Accueil. L'espion de Simraz
Lorsque je me réveillai, je sentis une étrange texture sous mes doigts poisseux et je clignai des yeux, puis toussai. Un miaulement me répondit ; c’était Nuityl.
Je souris faiblement.
— Bonjour, Nuityl.
Le chat des neiges, blotti près de moi, frotta sa grosse tête moustachue contre ma main. Je le caressai, puis j’inspectai la pièce d’un œil hagard.
Je me trouvais dans une petite chambre avec une fenêtre aux volets fermés. Quelques rayons poussiéreux s’infiltraient par les fentes. On entendait des bruits de couverts et de voix, provenant certainement de la taverne, au rez-de-chaussée. Au-dehors, un cheval hennit, puis un rire grave retentit. Je tendis l’oreille et soupirai. Au moins, le vent semblait calme.
Oh, que je me sentais ridicule ! Je fermai les yeux un instant puis les rouvris. Mes paupières étaient lourdes et brûlantes et je peinais à brider mon esprit pour ne pas le laisser vagabonder.
C’était frustrant. Moi qui avais souffert la douleur de blessures et de coups, je me retrouvais cloué dans un lit à cause d’un simple rhume ou grippe ou que sais-je. Et je venais de faillir à Rinan de la manière la plus injuste.
J’aurais mieux fait de demander à Ralkous de m’envoyer aux patrouilles !, songeai-je, contrarié. Je n’aurais pas eu à me mettre autour du cou un collier magique forgé par une créature des abysses, et j’aurais certainement été plus tranquille. Mais je n’aurais pas connu Ouli.
Mon cœur se serra en imaginant soudain la princesse emportée au loin par le vent. Je serrai les dents. Rinan avait intérêt à bien la protéger pendant mon absence. Je levai une main et me tâtai le front. Il était trempé de sueur. Serais-je capable de… ? Je me secouai, m’apprêtant à me redresser. La douleur qui sourdait dans ma tête s’éveilla soudain, obstruant toute pensée. J’avais l’impression d’avoir une boule de feu qui me brûlait de l’intérieur.
— Bon sang —sifflai-je.
Nuityl leva sa patte et la posa tendrement sur ma poitrine. Mes yeux se refermèrent en emportant l’image de son regard émeraude.
Lorsque je revins à moi, j’entendis des voix dans la chambre. J’ouvris un œil et compris vaguement que le médecin était là, palpant mon pouls et écoutant mon cœur. Je toussai et le jeune médecin grimaça, comme dégoûté.
— Ça sent le malade, ici —marmonna-t-il enfin—. Tiens, puisque tu es réveillé, ouvre la bouche.
J’obéis, me demandant si le petit garçon qui tenait une boîte entre les mains était l’assistant du jeune médecin… si celui-ci en était vraiment un, complétai-je, méfiant. Je sentis le poids de ma gemme, enveloppée d’un morceau de tissu, et je me détendis.
Le médecin vacilla.
— On dirait que ça va. —Il posa une main sur mon front et hocha la tête—. C’est peut-être une grippe normale.
Son « peut-être » me donna confirmation : cet homme n’était pas médecin.
— Alors ce ne sont pas les grippes rouges ? —s’enquit le jeune garçon, l’air déçu.
L’autre renâcla.
— Apporte. Je vais lui donner une infusion de racrousa. Ça le revigorera.
Tandis qu’il s’affairait, je toussai à nouveau et me raclai la gorge.
— Dites —croassai-je—. Il est où, le médecin ?
Le jeune homme me jeta un regard noir.
— Beh, où veux-tu qu’il soit ? C’est moi, le médecin du village. Allez, bois ça.
Je le regardai dans les yeux et le vis hésiter, l’air intimidé. Je tendis une main puis me redressai à grand peine. Ma tête me tournait comme une toupie. Lorsque je bus ma première gorgée, je grommelai.
— C’est dégoûtant.
Le médecin ricana.
— T’es un Akaréen, pas vrai ?
Ceux du Nord parlaient encore d’Akaréen au lieu de Ravlav, me rappelai-je. Je bus tout le reste avant de répondre :
— Ouais, quel rapport ?
