Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 2: L'Éclair de la Rage
Nous arrivâmes à Ténap le jour suivant dans l’après-midi. Comme nous n’avions pas le moindre kétale, nous n’avions pas beaucoup d’espoir de trouver quelque chose d’intéressant dans cette ville. Dormir et manger dans une auberge était déjà trop demander. Stalius proposa que nous poursuivions notre chemin sans nous arrêter dans la ville. Il était évident que personne n’avait envie de s’éloigner de Ténap alors que nous en étions si près, mais que pouvions-nous offrir à ces gens en échange d’un repas et d’un endroit où dormir ?
— Attendez-moi ici —dit soudain Lénissu, interrompant nos discussions—. J’ai quelques connaissances à Ténap. Peut-être que je réussirai à les attendrir un peu. Attendez-moi ici —répéta-t-il.
Je ne pus m’empêcher de remarquer le froncement de sourcils méfiant de Stalius et le regard fixe que Dolgy Vranc lui adressa alors, mais Lénissu n’y fit pas attention.
— Si tout va bien, je reviendrai dans moins de deux heures.
Nous attendions depuis plus de deux heures, près du chemin qui menait à Ténap, observant avec ennui les gens entrer et sortir de la ville, quand Lénissu revint, très satisfait de lui.
Nous nous levâmes tous d’un bond.
— Cette nuit, nous allons pouvoir dormir dans une auberge et manger un repas digne de ce nom —déclara-t-il.
Je laissai échapper une exclamation de soulagement. Nous allions enfin manger quelque chose de substantiel et ne pas nous contenter de baies, de racines et de quelque rare morceau de viande.
— Peut-on savoir comment tu as fait ? —demanda Akyn, curieux, alors que nous marchions vers Ténap.
— Bien sûr —répondit Lénissu sur un ton badin—. Mais pas de ma propre bouche.
Akyn grogna et je réprimai un éclat de rire. Pour ma part, j’avais presque la conviction que les connaissances auprès desquelles il s’était procuré de l’argent, avaient une étroite relation avec les amitiés du milieu de la contrebande.
Ténap était une petite ville entourée de bois. Elle se situait sur un terrain concave presque circulaire, comme si une explosion s’y était produite un siècle plus tôt et les rues descendaient en pente douce vers le centre, bordées de jardins et de maisons basses, quelques-unes construites en pierre des carrières de la Ceinture de Feu, mais la plupart étaient en bois. Ténap me laissa deux vifs souvenirs. Le premier, ce fut la population, car contrairement à Ato, la majorité n’était pas des elfes noirs, mais des humains, des hobbits et des elfes de la terre, et je vis aussi des groupes entiers de nains, de bélarques, de sibiliens et de ternians. Des ternians ! Je n’en avais jamais vu autant de ma vie. Le second souvenir que je conservai de cette ville, c’est l’animation qui y régnait. Nous passâmes dans une rue pleine de menuiseries et de fabricants de meubles. Sur le marché, un vieux ternian, près d’une charrette, vendait des ustensiles de bois et, deux rues plus loin, une fillette terniane d’à peine quatre ans jouait avec un chiot au pelage brun, en riant, totalement indifférente à l’agitation qui l’entourait.
— Par ici —indiqua Lénissu.
Il nous conduisit dans une auberge près de la sortie ouest de la ville sans hésiter une seule fois pendant le trajet. Cela ne faisait pas de doute qu’il avait été plus d’une fois à Ténap.
Stalius, pour sa part, semblait être surpris à chaque instant et il marmonna à plusieurs reprises que, la dernière fois qu’il était passé par Ténap, cela ressemblait plus à un village qu’à une ville. Lénissu ne lui prêta pas la moindre attention et, lorsque nous arrivâmes devant l’auberge Le Canard Administrateur, il entra sans jeter un regard en arrière.
J’étais sur le point d’entrer quand je sentis soudain une main se poser sur mon bras et je me retournai, surprise. Déria levait vers moi des yeux noirs et timides.
