Accueil. L'espion de Simraz
Nous mîmes plus de temps que prévu à nous éloigner de la tour. En premier lieu, Rinan et moi nous inquiétâmes, en sortant, de ne pas pouvoir porter notre épée : elle pesait trop lourd et à peine l’empoignions-nous qu’elle nous traversait et tombait au sol dans un bruit retentissant.
— Laissez-les donc ! —s’écria la princesse en riant depuis le palier—. Vous n’en aurez pas besoin : qui donc aurait l’idée d’affronter un fantôme ? Allez m’attendre près du chêne, là-bas, je vous rejoins tout de suite.
En soupirant, nous nous exécutâmes avec davantage l’impression de flotter que de marcher.
— C’est quoi cette histoire d’Ahinaw, Deyl ? —fit alors Rinan. Les rayons de soleil le traversaient et je le scrutai pour mieux le distinguer.
— C’est… une vieille histoire —répondis-je. Je perçus son froncement de sourcils et je m’empressai d’ajouter— : Je connais là-bas quelqu’un capable de déchiffrer les inscriptions de la tour. Si tu veux mon opinion, j’ai des doutes sur les capacités du mage du journal. Cette histoire de pieuvre…
— Tu as raison —approuva Rinan—. Ça me paraît également étrange, mais je préfère ne rien dire à la princesse. Ça pourrait la démoraliser. Qui est donc cette personne ? Comment sais-tu qu’elle serait prête à nous aider ?
— C’est… un ami que j’ai connu il y a cinq ans —expliquai-je, gêné.
Un nuage couvrit le soleil et l’expression songeuse de mon frère ne m’échappa pas.
— Il y a cinq ans —répéta-t-il—. Ce n’est pas quand tu as disparu en Ahinaw pendant deux mois sans laisser de trace ?
— Euh… Si. —Je me raclai la gorge, sentant venir les questions de mon frère—. Bon, qu’est-ce qu’elle trafique, la princesse ? Princesse Ouli ! —m’exclamai-je, coupant court aux paroles de Rinan—. Ce n’est pas en restant ici que l’on va tuer la pieuvre !
— J’arrive ! —répondit-elle tranquillement.
Elle sortait déjà de la tour au pas de course.
— Deyl —grogna Rinan—, tu pourrais quand même m’expliquer qui c’est, cette personne.
— C’est vrai, je vais te l’expliquer, seulement je…
Une subite explosion noya mes paroles et m’envoya valser dans les airs. Je fis un vol plané et m’élevai par deux fois avant de retomber sur le sol.
— Par Ravlav ! —m’écriai-je—. C’était quoi, ça ?
Un juron me répondit. Je me levai d’un bond et restai comme figé. La tour était partie en fumée. Rinan apparut derrière un arbuste et siffla entre ses dents en voyant les pierres éparpillées tout autour, avec les meubles et les peaux tannées. La marmite trônait au milieu des décombres.
— Ah, qu’elle est intelligente, la princesse. —Il se tourna vers moi, consterné—. Et les inscriptions ? Comment va-t-on faire, maintenant ?
Je soupirai et me baissai pour reprendre ma chemise avec mon carnet.
— Je les ai recopiées.
Rinan me regarda, l’air effaré.
— Tu sais recopier des runes, toi ?
Je haussai les épaules, énervé.
— J’ai fait ce que j’ai pu.
Il arqua un sourcil amusé.
— Pendant la nuit, après… ?
Je lui donnai une bourrade et il s’esclaffa.
— Mais quelle efficacité ! —lança-t-il, goguenard. Je souris à moitié, content qu’il ne semble plus aussi fâché contre moi.
À cet instant, la princesse fantôme nous rejoignit, un grand sourire aux lèvres.
— On y va ?
Rinan et moi la regardâmes, intrigués.
— Pourquoi avez-vous fait ça ? —demanda mon frère.
— Fait quoi ?
Nous nous raclâmes la gorge en même temps.
— Eh bien… —fis-je.
— La tour —expliqua enfin Rinan.
— Oh ! —Elle se passa une main sous le menton—. J’ai pensé que je ne reviendrais plus jamais dans cette tour et, si je retrouve mon corps, je n’aurai plus besoin d’elle, alors, mieux vaut que personne n’y rentre et subisse la même malédiction, vous ne croyez pas ?
Son raisonnement m’épata et j’acquiesçai de la tête.
