Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 2: L'Éclair de la Rage

22 Cinq, ruelle Sans Issue

Vers trois heures, je me réunis avec Murry et Laygra devant la Salle Érizal. J’avais mangé rapidement dans la Salle du Dégel, je m’étais habillée avec ce que Laygra m’avait acheté ce matin-là et je gagnai la Salle Érizal en marmonnant entre mes dents des insultes contre mes chaussures.

— Une vraie damoiselle ! —exclama Murry, moqueur. Lui portait un costume d’homme et un chapeau aux larges bords ; Laygra, une jupe blanche et une chemise verte élégante. On aurait dit deux étudiants de l’académie, prêts à sortir à Dathrun.

— Vous, vous avez vraiment l’air de citadins de Dathrun authentiques —leur dis-je.

Laygra m’examina d’un air critique et tenta de replacer mon foulard bleu correctement.

— On y va ? —grognai-je, en voyant qu’ils continuaient à me regarder.

— Attends. Pourquoi as-tu toujours ce bandeau bleu autour du front ? —me demanda Laygra.

Je fronçai les sourcils, puis je me touchai le front. Ah.

— Ça, c’est le dernier cadeau que m’a fait Wiguy —dis-je, avec une petite voix. Qui aurait dit qu’un jour Wiguy me manquerait ?, me demandai-je pour la millième fois. J’inspirai profondément, je dissimulai le bandeau bleu derrière le foulard, puis je répétai— : On y va ?

Notre seul contretemps fut de trouver en chemin quelques obstacles, comme une attrapeuse et quelques autres mauvaises blagues que les étudiants peu sérieux laissaient traîner pour les personnes distraites. Mes frère et sœur semblaient avoir acquis une grande habileté pour esquiver ce type de pièges et ils durent m’attraper par la manche une fois pour m’éviter de plonger tête la première contre un mur de gélatine. À un moment, alors que nous étions déjà près de l’entrée, nous nous heurtâmes à une illusion qui dessinait de façon mensongère des escaliers. Cette fois, je n’eus aucun mal à percevoir l’illusion harmonique et je dus assurer Murry et Laygra que le sol était lisse et qu’il ne descendait pas.

— J’avoue que, dans cette académie, ce que j’ai appris de plus utile, je le dois à Iharath —dit Murry, tandis que nous marchions prudemment sur le sol qui s’ouvrait sous nos pieds, dans un grand vide.

— Et qu’est-ce qu’il t’a appris ? —demandai-je, curieuse.

— Il m’a appris à survivre dans cette académie. Ce qui n’est pas du tout évident.

— Ne fais pas le sentimental —l’avertit Laygra.

Je lançai un coup d’œil sur mon épaule, vers l’illusion, et je me rendis compte qu’on ne voyait plus rien de trompeur d’où nous étions à présent, mais les battements de l’énergie harmonique étaient encore latents.

— Ça ne durera pas plus d’une heure —commentai-je—. Ça ne fait pas longtemps que ça a été fabriqué, visiblement.

— Les pires sont le groupe d’Alay Palverde —dit Laygra, une moue aux lèvres.

— Du Département Magarien —m’expliqua Murry—. Alay est un humain. Un type du même âge que Laygra. Il n’arrête pas de plaisanter, mais ses blagues sont vraiment pathétiques et seuls ses amis réussissent à le trouver amusant. Il fait un peu peur, mais, apparemment, c’est un bon magariste. Le problème, c’est qu’il laisse traîner ses objets et il a déjà provoqué plus d’une fois des tohu-bohu dans les couloirs.

— Il ne respecte personne —intervint Laygra avec dédain—. C’est ça le pire. Rowsin et Azmeth m’ont raconté qu’un jour, en passant par le couloir qui est près de la salle 125A, ils se sont retrouvés face à face avec Alay et sa bande. Ils leur ont jeté des boules d’étourdissement et les pauvres ont passé deux heures à tourner bêtement dans le couloir avant que le professeur Erkaloth n’arrive enfin pour les aider. Et le stupide Palverde et sa troupe n’ont reçu qu’une punition légère.

