Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 1: La Flamme d'Ato
Ils s’étaient installés dans le parc de la Néria, loin des oreilles indiscrètes. Shaedra avait décidé de tout leur raconter, parce qu’après tout, ils étaient ses amis depuis déjà quatre ans et elle savait que si ce n’était pas à eux qu’elle le racontait, elle ne le raconterait à personne. Elle narra donc son histoire en commençant par ce qui s’était passé quatre ans auparavant. Elle parlait et ses mots lui semblaient légers en comparaison avec ce qu’ils signifiaient pour elle. Elle ne s’attarda pas sur les détails, surtout sur ceux qui concernaient sa vie passée, avant l’attaque des nadres rouges. Elle alla à l’essentiel et raconta tout ce qui avait à voir avec elle dans le présent. Elle termina son récit avec le sentiment de s’être libérée d’un poids.
Il y eut un long silence. Akyn et Aléria ne l’avaient pas interrompue une seule fois. Ils l’avaient écoutée attentivement jusqu’à la fin, car, après tout, c’est à ça que servaient les amis et, maintenant, Shaedra voyait clairement qu’ils ne savaient pas quoi dire.
— Une liche ? —articula Akyn au bout d’un moment, perplexe.
Comme si cela avait été un signal, Aléria se lança :
— Je sais que tu dis la vérité, mais ton histoire n’a pas de sens. Pourquoi vos parents vous auraient-ils abandonnés dans un village d’humains ? Cela aurait été plus logique chez des ternians. Et puis, comment ce fameux Jaïxel a appris que vous existiez ? Et pourquoi il n’a pas essayé de vous réattaquer ? Si c’est vrai qu’il a perdu son phylactère…
— Une partie de son phylactère —la corrigea Shaedra.
— Oui, eh bien, s’il a perdu une partie de son phylactère, pourquoi croit-il qu’en vous attaquant il va pouvoir la récupérer ? Si j’ai bien compris, ce sont tes parents qui ont cette partie du phylactère et, eux, je ne crois pas que si… que si vous mouriez, ils éprouveraient la moindre émotion, puisque ce sont…
Là, Aléria resta sans voix, comme s’étouffant avec les mots qu’elle allait prononcer.
— Des nakrus —acheva Shaedra—. Oui, je comprends tes doutes. Et, hier, je croyais connaître la réponse, mais maintenant je n’en suis plus si sûre.
Elle saisit le collier qu’elle portait depuis quatre ans, sans jamais s’en séparer, et l’ôta en le faisant passer par-dessus la tête. Elle sentit alors comme une légère décharge. Elle suspendit son geste un instant et se demanda si ce collier n’était pas magique. Apparemment, il y avait de grandes chances pour qu’il le soit.
— Comment ne m’en suis-je pas rendu compte avant ? —grommela-t-elle, irritée par son aveuglement.
Ses deux amis s’étaient rapprochés et regardaient le collier avec curiosité. Tous deux savaient que leur amie le portait depuis son arrivée à Ato, et ils devaient se demander à cet instant quel était donc le lien entre ce pendentif et son histoire rocambolesque.
— De quoi tu ne t’es pas rendu compte ? —l’encouragea Akyn.
Shaedra se sentit un peu embarrassée et laissa tomber le collier sur l’herbe. La pendeloque en forme de houx tomba sur une pâquerette qui plia sous son poids.
— Ce pendentif, je l’ai trouvé dans le village, quand j’avais huit ans. Quand je l’ai mis, une horrible créature m’est apparue et depuis je ne l’ai jamais enlevé. Mais maintenant je viens de penser que ce collier est peut-être dangereux et qu’il pourrait être enchanté.
— Enchanté ? —répéta Akyn, en fronçant les sourcils.
Shaedra haussa les épaules.
— J’en suis presque sûre. Quand je l’ai enlevé, tout à l’heure, j’ai reçu comme une décharge.
— Tant que cette créature horrible que tu avais vue ne t’attaque pas pour de vrai —dit Akyn, en blaguant.
Le ton léger d’Akyn la fit sourire, mais Aléria était horrifiée.
— Un objet magique, Shaedra ! C’est très dangereux.
— Ozwil porte bien des bottes enchantées —répliqua-t-elle—, et puis, je ne suis pas morte pendant ces quatre ans.
