Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 5: Le Cœur d'Irsa
Les nuages blancs, la brise, le chant des oiseaux, l’odeur de la terre mouillée, le ciel bleu… Cela ne faisait que trois mois que je ne voyais pas la Superficie, mais il me semblait que des années avaient passé. J’inspirai profondément l’air de midi. Nous étions au début de l’automne et le soleil chauffait encore. Allongé sur l’herbe près de Naarashi, je fermai les yeux… et les rouvris presque aussitôt en entendant des éclats de rire.
Sur la colline verte, une bande d’enfants nurons courait. Près du portail, les adultes causaient avec animation…
Personne n’aurait dit que le portail de Merbel venait de s’ouvrir il y avait tout juste quelques heures. Dès que j’avais franchi le portail avec Erla et Kala, puis retraversé, les Merbéliens avaient crié victoire. Certains s’étaient même approchés de moi pour me toucher, je ne sais si pour me remercier de mon courage héroïque ou pour s’assurer que j’étais bien vivant. En tout cas, je n’arrivais toujours pas à croire que Tafaria ait laissé passer des enfants et même des familles entières pour satisfaire leur curiosité et voir le soleil. Qu’elle ait une telle confiance en Erla et Galaka Dra et leur habileté me déconcertait un peu.
Un enfant passa en criant, un bâton à la main. Je souris. Bon… Vu les expressions de bonheur que je voyais, le risque en valait la peine. Mes yeux se posèrent sur Kala, qui descendait la colline en roulant et en criant avec une bande d’enfants. Il se releva d’un bond, s’écriant :
— « Allez, Jiyari, Melzar, Boki, vous pouvez, vous aussi ! »
Boki l’ignora. Alors que Jiyari entrait dans le jeu avec une certaine réserve, Melzar dit d’une voix neutre :
— « Je connais quelqu’un qui s’est tordu le cou en faisant ça et il a passé le reste de sa vie à regarder le sol sans pouvoir relever la tête. »
Je soufflai, amusé, tandis que Jiyari se paralysait en plein élan… ce qui ne l’empêcha pas de glisser et de tomber en roulant, appelant au secours. Kala s’esclaffait avec les enfants nurons.
— « Curieux, n’est-ce pas ? » dit soudain une voix près de moi. C’était Weyna. La millénaire s’assit sur l’herbe à mes côtés, observant les Pixies avec intensité. « Ils ont tellement changé depuis… Lorsqu’ils sont passés par le Jardin en s’échappant du laboratoire, leurs yeux étaient emplis de folie, de haine et de désespoir. Ils étaient couverts de sang. On aurait dit des monstres. Je me rappelle alors avoir pensé : comment de telles créatures pourront trouver la paix après de telles souffrances ? Moi-même, au bout de mille ans, j’ai encore des cauchemars de la guerre. Eux n’ont qu’une vie de quelques décennies… Ils doivent être assoiffés de bonheur. »
Certainement… Je souris.
— « Qui ne veut pas être heureux ? »
— « Mm… Mais nous ne sommes pas tous heureux de la même façon, jeune mortel. Il y a un équilibre en tout. Ainsi le disent les écrits elfiques. Même les chemins les plus épineux peuvent mener au bonheur. Quand tu auras mille ans, tu comprendras. »
— « Hum… Si j’atteins les cent ans, je m’estimerai satisfait, » me moquai-je.
Nous nous tûmes quelques instants. C’était curieux. Weyna parlait d’équilibre comme si elle était familiarisée avec Sheyra et les dieux waris… mais je doutais que ce soit le cas. J’ignorais si cela avait à voir, mais, si Irshae avait passé tant de siècles à lire des livres elfiques dans le Jardin, il n’était pas étonnant que les Arunaeh, nous soyons devenus les plus grands adeptes de Sheyra. Je rompis alors le silence.
— « Weyna, j’ai une question… Depuis que je me suis réveillé dans ce corps, Naarashi est très attachée à moi. »
— « Sacrément, » sourit Weyna, moqueuse, portant ses yeux sur la boule de poils blottie contre moi.
