Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 2: L'Éclair de la Rage

19 Lumière ténue

Lorsque je rentrai à l’infirmerie, j’étais couverte de toiles d’araignées et je me dirigeai discrètement vers la fontaine pour laver mes cheveux et ôter le plus gros de la poussière qui s’était déposée sur ma tunique verte qui, à présent, ressemblait plus à un torchon sale qu’à une tunique. Avec un soupir, je l’enlevai, j’en fis une boule et je l’accrochai à ma ceinture.

— Je vais à la buanderie, Syu. À tout à l’heure.

Syu disparut dans les arbres et, moi, je me dirigeai vers la sortie de l’infirmerie. À l’entrée, je rencontrai Jirio, qui entrait d’un pas hésitant. Il semblait de nouveau avoir abusé des énergies.

— Bonjour Jirio, encore à l’infirmerie ? —fis-je, amusée.

— Hum ? Ah, bonjour, Shaedra. Ce n’est rien, je crois qu’on m’a lancé un sortilège de désorientation.

J’écarquillai les yeux. On lui avait lancé un sortilège. Mais qui ? Jirio vacillait et zigzaguait, entrant et sortant de l’infirmerie, sans savoir où aller. Ce n’était pas le moment de lui demander quoi que ce soit. Je le pris par le bras et je le conduisis doucement à l’intérieur.

— Il vaut mieux que tu restes un peu à l’infirmerie, en attendant que ça passe —lui dis-je. J’eus l’impression qu’il acquiesçait—. Mais dis-moi, qui t’a lancé le sortilège ? Peut-être que je pourrais t’aider.

Jirio ne répondit pas. Il était vraiment étourdi. Je cherchai une infirmière parmi les tentes et je finis par en trouver une qui me dit qu’elle était très occupée et que le mieux, c’était que je le fasse s’asseoir quelque part et qu’il se remettrait avec le temps. En maugréant intérieurement, je continuai à chercher et, finalement, je trouvai une très vieille infirmière qui se chargea de Jirio en lui offrant un verre d’eau et en lui donnant de petites tapes dans le dos. Elle me dit finalement :

— Ne te tracasse pas, jeune fille, il va se rétablir en moins d’une heure. Il était en classe lorsque c’est arrivé ? —Je fis signe que je n’en avais aucune idée—. Eh bien, tu n’as pas besoin de rester ici. Il ne va rien lui arriver de mal.

— Merci beaucoup. Bonne journée.

Je sortis de l’infirmerie et je pris le chemin de la buanderie. Là, je lavai ma tunique, je la frottai énergiquement, je l’essorai et je l’emportai dans ma chambre où je dus improviser et suspendre une corde pour l’étendre. Une fois cela fait, je mis mon autre tunique fauniste et je me rendis à la Salle Érizal à la recherche de Murry et de Laygra, mais, comme je ne les vis nulle part, je revins à la Salle du Dégel, je me servis une grande assiettée de lentilles et je m’assis à une table près des fenêtres les plus ensoleillées. Le vent s’était levé et à l’ouest, des nuages chargés de pluie se rapprochaient. Malgré ce qu’avait dit le gnome, Neyl Dosin, tout semblait annoncer que le cycle serait très pluvieux.

Après avoir laissé mon assiette vide et toute propre, j’avais encore faim, mais chaque élève était censé n’avoir le droit de se servir qu’une seule fois. Je soupirai intérieurement, en pensant que la somme d’argent versée pour mon inscription pouvait largement payer des repas pendant deux ans.

Je regardai la salle autour de moi. La plupart étaient attablés, mangeant et causant bruyamment. Les premiers jours, j’avais remarqué que la moitié environ des élèves de l’académie préféraient parler naïltais plutôt qu’abrianais. Dans les communautés d’Éshingra, la majorité connaissait le naïltais, l’abrianais et le naïdrasien, en particulier dans les villages de la côte, où se mêlaient marins et marchands de toutes les régions de la Terre Baie. Cependant, les cours de l’académie se donnaient en abrianais, sûrement parce que l’abrianais était considéré comme une langue érudite et noble alors que le naïltais était plutôt qualifié de langage barbare dans les zones côtières. Moi, je savais parler naïltais, mais avec infiniment moins d’aisance et, parfois, s’exprimer de façon incorrecte pouvait causer des catastrophes. Tout cela me convenait donc à merveille.

Je sortis les horaires de mon sac et je commençai à les consulter. Cette après-midi, j’avais mon premier cours. D’endarsie. Je fronçai les sourcils. Aynorin avait assez insisté sur cette branche spécialisée et je connaissais pas mal de théorie, mais la pratique ne m’avait jamais bien réussi, surtout l’art de la guérison. Bien. Je terminais à cinq heures et ensuite je commençais à huit heures du matin le Blizzard avec un cours d’Histoire. En survolant les horaires du mois suivant, je me rendis compte qu’ils changeaient tout le temps et qu’il valait mieux que je sois attentive si je ne voulais perdre aucun cours.

