Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 3: La Musique du Feu

18 La maison enchantée

Nous partîmes très tôt, alors que les premiers rayons de soleil commençaient à peine à poindre. L’aubergiste nous remercia pour notre aide et essaya de nous récompenser en nous offrant une somme d’argent pour notre peine, mais Lénissu refusa d’accepter, adoptant un ton modeste et aimable.

Je le regardai avec un tel étonnement que mon oncle m’adressa un sourire et m’expliqua sur un ton d’expert :

— Une chose est de ramasser de l’argent perdu et une autre, d’accepter l’argent d’un pauvre homme qui se retrouve sans toit. C’est une des leçons de base.

— Je ne l’oublierai pas —répliquai-je, en souriant, l’air moqueur.

Deux heures plus tard, nous cheminions déjà vers l’ouest, marchant sous un soleil de plus en plus accablant. Trikos portait une bonne partie de nos bagages, mais, comme nous n’avions pas pu récupérer assez de planches, nous avions abandonné la reconstruction de notre carriole et nous avions laissé à l’aubergiste le soin de nos quatre roues, au grand regret de Lénissu. Dol avait récupéré la corde et l’avait examinée pour voir si elle était toujours aussi résistante. Sa conclusion semblait avoir été positive, car il l’avait enroulée soigneusement autour de son cou pour la transporter.

À la mi-matinée, le soleil disparut, occulté par de nouveaux orages. Le premier orage nous laissa trempés et avec la peur d’avoir pu être carbonisés par la foudre. Le deuxième survint alors que nous reprenions la marche après une brève pause pour manger. Il commença à pleuvoir, mais le tonnerre était encore lointain.

— Un éclair va nous foudroyer —dis-je, effrayée.

— Ne dis pas de bêtises —s’exaspéra Dol, l’air peu assuré.

Quelques minutes après, je répétai la même chose, et Dolgy Vranc et Aryès me foudroyèrent du regard. Déria s’agrippa à mon bras, dégoulinant d’eau.

— Shaedra, pourquoi en es-tu si sûre ?

Je soupirai.

— Quel autre point culminant y a-t-il à part nous dans ce pays si plat ?

Déria balaya du regard l’interminable plaine, elle fronça les sourcils, puis son visage s’illumina.

— Je suis la plus petite de nous tous ! Parfois, cela a ses avantages.

— Je n’en doute pas —répliquai-je, amusée.

L’orage ne passa pas exactement au-dessus de nous et nous échappâmes donc aux éclairs, mais le troisième visa en plein dans le mille. L’orage de l’après-midi fonça directement sur nous.

Heureusement, nous aperçûmes une construction au loin et nous abandonnâmes le chemin pour l’atteindre avant qu’un éclair ne nous foudroie. Ce fut juste, mais nous y arrivâmes à temps.

La maison était petite, comme une cabane, mais elle était en pierre. Il n’y avait pas de fenêtres. La porte, en bois, était à moitié brisée et ouverte et, sans plus attendre, nous rentrâmes à l’intérieur, Trikos inclus. À peine entrée, j’éprouvai une curieuse sensation, comme un chatouillement étrange qui, sans doute, était dû à un déséquilibre énergétique. Cela ressemblait à l’air de l’académie de Dathrun, mais c’était différent, plus homogène et, à la fois, plus sauvage. Je ne savais comment me l’expliquer moi-même, de sorte que je ne le mentionnai pas, mais j’étais convaincue que les autres avaient ressenti la même chose.

Le sol était en terre battue et l’intérieur était rempli de vieilleries sans valeur. Il y avait quelques planches en bois, des morceaux de porcelaine cassée, un vase qui avait l’air en bon état malgré son verre totalement opaque… et, couché sur un matelas de bambou, nous vîmes un squelette de saïjit, sur le dos, en position de repos, qui semblait être là depuis des années.

