Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 2: L'Éclair de la Rage

18 Passages secrets

— Eh ! —protestai-je, quand Syu me vola avec habileté la pomme que j’étais en train de manger—. Je ne savais pas que tu aimais les pommes.

Le singe gawalt haussa les épaules, il mordit à pleines dents dans la pomme et m’adressa ensuite un grand sourire de singe espiègle. Je fis une grimace.

— Tu peux la garder.

“Où est la noyeuse ?”, demanda Syu.

— Elle est en classe, et ne l’appelle pas la noyeuse, elle ne voulait pas te noyer, elle voulait seulement te laver.

“Je sais me laver tout seul. Où sont les raisins ?”

— Puisque tu m’as volé ma pomme, je ne sais pas pourquoi je ne devrais pas garder les raisins pour moi —répliquai-je, moqueuse.

Le singe s’approcha, avec un air innocent.

“Je partage.” Il tendit une petite main vers moi avec une tête qui faisait peine à voir.

Je sortis un raisin et fis mine de le manger. Le singe pencha la tête, l’air offensé. Alors je me mis à rire et le lui jetai. Il l’attrapa au vol, l’avala et s’approcha de moi. Nous partageâmes tranquillement la grappe de raisins que j’avais apportée. Les raisins venaient des Comtés de Liriath, dans les terres du sud, et, quoiqu’un peu secs, ils étaient délicieux.

— Je vais te dire une chose, Syu. Je n’aime pas que tu sois enfermé dans le parc de l’infirmerie.

Syu avala les deux derniers grains de raisins et sauta sur un arbre.

“Je ne suis pas enfermé. Je peux sortir quand je veux. Par là”, dit-il, en me montrant un endroit contre le mur.

Je clignai des yeux. “Où ?”, demandai-je, sans me rendre compte sur le moment que je venais de parler par voie mentale pour la première fois de ma vie.

Le singe gawalt mit les mains derrière son dos et, me regardant avec méfiance, il donna un coup de pied dans une pierre et agita la queue.

“C’est un secret.”

— Ah bon —dis-je—, vraiment ? Et tu ne vas pas me le dire ? —Le singe m’observa en grognant, il croisa les bras et secoua négativement la tête avec fermeté—. Bon, ça ne fait rien, ce n’est pas grave.

Alors, je me rendis compte qu’il me restait encore un grain de raisin dans la main et je le lui donnai. Il l’attrapa, l’examina comme s’il n’avait jamais vu de raisin de sa vie puis me le relança. Je l’attrapai, surprise.

— Tu n’en veux plus ? Tu as raison, tu étais en train de devenir trop gourmand et après tu aurais pris du poids et je t’aurais battu à la course.

Syu prit un air sceptique et il partit soudain en courant me faisant clairement comprendre qu’il voulait que je le suive. Je roulai les yeux. La meilleure façon pour qu’on te révèle un secret, était d’avoir l’air de ne pas être intéressé. Je soupirai et je le suivis rapidement entre les arbres et les arbustes. Nous arrivâmes bientôt devant un arbuste chargé de fruits violets et le singe gawalt disparut dessous. Je m’approchai avec curiosité et je cueillis un fruit, en essayant de me rappeler si j’avais déjà vu une fois un tel arbuste à Ato. Syu apparut alors en laissant échapper un grognement et en montrant les dents.

“Tu veux mourir ?”, me demanda-t-il. “Ça, ça ne se mange pas, c’est la mort”

Je lâchai aussitôt la grappe de fruits vénéneux.

“Comment tu le sais ?”, questionnai-je.

“Beaucoup de ces arbustes vivaient dans la terre d’où je viens”, répondit simplement le singe gawalt.

— Et d’où viens-tu ? —demandai-je.

Syu s’agita inquiet et je compris que je n’aurais pas dû lui poser cette question.

— N’y pense plus. Qu’est-ce que tu voulais me montrer, l’ami ?

Le singe se remit tout de suite et me fit signe de m’approcher du mur. Là, je vis une petite ouverture à travers laquelle Syu se faufila et sembla pénétrer dans le mur. Je penchai la tête, je regardai autour de moi pour m’assurer que personne ne me voyait et je me courbai pour suivre Syu.

