Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 2: L'Éclair de la Rage
Les jours suivants, je me rongeai les griffes d’anxiété, attendant avec impatience et espoir quelque message d’Amrit Daverg Mauhilver qui nous avertirait de l’arrivée de Lénissu à Dathrun. Mais nous ne reçûmes rien. Comme c’était les vacances, l’académie était assez déserte et les couloirs s’étaient presque libérés de toutes les boulemoufettes et attrapeuses. Les salles de lecture de la bibliothèque paraissaient concentrer tous les étudiants qui restaient encore dans l’académie et j’y passais relativement peu de temps. Le matin, je relisais les notes que m’avait laissées Steyra sur l’endarsie, la transformation et l’invocation, mais son écriture était si mauvaise qu’il me fallait du temps pour tout déchiffrer. Vers onze heures, nous nous réunissions mon frère, ma sœur et moi et, pour la première fois depuis que j’étais à Dathrun, nous passâmes réellement du temps ensemble. Je leur montrai les passages que Syu et moi parcourions de temps en temps par curiosité et je crois que le singe grimpa dans l’estime de Murry lorsque je lui dis que c’était lui qui m’avait montré cette entrée secrète à l’infirmerie Bleue.
L’après-midi, Murry et Laygra se rendaient à la bibliothèque pour étudier pendant que je rendais visite à Syu et au docteur Bazundir. Je fis pas mal de progrès en ce qui concernait l’énergie bréjique, mais je continuais à me heurter contre un mur infranchissable quand je tentais de comprendre le kershi. Bien que je réussisse à remarquer son existence au bout de quelques jours, je fus incapable de faire ce que me proposait le docteur Bazundir qui, assis tranquillement dans son fauteuil, consultait un livre qu’il gardait amoureusement dans un de ses coffres. Le docteur prétendait que tous n’avaient pas la même prédisposition au kershi et que le fait que je l’utilise sans le savoir, pouvait signifier que je possédais un kershi vraiment puissant. Moi, je n’étais pas encore arrivée à la même conclusion, mais je finis par apprécier ces visites quotidiennes et je crois que Syu aussi. Je voyais que le docteur désirait ardemment en apprendre davantage sur le kershi. La vérité, c’est que sa soif de savoir et d’apprendre m’inquiétait un peu, mais sinon, le vieil homme me plaisait bien : plus je le connaissais, plus je le considérais comme une sorte de grand-père.
Vers quatre heures, Murry, Laygra et moi, nous allions souvent faire une promenade à Dathrun. Les jours étaient longs, chauds et radieux. Ils me menèrent au Port, sur la Colline et au Quartier des Pins. Nous ne cessions de bavarder et nous étions heureux de profiter de ce temps libre. Un jour, alors que nous sortions, en traversant le Pont Froid, j’entendis un bruit familier derrière nous.
— Qu’est-ce que c’était ? —demanda Murry, inquiet.
Avant même de jeter un regard en arrière, je m’écriai :
— Syu !
Le singe gawalt apparut sur le bord du pont et, en un clin d’œil, il fut commodément installé sur mon épaule.
“Pourquoi tu passes toujours par ce chemin au-dessus des mers ?”, demanda-t-il avec curiosité.
“Parce que je vais à la ville”, répondis-je. “Le pont relie l’île de l’académie avec Dathrun, une énorme ville avec des gens partout. Je suis sûre que tu n’as pas envie d’y aller.”
“Moi, je suis sûr que si”, répliqua-t-il, d’un air provocateur. “Tu crois que tu peux me laisser emprisonné dans la maison du Vieux ? N’y pense même pas.”
Durant toute cette conversation, j’avais oublié d’utiliser l’énergie bréjique et je me sermonnai durement. Si Rathrin ou un autre étudiant bréjiste s’était trouvé là, il aurait vu comment une terniane communiquait avec un singe, apparemment sans utiliser d’énergie bréjique. Le docteur Bazundir m’avait avertie plus d’une fois de ce danger.
