Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 4: La Porte des Démons
— Où se trouve la mer d’Helmins exactement ? —demanda Akyn, le regard rivé sur un petit livre d’histoire de l’économie.
— Au sud de la Mer d’Ardel —répondit Aléria, distraite.
— Ah —remercia Akyn.
Aléria était presque ensevelie sous les livres. Cela faisait une semaine qu’elle cherchait des informations sur des questions d’alchimie et ses yeux rouges s’assombrissaient, fatigués par tant de lecture.
Nous étions assis depuis deux heures à une table de la bibliothèque dans la Section Celmiste sans autre chose à faire que nous instruire comme de bons élèves. Dehors, il pleuvait à verse. Il n’avait pas cessé de pleuvoir depuis la veille. Le Tonnerre descendait comme une cascade déchaînée et les montagnes s’étaient couvertes de neige. La pluie chaude d’Ombay s’était transformée ici en une avalanche froide qui bientôt se changerait en neige.
Ma cape, suspendue sur le dossier de ma chaise, était encore trempée. Mes bottes, par contre, n’avaient pas laissé passer une seule goutte d’eau et je me sentais chanceuse face aux plaintes de Salkysso et d’Akyn, dont les bottes, à chaque mouvement, émettaient un bruit de succion impressionnant.
Perdue dans mes pensées, je ne m’étais pas rendu compte que le Grand Archiviste s’était approché de notre table et, lorsque je levai la tête, il s’éloignait déjà silencieusement.
Je l’observai un moment, avec un demi-sourire. Pour une fois, ce vieux grognon ne nous avait rien dit. Depuis qu’il ne pouvait pas sortir faire des promenades dans la Néria, il faisait le tour des différentes sections de la bibliothèque, cherchant des gens qui ne respectaient pas les règles. Runim, qui était déjà très stricte en ce qui concernait le règlement, disait qu’il devenait de plus en plus maniaque et qu’il la faisait travailler plus que d’ordinaire à ordonner des livres ou à noter le moindre changement dans le cahier des registres. On la voyait fatiguée, mais elle suivait à la lettre le nouvel ordre qu’imposait l’Archiviste.
Runim fut une des rares personnes qui ne rejeta pas catégoriquement toute l’histoire que je racontai sur le dragon de terre. Elle se montra impressionnée et elle me suggéra d’écrire un livre là-dessus. Cela ne me sembla pas vraiment une bonne idée, mais je la remerciai de l’enthousiasme dont elle avait fait preuve, à côté des expressions moqueuses que prenaient presque tous les habitués de la taverne.
— Pourquoi tu souris ? —demanda Akyn. Il avait levé son regard ennuyé de son livre de géographie et il avait remarqué que, moi non plus, je ne semblais pas très concentrée dans ma lecture.
Avant que je puisse répondre, Aléria laissa échapper un gémissement désespéré.
— C’est toujours mieux que de pleurer —grogna-t-elle, en se donnant des petits coups sur les tempes.
— Aléria ? Ça va ? —se préoccupa Akyn.
Aléria releva la tête. Sur son visage se peignit toute la déception et l’épuisement qu’elle ressentait à cet instant.
— Si tu cherches des informations sur l’alchimie —commençai-je à dire—, peut-être que les livres que tu as chez toi sont de meilleurs livres. Sûrement… —Je me tus, indécise, sans oser dire que sa mère, en tant qu’alchimiste, devait avoir toute une collection des meilleurs livres sur l’alchimie. Je ne voulais pas rappeler à Aléria l’absence de Daïan et encore moins devant les autres—. Tu trouveras sûrement ce que tu cherches —finis-je par dire.
— C’est inutile —souffla-t-elle, en refermant son énorme livre et en se levant—. J’ai besoin de prendre un peu l’air.
Akyn et moi échangeâmes un regard.
— Aléria —intervins-je—. Il tombe des cordes.
Elle secoua la tête.
— J’ai besoin de sortir. À tout à l’heure.
