Accueil. L'espion de Simraz
Nous trouvâmes le magicien assis dans la bibliothèque, avec plusieurs livres ouverts devant lui et deux candélabres qui brillaient de tous leurs feux. Il était si concentré que Rinan et Ouli purent le détailler avant qu’il ne lève la tête, alerté par le miaulement de Nuityl. Le chat des neiges passa près de lui, se frottant à l’une de ses jambes.
— Oh ! —fit Herras—. Fais attention, Nuityl. Bonjour —dit-il alors en souriant.
Il cligna des yeux pour essayer de nous voir dans la pénombre. Je fis signe à Ouli et à Rinan de s’avancer.
— Herras, je te présente la princesse Ouli d’Akaréa et Rinan, mon frère.
Ouli avança encore de quelques pas pour entrer dans le cercle de lumière… ce qui la rendit encore plus invisible.
— Très heureuse de vous rencontrer, magicien —sourit-elle.
Herras plissa son œil normal, l’expression concentrée pour essayer de voir son visage.
— C’est un vrai plaisir —dit-il enfin, fixant les yeux bleus d’Ouli. Il eut un sourire bête—. Jamais je n’avais vu autant de fantômes ! Asseyez-vous. Je crois que j’ai déjà réussi à comprendre l’énigme.
J’ouvris grand les yeux et m’assis près de lui, impatient.
— Tu as réussi à déchiffrer les runes ?
— C’était délicat —avoua-t-il—, mais je crois que j’ai déchiffré à peu près tout. Il est quelle heure, dis-moi ?
— Oh. Le soleil commençait déjà à disparaître derrière les montagnes —l’informai-je—. Alors, ces runes ?
Rinan et Ouli vinrent s’asseoir près de nous et Herras nous montra mon carnet : il avait griffonné des mots sous mes dessins.
— Voilà ce que j’ai compris. —Il se racla la gorge et plissa à nouveau les yeux pour bien voir ce qu’il avait écrit—. « La lueur, perdue, brûlante… » —il passa à la page suivante pour la deuxième rune— : « de l’éclair troublera… la malédiction, terrible, sans corps… telle une pieuvre gigantesque… qui mourra alors… jusqu’à ce que le jour de nouveau se lève dans le vent lointain du ponant ».
Il traduisit la dernière rune et se tut un moment, comme réfléchissant au sens de sa phrase, puis il rompit le silence consterné :
— Ça n’a aucun sens —soupira-t-il—. Je dois recommencer. Le problème, c’est que le sens de ces signes, selon la profondeur, peut varier —expliqua-t-il—. Et il y a tellement de combinaisons possibles…
— Au moins, il y a une pieuvre —fit remarquer Ouli, toujours optimiste.
— Oui, mais non —répliqua le vieil homme, énervé—. Je dois travailler encore davantage. D’après ce livre, l’éclair, ça pourrait aussi bien être un cerf ou une idée de futur qui renforce le fait de troubler. Mais j’avais dans l’idée que ce devait être un éclair. Cependant la phrase n’a aucun sens. Désolé.
Il saisit un gros volume tandis que je ruminais l’énigme. Effectivement, ça n’avait guère de sens et, à vrai dire, je m’attendais à quelque chose d’un peu plus concret.
— Quelle lueur ? —demanda Rinan, songeur.
Il semblait s’être remis de sa rencontre avec le nécromancien, remarquai-je.
— Aucune idée —fis-je—. Mais, dis-moi, Herras, tu crois vraiment que, dans ce genre de gravures, on met des comparaisons du type « telle une pieuvre gigantesque » ? Parce que ça rallonge inutilement l’énigme. Je ne vois pas l’intérêt.
— Qui sait —répondit posément Herras. Son regard passait de mon carnet à son livre toutes les secondes—. C’est peut-être un poète qui a écrit ça.
— Un poète ! —exclama Rinan—. Il ne manquait plus que ça, qu’il fasse des métaphores.