— Syu va nous accompagner —dis-je.
Murry acquiesça sans que cela lui semble une mauvaise idée, mais Laygra, qui parfois n’avait pas un caractère très ouvert, s’y opposa catégoriquement.
— Non, Shaedra. Syu n’est pas un animal de compagnie. C’est un singe gawalt. On n’a jamais vu un singe gawalt sympathiser avec un saïjit. Tout le monde sait qu’ils détestent les saïjits. Ne te fais pas d’illusions. Syu retournera dans son bois et dans son foyer, je m’en chargerai personnellement.
Je la contemplai un instant, interdite et surprise, puis je soupirai, vaincue.
— D’accord. Tu as raison, Laygra. Syu n’est pas un animal de compagnie. Mais il peut être un bon compagnon. Je ne prétends pas que nous soyons amis. Mais, Laygra, s’il doit retourner chez lui, laisse-le décider tout seul, d’accord ?, si son bonheur t’importe tant.
Laygra m’observa un moment, comme si elle évaluait le pour et le contre puis elle acquiesça.
— Je ne suis pas un tyran. Mais Dathrun n’est pas un endroit pour un singe gawalt.
Syu s’ébroua, fit un bond et partit en courant sur le pont, en direction de Dathrun. Murry s’esclaffa.
— Je crains qu’il ne nous laisse pas beaucoup le choix.
Syu n’avait pas ôté son foulard vert enroulé autour de la tête depuis que je le lui avais mis et en courant sur le pont il avait un aspect comique. Ce jour-là, nous allâmes jusqu’au marché, et Syu s’en enticha aussitôt. D’abord, il vola une pomme et je priai pour que ni le vendeur ni Laygra ne s’en aperçoivent. Puis, bien que je l’aie sermonné, il continua à faire des pitreries, jusqu’à ce que, passant par une barre où étaient suspendues des ceintures, il commence à sauter d’une ceinture à l’autre, en poussant des cris d’allégresse.
“Syu ! Descends de là tout de suite, tu vas avoir des problèmes. Nous allons avoir des problèmes”, rectifiai-je, en voyant que le vendeur se retournait vers nous. Rapidement, j’attrapai Syu et, sans y penser davantage, je lançai un sortilège harmonique de mimétisme et je m’en fus en courant, laissant les ceintures se balancer et le vendeur stupéfait, croyant qu’il avait eu une sorte de vision.
— Shaedra ! —me crièrent mon frère et ma sœur, quand enfin, ils m’aperçurent au milieu de la foule.
— Ah, vous êtes là. Je croyais que je vous avais perdus.
Assise sur un tonneau vide, au bout de la rue du marché, j’avais attendu que Laygra et Murry apparaissent et j’avais profité de ce moment pour expliquer à Syu avec une extrême patience que, dans un marché, les gens vendaient et achetaient et que l’on ne pouvait pas jouer avec les possessions des autres. Je soupirai.
— J’essayais d’expliquer à Syu les notions d’argent, de marché et ce genre de choses.
Murry regarda le singe et se mit à rire.
— Je crois que tu l’as endormi. Il n’arrête pas de bâiller.
“Ton frère me plaît plus que toi”, dit le singe, en bâillant de nouveau et en montrant sa bouche rose et ses dents pointues.
Je communiquai sa réflexion à mon frère et celui-ci secoua la tête.
— C’est pour te rendre jalouse. Ce singe est très malin.
— Peut-être bien —dis-je—. Mais, jusqu’à présent, il a seulement démontré qu’il était un semeur de troubles. —Syu me montra les dents—. Et en plus, il ne m’écoute pas.
“Comment veux-tu que je t’écoute si tu n’arrêtes pas de me dire ce que je dois faire ? Les saïjits ont mauvais caractère et trop d’idées bizarres qui ne font que compliquer la vie. Des lois, des murs, de l’argent, je n’aime pas ça.”