Nous le regardâmes un moment, apeurés. Alors, Trikos hennit et Lénissu avança, en s’approchant du squelette. Il l’examina, sortit son épée et lui donna quelques petits coups sur le crâne. Je commençais à me demander sérieusement que diables il faisait lorsqu’il déclara :

— Il est mort.

Je m’esclaffai.

— Nooon ? Comment le sais-tu ? —répliquai-je, sarcastique.

Lénissu rengaina son épée.

— Au cas où tu ne le saurais pas, les morts-vivants existent.

Je restai sans voix et je contemplai de plus près le squelette.

— Ils ressemblent à ça ? —dis-je.

— Les squelettes morts-vivants ? Oui.

— Alors… alors tu en as déjà vu ? —demandai-je, appréhensive, m’imaginant Lénissu faisant face à des squelettes mouvants.

— C’est ce qui arrive lorsque l’on passe des années dans les Souterrains —répondit mon oncle avec naturel—. À la fin, on finit toujours par en rencontrer.

Déria avait une expression d’admiration évidente. Aryès évitait de regarder le squelette et, Syu et moi, nous suivîmes volontiers son exemple. Il était clair que, si le squelette avait eu sur lui du sang, même si le sang avait été desséché et n’avait pas été le sien, Lénissu aurait été le premier à sortir de là en courant, à moins qu’il ne se soit évanoui de l’émotion.

Dolgy Vranc et Lénissu essayèrent de mieux isoler la porte pour que les courants d’air et l’eau n’entrent pas et, quand ils eurent fini, la lumière entrait à peine. Trikos occupait une bonne partie de la chaumière et c’était tout juste si nous logions. Je m’assis contre le mur opposé à la porte et j’essayai d’écarter les objets sur le sol pour dégager l’endroit.

Nous demeurâmes ainsi pendant peut-être une heure, écoutant les coups de tonnerre et apercevant de temps en temps une lumière fulgurante par les interstices de la porte.

— C’est macabre —se plaignit Déria, en jetant un coup d’œil au squelette.

— Au moins, nous sommes à l’abri de l’orage —la consola Dolgy Vranc.

Je bougeai légèrement pour m’appuyer un peu contre le mur et j’entendis soudain comme un concert d’une horrible musique discordante. Je sursautai et m’écartai du mur.

— Qu’est-ce qu’il t’arrive, ma nièce ? —demanda Lénissu, en bâillant.

— À moi ? Rien —répliquai-je, en fronçant les sourcils.

Aryès me lança un regard interrogatif, mais je fis non de la tête discrètement, pour lui faire comprendre que cela n’avait rien à voir avec Zaïx et je m’appuyai à nouveau contre le mur. Aussitôt, j’entendis de nouveau l’horrible musique qui semblait mêler des bruits de tonnerre et de casseroles, de cigales et de sifflements crissants. Cette fois, je tentai de percevoir le moment où je commençai à l’entendre, convaincue qu’il y avait un objet harmonique dans la masure. À moins que ce ne soit une maison enchantée. De la main, je touchai un chiffon sale et poussiéreux. Instantanément, le vacarme résonna dans ma tête et je m’empressai de m’éloigner du chiffon. Déria poussa alors un cri aigu et nous sursautâmes tous.

— Déria ! Que se passe-t-il ? —demanda Dolgy Vranc, en s’approchant d’elle, inquiet.

La drayte semblait assez étourdie et elle indiquait d’un doigt tremblant un objet à moitié enfoui dans la terre. Le semi-orc, avec prudence, déterra l’objet sans le toucher toutefois. C’était une petite baguette qui luisait comme le métal.

— J’ai senti comme un pincement dans tout le corps —dit Déria, en recouvrant la parole—. Non, en réalité… je me sens… —elle se racla la gorge et rougit— comme si on m’avait fait des massages pendant toute une heure.

Lénissu leva un sourcil.

— Vraiment ? Un objet magique.

— Une magara —affirma Aryès.

— Cet endroit est rempli de magaras —intervins-je, en sortant le bâton que j’avais découvert sous le chiffon—. Ce bâton émet des sons harmoniques. —Comme tous me regardaient, le visage surpris, j’ajoutai— : Qu’est-ce qu’il y a ?