— Qu’est-ce qu’il se passe, Déria ? —demandai-je, inquiète devant son air réservé et hésitant. Le jour où je l’avais connue, Déria s’était montrée ouverte et vive. Mais, entre ce jour-là et le présent, la vie de la drayte avait souffert un bouleversement irrévocable.
Elle me regarda intensément et je remarquai qu’elle était presque au bord des larmes.
— Oh, Déria ! —fis-je soudain, émue, la prenant dans mes bras.
Au bout d’un moment, elle se calma et murmura :
— C’est si dur ! —Elle inspira bruyamment—. Tu m’avais promis… que tu serais ma maîtresse. Tu m’avais dit que tu m’apprendrais ce que tu sais. Tu m’avais dit… —Sa voix se cassa—. Mais maintenant je crois que je comprends. Tu as beaucoup de responsabilités et il n’y a pas de place pour moi dans ta vie. Tu es une aventurière et, moi, une simple orpheline sans éducation. Tu ne m’aimes pas, n’est-ce pas ?
Je crois que, de toute ma vie, je ne m’étais jamais sentie aussi profondément blessée et bouleversée à la fois. Comment avais-je pu l’abandonner à son sort durant tant de jours ? Et malgré ma négligence impardonnable, pas une seule fois Déria n’avait souhaité faire demi-tour et retourner à Tauruith-jur. Plus rien ne la retenait là-bas, et je compris, presque atterrée, que Déria s’était accrochée à moi parce que j’étais la seule personne à lui avoir manifesté une sincère affection. Moi, je ne l’avais jamais considérée comme une étrangère, contrairement à beaucoup de personnes qu’elle avait connues auparavant. Les yeux humides, je la serrai fort contre moi et j’inspirai profondément pour maîtriser ma voix.
— Bien sûr que je t’aime, Déria. —Je m’écartai d’elle et je lui souris—. Et tu te trompes, je ne suis absolument pas une aventurière. En tout cas, pas au sens où tu l’entends. Eh bien, je te promets de commencer dès demain ton apprentissage si tu me promets que tu ne parleras plus de toi aussi durement. Ça te semble juste ?
Les yeux de Déria s’étaient illuminés. Si cela pouvait être possible, on aurait dit que mes paroles lui avaient redonné vie. Soudain, je me rendis compte qu’Aryès et Akyn s’étaient arrêtés et nous observaient. En croisant leurs regards gênés, je m’aperçus que toutes deux, nous avions des larmes qui coulaient sur nos joues.
— Entrons —proposa Aryès et, faisant preuve pour une fois de délicatesse, il ne fit pas d’autre commentaire.
L’auberge était visiblement destinée aux voyageurs. Lénissu parlait avec un homme aux yeux vifs qui avait tout l’air d’être le tavernier. Une curieuse sensation m’envahit en entrant et je me rendis vite compte que l’ambiance qui régnait au Canard administrateur ressemblait beaucoup à celle du Cerf ailé. Plusieurs tables étaient occupées, certaines par des gens bruyants, d’autres par des cancaniers loquaces et d’autres par des esprits taciturnes ou solitaires. Je ressentis une profonde joie à me retrouver dans une atmosphère si familière et je me surpris au bout d’un moment à sourire bêtement.
— Vous croyez que Lénissu pourra nous payer ça ? —demanda Aryès, les yeux exorbités.
Je suivis la direction de son regard et je vis une humaine assise seule à une table, engloutissant une quantité impressionnante de pâtes agrémentées de sauce tomate et de poulet. Ma langue s’agita, avide et affamée.
— Par Zemaï ! —mâchonna Aléria en avalant sa salive—. J’ai tellement faim que je pourrais manger un buffle entier.
Akyn lui lança un regard plein d’intérêt.
— Vraiment ? Un buffle entier ? Eh bien, mon amie, moi je serais capable de manger un dragon.