— C’est bien pensé —approuvai-je.
Elle aurait tout de même pu y penser avant que nous n’y entrions, ajoutai-je mentalement. En tout cas, détruire la tour ne nous avait pas rendu notre corps. Si seulement ça avait pu être aussi facile… !
— Comment savez-vous que le maléfice ne pourra plus opérer ? —m’enquis-je alors.
La princesse grimaça et avoua :
— Je n’en sais rien. Mais, comme ça, je n’aurai plus la tentation de revenir. Nous devons aller jusqu’au bout.
Je hochai la tête et balayai de nouveau la tour ravagée du regard.
— D’où sortiez-vous tous ces explosifs ?
Ma question sembla l’amuser.
— Une princesse ne dévoile jamais tous ses secrets —répliqua-t-elle en passant près de nous d’un pas vif—. Fais attention, ta chemise va tomber —me prévint-elle—. Je ne comprends toujours pas pourquoi vous persistez à transporter vos vêtements. C’est inutile.
Je lui renvoyai une moue l’air de dire « je le sais bien », mais je n’en gardai pas moins ma chemise à la main, enveloppant mon carnet… et les runes.
— Tu me dois des explications, je te rappelle —me chuchota Rinan.
— Ce n’est pas le moment —repartis-je, en faisant un signe de tête vers la princesse qui s’éloignait—. Allons-y.
Nous rattrapions la princesse Ouli lorsque je perçus soudainement un mouvement entre les ramages et je levai une main, alerté.
— Il y a du mouvement, là-bas —les informai-je.
— Ah, oui —fit Ouli—, ce sont sûrement les gobelins.
J’écarquillai les yeux, alarmé.
— Les gobelins ? Si près ?
Et, nous, nous étions désarmés, sans défense, légers comme l’air…
— Ils ont dû détaler avec l’explosion, ne t’inquiète pas, ils ont peur des fantômes —dit-elle.
Je roulai les yeux tandis que Rinan scrutait les environs.
— Oh, je ne m’inquiète pas —lui assurai-je, en mentant très joliment—. À propos, je voulais vous demander, princesse, vous croyez que nous pourrions mourir sous cette forme ? Je veux dire, vous pensez que nous sommes toujours mortels ?
Apparemment prise au dépourvu par ma question, la princesse éclata d’un grand rire.
— Bien sûr que l’on peut mourir. Ça serait vraiment ennuyant, sinon. Par exemple, si un gros rocher te tombe dessus, je doute que tu en sortes vivant.
— Ah —fis-je en grimaçant—. Et si quelqu’un nous plante une épée ? —repris-je.
La princesse grogna, exaspérée.
— Personne ne va te planter une épée, quelle idée ! Cesse donc d’être aussi pessimiste et continuons. Comme tu disais, ce n’est pas en restant ici que nous tuerons la pieuvre.
J’ouvris la bouche et acquiesçai, embarrassé.
— Ah, c’est vrai, la pieuvre. Allons-y. Rinan ?
Mon frère approuva de la tête et nous sortîmes enfin de la clairière pour pénétrer dans la forêt. Les arbres se dressaient, majestueux et sombres, cachant sans nul doute mille dangers. Cette zone était un vrai labyrinthe et Rinan et moi avions passé des jours à tourner en rond après qu’un chasseur terrifié nous avait juré avoir vu l’apparition d’une jeune femme entre les buissons. Cependant, maintenant, nous avions un guide.
Tandis qu’elle nous guidait dans les épais sous-bois, la princesse Ouli s’amusa à nous conter comment elle avait réussi une fois à piéger un orc qui la poursuivait.
— Je l’ai mené directement vers la grotte de l’ours ! —nous raconta-t-elle avec enthousiasme—. L’ours n’en a fait qu’une bouchée, hé !
Je ne pus m’empêcher de sourire.
— Une belle aventure —commentai-je.
— Oui. —Elle pencha la tête de côté et ralentit son rythme—. Et vous ? —fit-elle alors. Une pointe d’intérêt vibrait dans sa voix—. Vous m’avez dit que vous êtes des agents du royaume… de Ravlav.
Elle prononça ce dernier mot avec un certain dédain et je frémis.
— En effet —répondit Rinan—. Nous sommes des messagers. Et des diplomates.
— Des diplomates ! —rit la princesse—. Dans mon enfance, j’ai connu un diplomate royal. Il s’appelait Isis. Vous le connaissez ?