Le regard du petit garçon s’alluma tandis que le médecin reprenait le bol. Ma tête était constamment assaillie par des vagues de chaleur. Je soufflai et me rallongeai.
— Le racrousa, c’est du sang d’orc avec de l’écorce d’oranger —répliqua enfin le médecin en se levant. Je sentis soudain mon estomac se soulever. Il sourit—. C’est un remède du coin, détesté par les Akaréens, tu vois. Mais c’est efficace.
Il se dirigeait déjà vers la porte et je le suivis du regard, écœuré.
— On le laisse comme ça ? —demanda le garçon.
— Mouais, on reviendra demain, s’il vit encore.
Le jeune homme m’adressa un sourire, ni méchant ni sympathique. Puis tous deux sortirent. Épuisé, je fronçai cependant les sourcils.
— Nuityl ?
Le chat des neiges sortit de dessous le lit et revint vers moi. Je soupirai en le caressant. Il ronronna.
— Je ferais bien de bouger —déclarai-je alors.
Le félin me regarda, l’air réprobateur.
— Tu as raison, je ne devrais pas. Mais…
Je me redressai. Nuityl miaula, ennuyé. Je lui tapotai la tête.
— Je vais bien. Je dois rejoindre Ouli et Rinan.
Je mis un pied hors du lit et me levai. Je titubai en voyant la chambre tanguer autour de moi.
— Ah, je n’aime pas ça —grognai-je.
La porte se rouvrit et une jeune fille apparut avec un plateau. En me voyant debout, elle resta muette de stupeur pendant quelques secondes, puis elle tonna :
— Non mais, il s’est cru où, l’Akaréen ? Tu vas tout de suite te remettre au lit, et que ça saute ! Et tu vas avaler ça. Allez ! —me pressa-t-elle tandis qu’elle entrait.
Je tâtonnai pour revenir dans mon lit et me recouchai, obéissant. Oh que je n’aimais pas ça, me répétai-je mentalement. Je mangeai ce que la jeune fille m’avait apporté et je la remerciai poliment avant qu’elle ne s’en aille. La fatigue ne tarda pas à m’emporter de nouveau.
Je fus réveillé par une lumière intense qui perçait à travers mes paupières. J’entrouvris les yeux et je vis sur ma poitrine la Gemme de l’Abîme, qui brillait de mille feux. Nuityl venait d’émettre un feulement, rasant l’un des murs de la pièce, les yeux plissés.
Le tissu qui recouvrait la pierre était tombé. Je ramassai la gemme d’une main puis la lâchai en étouffant un cri : elle était glacée. Je demeurai un instant paralysé. Herras m’avait déconseillé vivement de tenter de détruire le collier, et encore plus de l’enlever et je me répétai ses paroles pour freiner mes envies folles de jeter le collier hors de ma vue. Prudent, je plaçai la couverture entre la gemme et ma poitrine, me rappelant un conte qu’une fois ma sœur aînée m’avait raconté sur un chevalier au cœur glacé… Ce n’était pas le moment de divaguer. Je roulai les yeux puis réfléchis posément. Si la gemme se mettait à me jouer des mauvais tours sans crier gare, j’allais avoir de sérieux problèmes.
Puis, curieusement, la lumière mourut aussi rapidement qu’elle était venue. Une étincelle parcourut la gemme en cercles de plus en plus lents puis disparut. Seule une douce lumière de lune s’infiltrait à travers les volets. Je touchai la pierre et sentis qu’elle était tiède. Bizarre. Très bizarre, me répétai-je en bougeant les lèvres. Oh… et puis, je n’étais pas magicien, moi ! Je n’y comprenais rien à ces phénomènes étranges. Herras m’avait conseillé de chercher davantage d’informations à la bibliothèque d’Éshyl : c’était la plus complète de tout Phorbasd, à ce qu’il disait, et cela ne m’aurait pas étonné que j’y trouve les réponses à mes questions. Mais, avec tout ça, peut-être que je ne parviendrais même pas à Éshyl vivant.