Comme elle s’éloignait, Akyn et moi, nous nous levâmes précipitamment et nous enfilâmes nos capes. En m’éloignant, je remarquai les regards quelque peu ironiques de Salkysso et de Kajert et je n’eus pas de mal à comprendre ce qu’ils pensaient : Aléria était en train de devenir aussi excentrique que sa mère. Et même l’estime qui avait entouré Daïan durant toute sa vie semblait avoir disparu avec elle. Certains pensaient même que son mystérieux passage à travers les monolithes avait affecté Aléria mentalement. C’était faux, bien évidemment, mais les gens sont toujours prêts à ressentir une compassion mensongère pour les personnes comme Aléria, petite fille sans défense qui avait eu la malchance de perdre sa mère et d’avoir des amitiés suspectes. Pauvre jeune fille !, chuchotaient certains. Mais ces mêmes personnes pensaient que le jour où le légendaire s’en irait, Ato devrait s’occuper d’elle et l’envoyer dans une maison de miséreux.
Au-dehors, il pleuvait à verse. C’est à peine si l’on s’apercevait que le sol était pavé : la boue et les sillons où passaient de petites rigoles recouvraient tout.
Sans s’altérer, Aléria parcourut sous la pluie la distance qui conduisait à la sortie de la bibliothèque. Elle s’arrêta sous l’auvent et nous la rattrapâmes en courant.
— Akyn, Shaedra —dit-elle, d’une voix qui aurait convenu à une cérémonie solennelle—. J’ai quelque chose à vous dire.
Elle se tourna vers nous et elle nous observa à travers ses mèches noires et raides qui tombaient, chargées d’eau. Ses lèvres tremblèrent.
— En fait… je ne m’intéresse pas à l’alchimie parce que cela me plaît —commença-t-elle à dire, en bredouillant un peu—. Je n’aime pas l’alchimie depuis bien longtemps… Je cherche des informations sur une potion spécifique.
— Atsine travea —souffla Akyn. Comme Aléria le regardait, stupéfaite, il lui expliqua— : tu as parlé d’une potion et d’atsine travea, quand tu es sortie du temple. J’aurais dû me douter que tu ne t’en souviendrais pas, tu étais très confuse. Et ce… Stalius… —ajouta-t-il avec mépris.
— C’est bien de l’atsine travea —confirma Aléria—. La potion que mes parents ont créée et qui leur a causé tant de problèmes.
— Tu veux dire que Daïan et Eskaïr ont créé cette potion ensemble ? —murmurai-je, sans oser parler à haute voix.
Aléria me regarda fixement.
— Vous êtes mes amis, n’est-ce pas ?
Tout son corps tremblait, je ne savais si de peur ou de froid, mais je supposai qu’il y avait un peu des deux. Je compris que le moment n’était pas aux plaisanteries et, sans autre réponse, je tendis la main et je la posai sur son cœur. C’était un geste manifeste d’amitié éternelle et je vis que l’expression d’Aléria se détendait, émue.
— Jusqu’à la mort —dit Akyn. Il n’était pas très doué pour les formalités, mais, en cette occasion, son ton semblait tout à fait convaincant.
Aléria nous regarda tous deux et dit :
— Je sais où ils ont emmené ma mère. Du moins, c’est ce que je crois.
* * *
Nous ne pouvions rester indéfiniment à l’entrée de la bibliothèque, nous aurions attiré l’attention. Aléria ne voulait pas rentrer chez elle parce qu’elle ne voulait pas voir Stalius et le sieur Eiben n’aurait pas permis à son fils de laisser entrer chez lui une sauvage et une déséquilibrée… Aussi, nous allâmes à la taverne et nous montâmes dans ma chambre après avoir pris une bouteille de jus de pomme et quelques petits gâteaux dans la cuisine pour le goûter. Comme pendant le trajet nous avions à peine échangé quelques mots, j’eus le temps de digérer la nouvelle : cela faisait deux mois qu’Aléria savait où était Daïan, et elle ne nous avait rien dit. Aléria était ainsi, elle gardait ses secrets au plus profond de son cœur. Un peu comme Lénissu, quoique je craigne que celui-ci en ait bien davantage. Mais je fus cependant surprise du comportement d’Aléria. Si elle savait où était Daïan, pourquoi ne l’avait-elle pas dit au Mahir ? Pourquoi ne m’avait-elle pas demandé de l’aider, comme elle l’avait fait lorsque sa mère avait enfermé Sayn dans la cave ? Et qui étaient ceux qui avaient enlevé Daïan ? Et qu’est-ce qu’était l’atsine travea ?