“Moi non plus”, admis-je. “Tu as tout à fait raison. Mais, écoute, si l’on ne respecte pas les modes de vie des autres, la vie peut se compliquer beaucoup plus.”
Le laissant méditer ces paroles, je me levai d’un bond et nous prîmes le chemin de l’académie à pas lents. Après un silence, Laygra dit :
— Shaedra…
— Oui ?
— J’ai pensé à ce que tu nous avais dit et je crois que tu as raison. Nous ne devons pas avoir de préjugés sur Lénissu avant de le connaître réellement, comme, toi, tu le connais. —Elle fit une pause puis se racla la gorge—. Tu crois que tout va bien pour lui ?
Je la regardai droit dans les yeux.
— Et comment veux-tu que je le sache ? —repartis-je, la voix un peu tremblante.
Murry nous prit toutes les deux par les épaules pour nous réconforter et nous avançâmes vers le ponant, plongés dans nos pensées, tandis qu’un singe fouinait de tous les côtés, avec une curiosité dangereuse.
* * *
Les jours suivants, je n’arrêtai pas de retourner dans ma tête ce que nous avait dit le sieur Mauhilver. Le matin, je continuais à déchiffrer l’écriture anarchique de Steyra et, un jour, je commençai même le travail pour le cours d’endarsie, avec une extrême lenteur cependant : les notes d’endarsie me semblaient très complexes et, surtout, cela ne m’intéressait pas beaucoup. Parfois, je mangeais seule avec Rathrin, parce que Murry et Laygra, pris par leurs révisions, arrivaient en retard, mais, la plupart du temps, nous allions tous deux manger à la salle Érizal avec mon frère et ma sœur, Rowsin, Azmeth, Iharath, Sothrus et Yerbik.
Il restait trois jours avant la fin des vacances lorsqu’en sortant de l’infirmerie Bleue, je rencontrai Jirio Melbiriar.
Il marchait lentement, un livre à la main, le regard rivé sur la couverture. Je m’approchai prudemment de lui, en pensant frénétiquement à ce que je pouvais bien lui dire, quand un groupe d’étudiants passa dans le couloir et, j’ignore pourquoi, je m’écartai et je commençai à marcher dans la direction opposée. Je me traitai de la pire des lâches au monde quand, soudain, j’entendis que quelqu’un courait derrière moi et je me retournai juste quand Jirio arrivait à mon niveau.
— Shaedra —fit-il, le visage hébété—. Je voulais te revoir. Je voulais te dire… —Il s’interrompit et sortit plusieurs pièces de monnaie de sa poche—. C’est ce que je dois à Murry pour l’entrée au Termondillo.
Je le regardai, hallucinée, et je compris que, si j’étais la pire des lâches, lui n’en était pas bien loin. Je secouai la tête.
— Tu peux les lui donner toi-même. Il est dans la salle Érizal, tu peux m’accompagner.
Jirio secoua énergiquement la tête.
— Non. Je veux dire… bien sûr. Je les lui donnerai moi-même. —Il hésita et le silence se prolongea—. Tu as dit la salle Érizal ?
— Oui. Alors tu viens ?
Sur le chemin, je finis par oser lui dire ce que je voulais.
— Jirio. Je regrette ce que je t’ai dit la dernière fois. J’ai été un peu brusque. Peut-être que tu as raison. Le jaïpu n’est pas une énergie celmiste.
— Oh, non, toi… tu n’as pas été brusque. Tu as dit ce que tu pensais et tu prétendais m’aider.
Il se tut, sans savoir qu’ajouter, et nous arrivâmes à la Salle Érizal au milieu d’un silence incommode. Murry se moqua de Jirio et de son exactitude méticuleuse des comptes financiers et ce dernier s’en alla rapidement en nous disant qu’il devait lire un livre. Il s’agissait sûrement du livre qu’il tenait entre les mains et dont il ne se sépara pas une seconde.
