Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 3: La Musique du Feu
Nous passâmes deux jours à l’auberge à aider le propriétaire en échange de repas et d’un lieu où dormir. Après la tornade, nous ne vîmes plus une seule goutte de pluie et la femme de l’aubergiste affirmait que c’était une bénédiction des dieux et, lorsque j’appris qu’elle était sharbi et non érionique, je tâchai de me rappeler quelles étaient les différences existantes entre les deux religions, mais sans grand succès : je ne m’étais jamais beaucoup intéressée à ce genre de questions.
Il ne pleuvait pas, mais il se mit à faire une chaleur si épouvantable que le second jour je commençai à me demander si je préférerais avoir un Cycle des Marais ou un Cycle de la Chèvre. Il était clair que rester enterrée plusieurs années sous la pluie n’avait rien d’agréable, mais alterner plusieurs jours de pluie avec des bourrasques de neige, des vagues de chaleur et des tremblements de terre, ce n’était pas non plus idéal. Et selon l’histoire, Ato, durant les Cycles de la Chèvre, était affectée par des hivers très longs et rudes. Kirlens m’avait raconté que l’hiver de l’an 5602 avait presque supplanté le printemps et l’été et que la neige avait atteint la fenêtre du deuxième étage des maisons et n’avait commencé à fondre que deux mois plus tard. Cela arrivait très souvent à Kaendra, d’après ce que j’avais entendu, mais Ato était à une bien moindre altitude, c’était difficile à imaginer.
Nous passâmes la nuit au rez-de-chaussée de l’auberge, qui était en pierre dure et n’avait presque pas souffert de dommages. Le premier étage, par contre, avait pratiquement disparu. Nous aidâmes à dégager le lieu comme nous pûmes, en traînant poutres, tuiles et meubles. Je trouvai la patte d’une chaise à une centaine de mètres de la maison, ainsi qu’un soufflet pour la cheminée. Aryès trouva un oreiller qui avait perdu pratiquement toutes ses plumes et Déria rapporta un seau en bois en parfait état. Ah, et Syu trouva une vis au milieu d’un buisson. Nous nous rassemblâmes tous les trois avec notre butin et nous commentâmes combien une tornade pouvait faire de dégâts.
“C’est quoi, ça ?”, demanda Syu peu après avoir trouvé la vis. “C’est dur… beurk, et ça a mauvais goût.”
Je me tournai vers le buisson où il était entré, arquant un sourcil.
“C’est de quelle couleur ?”
“Hum”, dit-il, pensif. “Viens ici et tu verras. Je crois que c’est gris, mais je n’en suis pas sûr.”
“Tu n’en es pas sûr ?”, m’étonnai-je, en me dirigeant vers lui.
— Où vas-tu ? —me demanda Déria.
— Syu a trouvé quelque chose —expliquai-je.
Aryès, Déria et moi, nous pénétrâmes dans le buisson. Nous vîmes Syu juché sur un cube de fer, en train de nous attendre.
Je tournai autour du cube, les sourcils froncés.
— Qu’est-ce que c’est ? —demandai-je.
Aryès s’accroupit à côté du cube et l’examina.
— Syu, peux-tu descendre de là ? —lui demanda-t-il—. Je crois que je sais ce que c’est.
— Syu —dis-je au singe. Celui-ci, avec un soupir, sauta à terre, mais, au lieu de s’éloigner, il se mit à côté d’Aryès, imitant son expression concentrée. Je souris, amusée et je regardai Aryès avec curiosité—. Tu crois que c’est quoi ?
Aryès, sans répondre, tourna le cube et indiqua le côté qui jusqu’alors n’était pas visible.
— Un coffre-fort —déclara-t-il, au moment où la porte s’ouvrit, laissant couler tout un flot de kétales.
— Ça alors ! —s’exclama Déria, prenant une poignée de pièces. Dans sa main noire et sous les rayons du soleil, les pièces brillaient.
— Une belle fortune —affirmai-je—. Cela pèse une tonne —ajoutai-je, en essayant de soulever le coffre-fort avec les mains—. Comment va-t-on le transporter jusqu’à l’auberge ?
— Avec cet argent, nous pourrons acheter une autre carriole —murmura Déria, méditative—. Et une vièle…
— Déria… —fis-je.
— Et un chapeau orique ! —exclama Aryès, après avoir gardé un silence pensif.