Je ne manquai pas de remarquer son ton railleur. Derrière elle, Rinan et moi échangeâmes un regard en coin. La princesse jeta alors un coup d’œil sur son épaule.
— Ah ! Vous ne le connaissez pas ?
— Euh… Si, princesse —répondis-je.
Rinan me donna un discret coup de coude et je roulai les yeux.
— C’est la princesse : elle a le droit de savoir —lui soufflai-je.
— J’entends des messes basses —observa Ouli, se retournant tout à fait. Ses yeux bleus brillèrent sur son visage laiteux—. Je me souviens bien d’Isis, tiens. C’était l’assassin de mon père.
— Quoi ? —m’étranglai-je.
— Je veux dire qu’il travaillait pour lui —précisa aussitôt la princesse—. Il n’a naturellement pas assassiné mon père… enfin, qui sait —ajouta-t-elle, les sourcils froncés—. Si vous êtes des agents de Ravlav et connaissez Isis, cela veut-il dire qu’il travaille encore au service du royaume ? A-t-il travaillé au service de l’Usurpateur ? Et, vous, comment le connaissez-vous ? —nous bombarda-t-elle.
Je sentais que nous étions entrés sur un terrain marécageux.
— Nous ne connaissons pas personnellement Isis —intervint Rinan, très mal à l’aise—. Enfin, pas vraiment —se corrigea-t-il.
Parfois, mon frère mentait très mal, me dis-je, en fermant brièvement les yeux.
— Écoutez, princesse, je croyais que vous ne vouliez pas entendre parler de votre royaume —fis-je remarquer.
Elle haussa un sourcil.
— Je ne voulais pas parler du royaume. Je voulais simplement en savoir plus sur vous. Alors comme ça, vous êtes des diplomates. Bien, en quoi consiste ce travail ?
Elle dut percevoir le bref coup d’œil que nous échangeâmes, mon frère et moi, car elle soupira.
— Je vois, vous ne voulez pas parler de votre métier. Eh bien, parlons d’autre chose. Parlez-moi de ce que vous faites en dehors de ce travail. Vous habitez à Éshyl, n’est-ce pas ?
— Je… Oui, princesse —répondis-je.
Elle sourit.
— Alors, quelles sont vos passions ?
J’agrandis les yeux, surpris. Rinan n’avait pas l’air moins pris de court.
— Nos passions, votre altesse ? —prononça-t-il.
La princesse Ouli fronça les sourcils, intriguée.
— Eh bien, oui, vos passions, vos loisirs. Aimez-vous le jardinage, les promenades, la musique ?
Elle nous regardait, stupéfaite de notre manque de réaction.
— Oh, euh… oui —fis-je. Comme si j’avais eu le temps, moi, dans ma vie, de me préoccuper de jardinage, de promenades et de musique !
— Oui, quoi ? —répliqua-t-elle, déconcertée—. Finalement, vous n’êtes pas très bavards, vous deux. Je vous ennuie avec mon babillage, n’est-ce pas ?
— Pas du tout ! —assurai-je.
— Absolument pas —appuya Rinan.
Elle nous observa un court instant, l’air d’attendre que nous ajoutions quelque chose… puis elle soupira.
— Bon, je… —Elle se racla la gorge—. Continuons.
Elle reprit la marche et nous la suivîmes en silence, troublés. Au bout d’un moment, la princesse se mit à chantonner une ballade… J’écarquillai les yeux. Elle chantait en elfique ! Ou, en tout cas, ça y ressemblait. Mais bien sûr, vu qu’elle avait été esclave des elfes pendant deux ans, ce n’était pas étonnant.
— Tu sais —me dit Rinan tout bas—, je crois qu’on ferait mieux d’éviter de parler d’Isis et de notre métier de diplomate. Je ne voudrais pas l’alarmer.
J’approuvai. Elle devait bien se douter que nous avions travaillé pour l’Usurpateur, et pas seulement comme diplomates, mais vu les sentiments qu’elle éprouvait pour notre roi récemment défunt, moins nous parlerions du sujet, mieux cela vaudrait.
Tout en marchant, je devais garder un œil sur ma chemise, qui traversait ma main petit à petit et que je devais ressaisir plusieurs fois toutes les heures. Nous croisâmes, pendant la journée, un renard qui nous regarda passer avec des yeux ronds, puis nous fîmes fuir un cerf qui disparut rapidement entre les feuillages. Finalement, la princesse Ouli nous arracha à notre mutisme en nous demandant si nous connaissions un peu la région.
