Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 2: L'Éclair de la Rage

8 Le réveil

— Arrêtez-vous !

Le dragon de terre avançait dans le tunnel en agitant furieusement la queue et des fragments de terre tombaient sur nous. Fermant les yeux pendant une seconde, je priai pour que nous ne mourions pas ensevelis.

Stalius venait de crier. Il s’avança rapidement le premier et asséna un violent coup sur la queue avec sa hallebarde. Le dragon de terre s’agita furieusement, mais il n’avait pas subi de grand dommage. C’était une créature énorme et, un instant, je me réjouis de ne pas pouvoir la voir en entier.

— Arrête-toi, Stalius ! —rugit Lénissu—. Tu vas tous nous enterrer.

— Il faut tuer cette odieuse créature ! —s’exclama Stalius, les yeux brillants.

Nous poursuivîmes la créature pendant au moins une heure. Elle nous échappa un moment, puis elle revint, rompant des tunnels et en créant de nouveaux. Nous essayions de la suivre de près sans savoir que faire pour l’arrêter.

Pendant une de ces longues minutes inquiétantes où nous avions perdu de vue le dragon, j’entendis un cri qui ne provenait pas de mes amis. Je me mis à courir, le cœur battant à toute allure.

Au croisement d’un tunnel, je heurtai une forme qui venait en courant comme une flèche. Je tombai sur le sol de pierre et l’air déserta mes poumons.

— Déria !

Ce n’est pas possible !, me dis-je, horrifiée. Que faisait-elle là ? Alors j’entendis le rugissement du dragon et je sentis presque son haleine au relent minéral. Je levai le regard et je le vis, là, à une vingtaine de mètres. Il ouvrit la gueule.

Et je réagis instinctivement. Je poussai Déria sur le côté et, sans y réfléchir à deux fois, je lançai un sortilège brulique. Au même instant, le dragon cracha brusquement une bouffée de venin… un vent violent s’éleva et je me retrouvai par terre, tremblant de fatigue. J’eus juste le temps de voir comment le venin rebroussait chemin et frappait de plein fouet le dragon alors que celui-ci était inexplicablement pris de convulsions.

Quelqu’un me souleva et me mit sur pied. Nous nous éloignâmes en courant du tunnel qui était en train de s’effondrer. Le dragon désespéré et furieux, donnait des coups de queue et de pattes. Le bruit était infernal et je me bouchai les oreilles, tremblante de peur. Nous nous enfuîmes comme si nous avions le diable à nos trousses.

Je n’avais pas bien la notion du temps, mais, au bout d’un moment, alors que nous grimpions des escaliers, nous rencontrâmes Arfonte qui nous montra le chemin. Il vira à gauche, nous parcourûmes une galerie et il ouvrit une porte. Il nous jeta dehors sans un mot, à moins que mes oreilles se soient transformées en deux bulles sourdes.

Dehors, il pleuvait à verse, mais nous continuâmes à courir, comme si le dragon allait nous poursuivre encore. Puis j’eus l’impression que la pluie s’amenuisait.

— Il pleut moins —dis-je avec soulagement.

Aryès me regarda d’une étrange façon.

— Nous sommes sous les arbres.

J’entendais son murmure comme dans un rêve.

— Ah oui ? —Je regardai autour de moi. C’était vrai. J’avais cru que c’étaient des nuages noirs. Je soupirai—. Rentrons à la maison alors.

Cette fois, ce fut Lénissu qui se tourna vers moi, l’air inquiet.

— Tout va bien, Shaedra ?

— À merveille —répondis-je, un sourire radieux aux lèvres—. Merci, Lénissu.

Nous continuâmes à marcher un moment sous les nuages ou sous la voûte des arbres avant de nous arrêter et de nous asseoir. J’observai ma tunique et je vis sur mon bras de grandes taches de couleur pâle.

— Ma tunique est en train de déteindre —me plaignis-je.

Je remarquai que Lénissu tremblait de la tête aux pieds.

— Tu trembles, Lénissu. Vous tremblez tous.

En fait, même les arbres tremblaient et je me dis que cette nuit devait être particulièrement froide. Un frisson me parcourut tout le corps. Il régnait un silence de mort. J’oubliai totalement ce que je venais de dire et je dus m’endormir, parce que je me réveillai fiévreuse, sentant une odeur de mousse et de sang.

— Peut-être a-t-elle aspiré le venin du dragon —disait une voix.

— Moi, je crois plutôt que ça a été un choc. Ces choses arrivent, à ce que j’ai entendu dire.