— Ah bon ? —dis-je avec une moue—. Eh bien, si je l’avais su quelques jours plus tôt, je te l’aurais servi sur un plat avec plaisir.
— Les dragons ne se mangent pas —intervint Déria avec un sérieux qui me surprit—. Leur viande est mauvaise.
— Mauvaise ? —répéta Akyn, moqueur—. Et tu crois qu’avec la faim que j’ai, mon palais allait m’arrêter ?
Aléria roula les yeux.
— Ce que veut dire Déria, c’est que la viande de dragon contient une substance habituellement mortelle pour les saïjits. Akyn —grogna-t-elle— Tu n’as donc jamais lu l’Histoire de l’espèce draconide ? Si je me souviens bien, c’était un des livres qu’il fallait lire en seconde année de néru.
Les joues bleues d’Akyn pâlirent un peu.
— Hum, hum. Oui, eh bien, comme quoi on apprend de nouvelles choses tous les jours.
— Eh bien, cela me paraît génial que tu aies commencé à apprendre —répliqua Aléria. J’échangeai un regard amusé avec Déria pendant qu’Akyn se défendait avec de pauvres arguments face à l’implacabilité d’Aléria.
Lénissu se tourna vers nous.
— Asseyons-nous.
Tous les huit, nous nous assîmes à une table et Lénissu nous raconta des histoires sur Ténap jusqu’à ce que les plats arrivent. Nous mangeâmes alors en silence, trop concentrés à mâcher et à avaler. Pour la première fois depuis des jours, le vide constant de mon estomac disparut et je me dis que je n’avais jamais aussi bien mangé. Les bruits qui nous entouraient, typiques d’une taverne, finirent par réveiller en moi une forte nostalgie. Je regrettai Kirlens et Wiguy. Cela me fit mal de penser à eux, si loin de l’endroit où je me trouvais. Tout compte fait, Kirlens n’avait-il pas été comme un second père pour moi ? Et Wiguy, quoique assommante quelquefois, avait été comme une sœur aînée, de celles que l’on aurait préférées parfois qu’elle soit née muette.
La conversation était de retour à notre table et j’écartai mes regrets pour écouter ce que disait Dolgy Vranc.
— Et que nous dis-tu de ce secret si bien gardé, Lénissu ? Tu ne vas jamais le partager avec nous ou quoi ?
Lénissu agrandit un peu les yeux sans le regarder.
— Un secret ? —intervint Akyn—. Qu’est-ce que tu veux dire, Dol ? Lénissu nous cache quelque chose ?
Dolgy Vranc souriait avec espièglerie.
— Lénissu est un personnage chargé de secrets, Akyn. Bien sûr qu’il nous cache beaucoup de choses. Mais je sais que l’une d’entre elles nous concerne et j’aimerais bien savoir de quoi il s’agit.
À présent, tous les regards étaient posés sur Lénissu et celui-ci, faisant la sourde oreille, contemplait avec intérêt l’anse de sa tasse.
— Quel est ce secret, Lénissu ? —demanda Aléria, les sourcils froncés—. Je ne voudrais pas être indiscrète, mais si cela nous concerne…
Elle laissa la phrase en suspens et se racla la gorge. Moi, silencieuse, j’observais la scène avec le plus grand intérêt, en me demandant comment réagirait Lénissu devant l’insistance de ses compagnons. Akyn et Aléria, poussés par Dolgy Vranc, bombardèrent Lénissu de questions. Les yeux de Dolgy Vranc brillaient de malice et je me demandai, méfiante, ce qu’il prétendait obtenir en impatientant Lénissu. Mais, de toute façon, en ce moment-là, il aurait été presque impossible de faire perdre patience à Lénissu, parce que celui-ci répondait soit par des monosyllabes, soit par de grands discours moqueurs qui n’avaient rien à voir avec les questions d’Akyn et d’Aléria, mais qui les ridiculisaient habilement.
