Accueil. L'espion de Simraz
Nous entendîmes passer au galop trois cavaliers qui disparurent rapidement. Je me redressai et sortis des fourrés avec précaution.
— Nous aurions dû nous accrocher à eux pour aller plus vite —soupira la princesse tandis qu’elle me rejoignait.
Je fronçai les sourcils, surpris par son idée farfelue.
— Nous accrocher à eux ? —répétai-je—. Ils nous auraient vus.
Elle haussa les épaules.
— Peut-être. Mais j’en doute, ils avaient l’air pressés. Un petit poids de fantôme, ça n’alerte personne. Aux prochains cavaliers, on monte sur les chevaux, qu’en dites-vous ?
Rinan avait l’air aussi peu convaincu que moi.
— Nous avons voyagé pendant plus de la moitié de notre vie —dit mon frère—. Faites-nous confiance : nous arriverons à Ahinaw à pied. Ça sera bien mieux.
La princesse soupira.
— Comme vous voudrez. Mais je vous avertis : l’automne arrive.
Nous la fixâmes du regard, attendant qu’elle ajoute quelque chose.
— Et alors ? —demandai-je enfin—. Heureusement que l’automne arrive. Ça serait préoccupant s’il n’arrivait pas…
Son grognement exaspéré m’interrompit.
— Avec l’automne, il y a plus de bourrasques. Et ce n’est pas amusant, quand ça souffle, je vous le dis. Alors, plus vite nous arriverons à destination, mieux cela vaudra. —Elle plissa les yeux—. Vous êtes peut-être des agents très spéciaux, bons en tout, mais vous n’êtes des fantômes que depuis hier. Et, croyez-moi, vous allez en avoir des surprises. Tenez, par exemple, la rivière, là —dit-elle, en indiquant le cours d’eau qui creusait la vallée—. Vous pensez peut-être que ce sera facile de la traverser ? Eh bien, même en passant par le pont, le courant de l’air vous emportera si vous n’êtes pas prudents. Il vous faudra vous cramponner aux pierres et avancer lentement. —Elle sourit devant notre air éberlué—. Ne vous affolez pas, nous parviendrons sur l’autre rive vivants.
Je roulai les yeux alors qu’elle se retournait pour se diriger vers la rivière.
— Tu as entendu ce qu’elle a dit, Rinan ? —m’enquis-je, le regard rivé sur la princesse—. Le courant de l’air de cette rivière pourrait nous emporter ! —Je me tournai vers lui, désespéré—. Je commence à douter que nous arrivions un jour chez Herras. En tout cas, nous sommes loin de tuer une pieuvre.
Mon frère souffla.
— Ne commence pas à être pessimiste, Deyl. Herras, tu disais ? C’est cet ami d’Ahinaw, n’est-ce pas ?
— Hmm —approuvai-je, morose—. Il m’avait fait promettre de ne pas parler de lui et de ne plus jamais revenir chez lui, mais c’est un magicien très doué… enfin, il l’était, jadis. Mais, après, il a eu un accident avec ses énergies…
— Attends une minute —me coupa Rinan, agité—. Un magicien ? Tu disais que c’était un ami. Et c’est quoi cette histoire de promesses ? Si tu as promis de ne pas…
— Ého ! —exclama la princesse, à une bonne cinquantaine de mètres—. Ne me dites pas que vous avez peur de vous approcher de la rivière ?
— Nous venons ! —répondis-je, puis j’ajoutai à voix basse— : Ne t’inquiète pas. Herras est un ami, j’ai passé plus d’un mois chez lui et nous nous sommes très bien entendus. Seulement, c’est une personne assez singulière. Mais je t’assure que, lorsqu’il verra notre état, il nous donnera un coup de main.
Rinan secoua la tête, songeur.
— Cela m’étonne que tu ne m’aies jamais raconté tout cela.
Je lui renvoyai une moue gênée. Quelle tête ferait Rinan si je lui révélais tout d’un coup que cet ami magicien était un nécromancien raté ? Je ne voulais même pas y penser. C’était déjà beau qu’il ne se soit pas scandalisé du fait que je puisse considérer un magicien comme un ami.