— Encore heureux —siffla Aléria—, mais je te défends de le remettre.
— Hmm, je me disais… et si cet objet est précisément la partie du phylactère que recherche la liche ?
Aléria la foudroya du regard.
— C’est à ça que tu pensais ? N’importe quoi ! Cela n’a pas de sens. Absolument aucun sens. —Elle s’arrêta net et demanda d’une petite voix—. Tu le penses vraiment ?
— C’est ce que je croyais ce matin —répondit Shaedra—, mais maintenant je crois que je me trompais. Ce que j’ai vu, en mettant le collier, c’était un nakrus, pas une liche.
— Les deux peuvent beaucoup se ressembler —intervint Akyn.
— C’est vrai —concéda Aléria—, mais pour le moment je préfère croire que ce collier n’est rien d’autre qu’un objet magique inconnu. Et le mieux, c’est que personne ne le mette autour du cou. —Elle plissa les yeux et regarda Shaedra un peu comme la regardait Wiguy parfois—. Tu ne le mettras pas, n’est-ce pas ?
Shaedra soupira, vaincue.
— Tu veux que le pendentif reste dans mon sac à dos jusqu’à la fin de mes jours ?
Aléria réfléchit quelques instants. Son visage s’illumina, puis il s’assombrit et elle déclara :
— Il existe une façon de savoir ce qu’est exactement ce pendentif.
Shaedra s’anima aussitôt.
— Vraiment ? Comment ?
Aléria grogna.
— Ne te fais tout de même pas trop d’illusions. Je pensais à Dolgy Vranc.
— Dolgy Vranc ? —interrogèrent Akyn et Shaedra en même temps.
Aléria les regarda tour à tour, tout étonnée.
— Vous ne connaissez pas Dolgy Vranc ? C’est un celmiste qui vend des babioles enchantées aux enfants.
Shaedra eut un éclat de rire nerveux.
— Tu trouves qu’un collier qui te montre la tête d’un nakrus, c’est une babiole enchantée pour enfants ?
Le regard foudroyant qu’Aléria lui renvoya la fit taire.
— Dolgy Vranc se charge aussi d’identifier les objets magiques. C’est lui qui a identifié l’Armure des Morts après qu’un aventurier la lui a apportée en disant que son ancien propriétaire était mort. On dit que si tu mets cette armure…
— Ça, on le sait déjà —dit Akyn, en levant les yeux au ciel—. Celui qui met cette armure mourra fatalement en quelques heures.
Shaedra tressaillit. Une armure pouvait tuer, mais un collier aussi. Pourquoi le désespoir pouvait-il mener quelqu’un à penser qu’un collier inconnu pouvait rendre heureux ? Des sottises de fillette stupide.
Elle souffla.
— Une chance que ce collier ne m’ait pas tuée —ignorant l’expression d’Aléria, elle ajouta— : Et tu penses que Dolgy Vranc pourra identifier mon collier ?
Cette idée lui inspirait presque plus de peur que de mettre le collier dans un coin et de l’oublier. Mais Aléria semblait déterminée à savoir ce que son amie avait porté pendant quatre années.
— Dolgy Vranc en est capable, Shaedra. C’est un excellent identificateur. Il n’y a qu’un seul problème.
Shaedra sourit largement.
— Un seul ? Et moi qui pensais qu’il y en avait encore un paquet. Quel problème ?
Aléria grimaça.
— Nous aurons besoin de quelque chose pour lui payer l’identification.
Alors, Akyn laissa échapper une exclamation.
— Ça, je m’en charge. Je trouverai de l’argent et je marchanderai. C’est pas pour rien que j’ai du sang de marchand dans les veines.
C’était vrai. Ses grands-parents étaient commerçants avant que son père ne devienne un puissant orilh.
— C’est très cher une identification ? —demanda Shaedra, en reprenant son collier et en le rangeant dans la poche de sa tunique.
— Ça peut te coûter dans les cinquante kétales pour quelque chose de simple et jusqu’à mille pour une identification compliquée —répondit Aléria.
Shaedra en resta sans voix. Mille kétales, c’était presque ce que gagnait Kirlens en six mois et, pourtant, la taverne du Cerf ailé n’était pas des plus pauvres. Mais il y avait les frais d’approvisionnement, les impôts de la ville, le salaire de Satmé… Ce Dolgy Vranc lui parut un voleur.