— C’est le principe d’une énigme —intervint Ouli sur un ton patient—. Tout est confus et c’est normal. Nous devons simplement réfléchir à ce que cette phrase veut dire.
— N’y réfléchis pas trop, jeune fille, cette énigme n’a ni queue ni tête —grommela le magicien, en levant un bref instant les yeux—. Aucun sorcier, qu’il soit poète ou pas, ne ferait d’énigme aussi inintelligible s’il voulait que quelqu’un la résolve. Allez vous reposer, je vous ferai signe lorsque j’aurai trouvé quelque chose.
— Nous ne sommes pas fatigués —assura la princesse—. Puis-je vous aider ?
Herras haussa son unique sourcil.
— Tu connais les runes ?
— Euh… Non —avoua-t-elle—. Mais je veux aider.
— Ah. Eh bien, si tu veux aider, essaie de me trouver tous les livres sur les runes dans cette bibliothèque. Il doit sûrement en rester que je n’ai pas vus. Par contre, Deyl, approche. Ici, ce petit signe que tu as mis, là, tu es bien sûr qu’il était comme ça, en vrai ?
Je grimaçai en voyant Ouli sursauter puis me regarder avec des yeux bleus moqueurs, l’air de dire « je me doutais du mensonge ». Je me penchai sur le carnet, fuyant son regard.
— Euh… —dis-je, la tête ailleurs—. Il faut dire que je ne me rappelle pas, Herras. Désolé. Je suis un piètre copiste.
— Faites-voir —intervint Ouli—. J’ai contemplé les gravures pendant des heures et des heures. Je les connais par cœur.
Nous en restâmes tous pantois.
— C’est vrai ? —fit vivement Herras. Il esquissa un geste empressé—. Alors oublie ces livres et viens t’asseoir à côté de moi. Tu vas m’aider à réparer ces dessins. Tu te souviens aussi de la profondeur des gravures ?
Ouli balança sa tête transparente de droite à gauche, songeuse.
— Peut-être bien —affirma-t-elle.
— Par tous les Lézards ! —Le magicien souriait largement—. Votre princesse va vous sauver de la malédiction, les jeunes. Au travail.
Oui, bon, de toute façon, la malédiction ne m’affectait plus, pensai-je, tandis que je faisais signe à Rinan pour sortir de la bibliothèque. Je refermai la porte derrière Nuityl et rallumai une des chandelles qui s’était éteinte. Soudain, à mon grand effarement, Rinan s’effondra sur les tapis.
— Rinan ! —m’exclamai-je en me précipitant à ses côtés—. Est-ce que ça va ?
Il avait enfoui le visage entre ses mains.
— Je… Je suis vraiment désolé, mon frère —hoqueta-t-il—. Tout ceci est à cause de moi. Si je ne m’étais pas précipité dans cette tour… Oh, que Ravlav m’assiste, je ne peux même plus pleurer.
Je lui tapotai légèrement l’épaule éthérée.
— Allons, Rinan. Nous avons vécu de pires situations —mentis-je—. Et puis, un homme ne pleure pas, de toute façon.
— C’est ça —renifla Rinan, écartant ses doigts de ses yeux noirs étincelants—. Je ne sais pas qui a dit ça, mais ce devait être un idiot. —Je souris et il inspira—. Vivement que ce nécromancien arrange tout. Tu ne disais pas qu’il avait des objets magiques capables de nous aider à annuler le sortilège comme le fait ton collier ?
Je me relevai en acquiesçant.
— Il m’a parlé d’une cape. Mais son effet n’est que temporaire. Le mieux, ce serait de résoudre cette maudite énigme.
Rinan me dévisagea.
— Alors tu penses que c’est faisable, toi. C’est… réconfortant. Je t’envie avec ton collier, tiens.