Je me centrai de nouveau sur le présent et je regardai le numéro de la salle où je devrais me rendre dans une heure. J’avais amplement le temps, mais je décidai de chercher tout de suite le numéro 26C. Cela devait être dans un autre édifice.

Je me levai et sortis de la salle pour me diriger jusqu’au plan de l’académie. Je restai là un bon moment à examiner les numéros des salles, mais je ne réussis pas à trouver l’édifice C, et pourtant cela ne devait pas être si difficile, parce que j’avais vu le A, le B, le D et le E. En plus, j’étais sûre que j’étais déjà passée par là-bas pendant mes explorations.

— Shaedra ! —m’appela Laygra en s’approchant—. Je te cherchais. Je voulais t’avertir que cette après-midi nous allons au Termondillo, et tu viendras avec nous, comme ça nous te montrerons Dathrun, qu’est-ce que tu en penses ?

Elle semblait troublée, comme si elle me cachait quelque chose qu’elle n’osait pas me dire là où nous étions. Je fronçai les sourcils. Pourtant, je ne pouvais pas nier que l’idée de sortir de l’académie n’était pas pour me déplaire.

— Génial. Et on y va avec les amis de Murry ?

Laygra fit une grimace et acquiesça.

— Et Rowsin et Azmeth, des amis à moi, viendront aussi.

Je souris et j’avouai :

— J’espère ne pas me perdre en chemin, je n’ai jamais été dans une si grande ville de toute ma vie.

Laygra rit, amusée.

— Ombay est plus grand. Quand on est allés vers le sud, Murry et moi, on y est passés. Je n’aurais jamais pensé qu’il puisse y avoir tant de monde dans un même endroit. Bon, on se voit à l’entrée à cinq heures ? C’est à cette heure que tu termines, non ?

Je fus surprise qu’elle connaisse mieux mes horaires que moi. C’est seulement après qu’elle fut partie que je pensai que j’aurais pu lui demander où donc se trouvait l’édifice C. Je passai bêtement l’heure suivante à chercher la salle 26C. Je traversai trois fois la Galerie d’Or, je m’égarai dans un endroit perdu où personne ne passait et je trouvai même une autre ouverture semblable à celle que j’avais découverte le matin, mais, lorsque je m’accroupis pour jeter un coup d’œil, je ne vis qu’un trou peu profond bouché au fond par une grosse pierre. Je questionnai plusieurs étudiants qui se mirent à rire et partirent sans me répondre. Ce n’est pas la peine de dire que j’étais d’une humeur massacrante quand, finalement, dans un couloir de l’édifice E, je rencontrai par hasard Jirio, qui était agenouillé par terre en train de ramasser plusieurs livres et crayons qui étaient tombés de son sac. C’est alors que je me rendis compte que j’avais totalement oublié d’emporter les feuilles que m’avait données Murry pour écrire. Bah, de toute façon, il ne me restait plus que quelques minutes pour arriver en classe à temps et je n’avais toujours pas trouvé le maudit édifice C.

— Tu as besoin d’aide ? —demandai-je à Jirio.

Le jeune ternian sursauta et je vis qu’il avait été sur le point de lancer un sortilège qui aurait bien pu nous électrocuter tous les deux, mais, quand il me reconnut, il sourit, gêné, et se tranquillisa.

— Pardon, tu m’as fait peur. Mon sac s’est déchiré, ce n’est pas grave.

— Hum —fis-je en l’aidant cependant à ramasser les dernières feuilles éparpillées par terre—. Je vois que tu t’es remis depuis ce matin.

Jirio fronça les sourcils.

— Que veux-tu dire ?

— Eh bien… quand tu es entré à l’infirmerie Bleue, tu étais tout égaré —Je l’observai quelques secondes, inquiète—. Tu ne te souviens pas de ce qui s’est passé ce matin ? Tu m’as dit qu’on t’avait attaqué.

— J’ai dit ça ? —répliqua Jirio, en se relevant et en tenant son sac à deux mains pour ne rien laisser tomber—. Eh bien, ce sont des choses qui arrivent. J’ai cours tout de suite. À plus tard.

Je le regardai s’éloigner, stupéfaite de son attitude.

— Attends ! —m’écriai-je—. Tu ne sais pas par hasard où se trouve la salle 26C ? J’ai cours d’endarsie et cela fait une heure que je cherche la salle.