Je crus soudain entendre la petite voix de Rinan me disant “ne commence pas à être pessimiste, Deyl”. J’esquissai un sourire, me redressai légèrement puis me figeai. Attends une minute, me dis-je. Et la douleur qui me martelait le crâne ? Et ma fièvre ? Elles avaient disparu. Je me palpai la tête, m’agitai et sentis, incrédule, que mon malaise n’était dû à présent qu’à ma faiblesse.
Se pouvait-il que la Gemme de l’Abîme ait quelque rapport avec ce changement ?, me demandai-je en me rallongeant, troublé. Nuityl s’approcha à pas feutrés, circonspect. Je l’accueillis avec chaleur. Au moins, je n’étais pas seul.
Je ne dormis guère davantage, nerveux comme je l’étais, et je quittai bientôt le lit. Ma robe grise usée m’arrivait jusqu’aux talons. Nuityl s’étira et me regarda, interrogateur.
— On s’en va —déclarai-je.
Comme je ne vis nulle part mon sac, j’en déduisis que Rinan l’avait emporté et je ne m’arrêtai que pour tirer de nouveau les couvertures, par pure manie. Je tournai la poignée… Elle était fermée.
— Par Ravlav —murmurai-je—. Ils m’ont enfermé, Nuityl !
Le chat des neiges agita calmement sa queue. Je me mordis la lèvre puis me dirigeai vers la fenêtre et ouvris les volets. Ce n’était pas la meilleure des façons de sortir d’une auberge, surtout dans mon état, mais qu’y faire. Je n’avais rien à portée de main pour crocheter une porte. Je m’assis sur le rebord puis me tournai vers le tigre.
— Allez, mon brave. On dit que les chats retombent toujours sur leurs pattes —l’encourageai-je.
Nuityl s’assit sur le plancher et leva une patte pour la lécher, nonchalant. Je réprimai un grommellement.
— Nuityl… —le menaçai-je. Je haussai les épaules en le voyant si buté. Il fallait vraiment qu’il soit lâche, le petit tigre—. Comme tu voudras.
Je commençai ma descente m’attendant presque à voir le chat se jeter sur moi pour m’empêcher de partir. Mais non. J’arrivai au sol sans encombres… et sans Nuityl. Je levai les yeux vers la fenêtre, agacé.
— Nuityl —chuchotai-je.
Une tête apparut près du rebord. Ses yeux verts m’observaient à travers la nuit. La rue était déserte. Je lui fis signe de sauter et il resta, là, à me regarder.
— Alors, l’ami, on a des problèmes avec le chat ?
Je sursautai en voyant surgir de l’ombre une silhouette encapuchonnée.
— Non, aucun problème —répliquai-je, sur mes gardes. Je me l’imaginais déjà en train de sortir sa dague pour me voler ma gemme… J’aurais quand même dû prendre quelque objet pour me défendre, me lamentai-je. Mais l’homme encapuchonné ne fit pas mine de s’approcher davantage.
Je serais vite parti, s’il n’y avait pas eu Nuityl… Je m’invitai au calme.
— Vous êtes le malade de l’auberge, n’est-ce pas ?
— Ça se voit tant que ça ? —répliquai-je.
— Beh, non. Faut dire que le médecin disait que vous étiez mal en point. Mais vous avez l’air bien remis. C’est quoi, votre nom, dites ? Vous êtes akaréen, n’est-ce pas ? D’Éshyl ? Vous connaissez la porte des triangles ?
Je fronçai les sourcils, soudain tendu. La porte des triangles… Voilà qui en disait long sur cet encapuchonné.
— J’aurais dû m’en douter —soupirai-je—. Vous êtes un pion d’Isis ?
L’homme enleva sa capuche d’un geste et un visage pâle et souriant apparut. Il était couturé de cicatrices.
— Un pion, un espion ou un ex-pion, je ne sais plus —répondit-il sur un ton blagueur—. Vous êtes Deyl, c’est bien ça ? —Je hochai la tête et il me tendit une main amicale—. Kathas pour vous servir. C’est un honneur de vous connaître. J’étais parti à votre recherche, sous les ordres d’Isis.