Je me mordis une lèvre. Habitué comme je l’étais à analyser toutes les possibilités, une pensée terrible me vint. Et si Rinan était capable de me voler le collier ? C’était une idée complètement stupide, mais je n’arrêtais pas de penser que, si à la place de Rinan, il y avait eu Isis, par exemple, je me serais bien gardé de dormir près de lui.
Tandis que je me préparais une tisane, je racontai à mon frère tout ce qui s’était réellement passé à Ahinaw et mon séjour prolongé chez Herras. Rinan commença à voir l’ancien nécromancien sous un nouveau jour. Et pourtant, la veille, j’aurais juré qu’il n’aurait jamais accepté l’idée qu’un nécromancien puisse mériter de vivre. Je ne me rappelais que trop la scène d’il y a trois ans…
Nous avions été envoyés par sire Ralkous dans un petit bourg du nom de Maronne pour exiger au nom du roi que le gouverneur de la région baisse les impôts sur le blé et s’aligne aux règles du royaume. En fait, Isis nous avait avertis d’être vigilants.
— Il y a quelque chose d’étrange, dans ce village —nous avait-il dit—. Selon les rumeurs, le gouverneur ferait partie d’une espèce de secte dangereuse vouant un culte à la mort. Soyez à l’affût du moindre indice qui puisse le prouver et, dès que vous aurez des preuves, revenez.
Le gouverneur s’était effectivement avéré être complice d’un nécromancien et, à notre retour, les Conseillers s’étaient vite empressés de brûler le deuxième et de jeter le premier aux cachots. Ils en avaient profité pour placer l’un des leurs à la tête de Maronne. Rinan avait été tellement marqué par toute cette histoire que j’avais définitivement décidé de ne pas lui parler d’Herras… jusqu’à présent.
— Deyl —lâcha alors Rinan, rompant un long silence. J’avais déjà fini ma tisane et nous étions assis l’un en face de l’autre, tous deux plongés dans nos pensées. Je levai les yeux vers lui.
— Oui ?
Il vacilla.
— Si jamais nous retrouvons notre corps, que va-t-on raconter à Isis ?
Je soufflai.
— C’est une bonne question.
— D’autant plus qu’Isis le devinerait aussitôt si on lui ment —soupira Rinan—. Il nous connaît trop bien.
— Bah. Nous nous en inquièterons le moment venu —assurai-je.
Rinan eut un sourire en coin.
— Toi qui es d’habitude si prévoyant, tu t’inquiéteras le moment venu ? Je n’y crois pas ! —protesta-t-il sur un ton badin.
Je lui rendis son sourire, puis je sursautai en entendant un cri.
— C’était Ouli, ça —fis-je en bondissant sur mes pieds.
Rinan émit un raclement de gorge alors que je me précipitais vers la bibliothèque.
— Deyl… ? C’est la princesse Ouli, je te rappelle.
— Hein ? —Je tendais déjà la main vers la poignée, mais la porte s’ouvrit à la volée et le fantôme de la jeune femme apparut dans l’encadrure.
— Nous avons trouvé ! —s’exclama-t-elle, tout sourire.
Rinan soupira tandis que l’espoir m’envahissait.
— Laisse tomber —marmonna-t-il, puis, à haute voix, il interrogea— : Vous avez trouvé quoi ?
De l’intérieur, nous parvenait l’exclamation enjouée d’Herras :
— Mais bien sûr, c’était évident !
Ouli nous fit signe d’entrer.
— Il était bien question de pieuvre —nous dit-elle, la voix tremblante—. Entrez, venez vite !
Nous nous empressâmes de rejoindre le magicien.
— Voilà ! —déclara-t-il gaiement—. Nous avons tout déchiffré.
— Alors ? —m’enquis-je.
— Patience ! Prenez place et écoutez. —Il brandit une feuille où il avait visiblement écrit la fameuse énigme puis il clama— : « Ci-gît l’Esprit de Lumière qui débarrassera de la malédiction les Sans-Corps lorsque, tel un phœnix, il renaîtra de ses cendres mouillées sous forme de pieuvre géante ».