— Qu’est-ce qu’ils ont dû faire ? —demandai-je, impressionnée, tandis que nous sortions de l’académie. Le vent était presque tombé et les nuages s’étaient effilochés, laissant place à une belle après-midi sous les chauds rayons du soleil.

Laygra gonfla ses joues pour montrer son indignation.

— À ce qu’on dit, ils ont dû ramasser les brindilles du Parc de l’académie. C’est honteux, une punition comme ça. Il aurait pu arriver n’importe quoi à Rowsin et Azmeth pendant qu’ils étaient seuls.

J’acquiesçai en silence.

— Comment ça s’est passé, avec le docteur Bazundir, ce matin, Shaedra ? —demanda Murry, alors que nous traversions le Pont Froid—. Il t’a déjà montré comment faire pour lire l’esprit et découvrir les secrets des gens ?

Je laissai échapper un grognement.

— Pas encore et je n’ai pas du tout l’intention d’apprendre ça.

Je leur avais dit que le docteur Bazundir était un enthousiaste de l’énergie bréjique et qu’il avait voulu me l’apprendre, car il pensait que j’avais une certaine prédisposition. Je ne leur avais rien dit sur les yédrays, peut-être bien par manque de courage, mais je savais aussi que je ne voulais pas les préoccuper davantage. Je leur avais assez compliqué la vie comme ça.

— Il est surtout en train de m’apprendre les bases de l’énergie bréjique —ajoutai-je—. Syu assiste au cours aussi.

Murry éclata de rire.

— Syu assiste au cours de bréjique ? C’est un singe gawalt celmiste, ou quoi ?

— Syu n’est pas stupide —grogna Laygra—. Les gawalts, en particulier, sont très intelligents. Mais je ne sais pas si c’est une bonne idée de leur apprendre à contrôler les énergies. Cela pourrait être dangereux pour lui.

— Bah, ne te tracasse pas —lui dis-je d’un air désinvolte—. Le docteur Bazundir sait parfaitement où sont nos limites. Au fait, Murry, comment ça va, Keysazrin et toi ?

Murry s’empourpra instantanément et me foudroya du regard.

— Ça, ça ne te concerne pas, sœurette, mais… je crois que ça avance pas mal. Je crois qu’elle sait.

— Qu’elle sait quoi ? —demandai-je aussitôt.

Murry me donna une légère bourrade, en grognant.

— Tu es bien curieuse, dis donc !

Je pouffai, mais j’arrêtai de le harceler avec des questions. Nous marchâmes en silence pendant un long moment et, tous trois, sans nul doute, nous nous posions les mêmes questions : qu’allait nous demander de faire sieur Mauhilver pour obtenir ce fameux livre ?

Lorsque nous remontions l’avenue principale, je me rendis compte que mes pensées s’étaient tournées vers mes souvenirs d’Ato et ma respiration s’était accélérée inhabituellement. Le brouhaha de la rue m’assourdissait les oreilles et la tête me tournait. Au début, je crus que tout n’était dû qu’à l’agitation de la rue, mais, alors, des images et des scènes du passé envahirent mon esprit et je sentis le sang se glacer dans mes veines. Je fus submergée par des souvenirs qui avaient toujours été gardés sous clef, repliés sur eux-mêmes dans un coin de mon esprit. Et, vraisemblablement, mes leçons d’énergie bréjique de ce matin-là avaient réveillé quelque chose qui aurait dû rester à jamais enterré. Je me rappelai l’odeur du bois qui brûlait dans la cheminée du vieux Wigas. Et je me souvins qu’un jour, sous le brûlant soleil d’été, j’étais sorti labourer le champ avec mes frères. Je me rappelai les jeux innocents que je partageais avec les deux petits chiots de Dasverth. Et je me souvins du jour où j’étais arrivé juste à temps pour sauver l’une de mes sœurs qui était tombée dans la rivière alors qu’elle ne savait pas nager. Deux de ces souvenirs m’appartenaient vraiment ; les deux autres étaient ceux d’un brave et gentil garçon qui travaillait comme journalier dans les terres de…

— Shaedra ? Ça va ? —me demanda une voix.