Jirio s’arrêta, puis se retourna, un grand sourire sur les lèvres. Son étrange humeur s’était évaporée.

— Tu as dit le bâtiment C ? Le bâtiment C n’existe plus depuis plus de trente ans.

J’avalai ma salive, me sentant soudain stupide. C’est pour cela que tous ceux à qui j’avais demandé s’étaient mis à rire. Certains avaient même dû penser que je me moquais d’eux. Ça alors. Je ressortis mes horaires et confirmai.

— Ici, il y a marqué 26C —lui dis-je, en me rapprochant de lui et en lui montrant.

Jirio secoua la tête.

— Moi, j’ai cours d’endarsie tout de suite, dans la salle 26E. Peut-être que c’est le même cours.

Je laissai échapper un soupir de désespoir et je lui contai mes malheurs pendant le court trajet qui nous séparait de la salle 26E. Jirio ne se priva pas de rire, mais il me confia que lui aussi, au début, avait eu beaucoup de problèmes pour s’orienter dans ce labyrinthe de couloirs.

Une fois arrivés devant la salle, je rencontrai Steyra qui me promit de m’empêcher de me perdre à l’avenir. Lorsque je lui demandai où étaient les jumelles, la naine adopta une expression étrange.

— Elles devraient être là, mais elles ne viennent pas toujours.

À sa façon de le dire, je ne doutai pas qu’elle en savait plus qu’elle ne le disait ; cependant, je n’avais aucune intention de connaître les secrets de Zoria et Zalen : j’avais suffisamment de préoccupations comme ça et je ne voulais pas en rajouter.

Très vite, je me rendis compte que ceux qui nous avaient vus arriver Jirio et moi, nous regardaient avec curiosité. Ce même après-midi, je n’appris que trop les opinions qui circulaient sur Jirio. À ce que j’entendis, Jirio était connu pour quelqu’un d’étrange et de peu sociable, une personne peu sérieuse pour ses devoirs et, pourtant, toujours en train de bricoler avec des machines et avec l’électricité. C’était le fils d’une très riche famille et, selon une certaine Yensria Kapentoth qui ne cessa de me parler pendant une bonne partie du cours d’endarsie, il descendait directement des anciens rois d’Éshingra.

— Les rois fous, tu sais bien —me dit-elle alors que j’essayais d’écouter un peu ce que disait le professeur.

Lorsque j’étais entrée dans la salle, Steyra m’avait conduite jusqu’au quatrième rang, où Yensria, suivie de tout une bande, s’était assise, obligeant Jirio à s’asseoir au cinquième rang. Après toutes les critiques qu’avait prononcées Yensria sur le ternian, je commençai à me demander s’ils ne l’avaient pas fait exprès.

Quand tous les élèves furent entrés, je fus surprise que nous soyons si nombreux. Nous étions au moins soixante élèves. Mais bien sûr, toute cette foule d’étudiants que je croisais dans les couloirs devait bien étudier quelque part.

Le professeur Zeerath apparut peu après par une porte située au fond de l’amphithéâtre. Selon Steyra, Zeerath donnait ses cours trop rapidement et je pus le vérifier pendant les trois heures d’endarsie, cet après-midi-là. En fait, il semblait parler sans faire de pause et sans prêter attention à ses élèves, ce qui me surprit assez, étant donné qu’il avait été le plus sympathique du conseil avec les trois questions qu’il m’avait posées. Bon, ce n’était pas que son cours soit mauvais, mais, en tout cas, une bonne partie de ses élèves semblait s’en désintéresser totalement.

Comme je n’avais aucun support pour écrire, Steyra me prêta aimablement un papier et un crayon et je pris quelques notes, imitant les autres, bien que je ne sois pas du tout habituée à cela. En général, à Ato, Aynorin nous donnait des devoirs, nous allions à la bibliothèque, nous consultions des livres et, ensuite, nous rendions nos travaux. Prendre des notes des propos précipités d’un professeur me semblait vraiment inefficace et, finalement, saturée par le flux de paroles de Yensria et par les explications infinies du professeur Zeerath, je posai le crayon et je me contentai d’écouter et de méditer.

Ce jour-là, le professeur Zeerath donnait une leçon sur comment comprendre la relation entre les muscles, le jaïpu et les sortilèges de guérison. Il parla aussi des tendons et il fit une analogie qui avait à voir avec la métallurgie que je ne compris pas très bien. Au bout d’un moment, Yensria s’était tournée pour causer avec le compagnon placé sur sa gauche et elle me laissa enfin tranquille avec mes pensées. Peu après, je remarquai que Steyra regardait fixement le professeur Zeerath et je crus d’abord que c’était la seule à être aussi intéressée par le cours, mais, quand le professeur traversa la salle pour ouvrir la fenêtre, les yeux de Steyra demeurèrent immobiles. J’eus du mal à m’empêcher de rire.