— D’Isis ou de Ralkous ? —m’enquis-je.
— D’Isis —sourit Kathas—. Je ne suis pas si bien placé pour recevoir des ordres d’un Conseiller !
Je grimaçai.
— Oui, bon. Eh bien, moi, j’allais juste partir d’ici.
— Oui, ça se voit. C’est un miracle que je vous trouve ici. Est-ce vrai que votre frère vous a laissé tout seul dans cette auberge pour partir vers le sud ? Vous avez trouvé la princesse ?
— Euh… —J’hésitai puis je décidai de ne pas me précipiter—. On était en train. Mais on y est presque. Va donc dire à Isis qu’il ne s’inquiète pas.
Kathas eut un sourire ironique.
— Cela fait plus d’un mois que vous vous êtes absentés.
— Ah… Vraiment ?
— Oui. Mais, de toute façon, Isis ne s’inquiète plus pour la princesse. Il a trouvé mieux. Il m’a demandé de vous faire revenir d’urgence à Éshyl, vous et votre frère.
J’émis un sifflement étranglé.
— C’est… Mais vous… Attendez. Vous parlez sérieusement ?
L’homme couturé acquiesça vivement.
— Je parle sérieusement. Ça m’arrive, quelquefois. Alors, si vous vous sentez la force d’entreprendre le voyage, je vous invite à me rejoindre demain à l’aube. J’ai un cheval pour vous. Nous irons chercher votre frère et nous repartirons vers Éshyl. Qu’en dites-vous ?
Je soupirai, impatient.
— Magnifique. Mais qu’as-tu dit avant, sur la princesse ? Pourquoi est-ce qu’Isis n’en veut plus, maintenant ?
Kathas haussa les épaules.
— Je ne suis qu’un pion, comme vous dites. Les détails, vous savez… —Je lui lançai un regard noir et il sourit de toutes ses dents—. À mon avis, ce n’est pas qu’Isis ne veuille plus de la princesse, mais les Conseillers se sont mis d’accord pour abandonner la monarchie et faire un parlement qui dirigerait tout.
J’avalai ma salive.
— Un parlement —répétai-je, hébété.
— Eh oui. C’est à cause des Tanante, sûrement. Le roi de Tanante va piquer une crise, quand il saura qu’il n’aura plus droit à son héritage légitime ! —Il eut un petit rire—. C’est fou comme ils peuvent se compliquer la vie, ces dirigeants.
Malgré moi, je lui rendis un sourire en coin.
— Ah ! —fit-il—. Je ne vous imaginais pas si jeune. Avec tout ce qu’on raconte sur vous entre compagnons d’office… Mais trêve de bavardages !, comme dirait Isis. Je vous attends à l’aube devant l’auberge ?
Je hochai la tête. Ce n’était pas le moment de me défiler.
— Oui. Attends. Tu travailles pour Isis depuis longtemps ? —m’enquis-je.
Kathas haussa les épaules.
— Depuis quelques mois. Avant je travaillais pour le roi de Tanante.
Il se tut, se mordant la lèvre. Peut-être avait-il pensé qu’il avait trop parlé. Je m’esclaffai silencieusement.
— Alors tu dois être bien entraîné. On dit que les Tanante sont les rois des intrigues. Tu as quel âge ?
— Vingt-deux ans.
J’écarquillai les yeux.
— Eh bien —soufflai-je, impressionné—. Et ces cicatrices, c’est parce que tu t’es rasé trop vite ?
Ma pique sembla le vexer et je m’en repentis aussitôt.
— Vous êtes un rigolo, vous —laissa simplement tomber Kathas.
— Pardonne-moi, c’est l’habitude. Je suis comme ça. Au fait, tu peux me tutoyer, hein. Bon. —Je lui tapotai l’épaule, pour le saluer—. On se revoit donc demain.
Kathas hocha la tête et me jeta un regard curieux.
— Tu vas remonter comme tu es descendu ?
En haut, sur le rebord de la fenêtre de ma chambre, Nuityl nous observait, moqueur. Je fis une grimace.