— Qu’est-ce qu’il lui arrive ? —demanda Murry, une fois qu’il eut disparu.
Je haussai les épaules.
— Oh. Il est nerveux par nature.
Cette nuit-là, lorsque je me couchai, je me mis à méditer. Sieur Mauhilver ne cessait de m’intriguer et je voulais savoir qui il était réellement. Sûrement, ce ne pouvait pas être un rentier ordinaire, sinon il n’aurait jamais eu de relations avec un contrebandier comme Lénissu, n’est-ce pas ? Cet homme cachait quelque chose.
Deux heures s’écoulèrent peut-être et je ne dormais toujours pas. Comme toutes les nuits pendant les vacances, j’avais commencé à inspecter les portes mentales derrière lesquelles se trouvaient les souvenirs de Jaïxel. J’essayai une fois de plus de les ouvrir volontairement, mais toutes mes tentatives furent vaines. C’était comme si ces souvenirs m’étaient interdits, enfermés dans un esprit à part, à l’intérieur de mon propre esprit. Jusqu’alors, je n’en avais pas été consciente, parce qu’au fond, avant de venir à Dathrun, je continuais de croire que c’était l’Amulette de la Mort, le phylactère que Jaïxel cherchait. Et il s’avérait que je me trompais. Lénissu me l’avait déjà dit.
Découvrir les portes mentales où était enfermé le phylactère m’avait aidée à comprendre qu’en réalité tous les rêves étranges et si réels que j’avais eus, étaient probablement des souvenirs ou des influences du phylactère. Pendant mes méditations, j’étais arrivée à la conclusion qu’il y avait des choses qui ne semblaient avoir aucun rapport avec moi et qui, cependant, étonnamment, me venaient à l’esprit, endormie ou éveillée. Par exemple, il y avait un bouffon que je voyais souvent et je parcourais également maintes fois une ville souterraine. Mais qu’est-ce que ceci avait à voir avec Jaïxel ou Ribok ?
Épuisée, j’arrêtai de tourner autour du phylactère et je m’en éloignai avec précaution, craignant, maintenant que j’avais pris conscience de lui, qu’il ne puisse me faire quelque chose. Après tout, avoir dans son esprit celui d’un autre, même si ce n’étaient que des souvenirs, n’était pas une situation agréable et n’avait rien de réconfortant.
Il s’écoula peut-être une heure encore avant que je ne me lève et ne m’habille silencieusement, ignorant intentionnellement mes bottes. Je sortis de la chambre comme une ombre, je passai sous le nez du veilleur Nyuvel, je traversai la salle fauniste, la salle du Dégel et les couloirs froids de l’académie, jusqu’à l’entrée. Elle était fermée. Bien sûr, comment n’y avais-je pas pensé ? Les gardes ne l’ouvraient que pour laisser entrer les étudiants et ils ne laissaient pas sortir ceux qui avaient moins de seize ans. Je fis demi-tour et je me mis à courir vers un recoin où j’avais localisé une entrée aux passages secrets. J’y pénétrai en rampant, puis je me levai à moitié dans l’obscurité totale et je me concentrai pour créer une lumière harmonique.
La lumière harmonique était beaucoup moins puissante qu’une invocation, mais, en cette occasion, c’était suffisant. En plus, j’avais assez de pratique avec les harmonies et, par contre, j’étais beaucoup trop impatiente pour être une bonne invocatrice.
J’arrivai au passage qui débouchait sous le Pont Froid et je sortis avec une extrême prudence. On entendait le doux grondement de la mer contre les rochers et dans le ciel brillait une demi-lune blanche, légèrement bleutée. J’étendis mon jaïpu avec précaution. En haut, un homme gardait l’entrée.
“Où vas-tu ?”, dit soudain une voix. “Le soleil n’est pas encore sorti.”
“Syu !”, m’exclamai-je mentalement, en sursautant.