Nous parvînmes à la hauteur de la princesse Ouli et, immédiatement, elle nous fit signe de nous baisser. Suivant ses consignes, nous commençâmes à ramper vers le pont comme des limaces.
— Vous êtes sûre… que c’est absolument nécessaire ? —demandai-je, traînant difficilement ma chemise et mon carnet.
— Oh, oui ! —affirma-t-elle—. Vous ne commencez pas à sentir la brise ?
J’allais répondre que je ne sentais rien quand Rinan laissa échapper un cri de surprise. Un brusque remous de vent me frappa en même temps.
— Mon frère ! —s’écria Rinan. Il s’envolait.
Je tendis vivement la main et lui empoignai le bras pendant que je m’agrippais tant bien que mal à une pierre. Son corps se démena puis il retomba.
— Par Ravlav ! —rugit-il—. Votre altesse, vous aviez raison.
La princesse Ouli s’était arrêtée net.
— Je… ne m’attendais pas à ça —avoua-t-elle—. Cette rivière est plus forte que je ne le croyais.
Son expression apeurée m’emplit d’épouvante. Et voilà comment Deyl et Rinan, les espions de Simraz, allaient finir par mourir emportés par le vent, Ravlav savait où !
— Du calme —fit alors la princesse—. Donnez-moi la main.
J’avalai ma salive et je cessai de me cramponner à la pierre pour lui saisir la main avec force. Rinan fit de même, ayant apparemment oublié que sa sauveuse n’était rien de moins que la princesse d’Akaréa.
— Allez, avançons —nous encouragea-t-elle gentiment.
J’avais l’impression d’être guidé comme un enfant vers le pont. Nous atteignîmes les premières pierres puis nous continuâmes à ramper sans trop oser lever la tête. Lorsqu’enfin nous laissâmes le pont loin derrière nous, j’entendis le petit rire d’Ouli. Elle s’était assise sur une pierre et nous observait, l’air moqueuse.
— Dites, vous êtes vraiment des agents royaux ?
— C’est du moins ce que nous étions —répliquai-je.
Je m’assis sur l’herbe et regardai autour de moi. Quelques arbres parsemaient les collines, mais la végétation était moins dense que sur l’autre rive. Les déserts d’Ahinaw n’étaient pas loin.
— Vous êtes déjà allée à Ahinaw, princesse ? —demandai-je, tandis que Rinan se redressait, s’attendant peut-être à ce qu’une brusque rafale ne revienne le soulever du sol. Je préférais ne pas penser à ce qu’aurait pu faire de nous une tempête. Les images qui me vinrent à l’esprit étaient horrifiantes et je les chassai vivement, me concentrant sur les paroles d’Ouli.
— Jamais —disait-elle—. Mais j’ai étudié la région avec mon précepteur, le vieux Sytos. Il s’est bien assuré que je connaisse toute la lignée de cette principauté, jusqu’au dernier, le Prince Pirvas. Il est toujours sur le trône ?
Rinan secoua la tête.
— Non, maintenant c’est son fils qui règne. Un certain Prince Évité. Mon frère a eu l’honneur de le rencontrer.
Quel honneur, oui, pensai-je, en réprimant un sourire ironique.
— C’est vrai ? —s’intéressa la princesse, intriguée—. Sytos disait que cette région est emplie de barbares. Mais, en dix ans, ça a peut-être changé.
— Oh, non —lui assurai-je, amusé—. Rien n’a changé de ce côté-ci.
— Remarquez, pour Sytos, tous ceux qui n’étaient pas akaréens étaient des barbares —réfléchit la jeune femme—. Combien de temps nous reste-t-il pour arriver chez cet ami à toi ? —me demanda-t-elle.
Je fis un geste pour lui faire comprendre que je l’ignorais.
— Si nous allions en ligne droite, peut-être qu’en un jour nous y serions, puisque nous n’avons pas besoin de dormir. Mais je veux être prudent. Nous ferons un détour.
La princesse Ouli fronça les sourcils.
— Un détour ? Cela ne me plaît pas. Pour quoi faire ? Y a-t-il des dangers à éviter ?
Je haussai les épaules.