— Oui, pourquoi ?
Kathas se croisa les bras.
— Je peux voir comment tu y arrives ?
Je me sentis mal à l’aise, mais ne répliquai pas. Je m’agrippai à une pierre puis à un rebord de volet. Ce ne fut pas une ascension particulièrement élégante, mais j’arrivai à la fenêtre avec quelques égratignures seulement. Nuityl miaula joyeusement.
— Fais pas le malin —le prévins-je.
Je me retournai vers la fenêtre et jetai un coup d’œil vers la rue. Kathas avait disparu et, à sa place, une patrouille nocturne de gardes d’Ahinaw parcourait la route. Je m’empressai de fermer les volets. Il ne manquait plus qu’un de ceux-là m’ait vu, cinq ans plus tôt, et qu’il me dénonce au Prince Évité. Tout était possible. Et si Kathas m’avait trompé et qu’il s’agissait en réalité d’un espion d’Ahinaw ? Non, c’était absurde. Kathas avait dit vrai. Cette histoire de parlement… Je soufflai, me glissant sous les couvertures. Ça, je ne m’y attendais vraiment pas. Mais, si les Conseillers décidaient d’oublier la Couronne, qu’allaient-ils faire d’Ouli ? Changeraient-ils d’avis s’ils la voyaient apparaître ?
Connaissant quelques Conseillers, et connaissant Isis, je vis tout d’un coup la situation d’Ouli plus critique qu’elle ne me l’avait paru auparavant. Si jamais la princesse recouvrait son corps, bien sûr : sinon, elle n’aurait plus qu’à errer de forêt en forêt… Je secouai la tête, refusant ce triste destin. Quel que soit le sort d’Ouli, je ne l’abandonnerais pas.
— Ça peut te paraître drôle, Nuityl, mais je l’aime bien, cette princesse —murmurai-je dans l’obscurité.
Au point de désobéir aux ordres d’Isis ou de Ralkous ? La réponse se fit attendre. C’est que ce n’était pas du tout facile, me dis-je. Si, par exemple, Isis nous exigeait à Rinan et à moi de lui faire un rapport exhaustif, comme il le demandait parfois pour les missions importantes, pourrais-je lui mentir ? Oui. Après tout, ce n’était pas si difficile. Mais le problème, c’est que je ne pouvais pas laisser Ouli seule. Si je rentrais à Éshyl avec Kathas, comment faire pour que la princesse nous suive sans que celui-ci ne s’en aperçoive ? Était-ce vraiment une bonne idée de la faire entrer dans la capitale ? Et puis, il y avait un autre problème : comment faire pour qu’Ouli accepte de se rendre à Éshyl, cette ville qu’elle maudissait à présent ? Je devais d’abord m’assurer que le sort que Ralkous destinait à la princesse n’était pas la mort. Il fallait tout envisager. Ralkous pouvait changer d’idée du jour au lendemain. C’était l’un des Conseillers les plus dangereux, décidai-je.
Je soupirai et entendis le ronronnement ensommeillé de Nuityl.
Il y avait une autre option, bien sûr : celle de fuir. Je m’éclipsais du village sans avertir Kathas, je retrouvais Rinan et Ouli et nous partions tous trois loin de Ravlav… sans argent et sans chaussures. J’eus un sourire d’autodérision. Rinan allait me tuer, si je faisais ça. Après tout, nous étions tous deux surnommés par nos proches les espions de Simraz. Simraz, me répétai-je avec une moue. Je me rappelais encore très nettement le jour où mon frère et moi avions juré fidélité à la demi-déesse de la Dague Bleue, entité de la Diplomatie, agissant comme l’avait fait Isis, autrefois.
— Que Simraz guide vos yeux, vos mains et votre pensée ! —avait exclamé Isis sur un ton cérémonieux qui, à mon jeune âge, m’avait laissé bouche bée.