“En réalité”, continua tranquillement celui-ci, “il manque encore cinq heures pour que le soleil sorte. Qu’est-ce que tu fais réveillée ?”
“Et toi ?”, lui répliquai-je.
“Moi, je ne suis pas aussi paresseux que les saïjits”, grogna le singe, sautant jusqu’à l’un des barreaux de fer du pont. “Les saïjits, vous dormez pendant toute la nuit, vous ressemblez à des ours lébrins. Quoique, les ours lébrins sont plus intelligents parce qu’ils ne se tuent pas entre eux. La majorité des saïjits mourraient dans la forêt que j’ai connue dans ma vie antérieure.”
J’observais la position du garde et, quand Syu eut fini sa diatribe, je me tournai vers lui, un peu contrariée.
“Syu, tu ne peux pas m’accompagner. J’ai une chose à faire…”
“Je m’en doutais. Mais je t’accompagnerai de toutes façons”, le singe sourit avec goguenardise. “Moi, je vais où je veux. Les gawalts, nous apprécions la liberté. Toi, tu vas où tu veux, moi, je vais où je veux.”
Je le foudroyai du regard à travers l’obscurité.
“S’il te plaît, ne complique pas les choses. Je vais juste vérifier un truc. Et j’ai besoin avant tout de discrétion.”
Le singe leva la tête et me montra les dents.
“Moi, je suis plus discret que toi. Toi, tu es une saïjit. Je reconnais que tu es moins bruyante que le Vieux, mais tu es quand même une saïjit. N’importe quel gawalt t’entendrait à un kilomètre.”
“N’exagère pas”, lui dis-je, en m’accrochant à un barreau de fer avec discrétion et agilité. “Je dois m’en aller, Syu, on se voit après.”
“Après”, répéta Syu, avec un rire malicieux.
J’attrapai le barreau suivant et je continuai à avancer, la mer au-dessous de moi. Au bout d’un moment, je jetai un coup d’œil vers la côte que je laissai derrière moi, pour m’assurer que Syu était parti. Je songeai que ce singe m’attirait plus de problèmes que ceux que j’aurais pu prévoir en le connaissant. Lorsque je fus arrivée à la moitié du pont, je commençai à me rendre compte de ce que j’étais en train de faire. Et si je tombais et que le courant m’emportait ? Et si ce que je prétendais faire n’avait pas de sens ?
“Se mettre à réfléchir suspendue d’une manière si ridicule est peut-être un passe-temps des saïjits que je ne connaissais pas”, entendis-je Syu commenter, sur un ton méditatif.
Je serrai avec plus de force les barreaux et je regardai autour de moi, exaspérée.
“Pourquoi tu me suis ?”, fis-je. “Tu serais plus tranquille à l’infirmerie Bleue.”
“Bien sûr. Et toi, tu serais plus tranquille dans ton arbre de pierre, celui que vous appelez tour.”
Je soupirai et j’avais décidé de continuer et de ne pas répliquer lorsque je me rendis soudain compte de quelque chose.
“Tour, comment sais-tu que je vis dans une tour ?”
Syu apparut soudain sur le barreau sur lequel je tenais les mains accrochées et je vis ses dents luire dans l’obscurité.
“Moi, je connais beaucoup de chemins et j’ai le temps d’explorer le territoire”, répondit-il. “Et si tu me laisses t’accompagner, je t’aiderai à trouver ton chemin, mais sinon…” Il pencha la tête, sauta sur le barreau suivant et laissa échapper un grognement bruyant, puis un cri qui dut s’entendre dans toute la ville, me sembla-t-il. Je restai si pétrifiée qu’un instant, je pensai que, si mes mains avaient glissé sur le barreau, je serais tombée à l’eau sans pouvoir me retenir à quoi que ce soit.