Je tentai d’organiser un peu mes questions, convaincue qu’Akyn faisait de même. Lorsque nous entrâmes dans ma chambre, Syu était là, causant avec Frundis du temps et de la musique. J’avais suivi inconsciemment leur conversation en m’approchant de la porte et je souris en voyant que Syu était totalement trempé. Son poil lui retombant autour du visage lui donnait un air comique. Mais la vérité, c’est que Syu trouva aussi que j’avais un aspect comique, de sorte que nous nous sourîmes bêtement l’un à l’autre.
“C’était intéressant, l’encre, aujourd’hui ?”, se moqua le singe.
Il ne comprenait pas comment quelqu’un pouvait supporter de rester devant un parallélépipède rempli d’encre durant autant d’heures et, lorsque je lui avais dit qu’Aléria était une dévoreuse de livres, il l’avait compris littéralement et avait déclaré qu’au moins, elle en profitait mieux. À partir de là, nous avions entamé un dialogue de sourds au bout duquel je compris son erreur et je ne pus m’arrêter de rire pendant plus de dix minutes. En me souvenant de la scène, je roulai les yeux.
“Pas beaucoup”, répondis-je. “Mon livre parlait de l’histoire de Neiram. Eh oui, je sais. De l’Histoire.”
Pour moi, ce mot résumait tout.
“Tawb disait : “L’Histoire est l’une des bases les plus importantes de notre culture”, tu te souviens ?”, m’énonça Syu, avec des airs de je-sais-tout.
Je secouai la tête, je pris un petit gâteau et j’en pris une bouchée.
“Il y a des histoires plus intéressantes que celles que l’on raconte dans les livres”, lui dis-je.
Et alors, je fermai la porte d’un petit coup de coude et je me tournai vers Aléria.
— Bon… moi, j’ai beaucoup de questions, Aléria.
Akyn acquiesça.
— Pour commencer, qu’est-ce qui s’est passé au temple ?
Aléria soupira et, après avoir ôté sa cape, elle s’assit sur le lit, très droite.
— Le temple… était un moïjac. Vous savez, les temples des sharbis. Il y en a beaucoup en Acaraüs, mais la plupart sont déjà abandonnés depuis longtemps. Celui-là était un moïjac gwarate. Et, autour du moïjac, vivaient les rares gwarates qui sont demeurés dans la zone après la crue de l’Apprenti. Mimsagrev était la gwarate la plus âgée. C’est elle qui m’a fait entrer dans le temple en me disant qu’à l’intérieur je trouverais toutes les réponses à mes questions. Moi… J’ai pensé stupidement que j’y trouverais ma mère —sa voix se brisa et je sentis mon cœur se serrer davantage—. Mais non. L’intérieur était vide. Il ne restait que les figures sculptées dans la pierre et quelques meubles cassés et abîmés par l’eau. Moi, j’ai pensé, alors, que Mimsagrev avait seulement voulu me montrer l’endroit où mes parents s’étaient épousés. Et j’ai voulu ressortir aussitôt, mais Mimsagrev s’est assise sur une pierre brisée et s’est mise à parler.
Elle se racla la gorge. Nerveuse, elle se tordait les mains sur les genoux, s’imaginant de nouveau la scène.
— On aurait dit un conte de fées, mais elle le racontait comme si c’était réel. Je ne me souviens pas exactement de ses mots, et c’est dommage, parce qu’elle parlait d’une façon très particulière, mais elle m’a raconté toute l’histoire du peuple gwarate, depuis le premier gwarate jusqu’à l’inondation. J’ai déjà essayé de chercher un livre qui parle des gwarates, mais on les mentionne à peine dans les livres qui traitent d’Acaraüs. Tout ce que m’a raconté Mimsagrev n’est peut-être écrit nulle part. Parce que les gwarates n’écrivent rien, c’est leur tradition : ils se transmettent tout ce qui est nécessaire par voie orale. Vous vous rendez compte ? —fit-elle, hallucinée.
Je souris. Aléria, qui avait toujours adoré les livres, provenait d’un peuple qui n’écrivait pas. C’était plus qu’ironique, pensai-je.