J’avais fait mes vœux de loyauté à quinze ans, un peu précipitamment, le jour suivant la mort du roi Koyben d’Akaréa. Isis n’avait guère paru très affecté par cet assassinat, mais y avait-il participé ? Je l’ignorais. En tout cas, j’étais vite passé au service de sire Ralkous. J’avais eu bien raison lorsque j’avais dit à Ouli que ma vie avait été plus monotone que la sienne : je n’avais même pas eu le temps de l’apprécier. J’étais passé à côté d’elle… Et voilà que je devenais mélancolique.
Bon. Mais pouvais-je passer outre ces fameuses paroles que j’avais prononcées devant les Conseillers ? Loyauté, dévouement et diligence contre de l’argent, une pension et « une vie réglée » ! Réglée pour qui, ça, ils ne le précisaient pas.
Cette maladie m’avait épuisé et, lorsqu’à l’aube, je me réveillai en sursaut et que je vis la jeune fille de l’aubergiste poser un plateau sur la table de chevet en chantonnant, j’eus du mal à ne pas me rendormir. Kathas m’attendait.
— Tu as l’air d’aller mieux, dis donc, l’étranger —fit la jeune fille—. Mange ça. Et, dis, tu penses quand même nous payer le médecin, n’est-ce pas ? L’autre qui t’accompagnait nous a promis qu’il le ferait et qu’il serait généreux. C’était pas un mensonge, au moins ?
Je haussai un sourcil puis pris un beignet. Il était délicieux.
— Tout sera payé —assurai-je enfin.
La fille fit une moue.
— T’as intérêt. Parce que, sinon, tu peux me croire, mon père va t’échauffer les oreilles. —Elle sourit, espiègle, les mains sur les hanches—. Qu’est-c’ tu regardes, l’Akaréen ?
Je roulai les yeux et retournai à mon beignet. Elle alla ouvrir les volets et la lumière du jour baigna toute la chambre.
— T’es pas trop bavard —fit-elle remarquer alors—. Y’a un type qui t’attend. Il est de ton royaume, apparemment, aussi. Vous êtes amis ?
— Un peu —répondis-je, tandis que j’attaquais mon deuxième beignet.
Elle fit une autre moue.
— Un peu amis ? C’est curieux, ta façon de parler. —Elle marqua une pause—. Il a pas l’air très marrant, non plus. Il est tout plein de cicatrices.
Le large sourire qu’elle m’adressa me laissa perplexe.
— Euh… oui.
— C’est un guerrier ?
Ses yeux s’étaient illuminés.
— C’est ça. C’est un guerrier. Délicieux, ces beignets ! —déclarai-je. Puis je me levai—. Nuityl, tu viens ?
Le chat des neiges sortit timidement sa tête de sous le lit. La fille sursauta.
— Je croyais que l’autre était reparti avec ! —fit-elle, surexcitée—. Il est tout mignon !
Nuityl commença à gronder et je réprimai difficilement un sourire.
— Nuityl, on y va. —Arrivé sur le seuil, je m’arrêtai—. Au fait, pourquoi est-ce que vous fermez la porte, la nuit ?
La fille rougit légèrement.
— Hein ? Oh. C’est des manies de mon père. Il ne se fie pas aux étrangers. Mais, dis donc, tu pars pieds nus, comme ça, sans rien ?
Je baissai les yeux sur mes pieds calleux. Je souris.
— Si tu as quelque chose de mieux à me proposer…
La jeune fille roula les yeux.
— Ça va coûter plus cher —prévint-elle, l’index levé—. Des chaussures… Je te trouve ça tout de suite !
Je descendis à la taverne en pensant que cette jeune fille était, finalement, bien sympathique. Je trouvai Kathas assis à une table, pianotant d’une main, impatient. Il bondit sur ses pieds en m’apercevant.
— Il est bien neuf heures passées !
— Désolé. J’étais encore un peu malade —m’excusai-je—. Bonjour —fis-je à l’intention de l’aubergiste, qui me répondit d’un bref mouvement de tête. Je m’assis à la table et fis signe à Kathas d’en faire autant—. Alors, dis-moi, puisqu’on est associés, maintenant, tu ne pourrais pas me rendre un service ?
Kathas haussa un sourcil, méfiant.
— De quoi s’agit-il ?