— Pas vraiment —répondit Rinan—. C’est la première fois que nous entrons dans la Forêt Bleue. On dit qu’elle est dangereuse.
— Pas autant que la Forêt des Haches —nous assura Ouli—. En fait, quand j’y suis allée, j’ai eu de la chance de tomber sur ces elfes dont je vous ai parlé. J’aurais pu tomber plus mal. Sur des trolls, par exemple. J’en ai vu, une fois, près de la tribu des elfes.
J’agrandis les yeux, fasciné.
— C’est vrai ?
— Naturellement. —Elle fit un geste théâtral et raconta— : J’étais en train de remplir la cruche à la rivière, lorsqu’il est apparu. Il était tout petit, c’était un enfant troll —précisa-t-elle—. Il m’a même saluée de la main. Mais je ne suis pas bête : j’ai tout de suite compris que, si cet enfant était là, la mère ne devait pas être bien loin. Alors je me suis sauvée et j’ai alerté les elfes. Après ça, les elfes m’ont libérée de mon esclavage, mais je suis restée auprès d’eux pendant un an encore. Je n’avais nulle part où aller.
La vie rocambolesque de la princesse Ouli m’impressionnait.
— Comment êtes-vous sortie de la forêt ? —m’enquis-je.
— Ah, ça, c’est la partie la moins plaisante. Une tribu d’humains sauvages est apparue un jour et a massacré tous les elfes. On m’a emmenée et j’ai joué le jeu jusqu’à ce que je voie surgir ma chance : d’autres elfes sont venus venger ma tribu. C’est alors que je me suis sauvée. Passionnant, hein ? —plaisanta-t-elle—. Après ça, je me suis dit qu’il était temps de sortir de la Forêt des Haches. J’étais près de la lisière et je n’ai pas regardé en arrière. Entre les jours qui ont suivi la trahison de ce baron infâme et tout le reste, je crois que je suis devenue insensible à tout —nous avoua-t-elle—. Alors, quand je me suis vue transformée en fantôme, je me suis dit : tiens, voilà ce que tu es vraiment, un esprit seul, condamné pour toujours.
Le ton léger s’était soudainement empli de tristesse et, encore une fois, je la vis telle qu’elle était : une jeune fille perdue, poursuivie par les mésaventures, qui tentait de surmonter tous les jours sa malédiction sans y parvenir. Je comprenais la confusion que notre apparition lui avait causée. Elle désirait plus que tout nous faire confiance, mais que pouvait-elle penser de deux agents qui travaillaient pour un royaume qu’elle ne voulait plus revoir ?
Plongée dans ses pensées, elle s’était arrêtée. Mû par un brusque élan, je tendis la main et lui pris la sienne pour la serrer doucement. Une décharge nous parcourut tous deux. Je sursautai et la princesse m’adressa un pâle sourire.
— Merci —dit-elle—. C’est gentil à vous deux de m’aider. Après tout, vous auriez pu vouloir me tuer.
Je reculai, révolté de l’entendre parler ainsi.
— Vous tuer ? —soufflai-je—. Jamais. Vous êtes… —je m’arrêtai puis terminai— : la princesse.
— Tu aurais pu vouloir te venger —insista-t-elle. Son ton badin me stupéfia—. La vengeance n’a d’yeux que pour elle-même.
— Nous n’agissons jamais par vengeance —affirma mon frère.
Je grimaçai en l’entendant employer l’une des phrases que nous avait si bien inculquées Isis. Parfois, Rinan avait de ces propos… La princesse Ouli nous observa tour à tour.
— Je sais que vous ne m’avez pas encore pardonnée —déclara-t-elle—. Ni toi, Rinan, ni toi, Deyl —ajouta-t-elle en me regardant intensément.
Je me sentis pâlir, incapable de lui mentir. Si la princesse Ouli avait vraiment voulu nous épargner la malédiction, elle aurait pu le faire. Mais elle ne l’avait pas fait. Tout en sachant qu’elle avait des raisons valables, quoique égoïstes, je ne pouvais lui pardonner. Pas encore.
— Est-ce si important pour vous, notre pardon ? —demandai-je.
La princesse haussa les épaules.