— Écoutez… —intervins-je, en les regardant, incrédule—. Pourquoi ne m’aidez-vous pas à déplacer ça jusqu’à l’auberge ? Je vous rappelle que cet argent n’est pas à nous.
Aryès me regarda, l’air perplexe, et haussa les épaules.
— C’est vrai, je n’avais aucune intention de le voler. Tu as raison. Je vais t’aider à le porter…
Comme Déria était toujours plongée dans ses rêves de gloire, je lui tirai les cheveux.
— Aïe ! —protesta-t-elle.
— En avant —répliquai-je.
Lorsque nous arrivâmes à l’auberge, le propriétaire, en nous voyant, courut vers nous. Il avait presque les larmes aux yeux en apprenant que son coffre-fort était sain et sauf.
— Est-ce qu’il ne manque rien ? Il ne manque rien ? —demanda-t-il, fébrile.
Lénissu se joignit à nous, tandis que l’elfe comptait l’argent, en nous jetant des regards méfiants.
— Le coffre était ouvert quand vous l’avez trouvé ? —demanda mon oncle.
— Oui —répondis-je.
Lénissu haussa un sourcil, jeta un coup d’œil sur l’aubergiste avare, puis il se pencha vers moi en me murmurant :
— Combien as-tu pris ?
Je le dévisageai, les yeux exorbités.
— Lénissu ! —protestai-je—. Je n’ai rien pris.
Il cligna un instant des paupières, jeta la tête en arrière et s’esclaffa, mort de rire. Puis il me prit la main pour m’inviter à me lever et nous nous éloignâmes un peu du groupe avant de nous arrêter.
— Maintenant, soyons sincères, combien lui as-tu pris ? —me demanda-t-il.
Je laissai échapper un soupir exaspéré.
— Combien devrais-je avoir pris ?
Lénissu fit une moue, pensif.
— Eh bien… si l’on estime qu’il doit y avoir environ dans les… disons deux mille kétales… je dirais que cent serait un chiffre acceptable.
— Un chiffre trop rond pour être crédible —répliquai-je.
Il me sourit.
— Tu as raison, cent vingt-et-un serait mieux.
Je secouai la tête, hallucinée.
— Lénissu ! Quelle sorte de personne es-tu ?
— Cent cinquante et un ?
— Lénissu ! Pour qui me prends-tu ? Je n’ai rien volé.
Lénissu fronça les sourcils, en scrutant mon visage. Il se gratta le menton, prenant son temps avant de répondre.
— Aha —dit-il, avec une moue, et il joignit les mains, en me regardant dans les yeux—. J’aurais dû m’en douter. De toutes façons, nous n’avons pas besoin d’argent de façon urgente, ne te tracasse pas. Quoique… une occasion comme celle-ci ne se présente pas plus d’une fois dans la vie…
— Tu ne comprends pas, Lénissu —grognai-je—. Ce n’est pas que je n’aie pas osé le prendre. C’est que je ne l’ai pas fait parce que cet argent n’est pas à moi. Serais-tu capable de voler un aubergiste ?
Lénissu laissa échapper un soupir exaspéré.
— Cet aubergiste ne me revient pas vraiment. Oui, bien sûr que je serais capable de voler quelqu’un qui ne me plaît pas si cela en valait vraiment la peine. Et cette fois-ci… cela en valait la peine, ma chérie. Parce que lorsque nous arriverons à Acaraüs, il ne nous restera pas un maudit kétale en poche, tu comprends ?
Je le foudroyai du regard.
— Et l’aubergiste n’a plus de toit. Combien d’argent penses-tu qu’il lui faudra pour acheter le matériel nécessaire au milieu de cette plaine sans arbres ?
Mon oncle acquiesça de la tête, vaincu.
— C’est bon, tu l’emportes. J’adore avoir une nièce honnête, ne serait-ce qu’un peu. Les dieux te le paieront —fit-il, moqueur—. Et Srakhi serait fier de toi, sans aucun doute.
— Srakhi… tu parles de lui comme s’il était mort —observai-je avec lenteur, sentant ma gorge se nouer.
— Noon, qu’est-ce qui te fait croire ça ? Srakhi est vivant… Ça alors —Il fronça les sourcils—. Je suppose que tu te sentiras plus tranquille maintenant que tu le sais.
Je lui souris jusqu’aux oreilles.