Avec un effort considérable, je refermai toutes les portes qui conduisaient à cette alcôve secrète et obscure qui gardait, si je ne m’y trompais pas, les souvenirs de Jaïxel. Des souvenirs. Jaïxel avait perdu les souvenirs de son enfance.

Murry et Laygra me dévisageaient, l’air préoccupés.

— Ça va —répondis-je, en me massant la tête—. Je ne me suis pas encore faite à tout cette animation. Allons donc, ne me regardez pas comme ça, ça va aller —répétai-je, en pressant le pas—. C’est par où ?

Mes frère et sœur échangèrent un regard. Murry haussa les épaules et indiqua une avenue.

— Il faut monter un peu plus, puis prendre à droite.

Les endroits que nous traversâmes peu après s’étaient peuplés de maisons élégantes, bordées de jardins et de petits parcs. La rue était bien moins agitée comparée à l’avenue principale et les rares personnes que nous vîmes étaient surtout des cochers et des serviteurs. À un moment, une dame sortit d’une demeure, vêtue d’une imposante robe, accompagnée de son mari, un homme au grand chapeau et au costume ridiculement rigide, la tenant par le bras. La femme se protégeait du soleil à l’aide d’une ombrelle, et je roulai les yeux en me demandant comment, après autant de jours de pluie, quelqu’un pouvait bien être capable de se soustraire aux rayons du soleil.

— C’est cette maison-là —fit peu après Murry, à voix basse—. Celle à gauche. Ça, c’est l’entrée principale. La ruelle Sans Issue est un peu plus loin.

Nous passâmes devant l’énorme maison en essayant de ne pas paraître trop indiscrets. Le jardin était peuplé de grands chênes au feuillage dense, de rosiers et d’arbustes de toutes sortes.

— Démons —articulai-je—. Ça me rappelle un peu la maison d’Akyn, et celle-ci est même plus grande.

— Cherchons un endroit où nous pourrons attendre —dit Murry, en consultant l’heure sur le clocher du temple, au loin—. Il n’est même pas quatre heures. Nous nous sommes un peu précipités.

— Ce n’est pas grave. Montrons à Shaedra la ville —suggéra Laygra.

Ils me conduisirent au Parc des Alouettes et, là, nous achetâmes trois excellentes glaces que nous mangeâmes tandis que nous écoutions un spectacle musical que l’on donnait, Place du Rebdel, près du parc. D’après leurs explications, ce jour-là, il y avait une fête d’été, comme tant d’autres, et les gens revêtaient leurs meilleurs habits pour l’occasion. Il y avait de la musique, des tours d’adresse et même une brève pièce de théâtre que nous ne pûmes voir en entier, car l’heure d’aller voir sieur Mauhilver approchait.

Nous retrouvâmes la tranquillité de la rue de la Reine et nous virâmes vers la ruelle Sans Issue, qui était de fait une impasse étroite, où les gens, apparemment, jetaient des objets de toute sorte qu’ils n’utilisaient plus. On n’entendait plus que le bruit lointain des tambours du défilé. Dans l’impasse, les rayons chauds du soleil ne nous atteignaient même plus.

— Rappelez-vous —nous chuchota Murry—, personne ne doit savoir qui nous envoie ici. Il a insisté sur ce point —dit-il, en parlant de toute évidence du maître Helith.

Après une légère hésitation devant la porte qui portait le numéro cinq un peu de travers, Murry frappa fermement à la porte, deux fois. On n’ouvrit pas immédiatement et, pendant un instant, je me mis à divaguer en me demandant si on allait nous ouvrir et en doutant d’un coup que ce soit la bonne adresse. Soudain, sans que nous ayons perçu le moindre bruit de pas à l’intérieur, on entendit le verrou claquer et la porte s’ouvrit silencieusement.