— D’accord —dit Akyn, de mauvaise humeur, après un trait d’esprit particulièrement caustique de la part de Lénissu—, nous ne te poserons plus de questions sur tes secrets si, toi, tu nous promets que ton silence ne compromettra pas notre sécurité ni notre voyage.
— C’est équitable —fit Lénissu, en vidant d’un trait sa troisième chope de bière.
— Bien —répondit Akyn, mais, à l’évidence, il aurait préféré que Lénissu parle.
Lénissu parut surpris qu’Aléria et Akyn aient arrêté de le harceler et il m’adressa un bref regard pensif avant de se lever.
— Parfait. Après un repas et une conversation aussi agréables, il n’y a rien de mieux qu’un bon bain. Je vais aux bains publics. Quelqu’un m’accompagne ?
Nous l’accompagnâmes tous car, après un voyage de plusieurs jours dans une forêt humide, nous avions la sensation d’être couverts de mousse et d’insectes. Nous laissâmes nos sacs dans les chambres réservées et nous sortîmes du Canard Administrateur.
— Shaedra —me chuchota Aléria, pendant que nous marchions. Puis elle se tut, comme gênée par ce qu’elle pensait me demander.
Je levai les yeux au ciel, m’imaginant ce qu’elle voulait me dire.
— Qu’est-ce qu’il se passe ?
— Eh bien… je me disais que peut-être nous ne connaissions pas Lénissu aussi bien que nous le pensions. Je sais bien que c’est ton oncle et tout, mais… s’il en savait plus que ce qu’il dit ?
— Sur quoi, Aléria ? —dis-je patiemment.
— Sur Jaïxel et le phylactère qu’il est censé rechercher, bien sûr.
Je sursautai et mon cœur s’accéléra tant que je ne pus faire autrement que m’arrêter et penser à ce que venait de dire Aléria et puis…
— Bah, Aléria, que veux-tu dire avec ça ? Lénissu dit simplement qu’il faut chercher à s’assurer que le phylactère n’est pas dangereux en soi pour moi. D’après lui, les histoires que Murry m’a racontées sont de simples légendes bâties sur des rumeurs. Mon oncle ne sait rien sur les véritables intentions de Jaïxel, que je sache.
— Que tu saches —reprit triomphalement Aléria—. Alors, réfléchissons. Et s’il en savait davantage ? Tout le monde sait que les adultes considèrent parfois naturel de ne pas dire certaines choses aux plus jeunes. Par exemple, n’importe quel père pauvre fera en sorte de cacher les misères qu’il peut à ses enfants, n’importe quel maître fera son possible pour ne pas déboussoler son disciple et lui mentira sans hésitation.
Elle parlait en faisant beaucoup de gestes et en hochant la tête de temps en temps. Je la regardai avec un grand sourire.
— Le séisme des sensations —citai-je joyeusement—. Ce livre, je l’ai lu parce que Runim me l’avait recommandé. C’est curieux que vous soyez si ennemies en ce qui concerne vos goûts littéraires et que vous teniez en si grande estime le même livre —dis-je d’un air narquois.
Aléria et la bibliothécaire d’Ato, Runim, ne s’étaient jamais bien entendues pour la simple raison que leurs opinions divergeaient tout le temps sur quels étaient les bons ou mauvais livres. Moi, à qui toutes deux me recommandaient des lectures, j’avais fini par me rendre compte qu’en réalité, tout ce qu’elles faisaient, c’était par esprit de contradiction.
Aléria me regarda en grimaçant.
— Bah, je suppose que je dois me réjouir que tu l’aies lu. Et ne crois pas que ce livre m’a beaucoup plu. Beaucoup d’idées ne sont pas très fiables. Mais n’essaie pas de changer de sujet. Moi, je te parlais de Lé…
— Eh ! —appela Akyn, au loin—. Vous venez ou non ?