— Je suis plus tranquille, oui. Alors, comme ça, tu es allé le libérer ? —lui demandai-je, l’air moqueur.
Lénissu haussa les épaules.
— Moi aussi, j’ai des élans d’honnêteté là-dedans —dit-il, en se donnant de petits coups sur le cœur.
— Et où est-il maintenant ?
— Oh, je te l’ai dit, les élans d’honnêteté disparaissent aussi vite qu’ils arrivent…
— Je parlais de Srakhi —l’interrompis-je, en roulant les yeux.
Lénissu se tourna vers le groupe qui s’était formé autour du coffre-fort, puis il m’adressa un demi-sourire.
— C’est déjà beau de savoir qu’il est vivant, tu ne crois pas ? —Il bâilla ouvertement—. J’en ai assez de toute cette chaleur. Demain, nous partons.
J’accueillis la nouvelle d’un hochement de tête.
— Tu as dit que nous irions à Acaraüs ? Et comment ferons-nous pour les trouver à partir de là ? —lui demandai-je, tandis que nous rejoignions les autres.
— Eh bien, pour cela, tu devras me faire confiance.
Je croisai son regard violet et je souris.
— Ce sera plus facile que de voler quelqu’un.
* * *
Cette nuit-là, je me transformai de nouveau, mais, cette fois, ce fut différent. Je me réveillai en tension, incapable de me lever. Je sentais une énergie impressionnante me parcourir tout le corps.
On entendait les cigales dans la nuit et une petite brise qui venait rafraîchir l’air chaud. J’entendais aussi la respiration des autres, étendus sur des matelas et l’eau bouillir dans la cuisine, légèrement illuminée par une bougie.
“Comment t’appelles-tu ?”, me demanda soudain une voix douce dans mon esprit.
Je sursautai, je remarquai mes dents pointues sous ma langue râpeuse et je me mis à trembler.
“Et toi, comment t’appelles-tu ?”, répliquai-je. Ne sachant pas où se trouvait la personne qui me parlait, j’avais projeté ma pensée autour de mon esprit et je ne sus qu’elle m’avait entendue que lorsqu’elle me répondit.
“Hum”, dit la voix. “Si tu veux être ma nouvelle protégée, tu dois quand même me dire ton nom. Qui es-tu ?”, répéta-t-elle.
Je tentai de me lever et je réussis à grand peine à me redresser. C’était comme si mon corps ne me répondait plus tellement j’étais atterrée. Quelqu’un me parlait !
“Que m’as-tu fait ?”, fis-je, en transpirant.
Je commençai à croire que la potion contenait en réalité l’esprit d’une personne. N’était-il pas déjà assez clair que les souvenirs de Jaïxel me suffisaient ? Comme je ne recevais aucune réponse, je pensai que l’inconnu était parti sans plus, sans que je puisse apprendre plus de choses et la panique m’envahit.
“Shaedra”, dis-je alors. “Je m’appelle Shaedra.”
“Bien”, fit la voix, l’air satisfaite. “Alors, je ne me suis pas trompé.”
“De quoi parles-tu ?”, dis-je, de mauvaise humeur. “Qui es-tu ?”
Soudain, mes tentatives pour me mettre debout réussirent ; je faillis toutefois perdre l’équilibre. J’évitai miraculeusement la chute et je sortis de la maison en toute hâte, suivie de près par Syu.
“Qu’est-ce qu’il se passe ?”, demanda le singe, inquiet.
“Je ne sais pas”, chuchotai-je. “Quelqu’un me parle, je ne sais pas très bien qui c’est, il ne veut pas me répondre.”
“Avec qui parles-tu ?”, siffla la voix.
Je m’éloignais de la maison, en marchant au milieu des hautes herbes, sous la lumière de la Lune, mais la voix continuait de me poursuivre.
“Avec un ami. Comment es-tu rentré dans ma tête ?”, demandai-je. “Sais-tu pourquoi je me transforme en… en ça ?”
Pendant une minute entière, l’intrus garda le silence, mais je sentais sa présence. C’était un flux bréjique qui entourait mon esprit…
“Je suis Zaïx. Tu ne m’as vraiment pas reconnu ?”
“Je devrais ?”, repartis-je, confuse et atterrée à la fois.
La voix réprima sans y parvenir un léger rire.