— Eh bien… il y a la ville d’Ahinaw, la capitale, et elle est entourée de villages. Nous contournerons le territoire pour arriver chez… mon ami sans encombres.
La princesse se pinça la lèvre.
— Je suppose qu’il sera plus sage d’éviter la ville, oui. J’ai lu une fois, en cachette, le livre d’un Ahinais. —Elle prit une expression penaude—. Je sais que je n’aurais pas dû, c’était un livre interdit, mais j’ai appris comme ça qu’à Ahinaw, la capitale, il y avait des palais magnifiques… Est-ce vrai ? Et est-ce que c’est vrai que les fleurs ne meurent jamais là-bas ?
Rinan me regardait, aussi intrigué qu’elle, bien qu’il doive avoir entendu mille histoires sur cette principauté. Je me raclai la gorge, mal à l’aise.
— Là, vous m’en posez des questions, princesse. C’est à peine si j’ai pu parcourir la ville d’Ahinaw —répondis-je—. Je n’ai fait que passer. Il y a des palais, ça oui… ça en avait l’air, en tout cas, mais je n’avais pas vraiment la tête à admirer l’architecture.
La princesse hocha la tête, peut-être déçue de ma réponse laconique.
— Je comprends.
Nous entendîmes soudain une voix fredonnant une chanson et nous nous retournâmes, alarmés. Nous nous trouvions à peine à quelques mètres du chemin et nous nous empressâmes de nous écarter davantage : une charrette approchait.
Tapi derrière un arbrisseau, j’aperçus deux silhouettes assises sur le banc. L’un était un homme d’âge mûr, au teint hâlé ; l’autre ne devait guère avoir plus de dix ans. Ils transportaient des gerbes de paille et j’en déduisis qu’il s’agissait de paysans se rendant à Sisthria. À mes côtés, la princesse Ouli laissa échapper une exclamation étouffée.
— Il fredonne la ballade des Immortels —nous chuchota-t-elle, surexcitée—. Écoutez bien.
En effet, j’avais bien reconnu la mélodie. La chanson racontait les faits et gestes du grand-père d’Ouli, Sinworse d’Akaréa, vainqueur d’innombrables batailles lors de la conquête du territoire de Nalphes. La chanson, interdite depuis la défaite du roi d’Akaréa, avait été entonnée par les rebelles pendant les deux dernières années. Pourtant, ce paysan n’avait pas l’air d’un rebelle. La mort de Ravos l’« Usurpateur » semblait avoir changé bien des choses. Pour la princesse Ouli, ce ne pouvait être que bon signe.
Un feulement de Rinan m’arracha à mes pensées.
— Princesse, revenez !
Mon frère, tendu, regardait… la princesse Ouli qui partait comme une flèche vers la charrette.
— Mais elle est folle ! —se plaignit Rinan. Médusés, nous la vîmes s’asseoir agilement sur la partie arrière et se recroqueviller derrière la paille. Elle nous fit signe, comme pour nous dire de nous presser de la rejoindre.
Rinan se précipita hors de la cachette. Je soupirai avant de l’imiter : nous n’étions pas près d’arriver vivants chez Herras en agissant de la sorte.
Ni l’homme ni l’enfant ne nous virent, mais je ne tremblai pas moins lorsque je m’assis enfin auprès d’Ouli. Sans oser parler, je lui adressai une moue éloquente qui la fit étrangement sourire. Elle n’avait, à l’évidence, pas cru possible que le paysan ou son fils nous voient. Il était vrai que nous étions plutôt invisibles, sous le soleil, mais si un nuage venait à le cacher…
Je demeurai silencieux et tendu pendant les deux heures suivantes, écoutant d’une oreille distraite les conversations décousues de nos transporteurs. Je commençai alors à percevoir une sourde rumeur. Nous arrivions à Sisthria, me rendis-je compte. Je leur fis donc signe de descendre. La princesse Ouli nous suivit sans protester et nous nous éloignâmes de la route. Ce ne fut qu’alors que Rinan et moi éclatâmes en même temps.
— Vous êtes une inconsciente ! —lui reprocha Rinan.
— Et s’ils nous avaient vus ? —renchéris-je, les sourcils froncés—. Nous aurions été bien embêtés, vous ne croyez pas ?