Ouli était surexcitée. Rinan et moi blêmîmes. Et c’était tout ?, me demandai-je, atterré, sans rien comprendre. Mon frère soupira, tout espoir envolé :
— Bon, elle est où cette cape ?
Ouli nous vit si désespérés qu’elle ne se retint plus et éclata de rire.
— Vous ne voyez pas ? C’est évident ! Dans la salle de la tour, il y avait un coffre empli de cendres, je ne vous en ai pas parlé ? Eh bien, maintenant, vous le savez. Il nous faut juste les mouiller. Alors la pieuvre apparaîtra et le sortilège mourra. C’est tout simple !
Je la dévisageai, abasourdi. Il suffisait d’arroser les cendres pour détruire le sortilège ? Enfin, au moins, c’était plus crédible que de tuer une pieuvre dans l’Outrevent, me dis-je.
— Mais, et la tour ? —dit Rinan, en se remettant plus vite que moi—. Elle est totalement détruite, à présent.
Je devinai la grimace d’Ouli.
— C’est vrai. Mais ce coffre était résistant. C’était du solide. Et puis, des cendres, ça reste toujours, des cendres.
Rinan, dans un subit élan, se leva.
— En route.
Herras fronça son sourcil.
— Calmez-vous, vous tous. Il fait nuit. Si c’est si pressé, vous partirez demain à l’aube, mais la nuit ce n’est pas une bonne idée de se promener dans les montagnes de Cermi, d’accord ? Bon. Et maintenant je vais vous montrer cette cape.
Les yeux transparents de Rinan étincelèrent étrangement.
* * *
— C’est moi, la princesse, je te rappelle ! —grogna Ouli sur un ton cinglant.
Nous descendions la pente vers le plateau sous les premières lueurs du jour. Avant de perdre de vue le donjon, je levai une main. Herras, dans sa robe rouge, me rendit mon salut. Il avait insisté pour que j’emmène Nuityl. D’après lui, le chat des neiges avait besoin d’aventures.
— Il ne peut rester à paresser chez moi indéfiniment —avait-il raisonné.
D’un côté, j’étais bien content de l’avoir : le petit tigre m’était cher au cœur. Cependant, je devinai la pensée cachée d’Herras : il sentait qu’il ne vivrait guère longtemps et ne désirait pas laisser le chat livré à lui-même. Je détournai mon regard à cette triste pensée.
— Mais vous l’avez déjà portée hier soir, votre altesse —grommela Rinan, légèrement irrité.
Ils parlaient de la cape : Rinan avait absolument voulu la porter pour la descente et la princesse avait accepté, mais à présent elle ronchonnait, l’air de le regretter. Tandis que nous descendions, je ne lui lâchai la main à aucun moment.
— Allons, arrêtez de vous chamailler —intervins-je—. Dans quelques jours, nous serons tous à nouveau comme neufs.
Ouli ne répliqua pas et se laissa emporter. Heureusement que nous n’étions plus tous des fantômes, car le vent soufflait, ce matin-là. Lorsque nous arrivâmes sur le plateau, je laissai échapper un grommellement plaintif.
— Ces chaussures sont tout sauf des chaussures.
Rinan opina du chef, contemplant ses propres pieds d’un air morose. Nous avions fabriqué des sandales à la va-vite cette nuit-là, mais elles étaient franchement très peu résistantes.
— Moi, si j’étais toi, j’enlèverais la cape à présent —lui conseillai-je—. Tu as bien entendu Herras, le contre-sortilège ne peut pas durer plus de quatre heures d’affilée. Il vaut mieux garder ses énergies pour quand on en aura vraiment besoin.
Rinan obtempéra et, alors qu’il enlevait sa cape, je le vis redevenir un fantôme.
— Il est plus agréable de se transformer en fantôme qu’en humain —fit-il remarquer.