D’abord, j’eus l’impression d’être entrée dans un petit abri sans issue, mais, peu après, je vis une tapisserie sombre qui cachait une ouverture assez large pour que je puisse y ramper. Je me mordis la lèvre, incertaine. Et si j’entrais là-dedans et je ne pouvais plus revenir en arrière ?

“J’avertirais la noyeuse”, me tranquillisa Syu. “En plus, après ça s’élargit et après il y a le vrai soleil.”

Me demandant par quels démons Syu avait deviné mes pensées, je poussai la petite toile sombre et je pénétrai en rampant avec difficulté dans l’ouverture.

“C’est sombre”, protestai-je.

“Évidemment, nous sommes à l’intérieur des murs”, rétorqua le singe gawalt. Pour toute réponse, j’invoquai un globe de lumière. Bien sûr, Suminaria les faisait mieux, mais je devrais me contenter de ce que j’avais.

Peu à peu, je me rendis compte que ce n’était pas difficile de parler par voie mentale, en fait, c’était même plus facile que de parler à voix haute et je m’étonnai que les gens aient autant de difficultés pour comprendre en quoi consistait le dialogue mental. À présent, je comprenais comment Yilid, le fils du marquis de Vilona, s’était débrouillé pour me parler à Ténap. C’était très simple. Mais, qu’est-ce que j’utilisais exactement ?, me demandai-je, en essayant de voir si le jaïpu avait quelque chose à voir dans tout cela.

Syu surgit d’entre les ombres en agitant impatiemment la queue.

“On n’a pas besoin de tout comprendre, tu parles avec moi et voilà. Ne perds pas de temps.”

“D’accord. Mais où m’emmènes-tu ?”

“Voir le soleil.”

“Oui, ça je sais, je veux dire…” Je m’interrompis en débouchant sur un passage entre deux murs, étroit et pas très haut, mais où je pouvais me redresser et bouger avec plus de facilité. Cela n’avait pas l’air d’être un escalier de service parce qu’il était rempli de toiles d’araignées. C’était peut-être un passage abandonné ou bien…

“Quelle manie de donner un nom à tout”, grogna Syu.

— Bon, et alors ? —lui dis-je—, par où va-t-on maintenant ?

Les escaliers descendaient tout droit pendant un bon moment, puis tournaient et tournaient comme la coquille d’un escargot. Je détruisais les toiles d’araignées ou les évitais si je pouvais et ma lenteur finit par exaspérer le singe.

“Je n’ai pas envie d’avoir vingt mille araignées dans les cheveux en sortant de là”, marmonnai-je en guise d’explication, en écartant une araignée aux longues pattes. Le singe se couvrit le visage avec les mains en laissant échapper un grognement plaintif.

Le passage avait plusieurs croisements et il y avait d’autres escaliers qui montaient et qui descendaient, qui contournaient un autre mur et qui menaient va savoir où. Je commençais à avoir la certitude que ces passages n’étaient pas très fréquentés, mais que Syu n’était pas le seul à les utiliser. À un moment, je remarquai les traces de pas d’un saïjit sur le sol poussiéreux et, après, je vis une torche consumée suspendue à un candélabre.

La lumière que j’avais invoquée s’éteignit et je grognai tout bas. J’allais invoquer un nouveau globe de lumière lorsque soudain mon attention fut attirée par quelque chose ; c’était un filet de lumière très fin dans le mur, à peine visible. Je m’approchai et collai mon œil sur la fente. Oui, cela ne faisait pas de doute, ceci était une fente pour espionner. D’où j’étais, je voyais l’intérieur d’une salle de classe avec des objets étranges sur les tables qui étaient adossées contre le mur. En face, assis à son bureau, le maître Tawb écrivait, peut-être corrigeait-il des devoirs. Je rougis en me rendant compte que je l’espionnai et je reculai. Ces passages servaient-ils encore ou étaient-ils là depuis des siècles sans que personne ne les utilise ?

Je perçus l’exaspération latente du singe gawalt, à tel point que j’eus l’impression qu’il l’exagérait intentionnellement pour que je me dépêche. J’invoquai une autre lumière et je m’éloignai de la salle du professeur Tawb.