La princesse souffla théâtralement.
— Allez, détendez-vous ! —Elle nous observa et s’esclaffa—. Vous êtes toujours aussi pessimistes, tous les deux ? Je vous rappelle que nous sommes des fantômes. Avec ce soleil, un humain ne peut pas nous voir. Et quand bien même il nous verrait, qu’allait-il faire ? S’enfuir ? Nous rouer de coups ? Nous souffler dessus ? —Elle eut un petit rire—. Allez, continuons. Nous sommes près de la frontière d’Ahinaw, n’est-ce pas ?
Je jetai un coup d’œil autour de moi. Seuls quelques arbustes parsemaient la contrée. J’acquiesçai.
— C’est exact.
— Eh bien, à partir de là, c’est toi le guide —observa Rinan—. Je ne suis jamais allé dans cette région.
J’eus un demi-sourire.
— Oh, pour le moment, ce n’est pas difficile : il suffit de se diriger vers les montagnes.
Rinan fronça les sourcils, suspicieux.
— Les montagnes ? Hum, il n’y a pas de montagnes, en Ahinaw.
— Donc… nous allons plus au nord —intervint Ouli. Elle me regardait, les yeux plissés—. Tu nous emmènes vers les montagnes de Cermi.
Je hochai la tête, prudent.
— C’est exact —répétai-je.
Rinan et la princesse avaient la mine sombre. À vrai dire, je m’y attendais un peu.
— Cet ami dont tu nous parles vit dans les montagnes de Cermi ? —demanda mon frère. J’acquiesçai en silence—. Mais… comment ?
Je soupirai. Il valait mieux leur dire la vérité.
— Comme je vous l’ai dit, c’est un magicien —commençai-je.
La princesse étouffa une exclamation.
— Ah, non ! Ça, tu ne l’avais pas dit. En tout cas, pas à moi —précisa-t-elle—. Tu vas m’expliquer tout ça, jeune homme. Asseyons-nous. Assieds-toi —me répéta-t-elle, tandis qu’elle prenait place sur l’herbe sèche, entre deux arbustes. Je m’assis devant elle et Rinan m’imita, affichant une expression impassible. Les yeux bleus d’Ouli me transperçaient malgré leur transparence—. Récapitulons. Tu connais un magicien dans les montagnes de Cermi capable de nous aider à tuer une pieuvre située dans l’Outrevent. Qui est ce magicien et comment le connais-tu, toi qui es agent d’Akaréa ?
De Ravlav, corrigeai-je mentalement. Je crus bon de ne pas relever son erreur et je joignis mes mains vaporeuses en un geste calme, laissant sur le sol ma chemise avec mon carnet.
— Je vous dois des explications —concédai-je—. Ce magicien, appelé Herras, vit dans un donjon empli de livres, d’objets magiques et de mille merveilles. J’ai dit que c’était un magicien, mais, à la vérité, il ne l’est plus. Pas depuis qu’il a perdu ses facultés pour moduler les énergies. Il vit dans un endroit… très dangereux. C’est pour cela que, lorsque nous arriverons au pied de la montagne où il se cache, j’irai seul le retrouver. Il m’indiquera comment faire pour nous débarrasser de ce maléfice et puis tout s’arrangera.
— Il nous indiquera où trouver la pieuvre —fit la princesse sur un ton interrogateur.
Je haussai les épaules.
— Oui, si vous préférez. Le cas est que mon ami Herras est une personne très intelligente et très sage et je doute qu’il ne trouve pas de remède à tout ce… cauchemar —finis-je par dire en baissant la voix.
— Ah ! —exclama Ouli—. Eh bien, j’aimerais bien connaître cet homme. Il a l’air d’être quelqu’un d’intéressant.
— Euh, princesse… —J’hésitai—. Il serait préférable que vous ne le rencontriez pas. Vous ne l’apprécierez pas, je vous l’assure. En fait, il est plutôt arrogant et très peu sociable —mentis-je.
La princesse Ouli arqua un sourcil.
— C’est une curieuse façon de décrire un ami —remarqua-t-elle.