“Peut-être bien que non”, admit-il. “À ce qu’on m’a dit, c’est une potion qui a provoqué ta transformation. Comme tu dois le comprendre, ce n’est pas quelque chose qui arrive tous les jours. Je suis curieux de te connaître davantage.”
Syu grimpa sur mon épaule, très agité.
“Ne commence pas à t’énerver, reste calme, d’accord ?”, lui dis-je, en tremblant.
Le singe émit un gémissement de peur.
“Ne crains rien”, tenta de me calmer l’intrus, confondant probablement la terreur de Syu avec mon appréhension. “Je t’assure que je suis ici uniquement pour t’aider.”
M’aider ?, me répétai-je, avec espoir. Bien que la présence bréjique autour de mon esprit me mette mal à l’aise, je désirais lui poser davantage de questions, et j’allais justement me décider, lorsque j’entendis surgir deux voix en même temps : l’une était celle de Zaïx ; l’autre provenait de derrière moi.
“Car, il n’y a pas de doute, tu vas avoir besoin d’aide”, ajouta la voix de Zaïx.
— Shaedra ? Shaedra, tu vas bien ?
C’était la voix d’Aryès.
“Syu ! Qu’est-ce que je fais ?”, criai-je mentalement, la voix paniquée.
J’entendis que les pas se rapprochaient. Et moi, j’étais dans cet état…
— Shaedra —répéta Aryès, sur un ton préoccupé.
— Ne t’approche pas —prononçai-je, en me couvrant le visage.
“Le plus urgent est que tu apprennes à contrôler tes transformations”, me dit Zaïx, dans le lointain. “Et, avant tout, fais en sorte que les saïjits ne te voient pas transformée.”
“Mais en quoi est-ce que je me transforme ?”, le questionnai-je, pressante.
“Ça, découvre-le par toi-même”, répliqua Zaïx sur un ton joueur. Et sa présence disparut comme s’éteint la flamme d’une bougie.
Alors, je remarquai de nouveau le chant fort des cigales et la présence d’Aryès.
— Shaedra… —me dit mon ami—. Tu trembles. Tu as… un problème d’insomnie ? Cela arrive à mon père, parfois, ce n’est pas si terrible… Oh, euh, ce n’est pas un problème d’insomnie, n’est-ce pas ? Hum… pourquoi ne veux-tu pas me regarder ?
Lentement, je me tournai vers lui, sentant un horrible poids sur mon cœur…
Nous demeurâmes paralysés ainsi quelques secondes. Moi, je m’attendais à ce qu’Aryès se mette à crier et à me demander que diable il m’était arrivé, mais non, Aryès se contenta de prononcer, d’une voix hésitante :
— Qu’est-ce que tu t’es fait sur la figure ?
Syu éclata de rire et, moi, je me sentais trop confuse pour répondre par quelque trait d’esprit. Je ne pensai à rien de mieux qu’à sourire. Aryès resta planté où il était, regardant mes dents pointues sous la lumière de la Lune.
— Sha… Shaedra ? —bredouilla-t-il.
— Je regrette —dis-je—. Je ne prétendais pas t’effrayer… Je suis… horrible, n’est-ce pas ?
Aryès pencha la tête, et m’examina attentivement.
— Horrible… Ce n’est pas le mot que j’emploierais. Non, ces marques, et les yeux, et les dents… On dirait presque des dents de mirol… Ça alors, c’est sublime !
J’écarquillai les yeux. Il s’était approché jusqu’à toucher ma joue avec sa main, mais il la retira aussitôt, avec une moue.
— Tu es glacée.
— Je ne peux pas croire que tu le prennes aussi…
— Bien ? —proposa Aryès—. Allons, ce n’est pas si terrible. On dirait de la peinture, mais ça n’en est pas, n’est-ce pas ? La dernière fois que je t’ai vue comme ça, tu dormais au Bon Régal. Tu dormais comme une souche. Hum… tu sais… pourquoi tu es comme ça ? Je veux dire… ça t’arrive depuis combien de temps ?
Une fois le premier choc passé, je me remis rapidement et je me réjouis qu’il prenne tout aussi bien, mais, quand je lui racontai mon aventure avec Zoria et Zalen à l’académie, je m’aperçus que, par moments, son visage s’assombrissait.
— Tu veux dire… que les jumelles t’ont trompée en te disant que ce que tu buvais était du jus mildique ?