Je me confiai :
— « Chaque fois que je dors, je vois des souvenirs de gens du Jardin. »
L’elfe ouvrit grand les yeux, saisie, se redressant sur ses genoux.
— « Vraiment ? Que vois-tu ? »
Je lui racontai ce que je me rappelais avoir vu. Les elfes, les nécromanciens, les querelles entre les enfants saïjits et les démons sauvés par Marévor Helith… Plus je parlais, plus Weyna se rapprochait de moi, jusqu’au moment où son expression incrédule se retrouva si proche de mon visage que je me tus, mal à l’aise. Ses longs cheveux bleus tombaient sur moi comme un rideau. Ses yeux se posaient tour à tour sur Naarashi et sur moi, exorbités. M’asseyant, je la repoussai aimablement avec un raclement de gorge :
— « Euh… Tout va bien, Weyna ? »
La millénaire se rassit enfin en soufflant.
— « Naarashi se souvient de tout, » murmura-t-elle. « Je n’arrive pas à croire qu’elle ait vraiment réussi. »
Je la regardai, perplexe.
— « De quoi parles-tu ? »
Weyna se mordait les ongles. J’écartai ses mains, contemplant avec surprise ses doigts rongés. Comme la barrière du Jardin n’était pas là pour guérir ses blessures…
— « Mar-haï, comment une millénaire peut-elle encore se ronger les ongles ? » ajoutai-je avec un soupir.
Elle me donna une tape pour se libérer et me prit par les épaules en disant, exaltée :
— « Ta sœur est incroyable ! Jamais je n’aurais pensé qu’elle arriverait à sauver Naarashi. Je croyais qu’elle avait seulement sauvé une partie, mais… à ce que tu dis, Naarashi, la déesse du Jardin, non, notre mère, qui a veillé sur nous durant mille ans, est toujours vivante… et elle est ici avec nous. » Nous nous regardâmes, elle marqua un temps d’arrêt et s’exclama soudain. « Où est-elle passée ? »
Je jetai un coup d’œil alentour. Naarashi s’était séparée de moi. Où était-elle allée ? Nous la vîmes enfin : elle s’était avancée sur l’herbe avec ses petites pattes courtes. Elle s’était déjà éloignée de plusieurs mètres et venait d’atteindre une gamine nurone. Weyna et moi nous levâmes d’un bond, craignant que celle-ci ne l’écrase… Mais la fillette la vit à temps, elle s’arrêta et tendit ses mains menues vers Naarashi avec curiosité. La déesse poussa un petit cri de surprise, fit demi-tour et s’enfuit en courant aussi vite qu’elle pouvait. En vain : la fillette, qui ne devait pas avoir plus de quatre ou cinq ans, la souleva, ignorant ses trépignements frénétiques. Elle prononça quelque chose dans sa langue et lui adressa un grand sourire.
Hé… Je croisai les bras, moqueur.
— « Pouvons-nous vraiment appeler déesse une telle froussarde ? »
Weyna tordit ses lèvres.
— « Kah ! Ne blasphème pas. »
Le soleil s’inclinait vers l’horizon et la plupart des nurons étaient rentrés à Merbel quand Tafaria traversa le portail et me pointa du doigt :
— « Drey Arunaeh ! Viens avec moi. Tu vas m’aider. »
J’arquai un sourcil. Son ton de princesse me faisait grincer les dents.
— « Je regarde les nuages, là. Est-ce si urgent ? »
Tafaria plissa les yeux, s’avança, m’agrippa et me tira vers le monolithe. Je marmonnai entre mes dents et sentis les ondes oriques m’envelopper. L’instant suivant, nous étions de retour à Merbel au pied de la sfénolanke. Je marmonnai :
— « Je suis un humble destructeur, ne me demande rien de bizarre, princesse… »
— « Ne t’inquiète pas, ta nouvelle mission ne dépasse pas tes compétences ! » assura Tafaria. « En plus, ton frère et sa promise vont te donner un coup de main. »
Je la regardai, de plus en plus perplexe. Sa promise… Voulait-elle parler de Sharozza ?
Tafaria m’adressa un large sourire de nurone.