Tandis que je m’empourprais, Rinan prit la parole.
— Mon frère, es-tu sûr que ce magicien est capable de nous aider ? Je ne voudrais pas que tu prennes de risques dans ces montagnes. Et puis, rappelle-toi que nous voyageons avec la princesse. Nous ne pouvons pas nous permettre qu’il lui arrive quoi que ce soit.
— C’est bien pour ça que je vous demande à tous les deux de rester au pied de la montagne —répliquai-je. Puis je me levai—. Si nous continuons à bon rythme et que le vent ne se lève pas, nous arriverons demain vers midi, je pense.
La princesse Ouli était manifestement restée sur sa faim et m’aurait bien posé davantage de questions, mais elle se mit debout en acquiesçant. Je me demandai si, finalement, elle n’avait pas perdu toute trace de royauté pendant ses années d’exil : elle était sympathique, insouciante et, en même temps, soucieuse de toujours bien faire… Nulle signe de cette arrogance et de cette suffisance qui caractérisaient bien des gens de la Cour, constatai-je.
Nous continuâmes notre route vers le nord, à travers un terrain de plus en plus dégarni, et, tandis que Rinan et moi cheminions, la princesse nous régala avec des histoires farfelues qu’elle avait lues dans un des livres de sa tour. Elle en finissait une lorsque Rinan lui demanda :
— Et ça ne vous fait rien d’avoir fait exploser tous ces livres, dans votre demeure ?
Ouli haussa les épaules.
— Comme disait ma grand-mère, tout ce qui commence a une fin. Or, les livres, ils commencent, et ils ont toujours une fin !
Je souris.
— Sauf le Livre du Temps —remarquai-je.
La princesse me regarda, surprise.
— Le Livre du Temps ? Qu’est-ce que c’est ?
Je me rendis compte tout d’un coup que j’avais gaffé… Rinan souffla.
— Oh, c’est simplement une croyance des Ravlavs —expliqua-t-il—. On dit que la seule chose que la déesse ait créée d’immortel, c’est le Temps.
Ouli demeura songeuse un long moment, se demandant peut-être combien son peuple et son royaume avaient changé en dix ans. Lorsque nous arrivâmes aux premières montagnes de Cermi, la nuit tombait déjà sur nous, mais nous n’étions ni fatigués ni affamés… Ça commençait à devenir inquiétant, m’avouai-je à moi-même.
— Princesse Ouli —dis-je soudain, alors que nous longions une côte escarpée peuplée de rochers, de cailloux et d’arbrisseaux. Bien que le ciel soit encore bleu foncé, la Lune étincelait déjà, illuminant doucement nos pas.
La jeune femme, qui avançait près de moi, une fleur blanche à la main, leva la tête.
— Oui ?
J’inspirai profondément, me sentant mal à l’aise avant même de lui avoir posé la question. Je me lançai.
— Eh bien, voilà, je me demandais si cela vous était arrivé de vous retrouver pendant plusieurs jours hors de votre tour.
— Euh… Bien sûr. —Elle ne s’attendait manifestement pas à ma question—. Au début, j’ai effectivement voyagé un peu —répondit-elle avec simplicité—. Je ne suis pas restée tout le temps enfermée dans la tour. Mais cela fait bien trois ans que je ne m’en éloignais pas, je dois avouer. Je ne… j’avais peur qu’on me vole ma tour.
Rinan ricana.
— Pour ça, elle s’est bien envolée, maintenant.
— Oui… —admit-elle posément—. Mais il n’y aura plus de malédiction. Enfin, j’espère.
Ses propos m’avaient fait réfléchir. Si elle avait été hors de la tour pendant des jours, cela signifiait que, même sans boire ni manger, elle avait pu retrouver son corps sans mal. C’était une idée réconfortante. Ç’aurait été plutôt gênant de mourir de faim une fois notre corps retrouvé… Mais, de toutes façons, avant, il fallait le retrouver, me rappelai-je.
Sous la lueur de la Lune, nous commençâmes à gravir une colline et nous finîmes par arriver sur un plateau boisé. J’entendis le murmure d’un ruisseau non loin et je frémis. C’était là que j’avais trouvé Herras, cinq ans auparavant.