— Eh bien —continua-t-elle—. Le fait est que Mimsagrev m’a ensuite raconté la véritable histoire de ma famille. Elle m’a dit beaucoup de choses que Stalius m’avait déjà racontées. Mais lui, il ne m’avait jamais dit que mes parents étaient déjà mariés quand ils vivaient en Acaraüs. Eskaïr a fui pour protéger ma mère. Mimsagrev n’a pas su m’expliquer pour quelle raison il l’a fait, mais elle savait que cela avait un rapport avec les Moines de la Lumière. De sorte que Stalius m’a menti : Eskaïr était déjà membre des Moines de la Lumière avant de partir d’Acaraüs.
— Il t’a menti ou il ne le savait pas —rectifiai-je.
Aléria fit une moue et acquiesça.
— Peut-être. Mais Stalius connaissait Mimsagrev. Il a vécu dans ce moïjac pendant trois ans, d’après ce que m’a dit Mim. Comment a-t-il pu se tromper en me racontant l’histoire ?
Je roulai les yeux.
— Peut-être qu’il n’est pas très bon pour mémoriser les faits, va savoir —lui dis-je—. Mais tu ne peux pas être sûre qu’il te mentait. Je dirai même plus, cela m’étonnerait beaucoup qu’il t’ait menti. Stalius a dans la tête un trop grand sens de l’honneur sharbi.
Aléria sourit et haussa les épaules.
— Tu as raison. Peut-être qu’il ne mentait pas. Mais le fait est que je n’ai pas totalement confiance en lui. Il me protège, et je pense même qu’il mourrait avant de permettre que quelqu’un me fasse du mal… et cela me semble… très étrange.
— Tu as raison. Stalius est étrange —acquiesçai-je.
— Et pas très drôle —ajouta Akyn—. Chaque fois que je vais chez toi, il me regarde comme si j’allais t’enlever ou quelque chose comme ça.
Aléria se mit à rire et l’ambiance un peu tendue au début finit par s’alléger.
— Mais revenons-en à la question —dis-je—. Comment sais-tu où est Daïan ? Mimsagrev te l’a dit ?
— Oui et non. Elle m’a raconté que mes parents étaient des génies inspirés par les dieux et qu’ils avaient fait une invention incroyable qu’ils avaient appelée atsine travea. Je doute que mes parents aient été des élus des dieux, mais, si Mimsagrev a réellement raison, la potion a une valeur inestimable.
— Pourquoi ? Que fait cette potion ? —demanda Akyn.
Aléria se mordit la lèvre, elle médita en silence durant quelques secondes et dit :
— Mimsagrev dit que ce liquide était un liquide divin qui permettait de voir au-delà des illusions terrestres et de mieux comprendre le monde.
Je soufflai et elle sourit.
— Évidemment, Mimsagrev ne connaît rien aux énergies —continua-t-elle—. Elle disait que le savoir de l’âme, seules la Fille du Vent et la Fille de l’Eau pouvaient le comprendre et que, elle, elle n’était là que comme messagère. Je crois qu’avec « savoir de l’âme », elle faisait référence aux connaissances celmistes.
Soudain, je fus curieuse de savoir pourquoi diables, dans un pays aussi encerclé de celmistes que les Terres d’Acaraüs, il pouvait exister autant d’ignorance au sujet de la « magie ». Pour certains, elle inspirait de la vénération religieuse et, pour d’autres, de la crainte et du dégoût. Que leur était-il arrivé pour qu’ils réagissent ainsi ?
“L’Histoire !”, fit Syu, imitant ironiquement mon ton dédaigneux. Je ne pus retenir une moue cabocharde.
“Je sais, maintenant que tu le dis, cela ne m’intéresse pas tant que ça d’en savoir plus sur les Acaraussiens”, répliquai-je. “Le maître Jarp nous a demandé de lire trop de livres déjà, pour qu’en plus j’en cherche d’autres.”
“L’Histoire n’est pas un livre”, protesta le singe.
Je me souvins des paroles d’Aléria : les gwarates n’écrivaient pas, ils se transmettaient les histoires. Quel monde heureux !, me dis-je, en m’imaginant qu’une vieille femme, assise sur une pierre, me racontait l’histoire d’Acaraüs sans sortir un seul livre.
“C’est ainsi que devrait être l’Histoire : un long conte”, méditai-je.
Je me recentrai sur la conversation lorsqu’Aléria reprit la parole.
— C’est pourquoi l’atsine travea est devenue un mythe pour beaucoup d’alchimistes, mais certains savent qu’elle existe vraiment et ils ont enlevé ma mère après qu’elle a refusé catégoriquement de leur donner la composition.
