Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 5: Le Cœur d'Irsa
C’était le printemps et les sorédrips ornaient Firassa de leurs fleurs blanches. À l’ombre d’un arbre, deux enfants pleuraient inconsolablement. C’étaient Jiyari et Saoko.
— « Jiyari ! » criai-je. « Que se passe-t-il ? »
— « Les… les darnélias… »
Les yeux noyés de larmes, le blond indiquait les fleurs fanées sur le sol. Alors, Saoko sanglota :
— « Je n’ai pas d’amis… »
Mon cœur eut un sursaut. Je me réveillai d’un coup en criant :
— « Saoko ! »
Les larmes aux yeux, je me redressai brusquement. Saoko se précipitait à mes côtés, en alerte, dague à la main. Je l’agrippai fortement par la manche.
— « Saoko, je suis ton ami ! » dis-je, le souffle court. Le Brassarien demeura pétrifié. « Ne pleure pas comme ça, même en rêve, tu m’entends ? Je vous apporterai des darnélias… plein de darnélias… Une montagne de darnélias ! Mais ne pleurez pas… »
— « Je ne pleure pas ! » répliqua-t-il. « Attends… pourquoi tu pleures, toi ? »
Pourquoi… ?
— « Parce que… Parce que je suis sensible ! » dis-je sur un ton accusateur.
Je passai une main sur mon visage pour essuyer mes larmes et croisai les yeux rouges inquiets de Saoko. Mes cris avaient réveillé les autres dans le tunnel, et Lustogan, qui avait monté la dernière garde, me regardait, un sourcil arqué. Alors, je compris. Tout n’avait été qu’un rêve… Je me frottai la tête, me réveillant enfin.
— « Ah, bon rigu à tous… »
— « Bon rigu, » répondit Yanika, en bâillant. Les millénaires grommelèrent quelque chose, sortant à grand-peine de leur sommeil.
— « Bon rigu, Grand Chamane, » dit Jiyari. « Pourquoi cries-tu si tôt le matin ? Tu ne vas pas bien ? »
— « Je vais parfaitement bien. Dis-moi, Champion. C’est quoi, les darnélias ? »
— « Les dar… quoi ? » demanda le Pixie blond, confus. Alors, ces fleurs n’existaient donc même pas… Pourtant, en ce moment, j’aurais aimé pouvoir offrir au Champion tout un bouquet de darnélias, juste pour oublier l’expression éplorée qu’il m’avait montrée dans le rêve… Jiyari pencha la tête de côté, hésitant. « Es-tu sûr que tu vas bien ? »
Je me levai, affirmant avec énergie :
— « Si bien que je pourrais même creuser un trou jusqu’à la Superficie ! »
— « Si seulement cela pouvait être vrai… » soupira Weyna en se frottant les yeux.
Nous n’avions rien pour déjeuner à part des Yeux de Sheyra et, au milieu de grognements endormis et de commentaires taciturnes, nous ramassâmes nos affaires et reprîmes la marche. Je captai le regard embarrassé de Saoko posé sur moi, mais, quand je me tournai vers lui, il se détourna avec une moue agacée. L’avais-je effrayé avec mes divagations matinales ? Bah… Il les oublierait rapidement. Alors, j’aperçus l’expression pensive de ma sœur et, la rejoignant, j’ébouriffai ses tresses.
— « À quoi penses-tu ? »
Yani me lança un coup d’œil moqueur avant de répondre :
— « Je pense que j’ai un frère très particulier. »
J’avalai de travers.
— « Une seconde, tu veux parler de Lust, n’est-ce pas ? »
Yanika rit.
— « Deux frères, alors, ou trois si l’on compte Kala, » rectifia-t-elle, puis, tapotant son index sur ses lèvres, elle reprit : « En réalité, j’étais en train de penser que, depuis que tu es dans ce corps, tu n’as pas perdu le contrôle de ton orique en dormant. »
J’arquai les sourcils. C’était vrai. Quant à la raison… je n’en avais aucune idée. J’esquissai un sourire de biais.
— « C’est peut-être parce que ce corps a été béni par une déesse. »
Tout en disant cela, je caressai la boule poilue qui venait d’apparaître par le col de ma chemise. Naarashi ronronna. Yanika souffla, amusée.