Nous nous étions assis près du chemin, au milieu de l’herbe, et la Lune baignait nos visages de sa lumière.
— Oui, mais elles croyaient que cela nous transformerait seulement un peu, pendant quelques minutes, quelque chose de tout à fait innocent… elles se sont trompées de bouteille… elles ont gaffé à fond —finis-je par dire.
— Je suppose que tu t’es fâchée avec elles, après cela, n’est-ce pas ?
— Pas exactement. C’est plutôt elles qui se sont fâchées avec moi, je t’ai déjà dit qu’elles n’étaient pas très normales et qu’elles sont un peu cinglées.
— Oui —acquiesça Aryès, avec un demi-sourire.
— Et le jour où elles ont disparu, j’ai pensé que quelque chose leur était arrivé.
Aryès secoua la tête.
— Et, alors, tu t’es rendu compte que tu étais en train de changer, toi aussi.
Je laissai échapper un son plaintif et Syu sursauta.
— Par Ruyalé ! —dis-je—. Comment aurais-je pu imaginer que tout cela serait grave à ce point ? Comment un simple liquide peut-il te transformer autant ?
Aryès me prit la main avec douceur et me la serra entre les siennes pour me réconforter.
— Ne te tracasse pas, nous trouverons un remède. En plus, je ne trouve pas que tu aies changé tant que ça.
Je le regardai, l’air sceptique, et il me sourit.
— Au moins, ici —dit-il, en indiquant sa poitrine.
Je soupirai. Je pris mon courage à deux mains et je lui confiai :
— Il y a autre chose. Cette nuit, juste avant que tu n’arrives, quelqu’un m’a parlé.
Il fronça les sourcils.
— Qui était-ce ?
— Eh bien… c’était très étrange. J’ai à peine eu besoin d’utiliser l’énergie bréjique pour communiquer avec lui. C’était comme s’il avait créé une voie bréjique pour parvenir jusqu’à moi. Cela fonctionnait un peu comme… —Je fus sur le point de dire « comme le kershi », mais je me retins—. Comme s’il planait autour de mon esprit. Il ne voulait pas me donner son nom tant que je ne lui avais pas donné le mien, mais, lorsque je le lui ai dit, il m’a répondu qu’il s’appelait Zaïx.
— Zaïx ?
— Zaïx !
Aryès et moi, nous sursautâmes et bondîmes sur nos pieds. Syu grimpa sur ma tête, en s’agrippant si fort à mes cheveux qu’il semblait vouloir me les arracher.
— Syu ! —protestai-je.
— Qui va là ? —demanda Aryès.
Il n’y eut pas de réponse. J’essayai de trouver la présence d’un jaïpu caché entre les herbes, en vain, puis je perçus une onde d’énergie que j’avais déjà remarquée sur l’île de Marévor Helith…
— Drakvian —murmurai-je d’une voix étouffée, sans prêter davantage attention au singe, qui était à présent en train de m’étrangler avec sa queue.
Nous entendîmes un très léger soupir, nous attendîmes quelques secondes et, alors, elle apparut, les jambes repliées, et nous observa à travers ses cheveux verts.
— Tu es… Drakvian ? —demanda Aryès, en se levant très lentement.
La vampire sourit largement.
— Ouais. Bonne déduction.
Sa voix était posée et discordante.
— Peut-on savoir pourquoi tu nous suis ?
— Peut-on savoir pourquoi tu me regardes ? —répliqua-t-elle sur un ton mordant.
“Syu, s’il te plaît, arrête de m’étrangler”, demandai-je au singe, sentant que je commençai à suffoquer.
Le singe sauta à terre et disparut dans les hautes herbes, terrifié. Apparemment, les vampires et les gawalts ne faisaient pas bon ménage.
— La réponse est évidente —intervins-je—. Pourquoi tu nous épies ?
Drakvian rejeta la tête en arrière et regarda fixement le ciel, puis elle planta ses yeux droit dans les miens et sourit avec l’air de s’excuser.
— Avais-je autre chose à faire ?
La question, en soi, semblait un peu étrange.
— Ce n’est pas la première fois que tu m’épies, n’est-ce pas ? À Ato, tu as aussi travaillé pour Marévor Helith ?
La vampire fit une moue de mécontentement.
— Pouah. Oui. À Ato aussi. Et j’ai sauvé ton amie blonde d’une paire de petits malins qui voulaient la tuer —ajouta-t-elle, un grand rictus sur les lèvres.