— Mais… qui ? —demanda Akyn.
— Ça, c’est ce que j’ai mis le plus de temps à découvrir —dit Aléria—. Mimsagrev m’a dit qu’elle les a vus une fois, le jour où deux d’entre eux se sont rendus au moïjac. Ils l’ont interrogée sur Daïan et Eskaïr et, comme elle a deviné qu’ils ne leur voulaient pas de bien, elle leur a menti à moitié. Elle m’a dit qu’ils avaient un symbole dessiné sur l’avant-bras.
Elle regarda autour d’elle et fronça les sourcils.
— Tu as du papier et de l’encre ?
Je m’empressai de lui donner ce qu’elle demandait, en fouillant dans mon sac orange, et elle rapprocha alors la chaise, posa la feuille dessus et prit le crayon.
— Elle m’a dessiné le symbole sur le sable qui était dans l’une des vasques de pierre du moïjac. C’était comme ça…
Akyn et moi nous penchâmes sur son épaule et suivîmes le tracé du regard :
Je fronçai les sourcils. Le symbole était simple, trois lignes courbes qui se répétaient symétriquement…
— C’étaient des marques noires —expliqua Aléria—. Mimsagrev a dit que ceci était le symbole de Numren.
— Numren ? —répétai-je, confuse.
Aléria fit une moue.
— Le Dieu du Mal et du Chaos, dans la religion sharbi, ne me dis pas que tu ne connais pas les dieux de la religion sharbi ? Ils ne sont que cinq, en comparaison avec les érioniques, c’est beaucoup plus facile…
— Oui, oui —l’interrompis-je, gênée—. Bon, et toi, qu’est-ce que tu crois que signifie ce symbole ?
Aléria se racla la gorge.
— Évidemment, cela signifie que ceux qui portent cette marque ne sont pas des personnes à qui l’on peut se fier. Mais j’ai continué à chercher, parce que je n’étais pas très convaincue de cette histoire de Numren. Au début, je croyais que ceux qui avaient capturé ma mère étaient des Adorateurs de Numren, ou quelque chose comme ça, mais ensuite j’ai eu des doutes, parce qu’apparemment, ce symbole —dit-elle, en indiquant la feuille— n’est pas seulement le symbole de Numren.
— Ah ? —nous l’encourageâmes, impatients.
— Ces marques ont été beaucoup utilisées comme symbole —nous révéla-t-elle—. J’ai trouvé un livre à la Section Celmiste où c’est très bien expliqué. Dans le passé, il y a eu plusieurs groupes qui ont utilisé ces marques comme signe. Ils l’appellent la Sréda. Au début, il y a très longtemps, ce signe était rattaché à tous les groupes indépendants d’un pouvoir extérieur. Je me souviens qu’il parlait d’une corporation de marchands qui arboraient la Sréda comme enseigne pour que les clients sachent qu’ils entraient dans un magasin qui n’avait rien à voir avec les influences locales. Ils fonctionnaient même avec leur propre monnaie et ils acceptaient le troc et le marchandage de façon usuelle. —Elle fronça les sourcils, pour se rappeler plus de détails du livre—. Les corporations de la Sréda sont devenues de plus en plus nombreuses et, maintenant, il est possible qu’elles se soient complètement éteintes, à cause des pouvoirs locaux qui les ont anéantis en achetant ou même en brûlant leurs possessions.
Elle nous regarda et, en voyant que nous écoutions avec attention, elle continua :
— La Sréda, à partir de là, a été reprise par d’autres confréries. La Garde Majeure d’Aefna arborait il n’y a pas si longtemps encore une variante de la Sréda, mais la Sréda aujourd’hui n’est utilisée que par les groupes malveillants, les mafias ou même quelque très vieille confrérie comme celle des Ombreux.
J’ouvris des yeux ronds et scrutai son expression.
— Tu veux dire que les Ombreux sont ceux qui ont capturé ta mère ?
Aléria écarquilla les yeux.
— Quoi ? Non, ce n’est pas ce que je voulais dire. Finalement, la version de Mimsagrev est la plus crédible de toutes. Elle m’a dit que les Adorateurs de Numren possèdent un refuge sur les Îles des Anarfes. Et, apparemment, ce sont bien eux qui ont capturé ma mère. Du moins, c’est ce qu’a dit Mimsagrev. Moi… j’ai essayé de m’informer davantage, mais je ne trouve aucun livre qui parle des Adorateurs de Numren.