— Tu es en train de crier —m’expliqua Lénissu.

— Oh, désolée —dis-je, en reposant le bâton—. C’est ce bâton. Sa musique est horrible.

J’eus alors l’impression que le bâton bougeait légèrement, comme s’il était offensé et, sans prêter attention à ce que disaient les autres, je tendis un doigt et je touchai de nouveau le bâton.

Cette fois, je remarquai que la musique s’était affaiblie, se réduisant à un léger murmure dissonant. À sa place, une voix pressée et fanfaronne me répondit :

“Alors, comme ça, ma musique est horrible, hein ? J’aimerais voir comment est la tienne. Probablement folklorique, n’est-ce pas ? Je vaux plus que ça, moi. Je suis un grand compositeur, moi. En fait, je suis le meilleur.”

Et, presque aussitôt, je fus assaillie par une musique totalement inharmonieuse et lugubre. J’écartai la main précipitamment et je m’intéressai à ce que les autres avaient trouvé. Dolgy Vranc avait touché la petite barre de métal et, maintenant, il était à moitié endormi, comme Déria, et tous deux arboraient un léger sourire sur les lèvres. Trikos était agité, contrairement à son habitude et Lénissu tentait de le tranquilliser, en vain.

— Aide-moi, Shaedra ! —me dit-il—. Ces deux-là sont hébétés et Aryès ne peut pas descendre.

Je jetai un regard vers le haut et je vis Aryès collé au plafond, agitant les bras sans parvenir à se détacher de là. J’eus une idée. Je pris le bâton à deux mains, en essayant de m’abstraire des ondes de son qui m’envahirent, je le plantai dans la terre juste à côté de la barre métallique, je lui donnai une impulsion et je la lançai sur Trikos.

L’effet fut presque immédiat. Le candian se tranquillisa et cessa de hennir et il se mit même un peu à baver avant de plonger dans un sommeil agréable.

— Un bon coup —me félicita Lénissu, en se laissant choir sur le sol, près du cheval, en soufflant—. Et maintenant, que fait-on avec ces trois-là ?

Alors, je me rendis compte que le bâton n’émettait plus de bruit, ou à peine. Je compris, un peu après coup, que la barre métallique l’avait lui aussi affecté et, maintenant, la musique s’était transformée en une douce mélodie de flûte traversière. Je souris, soulagée, et je levai les yeux, juste au moment où Aryès s’écroulait sur le semi-orc.

Dolgy Vranc grogna et ouvrit grand les yeux.

— Aoutch. Que fais-tu à tomber sur moi, mon garçon ?

— Ouille, pardon —Aryès se racla la gorge, se releva d’un bond et se gratta le cou, l’air embarrassé.

— Bien —dit Lénissu—. Jusqu’à ce que l’orage passe, ne bougez pas de là où vous êtes, d’accord ? Nous ne savons pas quels pièges il peut y avoir par ici.

Nous acquiesçâmes tous et nous restâmes là où nous nous trouvions, attendant une nouvelle catastrophe, mais rien ne vint. Nous demeurâmes ainsi, en tension, jusqu’à ce que Dolgy Vranc rompe le silence :

— Écoutez.

— Quoi ? —répliqua vivement Lénissu.

— Le silence. Quelque chose me dit que l’orage est passé.

Lénissu pencha la tête et esquissa un sourire, en se levant d’un bond.

— Tu as raison. Sortons d’ici tout de suite.

Il poussa la porte avec force et l’ouvrit, laissant entrer un flux de lumière qui vint illuminer l’intérieur de la masure. Nous sortîmes précipitamment, faisant sortir Trikos comme nous le pûmes, car il était comme un somnambule. Lorsque je franchis la porte, je sentis comme si quelqu’un me donnait un grand coup de poing qui me soulevait à plus d’un mètre de hauteur. Je m’écroulai lourdement sur le sol, sans avoir eu le temps de contrôler la chute.