— « Je veux que Zeïpouh soit enfin libre. »
Ses paroles prirent petit à petit un sens et, alors, je compris. Je demeurai stupéfait, le souffle coupé.
Quooi ? Tafaria voulait faire passer l’hydre par le portail ? Je lançai du fond du cœur un catégorique :
— « Ya-naï ! »
* * *
Elle avait tout planifié : les courroies pour l’attacher, la potion pour l’endormir, et d’énormes scaphandres pour éviter que la pauvre hydre ne se noie… Malgré mon refus et mes arguments constructifs —pensaient-ils déclarer la guerre à Rosehack en lâchant un monstre sur leurs terres tout juste après avoir ouvert le portail ? Quelle sorte de relations voulaient-ils établir avec le reste du monde ?—, Tafaria était déterminée à rendre sa liberté à Zeïpouh et elle assura qu’une fois à la Superficie, elle se débrouillerait pour la conduire en un lieu sûr et bien humide, loin des saïjits.
En échange, elle nous avait promis de nombreux cadeaux. Une relique arcane, des entrées et sorties gratuites par les monolithes de Merbel à vie, des sacs entiers de coquillages et d’algues médicinales… Sharozza était enthousiasmée. Lustogan montrait de l’intérêt, plus pour l’aventure que pour la récompense. Après y avoir réfléchi davantage, je finis par accepter. Si Tafaria était capable de maîtriser l’hydre… cela signifiait que Lustogan allait pouvoir payer toute sa dette envers le Temple du Vent en vendant la relique. Et bon, l’idée qu’une hydre aussi grande vive dans une seule et unique caverne était un peu triste… Une seconde, étais-je en train de sympathiser avec ce monstre qui avait failli me dévorer il y avait à peine quelques jours ?
Je soupirai tout en sortant de la capsule avec Lustogan. Sharozza était restée dans la partie inférieure du lac d’azalga, détruisant la roche pour élargir le passage vers les eaux de Merbel. J’avançai sur la plateforme et jetai un coup d’œil surpris alentour. Il n’y avait là que des nurons.
— « Les Zombras et les dokohis… où diables sont-ils allés ? » demandai-je, perplexe.
— « Les Zombras sont partis, » me répondit Lustogan. « Ils restaient sur la plateforme à cause de la présence des dokohis. »
Il s’arrêta près de moi et scruta le lac. La barrière qui protégeait la plateforme des marécages de Kayshamui était ouverte. Néanmoins, nous ne voyions pas grand-chose au-delà de la rive à cause du brouillard. Tafaria et Layath étaient déjà auprès de l’hydre. Ma sœur avait proposé d’utiliser sa bréjique pour aider à tranquilliser la créature, mais Yodah, Lust et moi, nous nous y étions opposés. Yanika devenait vraiment de plus en plus imprudente…
Je fronçai un sourcil, me tournant vers Lust.
— « Tu veux dire que les dokohis sont partis avant ? »
— « Non. Ceux-là… » Lustogan hésita. « Yanika ne t’a rien dit ? L’autre jour, les dokohis ont attaqué les Zombras. Pour éviter d’autres morts, Yanika a proposé son aide. Elle a neutralisé les colliers, Yodah les a déconnectés et, moi, je les ai détruits. »
Je restai bouche bée.
— « Je ne savais rien. Alors… qu’est-ce que les Zombras ont fait d’eux ? »
Lustogan haussa les épaules.
— « Les Zombras rien. À la demande des Pixies, la reine de Merbel les a fait descendre dans sa ville comme prisonniers. Grâce à Yodah, ils sont maintenant tous réveillés, mais certains ont de sérieux problèmes mentaux. L’un d’eux en particulier, un ancien guerrier Kartan. Celui qui est passé par le monolithe de Makabath avec nous. »
Ruhi, le caïte que nous avions rencontré dans la capitale de Dagovil, compris-je avec un frisson. Par Sheyra… Je comprenais que leur ôter les colliers, c’était les libérer d’un instrument bréjique répugnant, mais… c’était aussi leur ôter des années de souvenirs.