C’était la voix de Dolgy Vranc. J’ouvris les yeux et je me rendis compte que j’avais un horrible mal de tête.

— Je déteste le mal de tête —m’entendis-je dire.

Tous se tournèrent vers moi, l’expression inquiète et curieuse, comme si j’étais devenue une créature fragile et exotique. Je grognai.

— Qu’est-ce que vous regardez ?

Aussitôt, Lénissu se trouva près de moi, avec une feuille remplie d’eau.

— Comme te sens-tu ?

Je bus et je me massai la tête.

— Affreusement mal —j’éclatai de rire, puis je me raclai la gorge en voyant que tous me regardaient bizarrement—. Qu’est-ce qui se passe ?

— Ça fait deux jours que tu n’arrêtes pas de divaguer —m’expliqua Lénissu—. Et j’ai peur qu’aujourd’hui tu n’ailles pas mieux.

Je le foudroyai du regard.

— Depuis quand je divague ?

Il y eut un silence, mais je perçus une vague de soulagement dans le groupe. Ils reprirent une conversation plus tranquille et moi, je m’assis avec eux pour manger. Il y avait des racines et des baies prêtes à éclater tellement elles étaient gorgées d’eau.

— Le vent hurle —dis-je, interrompant la conversation.

Lénissu et Dolgy Vranc échangèrent un regard inquiet. Leurs yeux se fixèrent dans les miens comme des rayons de soleil et je pensai que les yeux pouvaient se fermer, mais pas l’âme.

— Pas l’âme —énonçai-je avec solennité. Un vague souvenir effleura ma mémoire—. Nous avons vaincu le dragon ?

Il y eut un moment de silence.

— Oui —dit enfin Aléria—. Les hobbits l’ont achevé. Enfin —ajouta-t-elle, mal à l’aise— ceux qui restaient.

— Et Déria ?

— Qui ? —interrogea Lénissu, une expression sombre sur le visage.

— Déria ! —criai-je, en me levant d’un bond. Où était Déria ? Je me souvenais de l’avoir poussée en arrière pour la protéger du dragon.

— Assieds-toi, Shaedra, et calme-toi. Du calme —insista Dolgy Vranc, tandis que je me rasseyais lentement, obéissante—. Maintenant, dis-nous, sais-tu pourquoi tu es dans cet état ?

Je hochai tristement la tête, j’ouvris la bouche, mais aucun mot ne sortit. J’essayai à nouveau, mais, soudain, je bâillai et mes yeux tombèrent sur Aryès. Je pouffai.

— Tu veux danser ? —lui dis-je, en me levant d’un bond. Je lui pris la main et j’essayai de l’entraîner. Lui était rouge comme une pivoine. Son expression reflétait un profond trouble.

— Shaedra —soupira Lénissu alors que je me mettais à danser toute seule, en faisant des pirouettes et en criant joyeusement « Bois de Lune ! »—. Shaedra !

Je m’immobilisai et j’écarquillai les yeux

— Maudite apathie !

C’est alors, je crois, qu’ils comprirent ce qui s’était passé. J’avais utilisé trop d’énergie en jetant un sortilège. Je ne leur dis pas que mon sortilège était censé lancer une puissante boule de feu, mais que quelque chose l’avait dévié et avait modifié son effet. Le dragon, au lieu d’être carbonisé (ce qui, de toute façon, aurait été difficile avec ses écailles et sa grande résistance au feu), avait souffert une terrible crise de chatouille qui avait provoqué l’éboulement du tunnel. Ça aussi, je le gardai pour moi.

Pendant qu’ils discutaient, je levai les yeux vers les arbres sombres et je souris.

— Déria !

Aryès me lança un regard préoccupé puis s’intéressa de nouveau à la conversation. Sans prêter attention à leurs voix, je m’éloignai en sautillant et je grimpai jusqu’à l’endroit où se trouvait Déria, cachée dans les branches. Mais alors, je levai la tête et je ne la trouvai plus. Je fronçai les sourcils. Jouait-elle à cache-cache ?

Je promenai mon regard sur les arbres et je la vis de nouveau, sur l’arbre d’en face. Elle m’observait avec ses grands yeux noirs. Je lui fis un signe de la main et elle me répondit. Je sautai sans y penser et je m’accrochai à une branche comme une danseuse. Déria était vivante. À partir de ce moment, je l’oubliai complètement et je levai les yeux au ciel.