— Syu, par tous les dieux ! Qu’est-ce que tu fais ? —demandai-je, furieuse. Je soupirai, vaincue—. Très bien, si tu en as tellement envie, accompagne-moi, mais à une condition. —Je fis une pause pour m’assurer que le singe m’écoutait attentivement—. Tu imiteras tout ce que je fais, c’est-à-dire que tu ne feras pas de bruit, tu ne voleras rien et tu ne parleras de ça à personne, surtout pas à Laygra parce que tu sais qu’elle se met dans tous ses états avec ce genre de choses.
“Si la discrétion est aussi importante, pourquoi tu parles à voix haute maintenant ?”, rétorqua Syu, sur un ton mordant.
J’inspirai profondément. “Syu, tu m’as écoutée ?”
“Bien sûr que je t’ai écoutée, et je te donne ma parole, je serai comme ton ombre. Allons-y. À moins que ton intention se résume à rester à cet endroit humide durant toute la nuit ?”
Je grognai tout bas et avec un gros effort, je me dirigeai vers le bord du pont pour y grimper et y avancer plus tranquillement. À partir de là, j’utilisai les harmonies pour me dissimuler lorsque je m’approchais d’une lanterne. Syu courait devant moi, comme pour me montrer le chemin. Peu après, nous arrivâmes à Dathrun.
* * *
En arrivant à un croisement, le singe se tourna vers moi, l’air interrogateur.
“Et maintenant où ?”
J’observai la rue de la Reine et, ensuite, je levai les yeux vers la Demeure de Pilendrgow, plongée dans l’obscurité. Il était trop tard pour que les gens normaux soient encore dans les rues et trop tôt pour les travailleurs matinaux, de sorte que les rues étaient désertes et je n’eus à éviter que quelques ivrognes, un veilleur, une troupe d’étudiants retardataires peu lucides et un vagabond. Je passai inaperçue aux yeux de tous, excepté devant ce dernier, car il me vit avant que j’en fasse autant, et son regard qui me suivit pendant un long moment me rendit mal à l’aise. Mais, finalement, j’arrivais à l’endroit que je voulais atteindre.
Sans répondre au singe, je m’engageai dans la rue Sans Issue avec la plus grande prudence. Je disparus juste à temps, car un homme venait de tourner au coin de la rue. Je m’accroupis derrière un vieux meuble vermoulu et le singe grimpa sur mon épaule et, heureusement, garda le silence.
J’écoutai les bruits de bottes contre le pavé. Ils se rapprochaient. La nuit était chaude, mais, selon Sothrus, l’ami de Murry, un orage d’été se préparait, et j’espérai n’être surprise par aucune trombe d’eau.
Je tournai la tête vers la porte numéro cinq, au fond de la rue, et je repérai ce qui m’entourait, en essayant de voir quelque chose dans l’obscurité. J’observai que les deux autres portes du même côté étaient bloquées à l’extérieur par des montagnes de bric-à-brac. Par contre, de l’autre côté, une des entrées semblait être une porte de service comme celle de Pilendrgow et l’autre n’existait plus, substituée par un mur de pierre. Mais tout cela, je ne faisais que le deviner car l’obscurité était dense dans la ruelle.
Les pas se rapprochaient et je commençai à me demander ce que je ferais si cet homme était en réalité le sieur Mauhilver… à moins que ce ne soit Lénissu ! Je serrai les dents et secouai la tête, en grognant silencieusement. Ce n’était pas précisément le meilleur moment pour y penser. Je devais arriver à savoir si le sieur Mauhilver nous avait tout dit et je devais demeurer sur mes gardes.
Soudain, je retins ma respiration et je tressaillis de peur, en me rendant compte que le bruit des pas s’était arrêté. J’attendis quelques minutes en silence et je me disposai à jeter un coup d’œil prudent lorsque, tout à coup, Syu s’exclama :
“Attention ! Il sort.”