— « Il y avait un dokohi du nom de Kan parmi eux, » reprit Lustogan. « Et Yodah croit avoir reconnu Zyro, mais il n’en est pas sûr parce qu’évidemment, même si c’était le leader des dokohis, il ne se souvient de rien maintenant. Bon… on dirait qu’ils ont déjà attaché l’hydre. Il vaudra mieux que nous traversions… »
— « Attends, » le coupai-je, un peu agité. Je ne savais pas ce qui m’inquiétait le plus, les paroles de mon frère ou la perspective de descendre une hydre énorme des centaines de mètres plus bas jusqu’au monolithe. « T-tu dis que Zyro était dans ce groupe de dokohis ? »
— « Apparemment. »
— « Mais pourquoi diables… ? » J’avais entendu parler de la défaite qu’avait subie Zyro contre les Zombras et le commandant Zenfroz Norgalah-Odali. Si Zyro avait poursuivi Kan, à la recherche de Lotus, il était logique qu’ils se soient retrouvés au même endroit, mais… « Est-ce que cela veut dire que c’étaient les derniers dokohis qui restaient ? »
Lustogan arqua un sourcil en me voyant si altéré.
— « Va savoir. »
Je secouai la tête. C’était une bonne nouvelle qui, sans nul doute, réjouirait Rao. Les crimes de leur vie passée ne s’effaceraient pas aussi facilement, mais, au moins, Erla n’aurait plus de dokohis à ses trousses, tentant de la tuer ou de la protéger fanatiquement.
Lustogan posa une main sur mon épaule pour attirer mon attention.
— « Je le savais. Tu n’es pas encore rétabli. Tu devrais encore te reposer… »
— « Non, frère, je vais parfaitement bien, » l’interrompis-je, revenant à la réalité. Je lui souris. « Descendons cette hydre et montrons-lui le soleil. »
Les yeux bleus de Lustogan m’examinèrent. Il acquiesça, satisfait, et ébouriffa mes cheveux avant de prendre la direction du gué tout en disant :
— « Je compte sur toi. »
Lorsque nous nous réunîmes avec le petit groupe, sur la rive du lac, je fus surpris de voir Bellim. Le millénaire lévitait à un mètre du sol. Il avait donc déjà réussi à adapter son orique hors du Jardin. Il nous adressa un timide salut de la main.
— « Je suis venu aider. Je ne connais pas grand-chose à la destruction, mais comptez sur moi pour pousser l’hydre. L’objectif est de la rendre plus légère pour qu’elle s’enfonce, n’est-ce pas ? »
— « Un étrange concept, mais c’est cela, » confirmai-je, de bonne humeur. « Merci de nous donner un coup de main. Mais alors les conditions… »
— « Ne changent en rien ! » assura Tafaria. Elle me fit un clin d’œil sarcastique. « Bellim, contrairement à certains, a tout de suite accepté d’aider, et cela uniquement en échange d’un libre accès à notre bibliothèque. Enfin, la reine, ma mère, a aussi déclaré les cinq millénaires Amis de Merbel : ce ne sont peut-être pas des Arcans, mais ils sont leurs dignes héritiers. » Elle leva deux doigts de victoire. « Bonne chance ! »
Après nous être équipés, nous nous approchâmes tous les trois de l’hydre avec une certaine circonspection. Elle flottait sur le lac, ses deux têtes repliées couvertes par les scaphandres. Elle ne bougeait pas. Était-elle complètement endormie ? Bellim nous aida à parvenir jusqu’à l’hydre. À partir de là, Lustogan et moi, nous plongeâmes au niveau de sa panse, nous nous plaçâmes de chaque côté, nous attachant aux courroies, et nous attendîmes que Bellim se positionne au milieu. Dès que le millénaire appliqua une force vers le haut, Lustogan et moi l’imitâmes.
Le corps de l’hydre commença à descendre. Elle s’agita un peu, mais à peine. Agrippé à l’une des courroies, je continuai à appliquer sans relâche la force orique. La descente fut longue. Très longue. On ne voyait rien à travers l’azalga ; on n’entendait rien non plus. Heureusement, la potion qu’avait utilisée Tafaria pour endormir Zeïpouh était efficace et la créature ne nous causa pas de problèmes.