— « On dirait que Sheyra n’est plus ta première déesse, frère. »
— « Pff, bien sûr. Naarashi passe avant, » déclarai-je sans une once de remords.
— « Tu t’es vite converti à la foi païenne, frère, » se moqua Lustogan. « Pressons le pas. À ce rythme, nous allons terminer les Yeux de Sheyra avant de trouver une sortie. »
La perspective de mourir de faim dans ce labyrinthe nous fit tous accélérer. Nous marchions depuis peut-être deux heures quand Yataranka leva brusquement une main pour tous nous arrêter.
— « Un danger ? » demanda Weyna à voix basse.
Durant quelques secondes, nous retînmes notre respiration. Alors, je l’entendis : un mugissement lointain. Délisio se mit à trembler si fort que je craignis que Bellim, hissé sur ses épaules, ne tombe.
— « C-C’est quoi, cette créature ? » demanda Jiyari.
Je regardai Lust du coin de l’œil. Mon frère contemplait l’obscurité du tunnel avec une concentration posée. J’espérai que la créature ne se dirigerait pas vers nous. Nous marchions depuis un bon bout de temps dans le même tunnel sans avoir croisé d’autres chemins et faire demi-tour signifiait que nous n’aurions aucune échappatoire proche.
— « Continuons, » dit alors Lustogan. « D’après le bruit, on dirait qu’il y a un croisement un peu plus loin en avant. »
Peut-être aurions-nous le temps de choisir un chemin sûr, approuvai-je mentalement. Nous reprîmes la marche. Bientôt, nous vîmes apparaître au bout du tunnel une source de lumière tremblotante et chaude. Elle provenait du croisement. On y percevait des ombres qui se mouvaient et des voix… de saïjits ? De gobelins ? En tout cas, nous dissimulâmes toutes nos lumières pour ne pas les alerter.
— « Je vais aller jeter un coup d’œil, » dit Yataranka. « Attendez-moi là. »
Alors qu’elle s’éloignait, Saoko l’imita sans un mot. Tous deux avancèrent silencieusement et revinrent presque aussitôt.
— « Des saïjits, » dit la millénaire. « Une vingtaine. »
— « Des gens de Makabath, » précisa le Brassarien. « Probablement. »
Jiyari soupira de soulagement. Je ne voulus pas lui rappeler que la plupart des prisonniers de Makabath n’avaient pas été enfermés sans raison.
— « Tu n’as reconnu personne ? » demandai-je à Saoko. « Un Zorkia ? Un Pixie ? »
Saoko haussa les épaules.
— « Qu’est-ce que j’en sais. Ils sont tous si sales et maigres que même leurs mères ne les reconnaîtraient pas. Je pourrais éliminer la moitié d’entre eux en un tournemain. Je n’en ai vu que deux qui soient armés. »
J’échangeai un coup d’œil avec Lustogan. S’il n’y avait vraiment pas de danger, les fuir était une perte de temps. J’acquiesçai de la tête.
— « Allons-y. »
Cette fois-ci, nous ne nous préoccupâmes pas de dissimuler les Datsus ; Bellim, par contre, cacha ses marques de démons derrière un voile.
Saoko avait raison : lorsque nous arrivâmes au large croisement, nous trouvâmes des hommes émaciés, épuisés et sans armes, assis çà et là, éclairés par la lumière vacillante d’une lanterne cassée. Les deux seuls qui portaient des épées se levèrent lourdement en nous voyant, avec les yeux injectés de sang et de profonds cernes. Nous nous approchâmes, levant les mains en signe de paix. Les deux hommes armés inspirèrent brusquement.
— « Par Ohawura, » dit l’un, d’une voix rauque, « les Arunaeh ? »
Je plissai un œil et alors… je les reconnus. C’étaient des Zorkias. Mayk, l’esnamro dagovilien, et Zéhen, le jeune bélarque méfiant. Avec toute la couche de crasse qui les recouvrait, il était difficile de discerner leurs traits.
— « Mayk. Zéhen, » saluai-je. « Vous avez une mine horrible. »
Tous deux découvrirent leurs dents avec sarcasme.