— Je n’ai pas un rond —murmurai-je—. Rinan m’a laissé ici sans rien… il était pressé —expliquai-je, pour le justifier—. Bref, est-ce que tu pourrais m’avancer un peu d’argent pour payer l’auberge, le médecin et…
— Voilà les bottes ! —exclama la jeune fille en dévalant les escaliers.
— Et les bottes —terminai-je.
Alors que l’aubergiste demandait quelle était cette histoire de bottes, le visage de Kathas s’éclaira d’un sourire.
— Pas de problème, l’ami, c’est chose faite.
Lorsque j’enfilai les bottes, vieilles mais en bon état, j’approuvai et fis un geste de remerciement exagéré.
— Votre fille est la bonté même —dis-je à l’aubergiste, sur un ton solennel de ménestrel.
Tandis que la jeune fille prenait une mine affectée, l’air de dire « Je sais », son père s’empourpra.
— C’est ça, c’est ça —répliqua-t-il—. Allez donc faire vos simagrées ailleurs et retournez à votre royaume !
Nous sortîmes de l’auberge joyeusement et enfourchâmes les deux chevaux de Kathas. J’eus du mal à convaincre Nuityl de se tenir en place sur la selle, mais j’y arrivai finalement et nous nous éloignâmes du village au trot.
— Il est bizarre, ton chat —observa le Couturé—. Il est… grand.
Je fis une moue, sachant que les chats des neiges n’avaient pas une très bonne réputation.
— Il est domestiqué.
Nuityl leva vivement la tête et je ne pus m’empêcher de m’étonner encore : il semblait toujours tout comprendre. Je lui adressai un clin d’œil et le petit tigre roula les yeux avant de les poser sur le paysage qui défilait lentement.
— Bon, alors, il est parti où, le grand Rinan de Simraz ? —demanda Kathas, lorsque nous perdîmes de vue le village.
J’arquai un sourcil devant son air taquin.
— Te moquerais-tu de mon frère ?
Le Couturé parut un instant décontenancé et je m’esclaffai.
— Alors, comme ça, tu viens de Tanante. Tu as grandi là-bas ?
— Oui… —Il hésita—. Mais, et ton frère ?
Je désignai la route du menton.
— Nous continuons tout droit pour le moment. Rinan est retourné dans la Forêt Bleue.
J’observai, amusé, le regard anxieux de Kathas. Ses cheveux bruns tombaient en cascade sur ses épaules. Je me demandai de nouveau comment diable il avait pu se retrouver avec tant de cicatrices sur le visage.
— Nous allons entrer dans la Forêt Bleue ? —interrogea-t-il. Sa voix ne tremblait pas, au moins, constatai-je.
— Oui. —Je marquai une pause—. Tu as une arme, n’est-ce pas ?
— Euh… Oui. Une dague —acquiesça-t-il—. Et j’ai une épée courte dans mes affaires.
— Tant mieux. Parce que, moi, je n’ai rien.
— Mais… —Kathas se racla la gorge—. Cette forêt est dangereuse.
— Dangereuse ? —répétai-je, faussement surpris—. Oh, tu parles des gobelins, des serpents ou des arbres-mangeurs ? Bah, ne fais pas attention à eux.
Il me dévisagea sur son cheval.
— Des arbres-mangeurs ? —balbutia-t-il.
Je fis des efforts pour ne pas éclater de rire.
— Oui. Et des trolls. Mais, je t’assure, si nous sommes suffisamment rapides, ils ne nous attraperont pas. Aie confiance en moi.
Je lui adressai un large sourire. Kathas secoua la tête, indécis.
— Tu te payes ma tête.
Je fus pris d’un fou rire et Nuityl miaula et gronda, le cheval se cabra et je le retins de justesse, les larmes aux yeux.
— Désolé, Kathas ! C’était plus fort que moi.
Cependant, Kathas souriait.
— Alors, nous n’entrons pas dans la Forêt Bleue, n’est-ce pas ?
Je grimaçai, retrouvant mon sérieux.
— Si. Mais, ne t’inquiète pas, il n’y a pas de trolls, dans cette forêt, que je sache. C’est juste un peu labyrinthique.