Un homme, d’une quarantaine d’années, sérieux et vêtu d’un long manteau, nous dévisagea, comme s’il attendait que nous parlions, mais, à vrai dire, nous étions trop occupés à l’observer. La première chose que je vis, c’est qu’il lui manquait un bras et que sa longue manche pendait sur son flanc, immobile. C’était un humain et ses yeux étaient gris, avec des reflets bleus.

— Euh… —dit Murry, en ôtant son chapeau, courtoisement—. Nous sommes venus parler à sieur Mauhilver. C’est vous, sieur Mauhilver ?

L’homme nous contempla pendant quelques secondes, en silence, avant de s’écarter de la porte.

— Entrez.

Emplie d’appréhension, je suivis mes frère et sœur à l’intérieur. La pièce n’était pas vraiment luxueuse. Cela avait l’air plutôt d’un endroit abandonné. En face, un escalier faisait le tour de la salle sans que nous puissions voir où il conduisait. Cependant, l’homme ne nous guida pas vers les escaliers.

— Suivez-moi —nous demanda-t-il simplement.

Il nous guida vers une pièce qui semblait être une ancienne cuisine abandonnée. L’homme disposa trois chaises autour de la table et nous fit signe de nous asseoir.

— Oh. Bien sûr —dit Murry. Il secoua la tête, troublé de cet accueil si étrange, et il prit place.

J’imitai mon frère, m’attendant à ce que, d’une minute à l’autre, l’homme nous dévoile qu’en réalité il était sieur Mauhilver et qu’il s’était déguisé pour l’occasion… Mais non. L’homme regagna la porte et nous lança avec sa voix sévère :

— Je vais avertir sieur Mauhilver que vous êtes ici.

Comme il semblait attendre une réponse, Murry répondit, en s’efforçant de sourire.

— Naturellement, euh… Oh.

Il se leva comme un gentilhomme et Laygra et moi l’imitâmes.

— Je vous prie de m’excuser —fit l’homme, en inclinant sèchement la tête.

Il sortit par la porte et nous nous rassîmes, seuls dans la cuisine. Je remuai nerveusement sur ma chaise.

— Ces chaussures ne sont pas du tout commodes —me plaignis-je, après un long silence.

Ma phrase sembla amuser Laygra, car elle eut un petit rire nerveux. Le silence retomba et, j’ignore pourquoi, je me mis à penser à Jirio et à son problème. Il ne pouvait pas se résigner à partir de Dathrun simplement parce qu’il ne savait pas contrôler son énergie. Le seul problème qu’il avait, c’était son manque d’estime de soi. Soudain, je me sentis bête de l’avoir abandonné ce matin-là si froidement. Je devais arranger ça, me dis-je, fermement. Mais je me rappelai qu’en ce moment j’avais d’autres ennuis.

— Et si on nous abandonne ici ? —demanda tout d’un coup Murry, à voix basse. Il tripotait son chapeau, l’air agité et nerveux.

Ni Laygra ni moi ne pûmes lui donner une réponse optimiste.

— Je n’aime pas ça —finis-je par affirmer. Et j’allais dire que ce qu’il y avait de mieux à faire était de se lever discrètement et de partir, lorsqu’une voix interrompit le silence.

— Ce sont des enfants.

Nous sursautâmes tous trois, effrayés, et nous bondîmes sur nos pieds, nerveux. Dans l’embrasure de la porte, se tenait un jeune homme extrêmement beau, aux cheveux blonds, aux yeux châtains et au visage d’ange. Il portait un costume dernier cri, un chapeau noir et un bâton sur lequel il s’appuyait, l’air désinvolte. Mais ce n’était pas lui qui avait parlé, mais l’homme qui nous avait ouvert la porte et qui se tenait à présent derrière Amrit Daverg Mauhilver.

— Des enfants —confirma sieur Mauhilver tranquillement. Il fit les cents pas dans la cuisine en heurtant son bâton contre le sol à chaque pas, l’air songeur, tandis que nous l’observions en silence, sans savoir quoi dire. Au bout de quelques minutes, cependant, Murry ne put contenir son irritation.