— Pour une simple identification ?
Aléria se racla la gorge.
— Tu pourrais le demander à un orilh, mais je doute qu’il te rende le collier si ce que tu as vu était vraiment un nakrus. Dolgy Vranc est discret.
Shaedra l’observa un moment avec attention.
— Et toi, comment ça se fait que tu le connaisses si bien que ça ?
Son amie grimaça.
— Ma mère a dû lui livrer certains produits pour lui payer une dette. Quand j’étais petite, je l’accompagnais souvent.
Shaedra acquiesça lentement. Mieux valait ne pas lui demander de quelle dette il s’agissait.
— C’est moi qui paierai, Akyn. Je ne peux pas vous mêler à cette histoire comme ça, allègrement.
Akyn sourit d’un air goguenard.
— Mais enfin Shaedra, tu vois bien que tu nous y as déjà mêlés. Ça va être notre première grande aventure. Et en plus, elle est corsée.
Ça, pour être corsée, elle l’était, pensa Shaedra. Cependant, la bonne humeur de son ami était contagieuse.
— Si ce collier est celui de Jaïxel —leur dit-elle—, alors j’irai chercher Murry pour qu’il m’aide à le détruire.
Akyn acquiesça avec ferveur, mais Aléria se frappa le front avec la main.
— Par tous les Dieux, Shaedra ! Mais tu ne sais donc même pas ce que c’est qu’une liche ?
Comme tous deux la regardaient, perplexes, Aléria leur expliqua exaspérée :
— Les liches sont des créatures pleines d’énergie mortique. Ce sont des celmistes très puissants, très difficiles à tuer. Je n’ai pas lu très attentivement le passage sur ce sujet, mais je le relirai —dit-elle avec sérieux—. Vous devriez me donner un coup de main, ce livre est très long.
— Tu as enfin trouvé un livre qui te paraisse long ! —la félicita Akyn en riant.
Shaedra la regardait d’un air interrogateur.
— Le livre dont tu parles… ce n’est pas par hasard le livre de fer velu que tu emportais hier ? —Aléria rougit légèrement—. Un livre de monstres ? —Aléria haussa les épaules.
— Ce n’est pas exactement un livre sur les monstres —répliqua-t-elle—. C’est un livre de légendes. Mais c’est que c’est très difficile de trouver des études claires et véridiques sur les bêtes des Souterrains et, celles qu’il y avait, je les avais déjà toutes lues.
— Félicitations —fit Shaedra en éclatant de rire—. Alors, comme ça, tu penses devenir une experte des Souterrains, hein ?
Aléria la foudroya des yeux.
— On va voir Dolgy Vranc, oui ou non ?
Shaedra se leva d’un bond en faisant une pirouette en arrière pour se donner du courage et pour impressionner ses amis.
— Moi, je suis prête, je te suis.
* * *
Quand ils arrivèrent devant la demeure de Dolgy Vranc, Shaedra eut l’impression d’avoir changé de monde. Ils se trouvaient dans les faubourgs de la ville, à un endroit où elle ne se souvenait pas être déjà passée. Là, les maisons étaient grandes et entourées de jardins. Celle de Dolgy Vranc avait une allée bordée d’une rangée d’arbres immenses qui cachaient la vue sur les côtés. On ne voyait que le portail, le petit chemin de galets et la porte, au fond, sombre et close.
— Cet endroit est un peu lugubre —observa Akyn—. Je n’avais jamais remarqué cette maison.
Il était vrai que les maisons voisines en comparaison paraissaient beaucoup plus gaies.
— Et il réussit à les vendre ces babioles pour enfants ? —s’étonna Shaedra.
— Il a un étal sur le marché où il vend ses objets —répondit Aléria—. Mais pour les identifications il faut se rendre directement chez lui.
Elle semblait nerveuse, comme si elle ne voulait pas entrer. Shaedra comprit son problème : se rendre chez son créancier n’avait rien d’agréable.
— Si tu veux, tu peux rester dehors —lui proposa-t-elle—. Si nous entrons tous les trois à la fois, il croira à une invasion.
— Non, il vaut mieux que j’aille avec vous. Au moins, il me connaît et il saura qu’il peut vous faire confiance.
Ils allaient ouvrir le portail quand Shaedra les arrêta d’un geste.