Soudain, je sentis la limite de l’azalga et mon corps tomba d’un coup sous l’effet de la pesanteur. Seule la courroie m’empêcha de m’enfoncer des mètres plus bas dans les eaux de Merbel.
— « Drey, ton sortilège ! » grogna Lustogan.
Je le retraçai aussi vite que je pus, me rendant compte que nous repartions vers le haut. Dès que les quatre pattes et les têtes passèrent la limite de l’azalga, le corps de l’hydre tomba tout seul.
Nous plongeâmes brutalement dans les eaux de Merbel, une hydre au-dessus de nous. J’avais prévu que mon sortilège pour alléger ce monstre perdrait toute efficacité une fois que celui-ci sortirait à l’air libre… Cependant, durant un bref instant, j’eus l’impression que l’hydre s’arrêtait dans l’air, juste avant de tomber dans l’eau… Était-ce mon imagination ou… ? M’agrippant fortement à la courroie, je me tournai vers Bellim, les yeux écarquillés. Je n’avais pas rêvé, n’est-ce pas ? Ce millénaire… même si cela n’avait duré qu’une seconde, avait fait léviter l’hydre.
Il me jeta un regard interrogatif, comme pour me demander si tout allait bien. Je levai un pouce, encore abasourdi.
L’orique d’un millénaire, ce n’était pas de la blague.
L’étape suivante était la plus problématique : il fallait conduire l’hydre à travers la ville en la maintenant loin du sol pour éviter qu’elle ne détruise les maisons. Heureusement, cette fois-ci nous avions de l’aide : les nurons avaient préparé tout un chariot sur lequel déposer et attacher l’hydre. Des dizaines de poissons énormes le tiraient. Tafaria et Layath étaient déjà descendus par la capsule et ils nous saluèrent avec de grands gestes. Ils se trouvaient en compagnie d’une nurone à la chevelure bleue encore plus longue que celle de Tafaria et d’un nuron aux cheveux tressés qui inspectait consciencieusement les harnais avec deux jeunes nurons. Quelque chose en eux me dit que ce devait être les parents de Tafaria et ses frères aînés. Le roi, la reine et les princes de Merbel… Ils étaient tous venus aider pour transporter l’hydre jusqu’au monolithe. J’esquissai un sourire amusé derrière mon scaphandre. Assurément, ils ne ressemblaient en rien aux dirigeants de la Guilde des Ombres.
Le roi cria un ordre tandis qu’on installait l’hydre sur le chariot. Un des princes indiqua la tête droite de la créature en parlant d’une voix forte.
— « Lui, c’est Zurka, » dit Layath, s’approchant de nous. « Notre frère aîné. Il parle déjà comme un vrai roi. Oh, il me demande d’aller m’assurer que la queue est fermement attachée. Courage, Zeïpouh ! » ajouta-t-il, caressant l’hydre d’une main tandis qu’il se dirigeait à l’arrière du chariot.
Quand tout fut bien arrimé, ils se mirent en marche. Bellim, Lustogan, Sharozza et moi, nous suivîmes la procession en dessous, aidant à maintenir le chariot au même niveau. Nous mîmes environ une heure pour parvenir à la sfénolanke et au monolithe. Il n’y eut pas un Merbélien qui ne sortit pour voir ce qui se passait. Tous commentaient joyeusement l’évènement. On aurait dit un véritable jour de fête.
Quand nous arrivâmes enfin à l’esplanade, face au monolithe, les dieux savent ce qu’il nous en coûta de traîner le corps de quelques simples mètres. J’étais épuisé. Sharozza grognait, allongée sur le sol. Même Lustogan soufflait. Bellim continuait de léviter. Ses yeux étincelaient. Comprenant comment il se sentait, j’émis un petit rire. Ce n’était pas tous les jours que l’on aidait une hydre à transmigrer.
Les autres millénaires, les Pixies, Saoko et Yanika étaient sortis de la résidence pour admirer l’impressionnante créature. Ma sœur tenait Naarashi entre ses mains. Dès qu’elle me vit, la petite déesse s’échappa et trottina vers moi. J’esquissai un sourire et lui dis :
— « Bienvenue à la maison, petite déesse. »
— « Vue comme ça, elle a l’air encore plus grande ! » fit Weyna, émerveillée, tout en contournant l’hydre.