— « Nous avons connu pire, » dit Mayk. Il jeta un coup d’œil aux prisonniers de Makabath et ajouta en haussant la voix : « Il n’est pas facile de trouver à manger dans ces maudits tunnels. Si ça continue comme ça, nous allons finir par manger ceux qui essaient de nous voler nos épées. »
Je perçus un malaise entre les prisonniers, mais j’observai aussi les grimaces hostiles de certains. Manifestement, les deux Zorkias avaient des problèmes pour maintenir l’ordre. Il était presque surprenant qu’ils n’aient pas faussé compagnie à tous ces types. Tout compte fait, la plupart, si non tous, étaient des criminels.
— « Une seconde… » dit alors Zéhen, alternant son regard entre Kala et moi. Il me jaugea de haut en bas. « Toi, qui es-tu ? »
Oh… Il était vrai qu’ils m’avaient toujours vu avec la peau grise et les tatouages altérés du Datsu. Et maintenant, je n’avais même plus de Datsu… Kala s’avança et, passant un bras sur mes épaules, il dit joyeusement :
— « C’est mon frère jumeau ! Je ne vous avais jamais dit que j’avais un frère jumeau ? »
— « Peu nous importe, » répliqua Zéhen.
— « Kala, » protestai-je. « Ne les embrouille pas. Drey, c’est moi. »
— « Et moi, c’est Kala. Nous sommes Kaladrey, les jumeaux inséparables… ! »
J’ouvris légèrement plus grand les yeux en remarquant que la voix de Kala, la mienne, vibrait d’une affection sincère. Les jumeaux inséparables, disait-il… Je soufflai et me dérobai à son étreinte en disant :
— « Mar-haï, tu as un corps maintenant, arrête de te coller au mien. »
— « Ne sois pas timide, » rit Kala.
— « Que diables dis-tu… ? » grommelai-je. Alors je me tus, en voyant les tatouages du Datsu de Kala. Ne semblaient-ils pas un peu… éteints ? Depuis que Kala s’était réveillé, ils avaient toujours été d’un noir et d’un rouge intenses, mais, à présent, ils étaient comme délavés. Se pouvait-il que le Datsu scellé dans son corps soit en train de se défaire ?
Je réagis quand Lustogan s’avança en disant :
— « Avant, nous avons entendu le mugissement d’une créature. Est-ce que vous savez ce que c’était ? »
Les deux Zorkias cessèrent de nous regarder, Kala et moi, avec curiosité pour se tourner vers mon frère, l’expression soudainement tendue.
— « Euh… Oui, » répondit Mayk avec réserve. « Avant, Zéhen et moi, nous avons exploré la zone. Ces deux tunnels, » il les indiqua, « mènent à une caverne avec des marécages. »
— « Des marécages ? » répéta Galaka Dra, intrigué. « Pourriez-vous me les décrire, s’il vous plaît ? » Face aux sourcils arqués de Mayk, il ajouta : « Oh, pardon. Je suis Galaka Dra. J’ai lu un vieux livre sur le Donjon d’Éhilyn dans lequel on parlait d’une civilisation installée dans les Marécages de Kayshamui, en plein Labyrinthe de la Mort. Peut-être que nous pourrons demander de l’aide pour sortir d’ici. »
Mayk et Zéhen échangèrent un regard et ce dernier lança :
— « De l’eau puante et un tas de bestioles et de serpents. C’est tout ce que nous avons vu avant de tomber sur une empreinte grande comme ça et de faire demi-tour. »
Le jeune Zorkia nous donna une idée de la taille de l’empreinte en écartant les mains d’une bonne cinquantaine de centimètres. Attah… Il exagérait, n’est-ce pas ? Seul un véritable monstre pouvait avoir laissé une telle empreinte. Un brizzia, un basilic, un troll… un dragon. Je me raclai la gorge.
— « À moins que la civilisation dont parle ce livre ne soit une civilisation de saïjits géants, je doute que nous puissions demander de l’aide à un monstre, Galaka Dra. »
Les yeux de celui-ci, cependant, étincelaient.
— « Quelqu’un m’a dit un jour : ne crains pas le fantôme avant de l’avoir vu, » répliqua-t-il.
Et, aussitôt, il se dirigea vers l’un des deux tunnels indiqués par les Zorkias. Avec moins d’assurance, Weyna, Yataranka et Délisio, chargé de Bellim, le suivirent. S’ils s’en allaient, nous n’avions pas d’autre option que de suivre nous aussi. Nous ne pouvions permettre qu’il leur arrive quoi que ce soit. Tout compte fait, c’étaient les vieux compagnons de notre Fondatrice. En plus, Galaka Dra était le seul runiste du groupe, le seul qui pouvait activer les portails.