— Shaedra ? Shaedra ! Tu m’as fait une de ces peurs. J’ai cru que tu allais tomber.

— Il va pleuvoir —dis-je simplement.

Quand je baissai les yeux, Déria me regardait avec son visage rond et noir, tout en se rapprochant de moi. Elle acquiesçait l’air grave. Elle me croyait sans douter. Je compris, alors, qu’elle me faisait entièrement confiance et je me sentis envahie d’une profonde émotion.

En bas, les autres criaient mon nom. Ils me disaient de descendre, mais je ne savais plus par où descendre, aussi utilisai-je l’unique instrument que j’avais à ma disposition et je me tournai vers Déria.

— Tu m’aides à descendre ?

Malgré la surprise que je vis reflétée sur son visage, elle acquiesça et m’aida à descendre. Peu à peu, je m’orientai et je la suivis plus facilement.

Lénissu me regarda avec un air de reproche, mais il parut comprendre qu’il était inutile de perdre du temps à me réprimander.

— Alors, c’est toi, Déria —fit Dolgy Vranc.

— Oui —affirma celle-ci avec fierté, mais dans un abrianais hésitant—. Et Shaedra est ma maîtresse.

Ces paroles me remplirent de fierté et je lui adressai un grand sourire.

— Et une bonne —ajoutai-je—. Je ne serai pas comme Aynorin. Lui n’entrait jamais dans le cœur. Il essayait, mais il ne le faisait pas. Pas complètement. N’est-ce pas ?

Déria fronça légèrement les sourcils.

— Elle a jeté un sortilège contre le dragon qui l’a un peu perturbée —lui expliqua Dolgy Vranc. Déria semblait horrifiée et j’essayai de la tranquilliser.

— Ne te tracasse pas, Déria. Je m’en remettrai —Je fermai les yeux, prise d’un soudain vertige—. Je ne sais pas pourquoi, j’ai raté mon sortilège.

— Mais tu as tué le dragon —dit-elle en naïdrasien, sa langue maternelle. Et, brusquement, elle se mit à pleurer—. Tu l’as tué.

Elle se couvrit le visage avec les mains et je la pris dans mes bras pour la réconforter avec toute la tendresse dont j’étais capable dans mon état précaire d’apathie énergétique.

Au bout de plusieurs jours seulement, lorsque je commençai à me remettre, j’appris qu’avec l’éboulement du tunnel, le dragon avait détruit une partie de la grande salle. Un pan du toit s’était écroulé sous le poids du dragon, qui était tombé au centre de la salle, écrasant un bon nombre de personnes. Les gardes l’avaient achevé plusieurs heures plus tard, une fois la roche stabilisée. Arfonte était sorti au-dehors pour nous communiquer ces nouvelles, mais il n’avait pas été très explicite. Déria, quant à elle, raconta qu’en nous voyant disparaître, elle nous avait suivis en courant. Je me fâchai avec elle, mais avec peu de force. Mon état d’allégresse avait laissé place à une fatigue insupportable. En plus, ma colère était étouffée par la peine que je lisais dans les yeux de Déria. Elle avait perdu sa mère pendant la chute du toit. Je me la rappelai, le sourire tranquille, observant la pièce de théâtre, et je sentis qu’une boule de glace me restait en travers de la gorge. Je me demandai combien étaient morts ce jour fatidique et je me maudis cent fois, convaincue que j’étais coupable. Si je n’avais pas lancé ce sortilège, peut-être que nous aurions pu l’effrayer et l’éloigner de la salle.

Mais, que penserait Déria de moi si elle le savait ? Elle me voyait comme celle qui avait vengé sa mère. C’était horriblement ironique ; comment pouvait-on venger quelqu’un tout en provoquant ainsi sa mort ? Pendant plusieurs jours, je ne me posai pas de questions et je restai convaincue que j’avais provoqué toute seule la mort du dragon. Pour dire vrai, cela m’était égal. Je vivais dans un monde de brouillard, je me souvenais des choses qui comptaient réellement dans ma vie. Elles resurgissaient et je les déballais au fur et à mesure. Je passais des heures à raconter à Aryès ma vie à Ato et lui m’écoutait patiemment, en souriant, mais avec une lueur permanente de préoccupation dans les yeux. Parfois, je me fâchais parce qu’on ne m’écoutait pas. Aléria et Lénissu m’évitaient. Dolgy Vranc m’observait de loin et Stalius ouvrait la marche, imperturbable. Seuls Déria et Aryès me prêtaient attention et je suis convaincue que je me remis plus rapidement grâce à eux.