— Attendez, les amis, avant d’accepter quoi que ce soit, nous demanderons le prix.
Ils acquiescèrent et entrèrent, refermant derrière eux le portail. Ils avancèrent au milieu de l’allée avec appréhension.
— Cela ressemble à un conte de terreur —murmura Akyn—. Comme si nous allions entrer dans la maison d’un ogre.
Shaedra imita son ton de voix et dit à voix basse :
— Akyn, s’il essaie de nous séquestrer, tu l’attrapes par la patte gauche.
— D’accord. Et toi ?
— Aléria, toi, tu lui chantes une berceuse.
Akyn plissa les yeux et un sourire commença à flotter sur ses lèvres.
— Et toi ? —répéta-t-il.
— Moi ? Je sortirai mes griffes —dit Shaedra, tout en les sortant— et je prendrai la poudre d’escampette.
Akyn et Shaedra se mirent à rire pendant qu’Aléria levait les yeux au ciel et soupirait.
— Vous êtes sûrs que vous ne voulez pas m’attendre dehors, vous deux ? Dolgy Vranc n’aime pas les enfants.
— Ah non ? Et alors, pourquoi leur vend-il les babioles qu’il fabrique ? —répliqua Shaedra.
— Parce qu’il faut bien vivre de quelque chose.
Elle parcourut les derniers mètres et elle frappa à la porte. Shaedra et Akyn se dépêchèrent de la rejoindre, envahis par un sentiment d’appréhension.
Au moment où Dolgy Vranc ouvrit, Shaedra se rendit compte qu’elle avait oublié de demander un détail à Aléria et, lorsque Dolgy Vranc apparut et qu’elle vit un énorme semi-orc à la peau sombre et aux yeux noirs, elle ne put contenir une évidente expression de frayeur et d’horreur. Ses relations avec l’identificateur commençaient mal, pensa-t-elle, en essayant de prendre un air plus cordial.
— Qu’est-ce que vous voulez ? —demanda le semi-orc d’une voix rauque.
— Bonjour, monsieur Vranc —dit Aléria—. Mon amie souhaiterait identifier un objet qu’elle possède depuis toute petite…
— Quelle amie ? —l’interrompit-il sèchement.
— Mon amie Shaedra ; c’est elle —ajouta-t-elle, en la signalant du pouce.
Shaedra lui adressa un sourire dubitatif et salua d’un bref signe de la tête. Dolgy Vranc l’examina avec des yeux qui lui rappelèrent inexplicablement ceux de la harpïette qui avait tenté de l’attaquer quatre ans plus tôt.
— Et tu l’as apporté avec toi ?
Elle comprit qu’il faisait allusion à l’objet enchanté. Elle sortit le collier de sa poche et le lui tendit.
Le semi-orc, cependant, ne le toucha pas. Prudent, il scruta uniquement la superficie pour s’assurer qu’il s’agissait d’un objet enchanté. Il dit alors :
— Passez et fermez la porte.
Il rentra pour les laisser passer. Aléria franchit le seuil d’un pas décidé. Shaedra et Akyn échangèrent un regard.
— Eh bien —chuchota Akyn—, heureusement que nous ne nous attendions pas à rencontrer une nymphe.
Shaedra mit la main sur la bouche pour se retenir de rire. Ils entrèrent, refermèrent la porte et suivirent Aléria en silence. Le couloir était sombre et le salon dans lequel ils pénétrèrent aussi. Le semi-orc devait avoir du sang d’orc des cavernes, car il semblait qu’il n’appréciait pas le soleil.
Il les invita à s’asseoir sur un sofa qui devait être aussi vieux que le monde et dans lequel ils s’enfoncèrent profondément.
— Laisse le collier sur la table.
Alors que Shaedra obéissait, Dolgy Vranc prit une barre de fer. Shaedra se sentit paralysée en le voyant s’approcher de la petite table.
Il utilisa la barre comme un crochet pour saisir le collier et s’assit dans son fauteuil. Il l’observa longuement. À tel point que Shaedra sentit qu’Akyn, nerveux, commençait à s’agiter. Alors, Shaedra se souvint : le prix. Mais elle eut peur de le rendre furieux si elle parlait à cet instant et lui coupait quelque connexion énergétique avec le pendentif, aussi elle se tut. Le silence devenait pesant.