Je remarquai alors le regard inquiet que jeta Jiyari aux prisonniers évadés. Craignait-il qu’ils nous suivent ? Je compris ce qui le tracassait quand il me demanda à voix basse :
— « Drey… Tu ne crois pas que nous devrions leur donner quelque chose ? Au moins… un Œil de Sheyra à chacun ? »
Je fronçai les sourcils, incrédule. Si je leur donnais à tous un Œil de Sheyra… les réserves qui me restaient n’allaient pas durer deux jours.
— « Impossible, » dis-je.
— « Grand Chamane, » souffla le Pixie blond, surpris. « Si nous les laissons comme ça, dans cet état, ils ne pourront pas venir avec nous. »
Pourquoi voulait-il que cette bande de criminels nous accompagne ? Le visage de Jiyari reflétait toute la peine que lui inspirait ces prisonniers affamés. Tsk. Je sortis le sac d’Yeux de Sheyra et le déposai entre ses mains.
— « Ils sont à toi. Vous autres, écoutez, » ajoutai-je, m’adressant aux prisonniers évadés. Je ramassai par terre un morceau de rochelion, me redressai et promenai un regard froid sur les visages crasseux. « Si vous osez profiter de la générosité de mon compagnon, je ferai éclater vos os comme cette roche. Jusqu’à ce qu’il n’en reste que poussière. »
J’ouvris la paume de ma main, arrosant le sol de sable. J’espérai que le spectacle les intimiderait suffisamment et éviterait les problèmes pour l’instant. Ému, Jiyari balbutia :
— « Merci, Grand Chamane ! »
Mmpf, pourquoi continuait-il à m’appeler Grand Chamane ? Je n’avais plus Kala à l’intérieur. Je lui tournai le dos, levant une main.
— « Ne me remercie pas. Tu es trop généreux, Champion. » J’esquissai un sourire. « Mais ce n’est pas une mauvaise chose, non plus. »
Tandis que je m’éloignais avec Yani, Kala et Lust vers la bouche du tunnel, Jiyari s’empressa de distribuer les Yeux de Sheyra aux évadés. Aucun d’eux ne se plaignit du mauvais goût. Alors, Zéhen aboya :
— « En marche, chiens galeux ! »
* * *
Le tunnel où nous marchions se couvrit bientôt de mousse et de flaques grouillantes de bestioles. L’air se chargea d’humidité. Et la lumière lointaine d’une pierre de lune commença à éclairer les parois de plus en plus hautes.
Les gouttes d’eau clapotaient contre le sol, accompagnant la respiration de trois dizaines de saïjits. En tout, nous étions trente-et-un. Trente-et-une âmes perdues dans le Labyrinthe de la Mort.
— « Au fait, » dit Mayk, « vous ne savez pas par hasard combien de jours ont passé depuis que nous sommes entrés dans le donjon ? »
— « Neuf, je crois, » réfléchit Kala.
— « Tu te trompes, Kala, » soupirai-je. Ne se rappelait-il pas que, dans le Jardin, les énergies nous faisaient dormir durant des journées entières ? Ne pas pouvoir parler avec lui par voie mentale avait ses inconvénients. Je me tournai vers Mayk. « Malheureusement, nous n’en savons rien. Combien de fois avez-vous dormi, vous ? »
— « Vingt-cinq fois. »
V-V-Vingt-cinq ?! Je fis un faux pas, glissai sur le sol moussu et, heureusement, un bras vint retenir ma chute. Je levai la tête et croisai les yeux rouges et noirs de Kala.
— « Frère… On ne peut pas te laisser tout seul dans un corps, » soupira le Pixie. Et il me sourit, m’aidant à rattraper mon équilibre. « Comment veux-tu que je m’éloigne de toi ? »
Je m’empourprai. Attah… C’était la première fois qu’il m’appelait directement frère. Je grognai :
— « J’ai été surpris, c’est tout. »
Si vingt-cinq jours s’étaient réellement écoulés, qui sait ce qui avait pu arriver à Rao et à Lotus ou à Melzar durant tout ce temps ? Je ne le dis pas à voix haute, cependant. Il ne servait à rien de préoccuper Kala et Jiyari maintenant.