— Le problème consiste —disait le professeur Zeerath, en ouvrant la fenêtre— à relâcher la quantité exacte d’énergie. L’un des plus grands problèmes que rencontrent les guérisseurs est celui d’évaluer avec exactitude les besoins des patients. La théorie est facile, mais la pratique requiert beaucoup d’années d’expérience. Voyons un peu la formule de Jalper et comparons-la avec celle de Sunbac. Vous allez voir que la formule de Jalper est plus précise que celle de Sunbac pour ce qui est de la modulation des muscles du squelette, mais elle manque de précision pour les muscles lisses et cardiaques.

Tandis qu’il parlait, il écrivait au tableau une formule compliquée que je recopiai minutieusement sur ma feuille, bouche bée ou peu s’en fallait, impressionnée par cette complexité toute pompeuse. Zeerath, en se retournant, sourit largement.

— Je veux que vous appreniez bien cette formule parce que je crains que les trois heures dont nous disposions touchent à leur fin et nous ne nous retrouverons que dans deux semaines, ce qui fait que je vous ai préparé une liste de devoirs, pour que vous passiez de bonnes vacances.

J’entendis les autres grogner. Ils n’avaient pas l’air très contents. Quand nous sortîmes de la classe, ma feuille était emplie de minuscules gribouillages qui semblaient encore plus désordonnés que le tableau chaotique du professeur Zeerath.

Lorsque je dis à Steyra que j’allais visiter Dathrun, j’eus l’idée de lui proposer de m’accompagner.

— Qu’en penses-tu ? —lui demandai-je.

La naine adopta une mine pensive, mais elle hocha la tête presque immédiatement.

— Ça me fera du bien de me changer un peu les idées. Ça fait plus d’un mois que je ne sors pas de l’académie, tu te rends compte ?

Je l’accompagnai jusqu’à notre dortoir. Je rangeai ma feuille gribouillée et Steyra posa quelques-uns de ses livres, nous ôtâmes notre tunique verte et nous nous dirigeâmes vers la sortie de l’académie vêtues normalement. Sur le chemin, nous bavardâmes en parlant des professeurs de l’académie et de leurs matières et Steyra m’apprit que, parmi eux, la plupart étaient étrangers.

— Le professeur Zeerath, par exemple, il vient de Mirléria —me raconta-t-elle—. Et le professeur Erkaloth vient de Dumblor, des Souterrains.

— Des Souterrains ? —répétai-je, bouche bée—. Je croyais que les relations avec les villes des Souterrains étaient très mauvaises.

Steyra haussa les épaules et sourit d’un air mystérieux.

— Elles sont mauvaises en général, mais Dumblor a une école très célèbre, le Conservatoire des Kireins, tu n’en as pas entendu parler ?

Je fronçai les sourcils puis acquiesçai.

— Je crois que si. C’est de là qu’est sorti Mélensar, le nécromancien si célèbre… n’est-ce pas ?

Steyra grimaça, mais opina du chef.

— Oui. C’est de là qu’il est sorti. Et, moi, j’y ai étudié pendant un an.

Je pâlis et la dévisageai, les yeux ronds.

— Oh —fis-je alors.

La naine sourit, comme si elle se moquait de moi.

— À Dumblor, il n’y a pas de squelettes —me rassura-t-elle—. Les gens d’ici pensent qu’il y a des trolls, des assassins, des squelettes et des nécromanciens en train de se balader dans les rues. Mais —dit-elle en riant— ce ne sont que des légendes urbaines.

Je haussai un sourcil tremblant.

— Vraiment ?

— Ben, oui. Dumblor est une ville de saïjits normaux. Ce sont les nains qui l’ont fondée. Et tu peux être sûre que, si un nécromancien a l’idée de s’approcher, il a besoin d’une bonne raison ou d’une bonne cargaison de marchandises parce que, sinon, ils l’envoient paître sur-le-champ. Le professeur Erkaloth est resté deux ans à Dumblor, comme professeur, bien que l’on raconte qu’il se laisse aller à des pratiques nécromantiques. C’est une ville assez tolérante, ça oui. J’y ai vécu pendant toute mon enfance… mais, s’il te plaît, ne le dis pas trop par ici… tu comprends… il est difficile de convaincre les gens pour qu’ils se débarrassent des préjugés qu’ils ont toujours eus.

— Je comprends —dis-je, avec lenteur—, mais, alors, pourquoi es-tu dans cette académie si tu pouvais rester au Conservatoire des Kireins ?

Steyra se mordit la lèvre puis soupira.