— Je suppose qu’autrefois cela m’aurait paru ridicule de demander pardon à… enfin, à des gens du commun. —Elle semblait un peu embarrassée de nous traiter de la sorte, mais, moi, j’acquiesçai avec naturel, lui faisant comprendre que je ne me sentais nullement insulté. Elle sourit—. Je suis à présent un peu plus sage, je crois, et je sais normalement quand est-ce que j’agis correctement et quand est-ce que je fais des bêtises. Et, lorsque je vous ai laissés entrer dans la tour, j’ai eu l’impression… de faire une énorme bêtise. Pourtant, j’ai encore espoir que…
Elle hésita et j’eus un sourire en coin.
— Vous avez espoir d’avoir agi correctement ? —achevai-je pour elle—. Je comprends. Un ami m’a dit un jour que, dans la vie, on ne peut jamais savoir si nos actions sont vraiment bonnes ou mauvaises, mais que l’essentiel est de savoir si l’on devra se repentir d’elles le lendemain. Vous repentez-vous d’être, ici, avec nous, dans la forêt ?
La princesse Ouli me fixa, étonnée de ma réplique. Rinan passa une main éthérée dans sa chevelure transparente, puis, rompant la solennité de mon discours, il lança :
— Eh beh, dis donc, et c’est qui cet ami, Deyl ?
J’eus un sourire espiègle.
— C’est l’ami dont je te parlais tout à l’heure. Celui auquel nous allons rendre visite en Ahinaw.
La princesse agrandit ses yeux bleus.
— Alors vous ne m’aviez pas tout dit. La pieuvre n’est peut-être pas en Ahinaw.
— À vrai dire… je n’en sais rien —avouai-je, préférant ne pas trop parler de pieuvres—. Mais cet ami va nous éclairer, je vous le promets.
La jeune femme eut un mince sourire.
— Ah ! Tu le promets. J’ai l’impression que, vous deux, vous avez un de ces empressements à tout promettre…
Je grimaçai et elle s’esclaffa.
— Ça y est, tu m’as rendu la bonne humeur —me déclara-t-elle—. Poursuivons. Je veux sortir de cette forêt demain à l’aube.
Rinan et moi fronçâmes les sourcils.
— Mais… il fait presque nuit, princesse —lui fis-je remarquer—. Nous ne sortirons jamais de la forêt demain à l’aube.
— Princesse —dit Rinan à son tour—, vous n’avez tout de même pas l’intention de continuer à avancer dans le noir ?
La princesse, qui s’éloignait déjà, se retourna, l’air amusée.
— Ne dit-on pas que les fantômes surgissent la nuit ? Allons ! Êtes-vous fatigués ?
La question me fit tout d’un coup réfléchir. Non, je n’étais pas fatigué. J’en avais assez de porter cette chemise avec le carnet, mais à part ça j’étais en pleine forme. Enfin, autant qu’un fantôme pouvait l’être, bien sûr. Je n’avais même pas faim.
Rinan avait dû suivre le même fil de pensées, car il souffla.
— Votre altesse ! —appela-t-il, courant derrière elle alors qu’elle continuait à marcher. Je m’empressai de le suivre—. Vous êtes sûre que nous n’avons pas besoin de dormir ?
— Un fantôme ne peut pas dormir ! —répliqua-t-elle—. À présent, sans ma tour, nous ne dormirons plus jusqu’à ce que nous ayons tué la Pieuvre des grottes de l’Outrevent ! —décréta-t-elle, et elle eut un petit rire—. Ça, vous pouvez le promettre autant que vous le voudrez, ça restera vrai.
Rinan me lança un regard affligé.
— Je vais avoir du mal à m’y habituer —grogna-t-il tout bas près de moi.
— Et moi donc —fis-je. Pendant ces dix dernières années, dormir avait été l’un des rares moments où j’avais pu oublier tout ce que j’étais… Je soupirai—. Ça va être long.
Très long, ajoutai-je pour moi-même, tandis que la nuit tombait totalement sur nous et que la Lune s’élevait peu à peu dans le ciel, au-delà des hautes branches.
Nous continuâmes. Moi qui avais été entraîné par Isis à marcher en silence et à passer inaperçu à la vue de tous, j’avais l’impression que nulle âme, autour de nous, ne percevait notre présence. Pas une seule brindille ne craqua, pas une seule branche ne crissa. Nous étions deux silhouettes à peine visibles qui en suivaient une troisième à travers les ténèbres.