— L’archipel des Anarfes ? —répéta Akyn, bouche bée—. Mais personne n’y vit. C’est infesté de dragons.
— Je le sais —répliqua Aléria—. C’est pour ça que j’ai pensé : quel meilleur endroit pour cacher une invention puissante et son inventrice ?
Avec un geste pensif, je saisis la feuille et je la tournai un peu, essayant de chercher quelque signification à ces marques, en vain.
— Moi qui avais toujours pensé que ma mère faisait des expériences qui ne servaient à rien… —murmura Aléria.
Je levai la tête, surprise.
— Les potions peuvent faire des choses qu’aucun celmiste ne pourrait faire —lui dis-je.
— Oui, mais… —Elle secoua la tête—. J’ai toujours pensé que ma mère aimait seulement se donner des airs d’alchimiste. Le nombre de fois qu’elle a provoqué des explosions dans le laboratoire ! Je n’aurais jamais pensé qu’elle parviendrait à inventer… quelque chose d’important.
— Ça, c’est parce que tu écoutes trop ce que disent les gens —lui dit Akyn—. Mais je suis sûre que si tu demandais la vérité à Dolgy Vranc, il te la raconterait.
Comme Aléria et moi nous regardions, stupéfaites, il fit un geste.
— Oh, voyons, ne me dites pas que vous ne vous souvenez pas de ce qu’a dit Dol ? —Toutes deux, nous fîmes non de la tête, perdues—. Il a dit qu’il connaissait ton père, Aléria. Je suis convaincu qu’il saurait répondre à certaines de tes questions.
— Et que va-t-il me raconter que je ne sache déjà ? —répliqua Aléria—. Je sais que c’est notre ami, mais souviens-toi que ma mère lui avait demandé un prêt. Je me méfie des prêteurs.
Je me frottai la joue, songeuse.
— Akyn a raison —approuvai-je—. Et si Dol ne sait rien, ce n’est pas grave. Le principal, c’est que tu saches où est Daïan pour que nous puissions aller la sauver, n’est-ce pas ?
Aléria acquiesça puis fit non de la tête.
— Nous ne pouvons pas. Ne parlez de ça à personne. Si les gens apprennent tout ça, ils ne me croiraient pas. Au plus, ils penseraient que je suis devenue folle.
Son expression de découragement me fit prendre une décision.
— Nous allons nous informer davantage sur les Archipels des Anarfes et les Adorateurs de Numren —déclarai-je—. Et quand nous saurons ce qu’il en est, nous irons sauver Daïan.
Aléria me foudroya des yeux.
— Non, Shaedra. C’est impossible. N’essaie pas de nous tromper tous avec des illusions. Les Anarfes sont de trop petites îles. Trop dangereuses. Probablement, nous n’y parviendrons jamais.
Je croisai son regard profond et rougeoyant et, alors, je compris : Aléria était convaincue qu’elle ne reverrait pas sa mère. Cette idée m’horrifia et cela m’effraya au point de pas avoir le courage de parler davantage sur ce sujet. Aléria, apparemment, hésitait entre connaître toute la vérité et se résigner tout simplement. Et Akyn, le visage déconfit, semblait inquiet.
À travers Syu, me parvint une musique rapide de flûtes et je me tournai vers Frundis. Le singe grattait le pétale bleu du bâton, et la musique s’écoulait agréablement au travers du flux de Kershi. D’un air décidé, je mis ma cape, j’empoignai Frundis et je dis :
— Allons à Roche-Grande.
Comme tous deux me regardaient, l’expression perplexe, j’ajoutai :
— Comme dit Syu : “mieux vaut faire une course que passer sa vie entière assis à manger des couleuvres”.
“Et : qui pense trop n’arrive à rien”, ajouta Syu, en prenant appui sur Frundis pour venir se percher sur mon épaule.
“Moi, je connais une autre expression”, intervint Frundis. “Si tu as en tête cent mille et un problèmes, mieux vaut ne pas te lever, sinon l’un d’eux finira par te faire trébucher.”
Je soufflai mentalement.