Avec un immense soulagement, je rentrai dans les bains et je finis par dire à Aléria qu’il n’y avait pas de quoi se préoccuper de toute façon parce que tout le monde avait ses secrets, sauf moi bien sûr, et que, si Lénissu savait quelque chose sur Jaïxel, peut-être que cela ne me concernait pas directement. Malgré la moue sceptique que m’adressa mon amie, elle n’aborda plus le sujet, et je passai ainsi tranquillement l’après-midi, nous jouâmes aux cartes avec un groupe de voyageurs qui ressemblaient davantage à des vagabonds et nous nous couchâmes tôt.
Nous partagions Aléria, Akyn, Aryès et moi, une chambre avec vue sur la rue et, comme je me tournais et retournais dans mon lit depuis un bon moment sans pouvoir trouver le sommeil, je finis par me lever, exaspérée, et je m’approchai de la fenêtre, qui était d’ailleurs illuminée par une Lune ronde et sereine.
J’admirai la Lune sans pouvoir penser à autre chose qu’à l’absurdité de ma situation. Que faisais-je, moi, à Ténap ? Que faisions-nous tous ici ? J’aurais compris que nous soyons à la recherche de Murry et Laygra, ou que j’étudie à Ato comme une bonne snori, mais, en fin de compte, comment avions-nous fait pour nous retrouver ici ? Sans aucun doute, sans toute l’histoire d’Aléria, rien de tout cela ne serait arrivé.
J’en étais à ce stade de mes réflexions quand je vis passer dans la rue une silhouette encapuchonnée. Au début, elle n’attira pas beaucoup mon attention, parce que, même la nuit, il y a toujours quelque âme pour être levée. Mais ensuite, quand elle s’arrêta devant la taverne et leva les yeux vers ma fenêtre, je restai coite. Qui donc pouvait-il être pour s’arrêter ainsi et me regarder sans aucune raison ?
Je remarquai alors un mouvement et, avec une certaine stupeur, je vis la silhouette faire de grands gestes pour me faire comprendre qu’elle voulait que je descende. Je secouai la tête, hallucinée, et j’allais m’écarter de la fenêtre lorsqu’une voix intérieure me fit sursauter.
“Ne t’en va pas, s’il te plaît. Je suis un peu perdu et, jusqu’à présent, je n’ai encore vu personne de réveillé dans ce village. Je cherche la rue des Bourreux. Tu ne sais pas par hasard où elle se trouve ?”
Le ton était affable et, apparemment, cela ne semblait pas le préoccuper de savoir si le fait d’entendre des voix dans ma tête pouvait ou non me terrifier. Heureusement que j’avais lu pas mal de livres sur le dialogue mental et son fonctionnement et que j’étais un peu familiarisée avec les énergies parce que le cœur de quelqu’un d’autre aurait bien pu s’arrêter de battre. Le problème, c’est que malgré tant de théorie, je ne savais absolument pas comment lui répondre et je restai paralysée une minute, sans savoir quoi faire. Puis je me dis que, de toute façon, je ne risquais pas grand-chose, parce que si j’avais besoin de me défendre, j’avais pas mal de ressources et, d’un autre côté, je mourais d’envie de découvrir qui était cette silhouette.
Je revêtis donc ma tunique rose, j’ouvris la fenêtre et je descendis en m’aidant de mon jaïpu, amortissant la chute comme une professionnelle.
— Bel atterrissage —dit l’encapuchonné.
— Merci —répondis-je, contente de moi—. Qui êtes-vous ?
Mon interlocuteur, tout en parlant, ôta sa capuche et je pus voir, sous le reflet de la Lune, le teint pâle de son visage où se détachaient des yeux noirs comme le charbon et des cheveux blonds que la lumière lunaire faisait paraître blancs. Je fus très surprise de voir qu’il ne devait pas avoir plus de quinze ans et qu’il avait un charme incontestable.
— Il suffira que tu me vois pour me reconnaître, je suppose. Mais je ne veux pas que tu me martyrises avec de stupides flatteries ; je souhaite juste savoir si tu aurais l’amabilité de me dire où se trouve la rue des Bourreux.
Je fronçai les sourcils et je croisai les bras.