— Je ne suis pas un enfant. J’ai dix-sept ans et je me considère un homme. En plus, j’ai parcouru le monde —ajouta-t-il sur un ton viril.

Amrit Daverg Mauhilver s’arrêta et le scruta, une moue sceptique à la bouche.

— Bonjour —dit-il.

Murry rougit et se racla la gorge, en se redressant de toute sa taille.

— Bonjour, sieur Mauhilver. Nous sommes venus auprès de vous, mes sœurs et moi, parce qu’on nous a dit que vous aviez un livre qui pourrait nous intéresser et nous nous demandions s’il serait possible de le consulter.

Sieur Mauhilver ne répondit pas immédiatement. Il s’approcha de nous, lentement, puis nous observa minutieusement.

— J’ai reçu une lettre —dit-il, alors—. Cette lettre parlait de trois excellents étudiants ternians qui viendraient le premier Javelot vers cinq heures de l’après-midi. Vous êtes tous des étudiants ?

— Euh… oui —répondit Murry, un peu perdu—. Mais…

— Et vous êtes tous ternians. —Il nous contempla, l’expression mécontente—. La question est : êtes-vous vraiment ceux que j’attendais ?

Nous échangeâmes des regards, sans répondre.

— Évidemment, c’est nous —soupira alors Laygra, impatiente—. Qui manquerait la fête de l’été, sinon ? —Son argument me laissa perplexe—. Nous sommes venus pour que vous nous montriez votre livre et, d’après ce qui nous a été dit, vous avez accédé à nous le montrer si nous vous faisions une faveur. Nous sommes venus pour ça —finit-elle par dire, hésitante, alors que sieur Mauhilver la dévisageait, le visage impassible.

— Daelgar —déclara-t-il—. Je ne crois pas que ces trois-là soient très dangereux. Tu peux finir ce que tu avais à faire.

— Sieur Mauhilver —l’homme manchot inclina la tête et quitta la pièce. Immédiatement après, sieur Mauhilver se tourna vers nous, une expression mystérieuse sur le visage.

— Nous, nous monterons prendre le thé.

* * *

La pièce était spacieuse, avec de grandes baies vitrées, des rideaux ornés, des étagères remplies de livres qui semblaient ne jamais avoir été ouverts, et un bureau bien rangé auquel, d’après son aspect flambant neuf, sieur Mauhilver ne devait pas s’asseoir bien souvent. Sur la table, se trouvaient trois tasses de thé bouillantes.

Assis dans son fauteuil, il nous scruta de son regard, l’un après l’autre, comme s’il essayait de sonder notre esprit. Méfiante, je tentai de fermer mon esprit comme me l’avait expliqué le docteur Bazundir le matin même, mais je n’étais pas encore très experte et je fus incapable de savoir si mes efforts eurent ou non un effet.

— Je n’ai pas l’habitude de parler avec des inconnus —dit-il, lorsque nous nous fûmes assis—. Vous êtes frère et sœurs —ajouta-t-il, sans lien apparent.

— En effet —répondit Murry. Mon frère semblait avoir recouvré son calme et maîtriser la situation, et je lui laissai donc mener la conversation avec plaisir.

— Hmm —sieur Mauhilver marqua une pause—. Simple curiosité… Savez-vous qui vous a envoyés ici ?

Murry nous lança un regard d’avertissement très peu discret et hocha négativement la tête.

— Cela n’a pas d’importance —assura-t-il—. Mais la personne en question nous a dit que vous déteniez un livre.

— Un livre —répéta celui-ci, méditatif—. Des livres, j’en ai beaucoup. Et je reconnais que bien peu ont suffisamment de valeur pour mériter l’attention de trois chercheurs experts en nécromancie.

Nous le dévisageâmes et il éclata d’un rire sonore. Il se moquait de nous.