— « Impressionnant, » commenta Yataranka.
— « Bon travail, » murmura Délisio en s’approchant.
Galaka Dra continuait à admirer la créature, l’air d’avoir découvert une nouvelle merveille. Bellim rit tout bas.
— « C’est agréable… de travailler main dans la main, » dit-il.
— « Oui, » reconnus-je. « Merci d’avoir arrêté la chute de l’hydre. Ton orique est impressionnante. »
— « Avec mille ans d’expérience, ton frère et toi, vous feriez sûrement mieux, » assura humblement Bellim.
— « En tout cas… même avec mille ans d’expérience, n’importe qui devrait être fatigué après un truc pareil… Ne me dis pas que, toi, tu n’es pas fatigué ? »
— « Fa… tigué ? » répéta le millénaire. Il cligna des yeux. Et il commença à descendre… « Maintenant que tu le dis… »
Il atterrit d’un coup sur le sol et Délisio le retint quand il se pencha en arrière et se mit à ronfler. Malgré ses sortilèges impressionnants, lui aussi avait ses limites, hein ? D’une certaine façon, cela me tranquillisa de le savoir.
Je jetai un coup d’œil à Sharozza et me raclai la gorge.
— « Ne t’endors pas ici, Sharozza. » Pour toute réponse, la destructrice grogna. J’observai : « Tu utilises la queue de Zeïpouh comme oreiller. »
— « Grmlml… Elle est assez confortable. »
J’arquai les sourcils et m’inclinai pour lui murmurer à l’oreille :
— « Je ne savais pas que, Lust et toi, vous vous étiez fiancés. »
Sharozza ouvrit grand les yeux et se leva comme un ressort en s’écriant :
— « Q-q-quoi ?! Q-q-quand ? »
Je souris de toutes mes dents.
— « Félicitations. »
Lustogan nous jeta un regard interrogateur depuis l’autre côté de l’hydre.
— « Tout est en ordre ? » nous demanda-t-il, nous rejoignant.
Je tapotai le dos de l’hydre en disant :
— « Aujourd’hui, rôti d’hydre au menu, n’est-ce pas ? Je veux une tranche bien épaisse… »
Soudain, le corps de l’hydre frémit et j’entendis un grognement sourd qui se répercuta sur toute l’esplanade.
— « Attah, elle est en train de se réveiller ? » marmonnai-je, reculant en toute hâte.
Tafaria donna précipitamment des ordres pour qu’on apporte une grande bassine pleine d’un liquide pourpre. Était-ce la potion qu’elle lui avait donnée avant ? Sa couleur était si suspecte que j’étais surpris que Zeïpouh l’ait bue… Je regardai l’hydre avec peu de conviction tandis que Tafaria s’approchait hardiment jusqu’à toucher l’une des deux têtes. Elle ôta doucement un scaphandre pendant que Layath lui retirait l’autre. Tous deux lui murmurèrent à l’oreille. Durant plusieurs minutes, nous demeurâmes tous collés au rideau d’azalga, prêts à remettre les scaphandres et à partir de là à la nage en vitesse.
Et incroyablement, au bout d’un bon moment, Zeïpouh inclina la tête et se mit à boire le liquide de la bassine. Elle le but tout entier. Sa confiance en Tafaria et Layath était visiblement suffisamment forte pour qu’elle oublie son instinct animal. Une demi-heure plus tard, l’hydre dormait profondément et nous respirâmes enfin, plus détendus.
Je décidai d’être positif. S’ils étaient si doués pour contrôler l’hydre, peut-être seraient-ils réellement capables de la conduire à un endroit inhabité sans provoquer de désastre.
Deux nurons apparurent alors par le portail, apportant des nouvelles. Layath nous traduisit, nous expliquant qu’ils avaient exploré la zone hors du portail et qu’en toute certitude, le monolithe se trouvait sur l’île de l’Insulaire, juste à l’ouest de Trasta, la capitale de Rosehack.