Il me fallut un moment pour comprendre qu’il se référait à la porte de service numéro cinq de la rue. La porte s’était ouverte silencieusement et j’eus à peine le temps d’apercevoir une silhouette enveloppée dans une cape avant qu’elle ne prenne appui sur le mur de l’impasse et grimpe sur le mur. Je la vis disparaître de l’autre côté, sans un bruit. La ruelle replongea dans le calme.
“Pourquoi cela t’intéresse tellement de savoir où est parti cet homme ?”
La question de Syu me ramena à la réalité et je secouai la tête, en me rendant compte que je m’étais mis à méditer trop profondément.
“Tu as dit que c’était un homme ?”, demandai-je soudain. “Bien sûr”, prononçai-je, pensive, sans le laisser répondre.
Sans oublier la présence de l’homme dans la rue de la Reine, je me redressai et, essayant d’être discrète, je sortis de ma cachette et je tendis le cou. La rue de la Reine était déserte. Non, une minute, il y avait une personne au bout de la rue, avec une lanterne à la main : je me convainquis que c’était un veilleur. Était-ce la même personne que celle que j’avais entendue avant ? C’était impossible à savoir, mais j’avais le sombre pressentiment que ce n’était pas le cas.
Alors, je me retournai et je fixai mon regard sur le mur. Je pris une inspiration et je fis un pas en avant.
“Tu ne penses sans doute pas passer par-dessus ce mur d’une façon aussi peu élégante ?”, me demanda soudain Syu.
Je tournai les yeux vers lui qui, assis sur le meuble, agitait la queue avec une apparente tranquillité.
“Et pourquoi pas ?”, répliquai-je, un sourcil levé.
“À ta place, je ne le ferais pas. Tu vas rentrer dans le mur et tu vas même réveiller le hobbit dormeur”, expliqua-t-il, pragmatique.
“Le hobbit dormeur ?”, répétai-je sans comprendre.
“C’est une expression. Ma mère l’utilisait toujours quand elle nous apprenait à passer inaperçus des prédateurs.”
Je secouai la tête et je me préparai à m’élancer. J’examinai le mur voilé par les ténèbres. Seule la partie supérieure recevait une vague lumière lunaire comme une apparition fantasmagorique. Le mur était haut, sans mentionner que j’ignorais s’il était lisse ou si j’allais trouver des endroits où m’accrocher. Avec un soupir, je croisai les bras.
“Pourquoi ce ne serait pas élégant ?”, demandai-je avec résignation.
“Bah. Les saïjits ont tendance à attaquer les choses en face. Ma mère disait que ce sont des animaux barbares et stupides. Nous, les gawalts, nous utilisons l’ingéniosité.”
Même dans l’obscurité, je pus voir le large sourire que le singe gawalt m’adressait. Je roulai les yeux.
“Ah bon. Je vois que tu as une idée assez subjective des saïjits. Mais puisque tu as tant d’ingéniosité, pourquoi tu ne m’aides pas à passer par-dessus ce mur ?”
Le singe, sans répondre, sauta sur une chaise cassée, en faisant un bruit sourd, et il se suspendit à une poutre de la maison d’en face, s’aidant ensuite de ses mains et pieds pour s’approcher du mur.
“Je vois”, dis-je avec une certaine appréhension. “Tu me prends pour un singe gawalt, Syu.”
Je fus surprise d’entendre soudain un rire mental sonore. Syu n’avait jamais ri aussi fort et, l’espace d’un instant, je regrettai de l’avoir laissé m’accompagner : il se moquait ouvertement de moi.
“Tu n’es pas encore gawalt, non”, répondit-il, amusé, en se laissant choir sur le mur, sous la lumière de la Lune. “Mais tu peux apprendre à l’être”, ajouta-t-il et je le regardai, très étonnée. Pensait-il vraiment ce qu’il disait ?