L’appréhension de Kathas était manifeste.
— Écoute —dis-je—. Je propose plutôt qu’on rentre à Éshyl. Comme ça, je pourrai reprendre des habits convenables et une épée. Ensuite, je reviendrai chercher Rinan et Ou… Et voilà —fis-je, m’interrompant dans ma lancée.
Kathas fronça les sourcils.
— Isis m’a demandé d’avertir Rinan, aussi.
Je roulai les yeux.
— Oui, mais, dans le cas présent, avec cette robe et sans épée, je suis mal parti pour entrer dans la Forêt Bleue. Et toi, tu te perdrais en deux minutes.
— Ah ! —grogna-t-il, vexé—. Le grand espion a parlé.
Je soufflai, impatient.
— Je dis ça parce que, Rinan et moi, nous nous sommes perdus et nous avons erré dans la forêt pendant des jours, d’accord ? Alors, tu as raison, qui sait, peut-être que, toi, tu parviendrais à trouver Rinan dans la jungle sans guide, mais j’ai mes doutes.
Le Couturé affichait une mine surprise face à ma franchise.
— Bon —fit-il, plus calme—. C’est d’accord, alors.
Et une chose de gagnée, pensai-je. Arrivé à Éshyl, je m’informerais de la tournure qu’avaient pris les événements quant à la princesse Ouli. Je devrais affronter les questions d’Isis, bien sûr, et j’allais devoir m’inventer une bonne histoire. Je n’allais surtout pas lui parler de fantômes… ni de mon collier.
Nous continuâmes à chevaucher jusqu’à arriver à Sisthria, comté de Ravlav. La ville avait changé depuis ma dernière visite : on avait rasé presque tous les arbres d’un parc, on avait construit d’autres maisons et agrandi une avenue.
— Nous allons rendre visite au comte ? —s’enquit Kathas tandis que nous avancions au pas entre les gens.
Je le regardai, étonné.
— Au comte ?
Kathas s’empourpra.
— Eh bien… Je croyais que tu étais en bons termes avec les nobles de Ravlav.
Je soufflai, mi-figue mi-raisin.
— Tu es bien optimiste. Non, si tu veux un conseil, moins on voit de comtes, de barons et de rois, mieux l’on se porte. Nous prendrons un repas dans une taverne, au sud, et puis nous repartirons. Je veux être de retour à Éshyl ce soir.
Kathas balança sa tête d’un côté puis de l’autre.
— Ça va être difficile, pour arriver avant le soir.
— Mais non —répliquai-je—. Les chevaux, ça galope.
Kathas eut un sourire amusé mais ne répondit pas. Nous prîmes un repas bien chaud dans une taverne appelée la Caverne et, lorsque nous sortîmes, je me rembrunis : le ciel s’était obscurci et de gros nuages noirs s’approchaient à nouveau depuis l’est.
— Il y a un problème ? —demanda Kathas, montant sur son cheval.
Le vent fit tourbillonner mes cheveux noirs devant mes yeux.
— Aucun —repartis-je.
J’éperonnai ma monture et nous quittâmes Sisthria au trot puis au galop. Une demi-heure plus tard nous traversâmes le Pont Siflèche par où nous étions passés, Rinan, Ouli et moi, avec tant de difficulté. Nous longeâmes la Forêt Bleue en piquant vers le sud, suivant la Route de Cantor. Un tonnerre retentit. Les nuages se déversaient et les rafales sifflaient à mes oreilles. Le cœur lourd, je me demandai comment Ouli et Rinan vivaient cette nouvelle mésaventure. Au moins, ils devaient être bien à l’abri, dans la forêt. Si tant est qu’ils l’aient atteinte…
Les chevaux galopaient à bride abattue. Nuityl, accroché à ma selle, gardait la mine sombre, les moustaches baissées et le regard grognon. À travers les flèches d’eau, j’aperçus le sourire radieux de Kathas. Trempé jusqu’aux os, le jeune homme avait l’air d’un bienheureux. Je souris. Il était quand même sympathique, ce Kathas.