Je soufflai, amusé, tandis que je gardais ses vêtements dans le sac que m’avait donné Herras. Mon frère nous fit signe pour que nous avancions et, comme le vent soufflait encore, je les pris tous deux par la main. Nous marchions depuis une bonne heure lorsqu’Ouli siffla entre ses dents et nous arrêta net.
— Il y a des gobelins.
J’écarquillai les yeux, alarmé. Ce n’était vraiment pas le moment de se trouver nez à nez avec ces créatures.
— Où ? —m’enquis-je.
— Là-bas.
Je suivis son index et vis apparaître quelques ombres. Nous nous tapîmes derrière un buisson et nous demeurâmes immobiles un long moment, craintifs… Puis je m’esclaffai.
— Ce ne sont pas des gobelins, ce sont des humains !
Ouli plissa les yeux, tendant le cou pour mieux voir.
— Tu es sûr ?
— Sûr et certain —affirmai-je.
Rinan acquiesça.
— Mais ça ne change rien au fait que nous devons passer inaperçus —observa-t-il.
Alors, dans notre dos, une exclamation se fit entendre.
— Je l’ai trouvé !
Je me paralysai un instant.
— Ils cherchent quelqu’un ? —murmura Rinan entre ses dents—. Qui ?
À l’évidence, moi, pensai-je, saisi. Les personnes approchaient… Et parmi elles, se trouvait le chasseur, Yarosh le Hibou. Je vis venir le danger et soufflai :
— Cachez-vous et, si ça se gâte, courez hors du plateau lorsque vous le pourrez. Je vais essayer de détourner leur attention.
Mon frère me regarda, inquiet, à l’ombre du buisson.
— Évitez les ombres —ajoutai-je, avant de m’avancer vers les cinq hommes qui approchaient, Nuityl sur mes talons—. Bonjour ! La chasse est bonne ?
Derrière moi, un jeune homme surgit des sous-bois. C’était sûrement celui qui m’avait découvert, soupirai-je avec ressentiment.
Yarosh le Hibou me contemplait, éberlué.
— Vous êtes vivant ?
Je battis des paupières puis compris ce qui se passait : le chasseur, en revenant à Ahouzath, avait remarqué que le pèlerin n’était pas revenu au temple et il avait alerté le village, croyant sûrement que quelque bête m’avait dévoré. C’était gentil de sa part.
— Euh… oui, pourquoi ? —répliquai-je, aimable, endossant mon rôle de pèlerin Oronis inconscient—. J’ai simplement voulu passer la nuit dans ces beaux parages, est-ce interdit ?
Les chasseurs se regardèrent entre eux.
— Non —finit par répondre Yarosh—. Mais cet endroit est dangereux pour quelqu’un qui n’est pas armé. Surtout la nuit.
— Ah ! —fis-je, en souriant d’un air insouciant—. Ne vous tracassez pas pour cela. Les Dieux veillent sur moi. Mais vous venez à point. J’allais juste partir vers d’autres contrées plus lointaines et je suis content de pouvoir vous faire mes adieux. Que les Âmes Divines vous protègent. Je vous souhaite bien le bonjour.
J’esquissai un salut typique des Oronis et m’éloignai en les laissant là, stupéfaits. Nuityl se collait à mes jambes, apeuré.
— Nuityl… ! —le pressai-je en chuchotant.
Le félin était très nerveux : il n’était à l’évidence pas habitué à passer si près d’autres humains. Lorsque j’arrivais à un autre bosquet, je lui tapotai la tête.
— Courage, Nuityl !
Ses yeux verts me regardèrent, peu convaincus. Je repris mon chemin, me dirigeant vers le sud. À peine un quart d’heure plus tard, alors que je sortais du bosquet, près du bord du plateau, j’entendis Rinan m’appeler. Je levai les yeux, troublé, et les trouvai tous deux accrochés à une branche, à deux mètres du sol.
