.
Une fois qu’elle eut enveloppé sa dague dans l’étoffe, Déria parut plus tranquille.
— Déria —fis-je—, pourquoi as-tu touché le cristalève ? Tu as vu ce qui est arrivé à Drakvian ? Elle ne voulait pas lâcher la dague. Tu aurais pu subir les effets de ton Endormeuse pendant des heures, sans que personne ne le sache, et tu aurais même pu mourir. —Déria fit une moue et baissa la tête—. À ce que j’ai pu voir, le cristalève endort les nerfs, sauf ceux des vampires. Et si jamais ton cœur s’était endormi ?
— Alors… —murmura Déria, effrayée.
— Ton cœur se serait arrêté de battre —termina Aléria.
Un frisson me parcourut en pensant que Déria aurait pu être sur le point de mourir par la faute de son Endormeuse. Déria avala sa salive.
— D’accord. J’ai compris. Je vais… je vais en parler à Dol —dit-elle, dans un murmure étouffé.
— Attends, Déria. —Je la retins, alors qu’elle se dirigeait vers la porte—. Je crois que tu ne m’as pas compris. Endormeuse est un objet fantastique. Elle peut aider pour un tas de choses. Mais il faut faire attention avec. De la même façon qu’il faut faire attention avec un couteau même s’il peut te servir à couper des rondelles de carottes.
La drayte acquiesça et je sentis qu’elle était un peu moins découragée.
— Malgré cela, il faut que je parle à Dol —insista-t-elle.
Avec un soupir, je la laissai partir et, après avoir refermé la porte, je me tournai vers Aléria.
— As-tu découvert quelque chose ?
Aléria se leva et acquiesça. Mes yeux s’illuminèrent. Enfin !
— J’ai découvert que, malgré tous les livres que j’ai pu lire sur les différentes créatures qui existent, je ne sais rien de concret sur les vampires —elle réfléchit—. Peut-être que je devrais approfondir un peu mon étude sur les vampires et les maladies qu’ils peuvent attraper. Ça doit être intéressant d’étudier un sujet comme celui-là —ajouta-t-elle, comme pour elle-même.
— Aléria ! —fîmes-nous tous, en protestant.
— Bon, bon —répliqua-t-elle, en levant les mains pour nous tranquilliser—. Je crois que c’est une simple fièvre. En quelques jours, elle sera sur pied.
En entendant cela, Drakvian poussa un gémissement douloureux.
— Des jours ! —fit-elle, en soufflant, sur un ton assassin—. Je ne sais pas comment je vais te supporter, Shaedra.
— Moi non plus —lui répliquai-je, avec un sourire.