— Il y a des choses que je ne comprends pas moi-même. Mais je reconnais que j’aime bien la Superficie —ajouta-t-elle, en souriant—. Le soleil est plus chaleureux que les pierres de lune et les cristaux naturels, et j’avoue que l’air est plus pur.

À partir de là, nous changeâmes de sujet. Nous étions sur le point d’arriver à l’entrée principale lorsque Jirio apparut d’un coup, débouchant d’un couloir, et faillit se heurter contre nous.

— Oh, pardon —dit-il, en se passant la main sur les cheveux, l’air embarrassé—, je peux… je peux te parler un moment, Shaedra ?

Je m’aperçus que Steyra roulait les yeux. J’entendis la voix de Murry, à l’entrée principale, et je me dis que ce n’était pas correct de faire attendre les autres plus longtemps.

— Bien sûr, Jirio, mais, si ça ne te pose pas de problème, allons par là, je vais aller visiter Dathrun pour la première fois.

— Pour la deuxième fois —fit-il.

— Comment ?

— J’ai dit, pour la deuxième fois. Tu as bien dû passer par là pour entrer —rétorqua-t-il en souriant.

— Oh —dis-je—. Bien sûr.

Lorsque nous entrâmes dans la salle, je vis Murry en compagnie des trois amis qu’il m’avait présentés la veille, sur la plage. Avec surprise, je me rendis compte que je me souvenais de leur nom : Yerbik était l’humain aux cheveux noirs, Sothrus, le ternian anormalement grand et le troisième était Iharath, un semi-elfe roux, plus petit que Murry, aux yeux aussi violets que ceux de Lénissu. Laygra, Rowsin et Azmeth étaient aussi de la partie. Rowsin était une sibilienne aux cheveux roses et aux yeux bleus, de dix-huit ans environ, et Azmeth était un humain à l’expression bon enfant, son corps était robuste, ses mains, épaisses et ses cheveux châtains sombres étaient soigneusement peignés.

Ils n’avaient pas l’air de s’ennuyer en nous attendant, mais, en nous apercevant, Murry me lança vivement qu’il avait cru que nous avions décidé de les abandonner et, après que Laygra m’eut présenté Rowsin et Azmeth, je leur présentai Steyra et Jirio et nous nous mîmes en chemin. J’eus l’impression de traverser un bazar animé au lieu d’un pont car, en plus de notre groupe, des personnes de tout type entraient et sortaient constamment.

— Que voulais-tu me dire, Jirio ? —demandai-je, tout en marchant.

Jirio était resté un peu en retrait et je dus l’attendre pour pouvoir me tenir à sa hauteur.

— Eh bien… euh… —Jirio jeta un coup d’œil vers l’avant et il blêmit en voyant Steyra nous regarder.

— Oui ? —l’encourageai-je, patiemment. Je commençai à me demander s’il avait vraiment quelque chose à me dire.

— Voilà —dit-il, en baissant la voix—. J’ai repensé à ce qui s’est passé ce matin et je voulais te remercier de m’être venu en aide.

— Mais je n’ai rien fait —répondis-je, sans comprendre—, quand tu es arrivé à l’infirmerie, tu étais déjà désorienté.

— Oui, mais tu ne m’as pas abandonné. En tout cas… je voulais dire… zut. Je sais ce que Yensria et les autres ont dû te raconter sur moi… Ils ne m’aiment pas simplement à cause de l’histoire de mon frère —fit-il, nerveux.

— Je ne comprends pas —reconnus-je.

— Oui… bon, le problème, c’est que ma famille est très riche.

Je haussai un sourcil, amusée par la façon dont Jirio commençait son explication.

— Ça, c’est un problème ? —répliquai-je.

— En soi, ce n’est pas un problème —concéda-t-il—, mais ce que je veux dire, c’est que la folie de mon frère ne signifie rien. Moi, je suis très bien dans ma tête —affirma-t-il, en me regardant d’un air sérieux.

Je fermai les yeux pendant une ou deux secondes pour réprimer un éclat de rire. Après tout, Jirio prenait tout ça très au sérieux. J’inspirai profondément. Alors, c’était ça. Jirio pensait qu’on le regardait de travers parce que son frère était fou. Peut-être avait-il raison. Yensria avait insisté sur le fait qu’il descendait des rois fous et qu’il n’était pas tout à fait stable mentalement, mais, surtout, que c’était un type dangereux qui pouvait vous électrocuter sans le faire exprès : “Seules les idiotes parleraient avec un garçon comme ça”, m’avait dit la très intelligente Yensria Kapentoth.

— Bien sûr —répondis-je, au bout d’un moment—. Sincèrement, je n’ai jamais cru que tu étais plus fou que beaucoup d’autres par ici. Écoute, n’en parlons plus et viens avec nous à Dathrun.