— « Tu n’as pas l’air surpris, » observa Melzar.
— « Non, » admit Layath. « Les registres des Arcanes parlaient d’un portail qui unissait cet endroit à l’Insulaire. »
— « N’est-ce pas un peu problématique ? » demandai-je. « L’Insulaire est l’île impériale. »
Layath sourit avec confiance.
— « L’important est d’établir une bonne relation diplomatique. Je ne crois pas qu’ils se sentent très menacés par une ville de deux-mille-cinq-cents nurons. »
Je jetai un coup d’œil à l’hydre. Layath toussota.
— « Bon… Zeïpouh, c’est une autre histoire, mais nous pensons la faire sortir de l’Insulaire. Apparemment, il y a une île proche d’Euktipre où vivent d’autres hydres comme Zeïpouh. De fait, on la dénomme l’Île Hydre. Notre intention est d’obtenir l’autorisation des Rosehackiens pour la transférer jusque là-bas. Je sais que tous nos efforts doivent vous paraître étranges, mais… Tafaria, mes frères et moi, nous avons grandi avec Zeïpouh. Elle est plus intelligente que vous pouvez le croire. C’est un membre de plus de notre famille. C’est pourquoi nous voulons la voir heureuse. »
Je fis une moue, comprenant mieux pourquoi toute la famille royale s’était unie pour libérer l’hydre.
— « Je vois, » dit Erla Rotaeda. Je sursautai en la voyant près de moi, et davantage quand je vis le géant Boki derrière elle. « J’espère qu’elle arrivera à cette île sans problème. »
— « Oui… Espérons que les Rosehackiens seront plus raisonnables que les Dagoviliens, » approuva le jeune prince. « Si ce n’est pas le cas… nous devrons refermer le portail, ce qui serait vraiment dommage. »
Je bâillai. J’étais trop épuisé pour continuer à écouter toutes ses explications.
Au lieu de retourner au palais de Tafaria, nous décidâmes de tous rester dans la résidence en forme de pyramide, près de l’esplanade et du monolithe. Cela signifiait passer l’o-rianshu près de l’hydre, mais, comme Tafaria et Layath avaient décidé eux aussi de dormir là, nous pouvions espérer que rien de grave n’arriverait.
— « Dînons sous les étoiles ! » proposa Tafaria avec un vif empressement.
Nous utilisâmes le monolithe pour faire un pique-nique. Plus j’y pensais, plus cela me semblait ridicule. Mais le dîner, à base d’algues et de poisson, me rendit une certaine énergie, et contempler les étoiles la nuit avec six Pixies, cinq millénaires, trois Arunaeh, un prince, une Exterminatrice, un Cheveux-en-brosse et une déesse fut une expérience inoubliable.
— « Je n’arrive pas encore à croire que vous ayez été capables d’activer le monolithe ! » s’exclama Tafaria, heureuse.
— « Ah, » sourit Galaka Dra. « En réalité, quand je me suis rendu compte que le tracé n’était pas si différent de celui du Jardin, la solution ne s’est pas avérée si compliquée… »
— « Mais comment as-tu compris que la rune interne n’était pas bien placée ? » demanda Erla Rotaeda avec un vif intérêt.
Les deux runistes se perdirent dans leur propre monde et nous cessâmes de les écouter. Layath rit :
— « Ouah, je n’en reviens pas, les étoiles dansent vraiment, ha ha ha ha ! »
Il avait bu de la liqueur d’algues plus que de raison et sa peau bleutée avait rosi.
Tafaria lui ôta la bouteille.
— « Les étoiles ne dansent pas, frère. Si Mère apprend que je t’ai laissé boire de l’alguenoire… ! Suis l’exemple de Yanika ! Elle ne boit que de l’algayaga, tu vois ? »
— « Mais j’ai trois ans de plus qu’elle, sœur… Et je n’aime pas l’algayaga… »
— « Tu es le seul nuron à ne pas aimer l’algayaga, » se moqua Tafaria. « Mag’yohi te l’a bien dit : tu ne seras pas un vrai nuron tant que tu ne seras pas capable de boire un tonneau d’algayaga. »
— « Qui peut bien boire un tonneau entier ? » souffla le jeune prince.