— C’est le vent ! —expliqua Ouli, terrifiée.
Effectivement, les rafales s’étaient intensifiées. Sans trouver de meilleure idée, je les pris par le pied et les tirai vers le bas.
— Merci —fit mon frère.
Je m’empressai de les prendre chacun par la main.
— J’ai horreur des fantômes —soupira Rinan.
Je m’esclaffai et il me décocha un regard noir. Je pris aussitôt un air innocent.
— Ça va, sinon ?
— C’étaient qui ces hommes ? —s’enquit-il.
— Des chasseurs. L’un d’eux m’a vu hier et il s’est apparemment inquiété. Je me suis fait passer pour un pèlerin Oronis.
Rinan eut un sourire en coin.
— Shab Ilshund de Treval ?
Je grimaçai, souriant, puis hochai la tête.
— Lui-même.
Ouli nous regarda, intriguée.
— De quoi est-ce que vous parlez ? C’est qui ce Shab et pourquoi te fais-tu passer pour lui ?
— Oh. C’est une simple habitude. Tous les Oronis s’appellent Shab, ou presque —plaisantai-je—. Et puis, lorsque nous étions plus jeunes, nous avons connu un Shab Ilshund de Treval, en Tanante. C’était un curieux personnage.
La princesse fit une moue.
— Je vois que le métier de diplomate vous a appris bien des tours.
Je me raclai la gorge, gêné, puis indiquai le ciel du menton.
— Un orage approche.
Ouli parut tout oublier pour centrer son attention sur les nuages noirs qui progressaient depuis l’est.
— En avant —dit-elle sur un ton courageux. Puis elle ajouta d’une petite voix— : Ne nous lâche pas, Deyl, hein ?
Je souris et répondis :
— Jamais.
Une demi-heure plus tard, l’orage s’abattit sur nous. La pluie tambourinait contre les rochers et le vent se fit si violent que nous décidâmes de nous réfugier dans un bois. Puis l’orage s’éloigna, me laissant tout trempé. Je frissonnai et les yeux d’Ouli se posèrent sur moi.
— Comme je le disais, l’automne approche —prononça-t-elle, comme un prophète.
Nous sortîmes du bois. Les nuages noirs s’éloignaient rapidement vers le sud, laissant derrière eux une terre embourbée et glissante. Je grommelai et ôtai mes pauvres sandales avant de les jeter dans la boue.
— Elles ne servent strictement à rien —dis-je, pour me justifier.
Pendant les minutes qui suivirent, j’eus l’impression de devenir complètement boueux et j’enviai presque les élégants mouvements de mes deux compagnons fantômes.
À vrai dire, je commençais à fatiguer et à avoir faim, mais, comme je n’apercevais nulle part un refuge acceptable, je m’efforçai de continuer à avancer sans protester. Le soleil déclinait déjà lorsque nous aperçûmes la Route de Cantor.
— Un village —observa Ouli.
En effet, dans le lointain, l’on pouvait discerner un hameau de maisons perdu au milieu du terrain vallonné et désertique. Seuls quelques arbrisseaux épars peuplaient cette région. Le ciel était gris et je parvenais facilement à voir Ouli et Rinan.
— Faisons un détour —proposai-je.
À peine avions-nous repris la marche qu’un bruit de sabots m’interpela. Je me tournai et vis deux jeunes cavaliers traverser le terrain au galop, vers la route. Tous deux criaient et riaient à gorge déployée. Je les regardai passer non loin, un sourire aux lèvres.
— Tu te rappelles, Rinan ? —fis-je—. Nous étions pareils, à leur âge.
Rinan, qui s’était plaqué au sol, fronça des sourcils nébuleux.
— Peut-être.
Il se releva lorsque les cavaliers se furent éloignés.
— Dis-moi, Deyl, tu n’es pas un peu fatigué ? —demanda alors Ouli.