Peu à peu, Shaedra s’habitua à l’obscurité du salon et commença à percevoir les divers objets qui se trouvaient sur de petites tables placées le long des murs. Il y avait un mortier, une étrange machine aux parois de verre couleur émeraude, de petits objets, des morceaux de métal et une hache, suspendue au-dessus de la cheminée éteinte. Sur les étagères, on pouvait voir des plateaux avec des plantes, des flacons vides ou remplis de liquides sombres.
— D’où as-tu sorti cela ?
La voix profonde du semi-orc lui rappela qu’elle n’était pas là pour badauder.
Quand Shaedra se tourna vers lui, elle tressaillit légèrement sous son regard intense. Elle avala sa salive et essaya de penser. Si elle lui parlait du nakrus, elle était sûre que le jour suivant on l’expulserait d’Ato, car on la jugerait maudite.
— Je l’ai trouvé quand j’avais huit ans.
— Tu mens.
Shaedra écarquilla les yeux, surprise.
— Non, tu ne mens pas —dit-il alors.
Dolgy Vranc examina de nouveau le pendentif puis le laissa sur la table. Il ne l’avait pas encore touché une seule fois.
— Est-ce que tu l’as mis ?
Shaedra pensa mentir, mais elle savait parfaitement qu’elle faisait partie de cette sorte de gens qui sont incapables de mentir avec conviction même en cas de vie ou de mort ; elle se contenta de dire :
— Oui. Il est ensorcelé, n’est-ce pas ?
— En douterais-tu peut-être ?
Shaedra allait reprendre le collier quand la barre de métal lui frappa la main.
— Aïe !
À ses côtés, elle sentit qu’Akyn sursautait.
— Ne le touche pas ! Je l’ai mis au repos. Dans une demi-heure, la porte que j’ai créée s’ouvrira et je pourrai comprendre l’enchantement.
— Alors, pour le moment, vous ne savez pas ce que fait ce collier —dit Aléria.
Le semi-orc tourna son regard vers elle et c’est à cet instant seulement qu’il sembla la reconnaître.
— Tu es la fille de Daïan ?
— Oui.
Pour la première fois, Dolgy Vranc esquissa un sourire. Quand Shaedra vit les dents poindre de cette énorme bouche sans lèvres, elle eut envie de crier. Elle massa sa main endolorie et vit comme un bleu commençait à apparaître. Maudit semi-orc, pensa-t-elle.
— Comment va-t-elle ? —demanda l’identificateur.
Aléria avait l’air tranquille ; toutefois, le sujet de la conversation ne devait pas beaucoup lui plaire.
— Bien. Elle continue ses expériences.
— Ah, oui, ses expériences. Ta mère est une grande alchimiste, et de bonne famille en plus. Je ne comprends toujours pas pourquoi elle a choisi ton père.
Shaedra sentit que tous les muscles de son corps se tendaient. Il avait dit “son père” ? Aléria était devenue livide.
— Que savez-vous de mon père ?
Dolgy Vranc sourit tristement.
— Peu de chose, en vérité. Il a disparu peu après qu’ils se sont mariés. Elle ne t’en a vraiment jamais parlé ? Elle se sent peut-être honteuse. Mais mieux vaut que je ne te parle pas de lui, sinon Daïan va m’asperger d’ardif immuable.
Shaedra dut reconnaître qu’elle préférait de beaucoup son bavardage à un silence tombal. Au moins, quand Dolgy Vranc parlait, il n’avait pas l’air aussi épouvantable. Son ton léger compensait un peu sa laideur et Shaedra pensa que, dans le fond, c’était peut-être une personne honnête et aimable.
— Voulez-vous un peu de thé ? Je vous sens un peu nerveux.
Après avoir vu les potions aux liquides étranges sur les étagères, Shaedra n’avait aucune envie de boire quoi que ce soit. En plus, dans cette obscurité, comment pourrait-on voir s’il n’y avait pas de bestioles dans l’infusion ?
Tous déclinèrent l’invitation.
— Des galettes ?
— Non merci —dit Akyn avec un sourire forcé.
Il dut deviner qu’ils n’accepteraient rien, car il haussa alors les épaules et se leva.
— Je vais chercher des choses dont j’aurai peut-être besoin pour identifier ton objet, petite. Ne touchez à rien.