— « Mag’yohi ? » répéta Yodah, levant les yeux. « N’est-ce pas ainsi que s’appelait le nuron de la caravane qui nous a conduit jusqu’à Padha, en Kozéra ? »
— « C’est vrai ! » soufflèrent Yanika et Kala en même temps.
— « Mag’yohi Robelawt, » affirmai-je, me souvenant de l’aimable nuron caravanier.
— « Vous connaissez Mag’yohi Robelawt ? » s’exclama Tafaria. « En voilà une surprise ! Par ici, nous le connaissons comme Mag’yohi l’Algayaga. Il nous vend de l’algayaga de la mer d’Afah une fois par an par le passage sous-marin. C’est un des rares marchands qui nous apportent des nouvelles des Cités de l’Eau et du monde. »
Pendant que nous continuions de bavarder, une brise fraîche se leva, faisant vaciller les flammes du feu de camp. Nous nous étions allongés pour contempler la Gemme et les étoiles quand Layath demanda :
— « Les étoiles ont des noms, n’est-ce pas ? »
— « Tout à fait, » répondit Yodah. « Mais comme je suis un Souterrien, je ne me suis jamais beaucoup intéressé à ça. »
Alors, Yataranka leva le bras et indiqua le firmament.
— « Ça, c’est la constellation du Scorpion, » dit-il. « Et ça, la Dent-de-lion. »
— « Dent-de-lion ? » répéta Layath. « On dirait une fleur. »
— « La dent-de-lion est une fleur, frère, » l’informa Tafaria.
— « Oh. »
— « Ça, » observa Weyna, la voix rauque d’émotion, « c’est la constellation de la Lance. »
Je me rappelai alors que les cinq millénaires avaient été exterriens dans leurs premières années de vie. Même s’ils avaient passé mille ans sous terre, revoir le ciel devait être pour eux comme vivre un rêve.
— « Une étoile filante ! » s’écria Galaka Dra.
— « Où ça ? »
— « Je l’ai vue, je t’assure ! »
— « Moi, je ne la vois pas. »
— « C’est pour ça qu’on dit qu’elle est filante. Une autre ! »
— « Galaka Dra ! Tu n’es pas en train de les inventer, par hasard ? »
— « Je le jure sur les mémoires de nos frères ! Une autre ! »
— « Tu as trop bu d’alguenoire… Oh, je viens d’en voir une ! »
— « Vous êtes saouls ? C’est impossible qu’il y en ait autant… »
Les rires parcoururent le groupe tandis que nous contemplions tous le ciel nocturne. Je remarquai que Yanika retenait son aura. Je crus deviner la raison : elle ne voulait pas altérer la joie de ce moment avec ses propres sentiments. Je tendis une main vers la sienne et parvins à établir un contact bréjique pour lui dire :
“Ne te tracasse pas, Yani. Personne ne va blâmer ton aura. Libère-la.”
“Mais… n’est-ce pas comme si je trahissais les véritables sentiments de tous ?” se préoccupa Yani.
“Je crois que personne, ici, n’aimerait te voir te concentrer à absorber ton aura alors que tous s’amusent si bien à dire des bêtises. Alors, détends-toi et regarde les étoiles avec nous. Est-ce si difficile ?”
Elle hésita quelques instants. Alors, son aura se libéra, chargée d’un bonheur serein. Yanika laissa soudain échapper un éclat de rire dans la nuit, elle se leva et se mit à descendre la colline en courant à la lumière de la Gemme.
— « Yanika ? » s’étonna Yodah.
Le rire de Yani était si enfantin et joyeux qu’il nous arracha à tous des sourires.
— « Et après, à Dagovil, on dit que les Arunaeh, vous êtes aussi mornes qu’une pierre… » commenta Erla.
À la lumière du feu de camp, j’observai son expression joviale. Il n’y avait pas la moindre trace de son habituelle mine suffisante. Hé…
Qui aurait imaginé qu’une nahô Rotaeda prendrait plaisir à une veillée rustique comme celle-ci.