Nous poursuivîmes notre chemin avec plus de rapidité et nous arrivâmes rapidement à un couloir étroit qui ressemblait beaucoup à celui que j’avais traversé pour entrer dans le réseau principal. Sur ma droite, la lumière filtrait à travers les fentes d’une ouverture fermée par des barreaux. Je fronçai les sourcils.

— Cela ne me plaît pas —prononçai-je tout bas.

Syu souffla et disparut brusquement à un tournant. J’accélérai et je finis par sortir du trou avec l’impression d’avoir des araignées partout et, lorsque je passai la main sur mon visage, cela n’améliora rien. Je battis des paupières. J’étais à l’ombre, sous quelque chose qui ressemblait beaucoup à de la pierre. Le soleil du jour se reflétait dans l’eau et brillait agréablement. Je sortis le bout du nez à droite puis à gauche et je m’assis par terre, le regard rivé sur la mer qui allait et venait sur les galets.

Syu m’avait conduite sous le pont qui unissait l’académie à Dathrun.

“On ne peut pas traverser l’eau”, me dit tristement le singe gawalt.

Il était assis à côté de moi, les bras autour de ses jambes repliées. Il imitait si bien mon attitude que je me mis à rire.

— Tu ressembles à un saïjit —lui dis-je.

“Et toi, à un sac de toiles d’araignées !” —me répliqua-t-il en se levant d’un bond et en croisant les bras.

Je n’avais jamais pensé qu’un singe gawalt pouvait avoir un caractère aussi affiné que celui de Syu. Je me levai.

— Sortons d’ici.

Syu me conduisit sous un petit tunnel de pierre auquel je ne me fiai pas beaucoup et je m’assurai que les gardes des portes ne me voient pas passer. Au-delà de la petite entrée naturelle, il y avait une petite anse où avaient poussé plusieurs arbres et une végétation dense. On ne pouvait en sortir nulle part, l’endroit était encerclé par une falaise.

— Si je comprends bien, il n’y a pas d’autre solution que celle de revenir par le même endroit, n’est-ce pas ?

Syu ne me répondit pas. Il était très occupé à examiner un objet sur la plage.

“Qu’est-ce qu’il se passe, Syu ?”, lui demandai-je en m’approchant.

Le singe prit l’objet qui, en fait, était un ruban vert. Il le plaça sur sa tête, sur son bras puis son pied, le jaugeant sous tous les angles comme une jeune fille coquette étrennant un nouvel habit.

Syu se tourna vers moi et cligna des yeux. Je rougis en me rendant compte que j’avais parlé mentalement sans le savoir. Je me raclai la gorge.

“Qu’est-ce que tu veux faire avec ce ruban ? Fais voir, passe-le-moi.” Je le lui mis autour de la tête, comme le faisaient les marins. “Ça te plaît ?”

Syu palpa sa coiffure improvisée, pencha la tête comme si elle le gênait, puis s’en fut en courant vers un petit bois, très content. Seule sur la plage, je levai les yeux vers l’académie. La vue était impressionnante. Comment se voyait-elle depuis Dathrun ? Sans aucun doute, la vue devait valoir le coup.

Nous passâmes peut-être deux heures sur cette plage cachée, à faire des courses et à profiter du soleil. Je perfectionnai ma nouvelle capacité à parler mentalement et, au bout d’un moment, j’avais l’impression que, moi aussi, je pouvais deviner certaines pensées du singe. Je ne comprenais pas pourquoi j’avais trouvé si facile d’utiliser le dialogue mental avec Syu et non avec les saïjits. Lorsque je me mis à raisonner sur la question, Syu me confia qu’il n’avait jamais parlé avec des saïjits avant de « mourir » —c’est ainsi qu’il pensait avoir changé de lieu de vie. Quand je lui expliquai qu’il n’était pas mort et qu’il avait seulement traversé un monolithe, il souffla et haussa les épaules, fatigué par les choses incompréhensibles dont je lui parlais. La seule chose dont il était convaincu, c’est que Laygra avait voulu le noyer et que, moi, je courais plus lentement que lui.