Elle faisait allusion à Suminaria… Bien sûr !
— Ce rire… c’était toi —dis-je—. Et la fenêtre… tu as fermé plusieurs fois ma fenêtre, n’est-ce pas ? Pourquoi ?
Drakvian m’adressa un large sourire avec ses deux canines pointues.
— Boh, comme ça. Pour savoir si tu sortais par les toits. —Et elle sourit, en ajoutant— : Au fait, je préfère Ato à ces prairies. Par ici, c’est plus difficile de trouver des proies pour s’amuser.
— Des… proies ? —articulai-je.
Aryès et moi, nous échangeâmes des regards inquiets et Drakvian se leva comme si la pesanteur ne l’affectait presque pas.
— J’adore la chasse —affirma-t-elle, en riant d’un rire étrange—. Même si, ici, il n’y a que des lapins. Du calme, je ne saigne les saïjits que lorsque j’en ai réellement besoin.
Et, remarquant nos mines stupéfaites, elle éclata de rire. Elle se pencha vers nous, et Aryès et moi reculâmes d’un pas, livides.
— Ils ont un sang exquis —ajouta-t-elle, en se redressant—. Vous permettez ?
Elle se jeta sur nous et j’eus à peine le temps de me baisser. Lorsque je me retournai, la vampire avait déjà disparu, mais je continuais d’entendre dans ma tête l’écho de son rire.
— Elle connaissait Zaïx —me dit Aryès, après un long silence.
J’acquiesçai de la tête.
— Oui. Et quelque chose me dit que ce Zaïx n’est pas un saïjit.
Il me contempla, bouche bée.
— Tu crois que c’est un vampire ?
Je haussai les épaules.
— Eh bien, ce n’est pas ce que je voulais dire… La vérité, je n’en sais rien… En tout cas, je ne suis pas en train de me transformer en vampire. Ce serait impossible, ce serait comme si je pouvais devenir une elfe noire en étant née terniane.
— Ces potions existent —raisonna Aryès, rêveur—. Wouf. Tu as vu comme elle est passée au-dessus de nous ? J’ai cru qu’elle allait nous attaquer.
— Oui —j’expirai—, il est certain que Drakvian est spéciale.
Au bout d’un silence, Aryès se racla la gorge.
— Hum, Shaedra, il vaudrait mieux que nous rentrions à l’auberge, tu ne crois pas ?
Je me rendis compte que nous étions debout, immobiles depuis un bon moment, et je me dégourdis.
— Bien sûr… attends ! —dis-je soudain—. Tu ne diras rien à personne, n’est-ce pas ?
Aryès soupira.
— Non. Je ne dirai rien à personne, je te le promets. Mais je ne vois pas pourquoi tu veux cacher quelque chose comme ça… ce n’est pas la fin du monde. Tu ne te transformes que la nuit, n’est-ce pas ?
J’ouvris grand les yeux, surprise.
— C’est vrai, seulement la nuit… pour l’instant —ajoutai-je avec une moue.
— En plus, nous devrons leur dire que Drakvian nous suit…
— Pas question ! —m’écriai-je.
Finalement, nous décidâmes de ne rien dire à personne, parce que si nous parlions de Drakvian, j’aurais peut-être fini par parler de Zaïx, et je n’étais pas encore prête pour cela, même si Aryès me disait que je ne pourrais pas le garder secret indéfiniment. Je fus reconnaissante de sa réaction positive et de son appui inconditionnel et je fus si surprise de tant de générosité que je commençai à me demander si Aryès n’était pas en train de devenir trop téméraire. En le comparant à l’Aryès d’il y avait un an, je m’étonnais qu’il ne soit pas encore mort de frayeur, avec toutes les mauvaises surprises qui avaient accompagné notre voyage.
— Bien —dit Aryès, tandis que nous retournions à l’auberge—. Où est Syu ?
Je roulai les yeux.
— Parfois, il ressent le pressant besoin de prendre son élan et de filer précipitamment.
Aryès arqua un sourcil.
— C’est donc ça, la fierté gawalt ?
Je m’esclaffai et il partit d’un grand rire. J’avais recouvré mon aspect normal et je pus nous envelopper dans une bulle de silence harmonique pour ne réveiller personne lorsque nous rentrâmes dans la chambre.