Je m’agenouillai, en essayant de retrouver mon équilibre et je vis que la maison avait disparu, mais ce n’était pas le pire. Les autres aussi avaient disparu. Pour compenser un peu, il faisait un soleil radieux. Je sentis une énorme pression peser sur mon cou et je mis quelques secondes à me rendre compte que l’unique responsable, c’était Syu.

— Syu ! —essayai-je de dire, mais je ne parvins qu’à émettre un son étouffé.

“Syu, pour l’amour d’Horojis !” Le singe relâcha la pression et je l’écartai d’une main, en prenant une profonde inspiration.

— Tu finiras par me tuer ! —grognai-je, en me massant le cou.

Syu émit un bruit d’excuse et me regarda avec des yeux innocents, mais il récupéra rapidement sa dignité.

“Moi, c’est sûr que tu vas finir par me tuer”, répliqua-t-il. “J’ai pensé que mon cœur allait s’arrêter pour toujours.”

“Allons, allons”, lui dis-je, en l’invitant à s’installer sur mon épaule. “Essayons de savoir ce qui s’est passé. Les autres ne doivent pas être bien loin, nous sommes encore dans les Prairies de Drenaü.”

Syu regarda autour de lui et souffla.

“Oui. Malheureusement, tout est toujours plat”, acquiesça-t-il. Il se tourna vers moi, les sourcils froncés. “Qu’est-ce que c’est que ce bruit ?”

Je prêtai attention à ce qui nous entourait. Effectivement, on entendait une douce brise, le frou-frou des herbes et un sifflement joyeux semblable à celui des bergers d’Ato menant leurs moutons dans les montagnes. Je cherchai la source du son, mais je ne vis pas une âme à des kilomètres à la ronde. Un petit monticule, au loin, m’empêchait de voir au-delà. Était-ce la fin des prairies ?, me dis-je, en scrutant la légère élévation du terrain.

Alors, je m’aperçus que je portais toujours le bâton.

“Ne m’abandonne pas !”, me supplia-t-il.

Syu sursauta de terreur et, nerveux, il s’éloigna du bâton.

“Et redresse-moi, diantre, je ne suis pas un trapéziste”, se plaignit-il.

Je remarquai alors que je portais le bâton à l’envers et je le retournai, en rougissant un peu.

“Merci”, me dit-il. “Ah ! Cela fait longtemps que je ne me sentais pas aussi bien.”

“Qui es-tu ?”, lui demandai-je, en essayant de faire abstraction du fait, étrange, que je parlais avec un bâton.

“Mon nom ?”, répliqua-t-il. “Tout le monde n’est pas habilité à le réclamer”, dit-il, orgueilleusement. “Mais je peux te dire que j’ai toujours été d’une grande aide aux personnes que j’ai accompagnées dans ma vie.”

L’image du squelette étendu dans la chaumière me vint à l’esprit et je fus sur le point de jeter le bâton, mais la curiosité m’en empêcha.

“Qui était le mort dans la chaumière ?”, demandai-je.

“Heilder ? Oui, tu fais allusion à Heilder, sûrement. Mon vieil ami. J’ai passé quarante ans à le protéger et à composer pour lui. En échange, il me grattait sous les pétales de temps en temps… cela me rendait plus traitable, selon lui”, ajouta-t-il, éloquent.

Haussant un sourcil, j’examinai le pommeau du bâton, en forme de fleur ouverte. Les pétales étaient de plusieurs couleurs, quoique les nuances se soient estompées avec le temps, et leur forme semblait sensible et fragile. Je me raclai la gorge.

“Qu’est-il arrivé à Heilder ?”

Le bâton émit une musique triste et mélancolique lorsqu’il dit :

“Il est mort.”

Il n’eut besoin de rien d’autre pour me transmettre toute la tristesse de son cœur.

“Je regrette beaucoup”, fis-je, sans y penser.

J’entendis un bruit sonore de quelqu’un qui se mouche le nez.