— Et vous n’avez aucune idée de ce qu’il peut faire ? —demanda Shaedra—. Le pendentif, je veux dire.
Le semi-orc la regarda et grogna.
— La seule chose que j’ai apprise sur ce collier, c’est que ce n’est pas un simple objet magique de ceux que l’on peut trouver sur les marchés d’Ajensoldra. Ne touchez à rien —répéta-t-il, et il sortit de la pièce sans un mot.
Shaedra avait les yeux rivés sur le pendentif, de même qu’Akyn et Aléria.
Que voulait-il insinuer quand il disait que ce n’était pas “un simple objet magique de ceux que l’on peut trouver sur les marchés d’Ajensoldra” ?
— Et s’il appartient réellement à la liche ? —demanda-t-elle—, que peut-on lui dire ?
Ils réfléchirent un moment et, comme toujours, ce fut Aléria qui trouva la réponse :
— Si c’est le cas, alors nous devrons le convaincre de n’en parler à personne.
Soudain, Shaedra se rendit compte de la situation compromettante dans laquelle elle avait impliqué ses amis et elle se sentit coupable.
— Vraiment, je regrette beaucoup —dit-elle, abattue.
Akyn et Aléria la regardèrent sans comprendre.
— Quoi ?
— Je n’aurais jamais dû vous raconter tout ça. J’aurais dû être forte et ne rien dire. Je ne sais pas tenir ma langue et laisser mes amis tranquilles.
Lorsqu’Aléria se mit à rire, Shaedra la contempla, surprise.
— Ah, Shaedra. Ne me dis pas que ce genre de choses te tracasse encore. Dis-moi, quand nous as-tu laissés tranquilles ? Par tous les dieux ! —dit-elle— qui mieux que toi peut se retrouver mêlée à toutes les embrouilles dans tout Ato ? Et en plus, tu ne t’en rends même pas compte. Tu es une amie formidable, Shaedra.
— Je dirai plus, admirable —renchérit Akyn, acquiesçant énergiquement de la tête.
Shaedra se mordit la lèvre, les larmes aux yeux, puis, de nouveau, elle fixa son regard sur le collier.
— Bien sûr, vous dites ça parce que vous êtes mes amis.
Aléria laissa échapper un grognement exaspéré.
— Précisément ! —exclama-t-elle—. Allez, arrête de dire des bêtises, on dirait Galgarrios.
— Ce n’est pas vrai ! —répliqua-t-elle, en lui donnant une bourrade, puis elle se mit à rire. Cela la soulageait de constater une fois de plus qu’Akyn et Aléria étaient de vrais amis.
À cet instant, Dolgy Vranc revint, une boîte entre les mains.
— Bien. Pendant que je travaille, ne faites pas de bruit, d’accord ? L’identification demande une importante concentration.
Avec curiosité, Shaedra le regarda ouvrir la boîte et fouiller parmi divers étranges instruments. Il y avait un bout de verre, un morceau de matière molle qu’elle ne réussit pas à identifier, des vis… pourquoi donc aurait-il besoin de vis ? Mais Dolgy Vranc n’y toucha pas. Il ne sortit de la boîte qu’une aiguille, une plante desséchée et un marteau. Shaedra écarquilla les yeux. Il n’allait tout de même pas casser son collier ?
Elle l’observa attentivement. Le semi-orc était plongé dans une profonde somnolence ; du moins, c’est ce qu’on aurait dit. Il avait piqué l’aiguille dans le marteau et prononçait de temps en temps des mots inaudibles. Fallait-il parler à l’objet magique pour l’identifier ? La vérité, elle n’en avait aucune idée, et elle regretta de ne pas avoir demandé à Aléria de l’éclairer avant. Elle, elle devait sûrement savoir.
Dolgy Vranc resta dans cette position pendant peut-être une dizaine de minutes. Puis il ouvrit les yeux, mais il sembla ne rien voir autour de lui. Il prit le collier dans ses mains et il referma les yeux. Comme le visage des semi-orcs n’est pas spécialement très expressif, Shaedra ne pouvait pas deviner sa réaction.
Le temps passait. Aléria tambourinait sur son genou. Akyn semblait fasciné par l’identificateur. Au bout d’un moment, Shaedra se surprit à se faire les griffes sur la petite table et elle arrêta immédiatement, craignant que Dolgy Vranc ne l’ait vue. Maudissant cette manie, elle essaya de se convaincre que, tant que la lumière du jour n’inonderait pas le salon, les marques qu’elle avait laissées ne se verraient pas.