Je haussai un sourcil, surpris, puis je m’aperçus que je venais de bâiller.
— Euh… si, un peu —avouai-je.
— Diables, c’est vrai —lança mon frère—. Tu dois être épuisé. Tu aurais dû nous le dire.
— Boh —fis-je—. Il fallait bien avancer. Par contre, je ne dirais pas non si on faisait une pause. Mais éloignons-nous avant de ce village.
Ouli fit une moue moqueuse.
— Je suis d’accord.
Lorsque la nuit tomba complètement, je leur fis signe d’arrêter.
— Je n’y vois plus rien.
Rinan et Ouli s’assirent et j’essayai de faire un feu. Cependant, avec la pluie, tout était humide et je renonçai vite. L’air n’était pas trop froid, décidai-je. Ce soir-là, nous étions silencieux, chacun plongé dans nos réflexions. Secoué de frissons, je m’enveloppai rapidement dans une vieille couverture que m’avait donnée Herras.
— Bonne nuit —dis-je.
Tous deux me répondirent et j’éprouvai une étrange sensation de les savoir éveillés, près de moi. Les yeux rivés vers le ciel, je contemplai longuement les ombres de la nuit avant de m’endormir enfin.
Je me réveillai, l’esprit en feu, parcouru de frissons.
— Non —murmurai-je.
Les yeux bleus d’Ouli m’examinaient, soucieux. Il faisait encore nuit, mais le ciel s’était éclairci et la Lune brillait derrière un voile trouble.
— Tu as de la fièvre —m’informa-t-elle. Sa voix était empreinte d’anxiété.
Le visage de Rinan apparut près de moi, pâle, le front plissé. Il avait remis la cape, compris-je.
— Son front est brûlant.
Je sentis deux bras forts me prendre par les épaules et me soulever à moitié.
— Deyl. Je vais t’emmener au village. Nous ne pouvons pas te laisser ici.
Je fis quelques pas en avant, vacillant, puis je saisis le sens de ses paroles et m’arrêtai.
— Non. Vous ne pouvez pas continuer sans moi —articulai-je faiblement. Ma tête m’élançait horriblement.
On ne me répondit pas et je me laissai faire, à moitié inconscient. Le trajet me parut long et court à la fois. Puis j’entendis des voix et Rinan qui répondait. Un bruit de porte et nous étions entrés dans une maison.
— Par ici —disait une voix bourrue.
Nous entrâmes dans une chambre et je pensai que nous nous trouvions dans une auberge. Rinan m’aida à m’allonger sur le lit.
— Oh, que c’est bête —réussis-je à prononcer.
Rinan me tapota l’épaule.
— Ne t’inquiète pas. Repose-toi. Dans quelques jours, nous serons de retour —chuchota-t-il.
Brûlant et glacé, tremblant et sans forces, j’expirai.
— Ce n’était vraiment pas le moment —déplorai-je—. Tu n’aurais pas de la sréline ?
À travers ma vue trouble, je perçus le sursaut de Rinan.
— Deyl —siffla-t-il—. Tu ne vas pas te droguer maintenant. N’y pense surtout pas.
— Beh, si, j’y pensais —répliquai-je tout en fermant les paupières.
— Bah, dors, va. Et arrête de penser comme Isis. Ne bouge surtout pas de là et…
Il se pencha sur moi. Je le sentis bouger quelque chose.
— Qu’est-ce que tu fabriques ? —m’enquis-je, à moitié endormi.
— Rien, je camoufle un peu ta gemme —murmura-t-il.
En y pensant, j’ouvris grand les yeux, terrifié.
— Il ne faut surtout pas qu’on me l’enlève !
Une main glacée se posa sur mon front.
— Dors —me répéta-t-il.
Comme s’il s’était agi d’un ordre, je me sentis glisser vers les profondeurs du sommeil, vaincu. Dans un murmure, je laissai échapper :
— Veille sur Ouli, mon frère.