— Oh, je ne voudrais quand même pas… je dois coudre mon sac et je dois…

— C’est vraiment dommage —fis-je en accompagnant mes mots d’un soupir théâtral.

Mon manque d’insistance dut étonner Jirio, qui eut un demi-sourire et roula les yeux. Quelques minutes plus tard, nous arrivâmes tous à Dathrun. Les rues qui longeaient la plage étaient larges et pavées, bordées de bancs et de lampadaires, mais je vis qu’un peu plus loin, en direction du port, les maisons étaient plus petites et plus pauvres, les rues et les jardins embourbés et emplis de bric-à-brac. Nous nous dirigeâmes vers l’intérieur, en passant par l’avenue principale, où se trouvaient tous les commerces et les tavernes.

Jirio était en train de nous raconter à Steyra et à moi comment le pont Froid que nous venions de traverser avait été construit, lorsque Murry s’approcha de nous.

— Comment s’est passé ton premier cours, sœurette ?

Je gonflai mes joues.

— Long. À vrai dire, ça change beaucoup comparé à… à avant. Nous sommes au moins soixante en cours et le professeur Zeerath nous a donné une tonne de devoirs, sur des trucs auxquels je ne connais rien.

— Je te passerai mes notes, si tu veux —me proposa Steyra.

— Merci —lui dis-je, puis je lâchai un gémissement plaintif—. Je crois que, pendant ces vacances, je vais passer mes journées à étudier.

— Ça, c’est une bonne chose —repartit Murry, sur un ton taquin—. En plus, ce n’est pas pour dire, mais je crois que tu as un meilleur niveau que moi.

— Incontestablement —intervint Laygra, en se tournant vers nous—. Eh, Steyra, Jirio, approchez-vous s’il vous plaît, dites-moi, connaissez-vous la boutique de farces et attrapes dans la rue de l’Espoir ?

— Bien sûr —dit Jirio, avec entrain—. C’est là que j’achète des… —soudain, il se tut en rougissant.

— Tu achètes des articles chez Yubli et Taun ? —demanda Rowsin, agréablement surprise—. Nous, nous sommes experts en boulemoufettes.

— Ah, c’est vous qui… —Jirio se racla la gorge—, mais, moi, je n’achète pas des articles pour ça, je les achète dans un but purement scientifique —assura-t-il solennellement—, ce sont des expérimentations totalement inoffensives.

Rowsin et Azmeth échangèrent un regard moqueur.

— Vraiment ? —répliqua Azmeth.

Pendant ce temps, Murry et moi nous laissâmes distancer par le groupe et je cessai d’entendre clairement ce qu’ils disaient tandis que mon frère se préparait à m’annoncer quelque chose d’important.

— Qu’y a-t-il ? —demandai-je alors, impatiente—. Laygra semble inquiète et toi aussi. Il y a un problème avec le… travail à faire ?

— Eh bien, ce n’est pas exactement ça —commença à dire Murry—. Je serai bref. Marévor Helith est parti. Il m’a laissé une note d’instructions pour notre tâche, alors on n’a pas de problème de ce côté-là, mais…

— Attends un peu… Le maître Helith est parti ? —j’émis un grognement, hallucinée—. Je ne peux pas y croire !

Murry me jeta un bref coup d’œil, soupira, puis chercha quelque chose dans sa poche.

— Lis ça et tu sauras tout.

Le papier qu’il me tendit contenait, sur le verso, pleins de calculs et de figures géométriques réalisées au compas et à la règle.

— C’est de l’autre côté —grogna Murry, impatient.

Je retournai la feuille et je commençai à lire la courte note que le maître Helith nous avait laissée avant de partir les démons savaient où. Certaines lettres étaient anciennes et me rappelaient le caeldrique, mais le message était tout à fait compréhensible. Il était dit qu’un imprévu l’avait obligé à changer ses plans, mais, que nous, nous poursuivions ce qui était prévu en ce qui concernait Mauhilver, l’homme à qui nous devions nous adresser pour obtenir le livre. Il ne donnait pas plus d’explications sur la raison de son départ, mais, par contre, il avait laissé des consignes et des conseils, quelques-uns tout à fait inutiles et d’autres qui me semblèrent peu prudents. Nous étions censés nous rendre le Javelot suivant au numéro cinq de la ruelle Sans Issue, puis frapper à la porte, demander à voir sieur Mauhilver et lui parler. Apparemment, il était déjà au courant de notre venue. Et, tout en bas de la feuille, il disait que… J’ouvris grand les yeux et je pliai le papier pour le rendre à mon frère, les mains tremblantes.