Peu à peu, je pris conscience que je ne me trouvais pas à Ato. Que nous marchions tous les jours sans trêve. Que nous souffrions de privations. Et une fatigue telle que jamais je n’en avais éprouvée m’envahit au bout de quatre jours.

Aryès affirmait qu’il était passé par quelque chose de semblable quand il avait frôlé l’état d’apathie. Il ne se rappelait pas avoir perdu autant pied, mais il disait qu’il avait comme des trous de mémoire, comme des vides.

— Ça va passer —me dit-il.

Un immense soulagement m’envahit en entendant ces paroles. Je me remettrais. C’était réconfortant de penser que cet état de fatigue ne durerait pas éternellement.

Mais en attendant, nous avancions à peine. Je traînais les pieds sur la mousse, épuisée, mais mon esprit fonctionnait plus ou moins correctement, comme si j’étais en train de me réveiller après un profond sommeil.

— Je ne lancerai plus jamais de sortilège —dis-je lorsque je dus faire une pause. Je flageolais sur mes jambes. J’étais sur le point de m’effondrer. Un simple sortilège de chatouille pouvait-il vraiment provoquer cet état d’exténuation dans lequel je me trouvais ? C’était ridicule. Et honteux pour une snori.

— Ne dis pas de bêtises —répliqua Aléria.

— Ce qu’il y a, c’est que ta première victime n’était pas précisément petite —expliqua Akyn.

— Hum. Je sais —soupirai-je.

Cette après-midi-là, Lénissu réussit à me parler seul à seul. À présent, c’était moi qui l’évitais, car je savais qu’il était fâché avec moi. En fait, il était fâché avec tout le monde parce qu’on ne les avait pas laissés, lui et Stalius, se charger tranquillement du dragon. Quand son regard croisa le mien, je me rendis compte qu’il n’était pas seulement courroucé : il était terriblement furieux.

— Comment te sens-tu ? —me demanda-t-il, la bouche crispée.

— Je suppose que mieux qu’hier et pire que demain —répondis-je joyeusement, sentant cependant qu’un orage approchait.

Nous marchâmes un temps en silence et nous nous laissâmes distancés par les autres. Lénissu semblait absorbé par ses pensées, mais, dès que les autres furent à une distance où ils ne pouvaient nous entendre, il se mit à parler.

— Je me souviens qu’un jour, quand tu avais quatre ans, je m’étais rendu au village pour passer quelques mois. Murry avait huit ans et il voulait toujours me montrer tous les secrets des alentours. —Il sourit en s’en souvenant—. Vous étiez heureux, à cette époque. Et vous étiez ensemble —ajouta-t-il lentement, plus sombre—. Un jour, tu es arrivée à la maison avec une plante au poison mortel à la main. Tu souriais, sans savoir que tu tenais la mort dans ta main. Eh bien —il soupira—, ce que j’ai ressenti à cet instant-là, en croyant que je t’avais perdue, tu me l’as infligé à nouveau il y a quelques jours, face à ce maudit dragon.

Je restai bouche bée et je ne pus faire un pas de plus. Je n’avais jamais vu Lénissu aussi abattu et jamais je n’avais vu ses yeux briller avec tant de reproche et de furie.

— Lénissu… —murmurai-je—. Je ne sais pas quoi dire. Je regrette. Je n’avais pas l’intention de te blesser.

Lénissu grommela.

— Me blesser ? Tu aurais pu mourir, Shaedra —siffla-t-il. Il parlait avec passion—. Ton manque de bon sens te tuera un jour, petite. Ce n’est pas possible que tu ne saches pas obéir à un de mes ordres. Tu dois apprendre à te conduire. Que pensais-tu faire une fois arrivée devant le dragon ? Un jour, tu me tueras d’une attaque —grogna-t-il sans cacher la peur que lui inspirait ma mésaventure.

Pour ma part, je pensai que Lénissu était injuste. Comment aurais-je pu fuir ? Le dragon de terre s’était dirigé droit sur nous, pas vrai ? J’y repensai et, un instant, j’entendis, comme un écho, le cri de Déria. Je compris alors. Lénissu, sans remarquer Déria, avait cru que je m’étais jetée dans la gueule du dragon sans réfléchir, dans une tentative téméraire et suicidaire.