“Je préfère les proverbes de Syu, les tiens sont toujours très longs”, lui dis-je, sur un ton d’excuse.
“Ha !”, fit Syu avec un grand sourire.
Frundis émit un claquement arrogant.
“Vous ne savez pas apprécier les vieux proverbes. Celui-ci, précisément, je l’ai entendu dans la bouche d’un herboriste.”
— Shaedra ? —m’interpela Aléria, en me regardant l’air inquiet—. Ça va ?
Je sursautai. Peu de temps s’était écoulé depuis que j’avais prononcé à voix haute le proverbe de Syu, mais ils devaient avoir remarqué sur mon visage que j’étais totalement partie dans les nuages.
— Oh. Frundis, Syu et moi parlions de proverbes —expliquai-je avec un grand sourire—. Alors, nous faisons une promenade sous la pluie ?
Pour une raison ou une autre, Akyn et Aléria sourirent et acquiescèrent, enthousiastes. La promenade en elle-même fut calme et agréable, mais les choses tournèrent mal. Une heure plus tard, nous détalions précipitamment en direction d’Ato, avec quatre nadres rouges sur nos talons. Frundis et moi, nous réussîmes à les dérouter grâce à l’illusion harmonique d’un terrible monstre sorti de mon imagination. Les nadres rouges étaient stupides et ils se laissèrent tromper un moment, jusqu’à ce qu’ils se rendent compte que l’illusion se défaisait et perdait de son réalisme. Mais la ruse nous donna le temps d’arriver aux premières maisons d’Ato. Nous allâmes donner l’alerte et nous nous aperçûmes qu’elle avait déjà été donnée : depuis l’autre flanc de la colline, nous vîmes cinq nadres rouges qui avaient mis le feu à une ferme des environs. Les Gardes d’Ato couraient de toutes parts. Au total, ils étaient cinquante-trois. Douze avaient traversé le Tonnerre, et il en restait donc quarante et un, pour repousser les bandes de nadres rouges. C’était amplement suffisant s’ils ne se dispersaient pas trop.
Je frémis en voyant un garde achever un nadre rouge. Nous nous réfugiâmes chez Aléria. Stalius était sorti, sûrement à la recherche de sa protégée. Le pauvre devait être très préoccupé, pensai-je, en regardant par la fenêtre.
— Tu crois qu’ils viennent parce que tu n’as pas mis le shuamir, Shaedra ? —demanda Aléria, l’air méditative.
La question me dérangea et je fis non de la tête.
— Je ne crois pas que les Hullinrots aient quoi que ce soit à voir avec ça. Nous sommes en train de changer de Cycle. Généralement, ce sont des périodes où les créatures sortent davantage des portails funestes, non ?
Aléria acquiesça, sans rien dire, et je me demandai ce qu’elle pensait vraiment des Hullinrots.
Le massacre des nadres rouges dura environ une heure, mais ensuite plusieurs gardes s’enfoncèrent dans la forêt pour s’assurer qu’il n’en restait plus tandis que les autres se hâtaient de brûler les corps des nadres qui n’avaient pas encore éclaté pour éviter qu’ils ne produisent plus de dommages. Ensuite, il fallut éteindre plusieurs feux et, heureusement, la pluie facilita la tâche.
Sur toute la distance qui séparait la forêt d’Ato, des sillons de boue s’étaient formés suite au passage des nadres rouges. Tout était fini et, heureusement, aucun garde n’avait subi de blessures graves. Dans ces circonstances, les habitants d’Ato se rendaient compte de la véritable chance qu’ils avaient de disposer d’une garde pour protéger leurs vies. Les gardes souriaient, exténués, les habitants les acclamaient, en leur demandant comment s’était passé le combat, et finalement, les conversations étaient assez ennuyeuses et violentes, mais tout le monde se réjouissait de savoir que tous étaient de nouveau en sécurité. Ce même après-midi, je sus qu’Ozwil et Révis avaient participé à la bataille, sans autorisation, et que leurs parents les avaient grondés, mais ensuite ils étaient sortis proclamer à qui mieux mieux que leurs fils étaient des courageux. J’étais encore en train de m’imaginer un Ozwil bondissant sur les nadres rouges sans pouvoir les atteindre lorsqu’enfin, fatiguée, je trouvai le sommeil cette nuit-là, un sourire sur les lèvres.