— J’imagine qu’à la lueur du jour, cet endroit doit être magnifique —pensa Ouli à voix haute.
J’acquiesçai. Pendant mon séjour chez le magicien, j’avais longuement exploré la région. C’était l’une des rares périodes de ma vie où j’avais eu l’impression de vivre vraiment, chassant le repas pour le dîner, me prélassant sous le soleil en souhaitant ne plus revenir à Éshyl… Mais ma raison avait fini par l’emporter : je ne pouvais me couper ainsi du monde et oublier Rinan et Dylière et Manzos… Mine de rien, j’avais des amis, à la capitale. Et j’étais bien trop jeune pour imiter Herras et faire de ma vie une longue ligne monotone. Comme celle qu’avait eue la princesse Ouli pendant sept ans, d’ailleurs. Mais, moi-même, avais-je eu une vie plus passionnante comme agent d’un roi obnubilé par les conspirations et autres machinations ? Bien des fois, je m’étais rendu compte que mes actes, dictés par une main autre que la mienne, n’avaient jamais fait que me pousser davantage à ne plus poser de questions et à ne m’intéresser qu’à dépenser, pendant mon peu de temps libre, l’argent que je gagnais. Oh, oui, l’argent, ça, je n’en manquais pas. J’eus un sourire amer. Mais à quoi bon cet argent, si je n’avais le temps de penser à rien d’autre qu’à des intrigues, des rapports et des complots ?
— Nous sommes encore loin de cette montagne ? —s’enquit alors Ouli, m’arrachant à mes pensées.
— Nous y sommes presque —répondis-je.
Nous sortions d’un bosquet lorsque je reconnus, dans la pénombre de l’aube naissante, les formes imposantes de deux grandes montagnes qui se dressaient devant nous. Je m’arrêtai.
— C’est là —déclarai-je.
Je vis la princesse se détacher des arbres et contempler la vue. Puis elle fit volte-face.
— J’ai un mauvais pressentiment —dit-elle.
Je haussai un sourcil, me demandant si elle n’essaierait pas de me convaincre de les laisser m’accompagner.
— Lequel ?
— Il va souffler —annonça-t-elle—. Je le sens.
Rinan et moi nous consultâmes du regard, alarmés.
— Il faut dire que nous avons eu de la chance, jusqu’à maintenant —poursuivit-elle—. Mais, comme je vous le disais, l’automne arrive. Et puis, là-haut, ça doit souffler tout le temps —fit-elle en levant les yeux vers la montagne la plus proche—. Essayez de le sentir. L’air commence à s’agiter.
Je fis une moue dubitative. Un bref coup d’œil vers mon frère m’informa que lui non plus ne sentait rien. Je me raclai la gorge, essayant de ne pas trop penser à ces propos inquiétants.
— Bon, je vais y aller —déclarai-je en m’avançant—. Rinan, ne la laisse pas s’envoler, hein ? —plaisantai-je.
Mon frère roula les yeux et m’adressa un demi-sourire. Une lueur d’inquiétude brillait dans son regard.
— Je trouverai un refuge. Mais… —Il hésita et se contenta de dire— : Fais attention.
Je tapotai son épaule transparente.
— Comme toujours, mon frère —répliquai-je—. Je serai de retour dans deux jours, tout au plus… Enfin, je l’espère. —J’adressai alors un regard encourageant à la princesse—. Je reviendrai lorsque je connaîtrai la vérité sur l’énigme de la pieuvre.
Ouli se mordit la lèvre et acquiesça, soudainement grave.
— Je… tu… —elle bafouilla, l’air mal à l’aise—. À la moindre brise, essaie de ramper et de bien t’accrocher —finit-elle par dire sur un ton plus ferme.
À cet instant seulement, je compris qu’elle avait peur pour moi. Je tendis une main et lui pressai doucement ses doigts, ému. Une légère décharge me parcourut.
— Tout s’arrangera —lui promis-je tout bas, le regard plongé dans ses yeux bleus.
Ce fut, je crois, l’une des rares véritables promesses que je fis dans ma vie. Du moins, j’avais l’intention de la tenir à n’importe quel prix.