— Je regrette —répétai-je avec plus de fermeté— mais tout s’est bien terminé, n’est-ce pas ? —Je me rappelai qu’en s’agitant, le dragon avait détruit le toit de la salle des festivités et je frissonnai. Non, en fin de compte, tout ne s’était pas si bien passé que ça.

Lénissu, lui, ne pensait qu’au danger que j’avais encouru et il me contempla avec une moue.

— Tu ne comprends pas, Shaedra. Moi, je n’avais aucune intention de tuer le dragon. En réalité, au début, je n’avais pas la moindre intention à son sujet. Mais Stalius s’en est mêlé et j’ai décidé que si nous réussissions à convaincre la créature de s’éloigner, on nous paierait deux mille écus et nous pourrions acheter des chevaux pour rejoindre plus rapidement les Hordes. Mais tout a mal tourné.

Oui, tout avait mal tourné parce que je m’étais obstinée à accompagner Lénissu. Était-ce une stupidité ? Je ne le pensais pas. Petit à petit, j’eus l’impression que Lénissu croyait que j’avais forcé les événements. Que j’avais provoqué la chute du dragon et la mort des gens se trouvant plus bas. La mort de la mère de Déria.

Sans le vouloir, mes lèvres se mirent à trembler et je les serrai, m’obligeant à rester calme. Mon raisonnement était-il logique ? Je ne voyais pas d’autre possibilité.

— C’est moi qui les ai tués —murmurai-je soudain—. Le dragon s’est écrasé dans la salle. Mon sortilège a dû le déchaîner —j’éclatai en sanglots et cachai mon visage entre mes mains.

Aussitôt, je sentis les bras de Lénissu qui essayaient maladroitement de me consoler.

— Ne dis pas de bêtises, Shaedra. Ce n’est pas ta faute. Le dragon a détruit plusieurs mines avant d’arriver à Tauruith-jur et il aurait fait de même avec cette mine s’il n’était pas tombé de si haut. C’est bien parce qu’il était à moitié assommé par la chute que les gardes ont pu le tuer. En plus, le dragon était déjà fou. Je le sais parce que, lorsque j’ai essayé de lui dire de s’éloigner, il n’a même pas daigné me répondre. Son esprit était engourdi. On ne percevait rien d’autre qu’un raisonnement destructif et, ça, ce n’est pas dans la nature des dragons de terre.

Malgré moi, je reculai de quelques pas et fixai mes yeux dans ceux de Lénissu.

— Tu peux percevoir l’esprit d’un dragon ?

Lénissu grogna.

— Bien sûr, pas toi ? —Il m’adressa un sourire retors—. Ne me dis pas que tu n’as pas remarqué l’énergie qu’irradiait le dragon ? Il nous a tous étourdis pendant un bon moment. Les dragons de terre sont très différents des dragons de caverne, mais ce n’est pas pour cela qu’ils ont moins d’énergie. Tu sais, au début, nous avons cru que son influence t’avait affectée plus que les autres… tu n’as vraiment rien remarqué ? —Il me regardait, incrédule, pendant que je secouais la tête, abasourdie.

J’étais donc restée aveugle face à la vague d’énergie du dragon, alors que les autres essayaient de toutes leurs forces de se protéger. Pourquoi n’avais-je rien senti ? Je fis un effort pour me souvenir.

Je revis, dans la galerie, Aryès tituber, plongé dans une espèce de transe. Aléria, les yeux écarquillés, enveloppant son jaïpu d’une couche protectrice, Dolgy Vranc, les mains sur les tempes et les yeux fermés, Lénissu paralysé en pleine course… Tous ces détails, je les avais vus comme un éclair, mais, sur le moment, je n’avais pas perdu une seconde à essayer de les comprendre.

— Je… tant de choses se sont passées en même temps que je ne m’en souviens pas —dis-je en frottant mes yeux fatigués.

— Ouaip —répliqua-t-il après un bref silence—. Et Arfonte n’a même pas voulu mentionner les deux mille écus —ajouta-t-il avec une moue de contrariété.

Je me souvins alors de l’avoir entendu raconter quelques jours plus tôt qu’Arfonte était réapparu peu de temps après la mort du dragon pour nous demander de ne pas revenir parce que certains nous considéraient comme responsables de la chute de la caverne. Il n’avait pas parlé de récompense et, selon Lénissu, il s’était enfui pour enterrer sa lâcheté à Tauruith-jur. Je ne me rappelais pas avoir vu Arfonte après la chute du dragon et je me demandai avec curiosité quel regard avait bien pu lui lancer Lénissu pour le faire courir « comme un lapin », selon les propres mots d’Akyn.