— Tu es sûr que nous devons parler avec ces gens-là ? —demandai-je.

Murry ne semblait pas s’en réjouir plus que moi.

— Je suppose que le maître Helith pense que ces gens-là en savent plus que ce qu’ils disent.

Je ne répondis pas, confuse.

— Ce qui m’inquiète le plus, c’est que maître Helith soit parti si vite —commenta Murry, pensif—. Il a dû se passer quelque chose de grave. Demain, il avait un cours de perception —ajouta-t-il, avec un froncement de sourcils.

Je soupirai, résignée.

— Enfin, il faut voir les choses du bon côté : je n’avais jamais eu rendez-vous avec un voleur de magaras.

Murry me regarda, l’air sceptique, et il allait répondre, mais, à cet instant, nous arrivions au Termondillo et Rowsin se tourna vers nous.

— Ça suffit toutes ces messes basses —nous dit-elle joyeusement—. Le Termondillo nous attend !

— Les dames d’abord —fit Azmeth. À la façon dont il regarda sa compagne, j’en déduisis qu’il y avait plus que de l’amitié entre eux. Laygra me le fit savoir par un clin d’œil pas du tout discret.

Lorsque nous entrâmes dans le Termondillo, je sus aussitôt que j’entrais dans un établissement luxueux. D’abord, il fallait payer l’entrée. Murry s’en chargea et paya également l’entrée de Jirio, car il n’avait pas apporté d’argent. Je dus répéter plusieurs fois à Jirio qu’il n’y avait aucun problème, qu’il nous rendrait l’argent si ça le gênait tant, pour qu’il cesse enfin de grogner.

Franchement, je ne me sentais pas à l’aise dans cet endroit. Il s’agissait, sans nul doute, d’un lieu de divertissement pour les étudiants de l’académie. Il y avait plusieurs salles, quelques-unes étaient consacrées aux jeux, d’autres étaient des restaurants, et il y avait même une salle de théâtre dans laquelle on donnait parfois des représentations. Laygra, Rowsin et Azmeth se séparèrent bientôt se joignant à un autre groupe installé à une table. La plupart des étudiants qui étaient là avaient plus de seize ans, et je crois bien que j’étais la plus jeune de tout l’établissement, car même Steyra en comptait quinze et Jirio quatorze.

Yerbik et Sothrus se mirent à jouer aux cartes en pariant de petites sommes d’argent. Jirio avait engagé la conversation avec une jeune elfe qui le dévisageait avec fascination et qui avait tout l’air d’avoir bu plus qu’il ne fallait. Après m’avoir souhaité de bien m’amuser, Murry s’était éclipsé de la salle et j’ignorais où il était allé. Dans un coin, assis sur un tabouret, un humain d’une vingtaine d’années jouait gaiement de la guitare, tandis que dans la salle s’entendaient des éclats de rire et un brouhaha de voix.

Je soupirai et me tournai vers Steyra, qui semblait ressentir la même sensation d’étouffement que moi.

— Nous allons nous asseoir ? —proposai-je, comme cela faisait un bon moment que nous étions debout, balayant la salle du regard.

La naine hocha la tête et nous nous assîmes à une table de quatre places, près de la fenêtre. Au-dehors, le ciel s’était assombri et il tombait une légère bruine rafraîchissante. Dans la rue, en contrebas, de rapides silhouettes passaient, revêtues des costumes les plus ridicules que j’avais vus de ma vie, mais qui semblaient être à la mode à Dathrun.

— Comment peuvent-ils marcher avec ces chaussures élevées ? —demandai-je à voix haute.

Steyra suivit mon regard et se mit à rire, l’air très amusée.

— Ce sont des talons —me dit-elle—. Tu n’avais jamais vu ce genre de chaussures ? —Je fis non de la tête—. Ce n’est pas très commode —admit-elle—, mais la mode, c’est la mode. Quoique, je dois t’avouer que je n’avais jamais vu une naine avec des talons avant d’arriver à Dathrun. Cette ville est un véritable chaos et plus rien de ce que les gens peuvent porter ne pourrait me surprendre. —Elle soupira et reporta son attention vers l’intérieur—. Je n’étais jamais entrée ici. Je croyais que seuls les étudiants plus âgés y allaient.

— Ça ne semble pas déranger Jirio —remarquai-je, un demi-sourire aux lèvres, en voyant que le ternian s’était assis à une table avec un petit groupe de joueurs et qu’il venait de gagner pas moins de dix kétales avec les deux kétales que lui avait prêtés Yerbik, l’humain ami de Murry.

Iharath, le semi-elfe, surgit soudain devant nous, le visage souriant. Sous la lumière des lustres, ses cheveux roux brillaient comme le feu.