“Merci, ma chère. Puis-je savoir comment s’appelle ma sauveuse ?”

“Je… je m’appelle Shaedra. Vraiment… je n’aurais jamais pensé qu’un bâton puisse parler”, dis-je.

Une musique discordante et désagréable m’envahit, suivie d’une musique douce de flûte puis d’un véritable concert de trombones, piano et violon.

“Je ne suis pas un bâton ordinaire”, brama-t-il alors, dignement, au milieu du concert.

J’écoutai la musique jusqu’à la fin, émerveillée, puis je secouai la tête.

“Non, c’est sûr, tu es un compositeur, n’est-ce pas ? Mais… pourquoi t’a-t-on enfermé là ?”

Le bâton émit un rire de sorcière.

“On ne m’y a pas enfermé. C’est moi-même qui m’y suis enfermé. Pendant des années, j’ai cherché le bâton le plus beau qui puisse exister. Et lorsque je l’ai trouvé, je m’y suis fondu.”

Je restai bouche bée.

“Tu t’es fondu dedans ? Mais…”

Une brève séquence de notes de piano m’interrompit.

“Et mon frère s’est occupé de moi. Et ensuite, beaucoup d’autres sont venus puis sont morts et, moi, je continue à composer de la musique, parce que j’ai une imagination à toute épreuve”, dit-il, hautain. “Surtout lorsqu’on me gratte sous le pétale bleuté.”

Syu s’était approché de nouveau et, à présent, assis sur mon épaule, il suivait la conversation avec curiosité.

“Je vois”, dis-je. Et je tendis la main sous le pétale bleuté. Lorsque je commençai à le gratter avec la pointe de ma griffe, il se mit à répandre des effluves de résine fraîche et de citron coupé, accompagnés d’une avalanche de notes décousues qui peu à peu créèrent une mélodie.

Je cessai de le gratter et j’observai que le bois n’avait pas la moindre éraflure, malgré ma griffe affilée. Plus qu’un beau bâton, c’était un bâton résistant, pensai-je.

Je perçus un criaillement aigu et je levai les yeux vers le ciel, croyant avoir entendu le croassement d’un oiseau. Pourtant, le ciel était bleu et vide. J’entendis le petit rire du bâton et je soupirai, convaincue qu’il avait voulu se moquer de moi.

“Où crois-tu que sont les autres ?”, demandai-je à Syu.

Le singe gawalt haussa les épaules et allait répondre, mais le bâton le devança :

“Le pétale rouge, peut-être ?”

Avec un soupir, je grattai sous le pétale rouge.

“Ça va mieux ?”, demandai-je.

Contre toute attente, le bâton s’inclina légèrement, comme pour acquiescer.

“Tu m’emmèneras où que tu ailles, n’est-ce pas ?”, me dit-il.

“Je…”

“Je suis un parfait protecteur. Où que je t’accompagne, je te protègerai, si tu me promets trois choses.”

J’échangeai un regard étonné avec Syu.

“Moi, je ne ferais pas de pacte avec un saïjit qui n’a pas l’air d’un saïjit”, opina le singe. “Quoique, sa musique peut être belle.”

“Quel est ton nom ?”, demanda le bâton au singe.

“On m’appelle Syu”, répondit-il.

“Tu as bon goût, Syu.”

Le singe se sentit clairement flatté.

“Hum… Oui, merci. Eh bien, finalement, peut-être n’est-ce pas une si mauvaise idée de faire un pacte avec un musicien.”

Je roulai les yeux et acquiesçai.

“D’accord. Quelles sont ces trois choses que je dois te promettre ?”

Le bâton commença à émettre une mélodie animée par des tambours.

“Premièrement, tu dois me promettre que tu ne divulgueras jamais les musiques que je crée ou les histoires que je te raconte, sans mon consentement. Certaines pourraient causer des problèmes.”

“Promis”, répliquai-je tranquillement.