Lorsque le ciel s’éclaira, la princesse Ouli rompit le silence.
— Nous y sommes presque —annonça-t-elle.
— Je n’y crois pas —grommela Rinan—. Deyl et moi avons mis des jours entiers à trouver votre tour. Nous ne pouvons pas être arrivés à la lisière.
La jeune femme fit une moue.
— Puisque je vous le dis.
En effet, quelques minutes plus tard, les arbres se firent moins touffus et plus petits. Finalement, nous débouchâmes sur une route. En la voyant, j’étouffai une exclamation de surprise.
— C’est la Route de Cantor ? —demanda Rinan, se grattant une joue transparente. Personnellement, je me demandai si ça le grattait vraiment.
Ouli pencha la tête de côté.
— La Route de quoi ? C’est plutôt la Route des Alvales.
Rinan grimaça.
— Oui, c’est ce que je voulais dire. La Route de Cantor, c’est le nouveau nom qu’on lui a donné.
La princesse sursauta.
— Quoi ? On a aussi changé les noms des routes ? Cet usurpateur avait un problème dans sa tête —grogna-t-elle vivement. Elle posa un pied sur la route pavée puis elle fit volte-face—. Laissez-moi deviner, il a aussi changé le nom des temples ?
Je roulai les yeux.
— Non, ceux-là, il les a détruits. En honneur de Ravlav.
— Ravlav —grommela-t-elle, méprisante. Elle secoua la tête—. N’importe quoi.
— En revanche, tous les noms des rues d’Éshyl ont changé —l’informai-je—. Mais beaucoup de gens ont du mal à s’y habituer, encore.
La princesse Ouli affichait une mine sombre.
— N’importe quoi —répéta-t-elle—. Et le royaume, il fonctionne ?
Sa question nous amusa tous deux.
— Oh, il va —assura Rinan.
— Ça pourrait être pire —ajoutai-je.
Rinan et moi échangeâmes un regard puis nous nous esclaffâmes. Ouli nous dévisagea, intriguée.
— Pourquoi riez-vous ? —s’enquit-elle.
Rinan haussa les épaules.
— En fait, ces deux dernières années ont été assez terribles. Il y a eu les révoltes des Oronis, et puis les barbares aussi ont saccagé pas mal de fermes. Mais comme le roi était malade et que les Conseillers pensaient davantage à leurs plaisirs et loisirs qu’au royaume… —Il s’interrompit soudain, se rappelant à qui il parlait. Il se racla la gorge—. Des Conseillers ont bien évidemment essayé de mener à bien quelques plans et, finalement, ça s’est calmé, jusqu’à la mort du roi.
— De l’Usurpateur.
— C’est ça.
La princesse prit une mine pensive.
— Et tu dis que tout s’est calmé, jusqu’à sa mort. Et après ? —demanda-t-elle.
Mon frère me glissa un regard en coin puis répondit :
— Après, je ne sais pas très bien ce qu’il s’est passé : c’est à peine si nous sommes restés quelques jours à Éshyl. Nous avions à faire hors du royaume. Mais je crois que les problèmes ne sont pas encore résolus.
— Je vois. —La princesse joignit les mains et les plaça sur sa tête, dans une pose méditative, puis elle reprit— : Et donc vous, vous aviez à faire. Vous deviez me trouver, c’est ça ?
— Oui, entre autres, c’est ça —acquiesça Rinan, passant les détails.
La jeune femme laissa retomber ses bras et déclara :
— Franchement, si vous voulez mon avis, ce royaume est habité par des détraqués. Des révoltes, des saccages et des rois qui changent le nom des rues… Je préfère ne pas y penser. —Elle indiqua une direction du doigt—. Ahinaw, c’est par là.
Vers le nord, approuvai-je. Je regardai, amusé, la princesse avancer d’un air enthousiaste sur la route. Les rayons du soleil la traversaient, l’illuminant tout entière. J’avais l’impression qu’étant devenu moi-même un fantôme, je parvenais à la distinguer bien mieux. Je levai les yeux vers l’horizon. Cinq ans plus tôt, j’étais passé par cette même route… Pourvu que, cette fois, je ne tombe pas entre les mains du Prince Évité, car ç’aurait été la mort assurée. Quoique, dans mon état, il était probable que le prince fou ne me reconnaisse pas. Il était toujours bon d’espérer.