— Puis-je me joindre à vous, demoiselles ?

— Bien sûr —répondis-je, en voyant que Steyra ne répondait pas.

— Qu’est-ce que vous pensez du Termondillo ? —demanda-t-il avec un air blagueur, en prenant place auprès de Steyra, puis, face à notre mine ennuyée, il se pencha vers nous en baissant la voix—. Sincèrement, je vous comprends. Ici, on ne pense qu’à l’argent, aux boissons et aux filles. Et vous pouvez être sûres que vous ne trouverez personne qui ait une conversation intelligente.

Je haussai un sourcil et j’échangeai un regard avec Steyra.

— Où est Murry ? —demandai-je.

Iharath balaya rapidement du regard son alentour et ses yeux violets revinrent se poser sur nous.

— Il a dû apercevoir Sarmyn.

— Oh. Qui est Sarmyn ?

— À moins qu’il ait croisé Leriam.

— Leriam ? —répétai-je.

Iharath éclata de rire face à mon incompréhension, puis il se leva d’un bond.

— Je vous apporte quelque chose à boire ? Pas d’alcool, évidemment, ça ne vous convient pas, mais de l’eau ou un jus de fruits ?

Je plissai des yeux, rembrunie. Qui étaient Sarmyn et Leriam ?

— Un jus d’orange —dit Steyra, avant que je ne puisse le lui demander de nouveau.

— Deux jus d’orange, ça roule ! —s’écria le semi-elfe, en disparaissant à la rapidité de l’éclair.

— Qu’a-t-il voulu dire avec… ?

— Oh… —dit Steyra, les sourcils froncés—. Ce sont des amies, peut-être.

— Hum… —fis-je, pour toute réponse.

Lorsqu’Iharath revint, Murry l’accompagnait. Il avait les cheveux mouillés, comme s’il était sorti de l’établissement et était resté sous la pluie pendant dix minutes sans sourciller.

— Voilà les jus de fruits —annonça Iharath, en les posant sur la table—, et voilà Murry.

— Murry, qui sont Sarmyn et Leriam ? —demandai-je, indiscrète.

Murry s’empourpra et se tourna vivement vers son ami en lui assenant une bourrade.

— Iharath ! Ne me dis pas que tu leur as… ?

Le semi-elfe éclata de rire.

— Allez, voyons, mon vieux, tout le monde le sait que tu as un succès fou auprès des belles du pays. Je tentais seulement de deviner avec laquelle d’entre elles tu pouvais bien être. Tâche extrêmement ardue.

Murry sourit, l’air rêveur, et il fit un geste de la main.

— Ce n’est pas vrai. Avant, peut-être. Maintenant, c’est plus sérieux.

Son sourire s’était élargi et il arborait sur le visage une expression si extasiée et niaise de parfait amoureux que Steyra et moi ne pûmes nous empêcher de pouffer de rire.

— Oh ? —dit le semi-elfe, l’air soudain intéressé—. Et peut-on savoir qui est cette belle demoiselle qui a retenu à ce point ton attention ?

Murry s’assit lentement et prit une gorgée de bière.

— Keysazrin —murmura-t-il—. C’est la femme la plus belle que j’ai jamais vue. Et la plus géniale. —Il secoua la tête avec plus d’énergie—. Je me marierai avec elle, un jour, tu peux le croire, Iharath, je ne la laisserai pas s’échapper.

Iharath observa son ami avec un sourire.

— J’aime te l’entendre dire, mon vieux, faut pas hésiter. Mais pourquoi est-ce que tu n’as pas pu parler avec elle plus de temps ? Allez, va donc la retrouver, mon ami.

Murry secoua la tête.

— Aujourd’hui, je n’ai pu que la voir passer dans la rue. Cette nuit, je vais lui parler.

— N’oublie pas qu’on commence demain à huit heures —lui rappela Iharath, moqueur—. Mais où vit la jeune fille ?

Murry se rendit soudainement compte qu’il n’était pas seul à seul avec son ami et il se leva d’un bond.

— Cette même nuit —répéta-t-il, et il sortit de la salle à grandes foulées précipitées.

— Hum —toussota Iharath, pensif, en croisant les bras.

— Il est heureux comme un escargot par un jour de pluie —commentai-je.

Le semi-elfe cligna des yeux et me regarda avec un demi-sourire.

— Comme un escargot par un jour de pluie ? Plutôt comme un jeune amoureux qui perd la tête du jour au lendemain. C’est curieux comme comportement.

— Il a l’air sérieux.

— Oui —dit-il simplement—. Il a l’air sérieux.

De fait, lorsque nous revînmes à l’académie, Murry n’était visible nulle part.