“Deuxièmement, moi, je te promets que je te protègerai de tes ennemis et, toi, tu dois me promettre que tu me protègeras de mes ennemis. Nous ne nous abandonnerons pas et nous ne nous mentirons pas. Ceci est la protection mutuelle. Et, en échange, nous promettons aussi tous deux d’améliorer la vie de l’autre.”

“Cela inclut le grattement des pétales ?”, demandai-je, amusée.

“Oui”, dit-il, sérieusement, en suspendant brièvement le roulement de ses tambours.

“Formidable, alors, je promets tout cela”, prononçai-je solennellement.

“Moi aussi, je le promets”, déclara-t-il, avec entrain. “Et, troisièmement, promets-moi que, lorsque je te demanderai d’aller à un endroit pour recueillir un nouveau son, tu le feras.”

Je restai bouche bée et je fronçai les sourcils.

“Comment pourrais-je te promettre ça ? Et si tu me demandes de m’approcher d’un volcan de lave parce que tu veux recueillir l’éclat de la lave contre ton bois ?”, argumentai-je.

Le bâton émit un son moqueur.

“Je crois que je connais déjà tous les sons de la lave, ce ne sera pas nécessaire !”

Je laissai échapper un immense soupir.

“Syu, je crois que la personne qui est entrée dans le bâton n’avait pas toute sa tête”, dis-je, en m’adressant au singe.

“Tu as raison”, acquiesça Syu, s’imaginant sans doute entouré de lave à cause d’un bâton téméraire.

“À moins qu’il ait perdu la raison à force de rester tant d’années enfermé dans un morceau de bois”, méditai-je.

“Eh”, protesta le bâton. “Pourquoi cette insulte ?”

J’écarquillai les yeux, étonnée.

“Tu peux nous entendre ?”, m’exclamai-je.

“Évidemment que je peux. Je ne suis pas sourd”, grogna-t-il.

C’était la première fois que je parlais au singe et qu’une autre personne m’entendait —ou un autre objet, dans ce cas—, et c’était comme si, dans l’espace intime que nous avions forgé le singe et moi, une brèche s’était soudain ouverte pour permettre le passage à un intrus. Alors, je ne fus plus du tout sûre de vouloir conserver un bâton qui parlait, même s’il était capable de composer toutes sortes de musiques.

“Je regrette, mais je ne peux pas te promettre que j’irai où tu me diras d’aller”, lui dis-je, catégorique.

Le bâton interrompit toute la musique et un profond silence s’empara de nous. Préoccupée par sa réaction, je me rendis compte, entretemps, que je commençai à transpirer sous les chauds rayons de soleil.

Et je n’avais pas d’eau, ni à manger, ni rien de rien à part les habits que je portais et j’étais seule en compagnie d’un singe et d’un bâton. Tout cela me fit aussitôt penser à Shakel Borris et ses aventures.

“Il ne me manque plus que des ennemis contre lesquels lutter”, dis-je à Syu. “Et alors je pourrai dire “Je suis l’aventurière Shaedra Ucrinalm Hareldyn, quels bandits faut-il neutraliser aujourd’hui, monsieur le vicomte ?” Ce serait le comble !”, ajoutai-je, en riant.

Une note de guitare attira mon attention et je me retournai vers le bâton. Je sentis une vibration d’énergie surgir du pommeau du bâton et je me retrouvai soudain entourée de trois loups-furients aux yeux jaunes et affamés qui me contemplaient comme des prédateurs sanguinaires.

Sans réfléchir, j’interposai le bâton entre eux et moi, envahie par une terreur irrationnelle. Ils semblaient si réels ! Mais j’étais presque convaincue que les loups n’étaient que de pures illusions… Il me suffisait de comprendre comment le bâton avait tissé les illusions…

Un loup se jeta sur moi et, lorsque je lui assénai un coup, je sentis le bâton accélérer mon élan avec enthousiasme. Sous le coup, le loup émit un bruit plaintif assez convaincant avant de se retourner et de s’évanouir dans l’air.