Soudain, Dolgy Vranc ouvrit les yeux et lâcha le collier, qui chuta sur le sol. Shaedra le ramassa et le remit sur la table avant que le semi-orc n’ait le temps de crier :
— Non !
Son exclamation mourut à peine sortie de ses lèvres, et il adopta une expression de surprise.
— Tu n’as rien senti en le touchant ?
Shaedra, tendue et effrayée par le cri, fit non de la tête. Elle s’était à moitié levée, prête à fuir. Elle se rassit et essaya de se calmer.
— Avant de nous dire ce que c’est, monsieur Vranc, nous devons vous dire que nous n’avons pas de quoi vous payer —dit Shaedra—, parce que, d’après ce que m’a dit mon amie, vous êtes très exigeant.
Elle entendit un petit soupir d’Aléria et elle se rendit compte qu’elle aurait pu se passer des derniers mots. Ou même, elle aurait pu se passer de toute la phrase. Ce serait vraiment ridicule maintenant de devoir s’en aller sans savoir ce que représentait réellement cette amulette !
À l’évidence, le semi-orc dut deviner ses pensées, parce qu’il jeta la tête en arrière et laissa échapper un éclat de rire tonitruant.
— Voyez-vous, jeunes snoris, il existe bien des façons de payer quelqu’un comme moi. On ne vit pas que d’or et d’argent, et puis, un pendentif comme celui que tu possèdes, jeune terniane, on n’en voit pas tous les jours, crois-moi.
Et il ajouta pour lui-même :
— Un identificateur quelconque n’aurait pas compris, mais moi si.
Aléria se racla la gorge.
— Monsieur Vranc —dit-elle avec toute la courtoisie du monde—, que nous proposez-vous pour payer l’identification ?
— Que pourraient me donner trois snoris sans argent incapables de me payer pour l’identification d’un objet suprêmement intéressant ? —répliqua le semi-orc.
Son ton était dur et les trois amis tremblèrent sous ses yeux accusateurs. Et, contre toute attente, il sourit.
— Chacun d’entre vous devra me promettre trois choses.
— Comme dans les contes, n’est-ce pas ? —fit Akyn.
— Chacun d’entre nous ? —bondit Shaedra—, mais la seule responsable de ce collier, c’est moi.
— Oui, petite, mais vous êtes venus ici tous les trois. Pensez-y. Un pacte est un pacte et il ne se fait pas à la légère. Je vous laisse trois jours pour y penser.
Trois jours, se répéta mentalement Shaedra. Et elle se rappela ce qu’il avait dit à propos du collier : “un objet suprêmement intéressant”. Était-il vraiment si intéressant ?
— Vous êtes abonnés au trois, n’est-ce pas ? —répliqua Shaedra—. Je dois ajouter une condition : vous ne pourrez parler de ce collier à personne excepté à nous.
Le semi-orc réfléchit un moment et Shaedra eut l’impression qu’il lui en coûtait d’accepter cette condition, quand il dit enfin :
— D’accord. Je ne dirai pas un mot de ce collier.
Shaedra respira profondément.
— Eh bien, pour ma part, c’est déjà décidé. Quelles sont ces trois promesses ?
— Eh, ne te précipite pas. Je te les communiquerai au fur et à mesure quand tu devras les accomplir. À moins que tes amis se soient refroidis et aient décidé de t’abandonner.
— Cela me gêne de devoir promettre trois choses sans savoir de quoi il s’agit —reconnut Akyn—, mais si Shaedra promet, moi aussi.
Aléria laissa échapper un immense soupir et dit :
— Moi aussi. Mais… Dolgy Vranc. —Elle prononça ces mots sur un ton menaçant—, vous n’avez pas intérêt à nous jouer un mauvais tour ou je le dirai à ma mère.
— À Daïan ? —Ses horribles dents couleur rouille étincelèrent—. Je doute que tu le lui dises, Aléria, à moins que tu ne préfères perdre une amie, ce qui serait dommage.
Tout en disant cela, il ramassa le collier à l’aide du crochet et le fit osciller sous leurs yeux.
— Ceci, mes amis, c’est l’Amulette de la Mort.