Nous marchâmes en silence. De grosses gouttes continuaient à tomber des arbres et je me sentais aussi trempée que si j’avais fait une course sous un déluge en terrain découvert. Si un Cycle des Marais s’annonçait vraiment, il nous restait peu d’espoir de conserver nos vêtements secs plus de quelques heures par semaine.

— De toute façon —dit mon oncle, rompant un long silence—, je ne veux pas que tu t’immisces à nouveau dans des affaires qui ne te concernent pas. Je sais très bien qui a eu l’initiative de participer à notre chasse au dragon sans mon consentement. —Il me jeta un regard si offensé que je rougis—. Si tu n’avais pas été si jeune, cela m’aurait fait l’effet d’une trahison —et, avec une moue, il ajouta— : tu mérites que ton oncle te donne une correction. Et comme c’est moi, ton oncle, je te dirai ce que j’attends de toi. Tu ne questionneras plus ni ce que je fais ni ce que je te dis de faire. Tu es ma nièce et j’ai l’intention que tu le restes encore le plus longtemps possible. Il est de mon devoir de prendre soin de toi. Tu comprends ce que je te dis ?

— Quoi ? —m’exclamai-je, incrédule.

Certains se retournèrent vers nous, curieux, et Lénissu roula les yeux.

— Ma chérie, si tu ne comprends même pas ce que je t’ai dit, comment pourrais-tu être capable de tuer un dragon ?

— J’ai parfaitement compris —répliquai-je brusquement—. Mais…

— Il n’y a pas de “mais” qui vaille, ma nièce —trancha-t-il avec un claquement de langue—. Tu me suis sans protester et tu ne me fais plus une frayeur comme celle de l’autre jour, on est d’accord ?

Je clignai des paupières et j’essayai de me mettre à la place de Lénissu. Il avait passé des années sans me voir. Il m’avait crue morte, de même que Murry et Laygra et, quand il m’avait enfin trouvée, son unique intention avait été celle de réunir la famille et, au lieu de ça, il avait dû traverser un monolithe et se faire un souci mortel pour ma sécurité. Je sentis un grand poids tomber sur mes épaules. Lénissu m’aimait ! Et il me protègerait au risque de sa vie. C’était une idée étonnante, mais réellement terrifiante. Comment de tels liens pouvaient s’être tissés entre nous en moins de deux mois ? Soudain, les mots qu’il avait prononcés un peu plus tôt me revinrent. À quatre ans, j’avais cueilli une plante vénéneuse. À présent, je m’en souvenais, oui, je l’avais trouvée près des marais, près d’une rose blanche. J’avais offert à Laygra la rose blanche et j’avais gardé la plante létale sans le savoir. C’était une jolie plante, mais je ne me souvenais de rien d’autre. Lénissu avait dû rester paralysé de peur en me voyant si heureuse, tenant la mort dans ma main.

— Je regrette, Lénissu —murmurai-je—. Je ne te décevrai plus. Je ne voulais pas… je t’assure que je ne te donnerai plus de souci comme ça. C’est que… tu sais, je ne suis pas habituée à ce que les gens s’inquiètent pour moi —terminai-je par dire en murmurant.

Lénissu sourit et m’ébouriffa affectueusement les cheveux.

— Ça, c’est parce que tu es aveugle, ma nièce.

Nous continuâmes à parler sur un ton plus léger et, lorsque la nuit commença à tomber, nous nous préparâmes à chasser un peu, cuisiner et dormir. Pour ma part, je sentais que je reprenais rapidement des forces et, cette nuit-là, la tête me tournait à peine en me couchant.

Comme ils parlaient du chemin que nous devions suivre, je me concentrai sur le bruit de la pluie sur les feuilles en tentant de trouver le sommeil. Je me redressai brusquement, en faisant sursauter tout le monde. Je leur adressai un grand sourire.

— Vous ne pouvez pas savoir comme je suis contente de vous voir. —Je levai mon regard vers le ciel et j’aperçus la Lune, ronde et blanche dans le ciel sombre—. Bonne nuit.

Je me recouchai avec la satisfaction de voir des visages aussi déconcertés et aussi familiers à la fois. Un instant, je me demandai si l’apathie m’affectait encore, mais le sommeil m’empêcha d’approfondir mes pensées sur la question. Curieusement, la Lune resta gravée dans ma mémoire, cette nuit-là, et je rêvai que je courais dans la forêt, illuminée par sa clarté.