— Ce n’est pas ce que vous cherchiez ? Un livre sur la nécromancie ? —Il secoua la tête, amusé—. Mais un peu de sérieux. Je sais que vous n’êtes que des néophytes dans ce domaine. Et j’avoue que, moi-même, je suis un ignorant complet en la matière. Mais, visiblement, pour le moment, j’ignore des choses encore plus importantes. J’ai des doutes et j’espère que vous allez m’éclairer. Votre oncle m’a parlé de vous, il y a longtemps, et… mais qu’y a-t-il ? —s’enquit-il soudain, en nous regardant tour à tour.

Murry s’était à moitié levé et Laygra fixait notre interlocuteur, bouche bée. Quant à moi, je fronçai les sourcils, intriguée. Quel lien pouvait-il bien exister entre Lénissu et sieur Mauhilver ?

— Vous parlez de notre oncle Lénissu ? —grogna Murry.

Sieur Mauhilver le détailla du regard, l’air grave.

— Je parlais de lui, naturellement, que je sache vous n’avez pas d’autres oncles —dit-il, un sourcil levé. Il marqua une pause tandis que nous faisions non de la tête—. Bien, dites-moi, avez-vous des nouvelles de Lénissu ?

Raides sur leurs sièges, Murry et Laygra se tournèrent vers moi, et Amrit Mauhilver me fixa donc, l’air interrogateur. Je me raclai la gorge, mal à l’aise.

— J’étais avec lui, il y a deux semaines. Vous… vous le connaissez personnellement ?

Amrit Mauhilver m’observa un instant, les sourcils froncés, puis hocha la tête.

— Je le connais personnellement.

Il y eut un silence gêné pendant lequel Amrit Mauhilver demeura plongé dans ses pensées. Soudain, il se leva et s’approcha de la fenêtre. Il avait enlevé son chapeau et ses cheveux dorés reflétaient les rayons du soleil. Troublés, mes frère et sœur et moi échangeâmes des regards confus. Nul d’entre nous n’osait rompre le silence malgré toutes les questions et les doutes qui nous assaillaient.

— Comment va-t-il ? —demanda brusquement sieur Mauhilver, sans me regarder.

J’aurais aimé qu’il me demande quelque chose de plus substantiel, qu’il nous dise où était le livre ou qu’est-ce que nous devrions faire pour l’obtenir. Je n’avais nulle envie de parler de Lénissu à un inconnu.

— Il allait bien… la dernière fois que je l’ai vu —répondis-je, en ressentant les forts battements de mon cœur. Je craignais d’être prise d’un malaise une nouvelle fois et je serrai l’une des pattes de la chaise avec mes griffes.

Sieur Mauhilver acquiesça, l’air soulagé. Son expression trahissait de l’amusement.

— Oui. Votre oncle a le chic pour se fourrer dans les situations les plus invraisemblables et il est impossible de savoir, en le quittant, si dix minutes après, il ne va pas être frappé par un éclair foudroyant. —Il nous observa directement, en adoptant une mine grave—. J’ai un doute, sait-il que vous êtes ici ?

— Il est plutôt difficile de le savoir —répondit Laygra. Amrit Mauhilver leva un sourcil interrogateur—. Nous ne savons pas où il est.

— Comment se fait-il que vous le connaissiez ? —demanda Murry, soupçonneux.

— Ah. Je le connais depuis des années. Il m’a sauvé la vie, alors que j’avais quinze ans. Et depuis lors, il ne m’a causé que des ennuis —grommela-t-il, comme se parlant à lui-même.

J’essayai de résumer ce que je venais d’apprendre. Sieur Mauhilver était un ami de Lénissu. Au début, il croyait que Lénissu nous avait envoyés ici, mais notre réaction l’avait fait douter. Par tous les démons, mais qu’avait donc dit maître Helith dans la lettre ?

Après un bref silence, Amrit Daverg Mauhilver signala nos tasses de thé.