“Prends ça !”, exclama le bâton.

“Que diables… ?”, fis-je, en soufflant.

Les deux loups qui restaient disparurent quand je leur donnai à chacun un coup sur le front, au milieu d’un concert de guerre.

“Youhou !”, dit l’intrépide bâton.

Syu et moi, nous le foudroyâmes du regard.

“Qu’est-ce que tu viens de faire, au juste ?”, exclamai-je.

“Je viens de te démontrer que je suis un protecteur idéal”, répliqua-t-il, avec arrogance.

“Contre des illusions ? Merci, mais je sais déjà me protéger contre les illusions, bâton.”

“D’accord. Si c’est comme ça, laisse-moi sur le chemin. Il viendra bien quelqu’un de plus avisé qui saura apprécier le véritable don qu’on lui fait.”

Son ton était provocant et sa musique sournoise. Je laissai échapper un immense soupir.

“Très bien. Si tu m’aides à trouver les autres, je te garde”, lui proposai-je.

Le bâton émit un chant de chœur religieux.

“Mon nom est Frundis”, déclara-t-il, solennellement. “Et je serai enchanté de t’aider, même si tu as été un peu lente à comprendre.”

Je grognai et Syu montra les dents.

“Je regrette”, s’empressa de dire Frundis.

“Par où ?”, lui demandai-je.

“Écoute, du calme, d’accord ? Je connais très bien cet endroit, mais cela fait deux ans que je ne vois rien d’autre que ce chiffon sale qui me couvrait, alors, s’il te plaît, un peu de patience.”

Nous demeurâmes un moment silencieux, debout, sur l’herbe et sous le soleil. Même la musique du bâton s’était réduite à un simple murmure répétitif.

“Frundis”, dis-je, au bout d’un quart d’heure.

“Hum ?”

“Tu as trouvé une piste ?”

Frundis ne répondit pas, mais, quelques minutes plus tard, il se tordit entre mes mains, comme s’il s’étirait, et m’indiqua le sud-ouest.

Nous nous mîmes aussitôt en route et, comme j’étais pressée de retrouver les autres, je me mis à courir, provoquant étrangement l’hilarité de Frundis.

“Diantre, combien de temps sans courir !”, fit-il, lorsque nous arrivâmes sur le chemin.

La respiration entrecoupée, je regardai vers le nord-ouest, puis vers l’est, en me demandant dans quel sens je devais prendre le chemin. Je ne pouvais pas être apparue très loin de la cabane, n’est-ce pas ? Ce que j’avais traversé n’était pas un monolithe, j’en étais sûre, j’étais passée à travers un déviateur. Une fois, le maître Yinur nous en avait fait essayer un, il y avait des années, et le déviateur nous avait déviés cinq mètres plus loin. Et, à l’examen pratique, ce printemps, Yori était aussi passé par un déviateur sans le faire exprès. Je n’avais jamais vu un déviateur qui déviait autant que celui de la maison enchantée.

“J’ai chaud”, dit Syu, en soufflant.

“Et moi aussi”, répliquai-je.

“Moi, je suis très bien”, se réjouit Frundis.

“Oui, j’imagine bien”, lui dis-je, en passant la main sur mon front en sueur.

Le singe descendit de mon épaule, en s’écriant subitement :

“J’ai une idée, la boue nous rafraîchira !”

Il se laissa tomber sur le chemin boueux et se roula dans la boue et dans les flaques formées par l’orage. Je le contemplai amusée, mais, lorsqu’il prétendit remonter sur mon épaule, je fis un bon en arrière.

“Eh ! Tu es plein de boue, Syu”, protestai-je.

Le singe gawalt siffla bruyamment, mais s’écarta.

— Et maintenant, cherchons les autres —déclarai-je avec détermination.

Et nous marchâmes vers l’ouest pendant deux heures, assoiffés, affamés et transpirant. Du moins, Syu et moi. Frundis sifflait joyeusement le long du chemin et je crois que c’était ce qui m’encourageait à continuer.