Je soupirai et j’écartai toute réflexion n’étant pas liée au moment présent et au sieur Mauhilver. Quelqu’un était sorti de la maison d’Amrit Daverg Mauhilver et, j’ignorais pourquoi, mais j’éprouvais le besoin de savoir qui c’était et où il allait et, sans aucun doute, si je continuais à traîner, je perdrais sa piste. Je grimpai donc sur la chaise cassée, que j’appuyai contre le mur de la maison, je sortis mes griffes et j’essayai d’atteindre les poutres de la maison. J’eus plus de mal à y arriver que ce que j’avais imaginé et, lorsque j’atteignis le mur, j’avais perdu tout espoir de trouver quoi que ce soit de l’autre côté.
“Je crois que tu as besoin de t’entraîner davantage”, me dit simplement Syu, magnanime.
Je fis une moue et je haussai les épaules.
“Ces maisons sont étranges et je ne suis pas habituée à ce qu’il n’y ait aucune aspérité où s’accrocher. En plus, je préfère les arbres.”
“Ça, c’est parler comme un singe gawalt”, commenta Syu, avec fierté.
Pendant ce temps, je jetai un coup d’œil de l’autre côté du mur. C’était une autre ruelle sans issue. Par où était-il passé ?, me demandai-je, inquiète. Alors, je regardai les toits et je fronçai les sourcils. Non, les toits étaient trop abrupts. Je contemplai un moment la Lune, l’expression abattue. Toute cette expédition avait été vaine. Mais qu’est-ce que je croyais ? Peut-être avais-je projeté d’entrer discrètement dans la maison, pour trouver une lettre de Lénissu, ou pour réveiller le sieur Mauhilver en pleine nuit et lui exiger de me dire la vérité… mais je me rendais compte à présent de ma stupidité. Pour moi, Amrit Mauhilver était un inconnu. Et j’étais convaincue qu’il nous cachait des choses que nous devrions savoir. D’ailleurs, il avait démontré qu’il en savait peut-être davantage sur les liches que moi, et c’était une idée inquiétante.
Soudain, je vis que sur le pavé de la rue de la Reine, la lumière de la lanterne du veilleur se reflétait et je compris qu’il fallait que je descende immédiatement du mur. Mais de quel côté ? La tension commença à accélérer les battements de mon cœur et, sans le vouloir, les portes mentales du phylactère s’ouvrirent totalement, si bien que je me laissai emporter par les souvenirs d’un jeune laboureur sans entendre le cri effrayé de Syu, qui me regardait alors que je glissais du mur, chutant irrémédiablement. Il me resta à peine suffisamment de conscience pour amortir le choc avec mes griffes. Je sentais que Syu essayait de me parler, mais je ne l’entendais pas : mon esprit était en ébullition et je me rendis compte que jamais je n’aurais dû ouvrir tant de fois ces portes mentales. Avec mes exercices et mes recherches, elles semblaient s’être ouvertes avec plus de facilité qu’avant et, à présent, je n’arrivais pas à les refermer.
Ce fut comme si j’étais née une nouvelle fois, vivant une autre vie, totalement différente. Je connaissais tous les noms des instruments de labour et je connaissais des chansons d’amour populaires et des légendes et des aventures ; cependant, un esprit, très lointain, essayait de me convaincre que ces chants étaient très anciens et qu’en fait, cela faisait des siècles qu’ils ne se chantaient plus et ceux qui avaient perduré n’étaient plus aussi longs. Mais cette idée était totalement absurde, puisqu’en ce moment même, je marchais vers les champs, avec ma pelle et mon chapeau, en chantant avec mes frères Cette nuit s’en va, s’en va. Quelle vie paisible ! Je travaillais tous les jours aux champs et, le soir, je jouais aux cartes à la taverne et je retournais chez moi et dormais placidement jusqu’à ce que le ciel commence à bleuir. Alors, je réveillais mes frères avant que ne le fasse mon père, nous nous habillions et nous repartions aux champs, saluant notre mère et nos sœurs. La vie était dure, mais heureuse. Mais alors, pourquoi est-ce que je ressentais tout à coup une douleur soudaine qui me traversait tout le corps ?