— Buvez, sinon ça va refroidir. La façon dont Lénissu et moi nous sommes connus ne vous regarde pas. L’histoire n’a guère d’importance. Cela fait plus de quatre ans que je ne vois pas votre oncle, et ce qui se passe maintenant est très étrange. Très étrange —répéta-t-il—. Voilà une semaine, j’ai reçu une lettre signée de Lénissu me disant qu’il a perdu une nièce et qu’il la recherche. Et, peu après, je reçois une lettre anonyme accompagnée d’un magnifique artefact à la valeur incalculable m’informant que j’allais avoir la visite de trois étudiants ternians, neveux d’un homme appelé Lénissu.

— Par tous les cieux —prononçai-je, émue. Cela signifiait que Lénissu était encore en vie. Et qu’il me cherchait. Je serrai la patte de la chaise avec plus de force, en sentant qu’une vague de soulagement m’envahissait. Lénissu vivait, il avait échappé aux nadres rouges, me répétai-je—. Lénissu vit —fis-je à voix haute, comme pour rendre la réalité encore plus réelle.

— La nouvelle ne semble pas vous faire plaisir à tous —remarqua Amrit Mauhilver, en fixant tour à tour Murry et Laygra.

Mes frère et sœur s’agitèrent sur leur siège, mal à l’aise.

— Cela fait simplement beaucoup de temps que nous ne le voyons pas —expliqua Murry, en détournant son regard de celui, direct, de sieur Mauhilver.

Le gentilhomme haussa les épaules.

— De toute façon, que vous le détestiez ou que vous l’aimiez, cela m’est complètement égal. Il m’a demandé de l’aider à trouver une petite de treize ans… —Ses yeux se posèrent sur moi et je soutins son regard sans ciller—. Je suppose qu’il s’agit de toi.

— Vous lui avez déjà répondu ? Il va venir ? —demandai-je, avec émoi.

— Naturellement que je lui ai répondu, mais j’ignore s’il a reçu mon message. Je lui ai dit qu’il fasse un détour par Dathrun pour visiter son vieil ami qui n’hésiterait pas à lui donner un coup de main. Et je lui ai dit —ajouta-t-il, plus lentement— que je ferais tout mon possible pour trouver sa petite nièce adorée. Et alors, la deuxième lettre m’a fait comprendre que vous étiez les trois et uniques neveux de mon vieil ami, ce qui me fait croire qu’un être qui vous veut du bien vous a envoyés auprès de moi pour que je m’occupe de vous. —Il marqua une pause et s’assit dans son fauteuil en soupirant—. Quand je lui dirai que je vous ai trouvés tous les trois, je suis sûr qu’il se sentira l’homme le plus heureux du monde.

Il parlait sans aucun doute de Lénissu. Laygra et Murry demeurèrent pensifs. Peut-être commençaient-ils à comprendre que Lénissu n’était pas si terrible que ça. J’inspirai profondément et j’attendis que sieur Mauhilver poursuive.

— Ce que je ne comprends pas tout à fait encore, c’est l’histoire du livre —continua-t-il—. Pourquoi cette personne dont j’ignore le nom vous a envoyés chercher un livre ? J’essaie de trouver un message crypté, mais je ne vois rien.

— Alors, vous n’avez pas le livre que nous cherchons —susurra Murry, troublé.

— Qu’importe ? —intervins-je, exaltée—. Murry, il connaît Lénissu ! Et Lénissu va venir. —Ma voix tremblait d’excitation.

— Il ne peut pas nous avoir menti —maugréa Murry, furieux, en parlant de maître Helith—. Shaedra, te rends-tu compte ? Nous tournons et nous n’avançons pas. Cela fait plus d’un an que nous n’avançons pas.

Je le dévisageai, étonnée de trouver autant d’amertume et d’épuisement dans sa voix. Avec un grognement, Murry enfouit son visage entre ses mains, en tentant de se remettre. Entretemps, sieur Mauhilver se grattait délicatement le menton. Je décidai alors qu’il était temps pour moi de parler.

— Sieur Mauhilver —prononçai-je, m’attirant une nouvelle fois son regard—, je veux vous remercier de nous avoir informés de tout cela, et je voudrais vous demander… avez-vous une idée du temps que Lénissu mettra pour venir ?

Il fit une moue, en m’observant attentivement.