— De stupides flatteries ? —répétai-je, offensée—. Loin de moi l’idée de flatter un inconnu qui croit avoir le droit de me demander des faveurs et de me faire descendre dans la rue dans le seul but de se moquer de moi.
J’inspirai profondément et je lui tournai le dos, avec l’intention de remonter dans ma chambre.
— Attends ! Je ne voulais pas t’offenser. Mais, tu ne sais vraiment pas qui je suis ? Ton ignorance m’étonne. Eh bien, pour ton information, je suis le fils du marquis de Vilona. Tous ici connaissent mon père, et il me ressemble tellement, bien qu’avec une trentaine d’années de plus, que tous ceux qui me voient, devineraient tout de suite qui je suis. C’est pour ça que je suis encapuchonné, pour que personne ne me reconnaisse en sortant de chez moi… oui, j’ai l’habitude de me promener la nuit dans la campagne et, aujourd’hui, j’ai décidé de me rendre jusqu’à Ténap dans le but de rendre visite à des amis que j’ai et qui m’attendent, à ce qu’ils ont dit, dans la rue des Bourreux, rue dont je n’ai jamais entendu parler ; c’est pourquoi je te demande de l’aide, bien que je suppose que, si tu ne connais pas le marquis de Vilona, tu ne peux sans doute pas non plus beaucoup connaître cette cité.
Tant de discours me fit tourner la tête et, en même temps, je trouvai très drôle que ce garçon prétende être fils de marquis. Je n’avais pas beaucoup de moyens pour déterminer si c’était vrai ou non, et la vérité m’importait peu, mais ce qui me troubla ce fut sa façon de parler, si modérée et affable à la fois, comme s’il ne se rendait pas compte de l’orgueil qui émanait de sa voix.
— Parfait —dis-je, sans savoir quoi dire—. La vérité, c’est que non, je ne connais pas la ville, alors je pourrais difficilement t’aider. Euh… Je regrette.
— Bon, eh bien, je regrette alors d’avoir perturbé ton sommeil.
— Oh, je ne dormais pas, tu vois bien, je contemplais la Lune. Au fait, où as-tu appris à utiliser le dialogue mental ?
Le jeune fit un ample geste et sourit.
— Par-ci par-là, en lisant des livres, en faisant des expériences… voilà.
Je fronçai les sourcils parce que le maître Aynorin nous avait répété mille fois que faire des expériences autodidactes avec les énergies pouvait être très dangereux.
— Les nobles ont plus de facilité pour apprendre la magie —ajouta-t-il, avec désinvolture, en voyant mon air soupçonneux.
— Bien sûr —fis-je, moqueuse—. Alors adieux et bonne chance.
Et en disant cela, je commençai à escalader le mur de l’auberge, mais le jeune m’arrêta avec une question :
— Comment t’appelles-tu ?
Je lui adressai un grand sourire.
— Tu ne me reconnais pas ? Je suis la fille de la reine d’Estalambie. Bonne nuit.
Je ne sais pas s’il me répondit ; en tout cas, je me fermai à toute intrusion mentale, je refermai la fenêtre de la chambre et je me mis au lit en secouant la tête. Quel menteur ! Le fils du marquis de Vilona… la bonne blague !
Avec ces pensées en tête, je m’endormis rapidement et je rêvai que j’étais au bord d’un précipice, je commençai à traverser un pont de bois en mauvais état qui oscillait dangereusement. Arrivée au milieu, un bouffon arriva de l’autre côté du pont, en faisant de grands sauts et j’eus l’impression de voler. Je maudis mille fois le bouffon qui me proposait des énigmes incompréhensibles et des phrases dans une langue totalement inconnue. Le matin suivant, je me réveillai par terre, emmêlée dans les draps. Tous, en me voyant, se moquèrent de moi et, lorsque je leur racontai mon rêve, leurs rires redoublèrent. Remarquant que mon ventre commençait à faire un bruit d’outre-tombe, je leur conseillai de tous descendre déjeuner.