— Peut-être est-il déjà à Dathrun —j’ouvris grand les yeux—. Ou peut-être est-il à plusieurs jours d’ici. À moins qu’une bande de nécromanciens ne l’ait séquestré et ne l’ait emporté dans les profondeurs —ajouta-t-il, avec une gravité moqueuse, alors que je le fixais, l’expression lugubre—. Je ne suis pas en mesure de le savoir. La seule chose que je sais, c’est que la lettre provenait d’un endroit situé entre Ombay et Ténap.

Entre Ombay et Ténap, me répétai-je mentalement. Cela signifiait que le monolithe ne l’avait pas télétransporté très loin. D’un côté, c’était une bonne chose, mais, d’un autre côté, j’espérais que les nadres rouges avaient fui suffisamment loin pour ne pas essayer d’attaquer Lénissu.

— Je vais vous confier quelque chose. L’auteur de la lettre anonyme, que vous connaissez sans doute, m’a demandé de m’occuper de vous. Et il m’a donné deux raisons pour le faire. Mais bien sûr, le fait que vous soyez de la famille de Lénissu m’a déjà suffi pour décider de veiller sur vous jusqu’à son arrivée.

Ce qui voulait dire que Marévor Helith savait que sieur Mauhilver était un ami de Lénissu et qu’il s’occuperait de nous pendant son absence. Mais combien de temps durerait son absence ? Pour la centième fois au moins, je me demandai, chagrinée, pourquoi je ne l’avais pas arrêté ce jour-là, alors qu’il était à ma portée, pour exiger qu’il me réponde.

— Nous n’avons pas besoin de tuteur —protesta Laygra—. En plus, la personne qui nous a envoyés nous a déjà dit qui vous êtes réellement. Nous ne voulons rien devoir à des gens comme vous.

Sieur Mauhilver la regarda, un sourire sceptique aux lèvres.

— Ah, oui ? Et qui suis-je réellement ?

Il ne semblait pas offusqué, mais je ne pus m’empêcher de donner un petit coup de pied à Laygra pour qu’elle réfléchisse à deux fois avant de parler. Mes efforts furent vains.

— Un voleur —proféra ma sœur, tout en tremblant sous le regard d’acier qu’il avait posé sur elle. Je soupirai discrètement et je finis ma tasse de thé.

— Bien sûr —répondit le gentilhomme avec désinvolture—. Un homme qui gagne plus de vingt mille kétales de rentes à l’année est forcément un voleur. Je suis un rentier. Un maudit bourgeois. Et un voleur de cœurs, ne l’oublions pas —ajouta-t-il, en nous adressant un sourire séducteur.

Laygra, indignée, laissa échapper un bruit semblable à un hoquet. Murry posa une main rassurante sur son épaule, mais lui non plus ne paraissait pas très tranquille.

— Sieur Mauhilver —dit mon frère—, je vous prie d’excuser le manque de bonnes manières de ma sœur. Dans la lettre, on nous a avertis que vous étiez un voleur. Nous ne savions même pas, au début, que vous viviez dans ce genre de… maisons.

Amrit Mauhilver fit un bref signe de tête, montrant par là qu’il acceptait les excuses et il quitta son fauteuil.

— Ça a été un plaisir de vous connaître, chers neveux de Lénissu. Pour le moment, je ne peux m’entretenir davantage avec vous : le devoir m’appelle. Si j’ai des nouvelles de Lénissu, je vous le ferai savoir le plus vite possible et, si vous avez un vrai problème, un problème grave, vous pouvez revenir, mais du côté de l’impasse, pas par la porte principale, vous comprenez ? Ah, maintenant que j’y pense, le livre dont parlait la lettre… il est abîmé et ça fait longtemps que je ne l’ai plus, mais je ne crois pas qu’il vous aurait été très utile contre une liche.

J’étais déjà debout lorsqu’il finit de parler et je me pétrifiai, le regard rivé vers lui.

— Mais —ajouta-t-il, en souriant— qui donc a parlé de liches ?