Nous débouchâmes sur les marécages peu après. La caverne avait l’air grande. Avec les arbres feuillus, les plantes foisonnantes, la brume et la faible lumière bleu-vert, nous ne voyions pas jusqu’où elle s’étendait.
— « Faites attention, » dit Galaka Dra. Les millénaires s’étaient arrêtés pour nous attendre avant de s’engager dans les marécages. L’humain expliqua : « D’après le livre, les Marécages de Kayshamui sont un des endroits les plus traîtres de tout le donjon. Ne vous approchez pas trop des arbres : certains sont des aléjiris. L’acide de leur écorce est létale et se dilue dans l’eau alentour. Tâchez de passer aux endroits les plus secs et protégez votre peau comme vous pouvez pour éviter d’être piqués par les bestioles. J’ai lu que certaines, comme les mushispas, transmettent d’étranges malédictions à leurs victimes, comme la Malédiction du Soleil Noir : ceux qui reçoivent la malédiction sont incapables de supporter la lumière du soleil. Même la lumière des pierres de lune est nocive pour eux ! Oh, le livre parle aussi de la Malédiction de la Jeunesse. Un prince elfe l’a attrapée au cours d’une expédition à Kayshamui et, à partir de là, tous ses descendants ont été destinés à mourir à l’âge de vingt-cinq ans. Même les meilleurs guérisseurs n’ont pas réussi à les sauver. Ils croyaient combattre une maladie, alors qu’en réalité, il s’agissait d’une malédiction runique. Si seulement je pouvais voir ça de mes propres yeux ! » Il rit, les mains sur les hanches. Nous le regardâmes tous en silence, l’expression stupéfaite. Le millénaire ajouta : « Mais l’effort finit toujours pas faire plier le destin. Le livre raconte qu’une des princesses maudites est parvenue à comprendre les pictogrammes et qu’elle a prolongé sa vie et atteint l’âge de cent-soixante ans. Et ses descendants sont devenus des maîtres runistes et ont atteint l’immortalité en créant une déesse… » Il me lança un coup d’œil ou, plutôt, lança un coup d’œil à Naarashi, blottie contre moi, avant de conclure : « Stupéfiant, n’est-ce pas ? Même les malédictions peuvent devenir une bénédiction. »
Il rit de nouveau. Weyna souffla :
— « Toi et tes runes, Galaka Dra. Reviens à la réalité : ce n’est pas le moment de divaguer. »
— « En avant, » approuva Yataranka.
Nous pénétrâmes dans les marécages à la queue leu leu. Les millénaires ouvraient la marche et les Zorkias la fermaient avec les autres évadés de Makabath. Je m’assurai que Yanika et Jiyari étaient juste derrière moi. Kala, Saoko et Lustogan nous suivaient. Si une bestiole volante s’approchait de nous, mon frère et moi, nous pourrions la repousser à tout moment avec notre orique.
Nous n’avions pas beaucoup avancé lorsque nous trouvâmes les premières empreintes du monstre. Galaka Dra et Weyna les examinèrent avec attention.
— « Cinq griffes, » disait le premier. « Grandes à en juger par la profondeur des trous. »
— « Un dragon ! » dit Weyna, les yeux brillants.
— « Un dragon, » affirma Galaka Dra, souriant.
— « Ne vous précipitez pas : ne dites pas que c’est un dragon juste parce que vous souhaitez que ça en soit un, » soupira Bellim.
Mar-haï… Qui souhaiterait rencontrer un dragon ? Seuls des millénaires qui avaient oublié la peur de la mort pouvaient agir d’une manière aussi insouciante. Délisio murmura quelque chose que je n’entendis pas. Yataranka revint vers nous après s’être avancée de quelques mètres. Elle déclara :
— « Nous sommes en train de prendre la même direction que les empreintes. Nous les suivons ou nous les évitons ? »
— « Nous les suivons ! » dit Galaka Dra. « Là où passe le félindriag, aucun loup n’approche. »
Il voulait dire que le fameux monstre ferait fuir d’autres bêtes indésirables, compris-je. Cependant, nous perdîmes bientôt la piste du présumé dragon : les empreintes disparaissaient, englouties sous la boue. Avant que nous nous en rendions compte, nous avions de la boue jusqu’aux genoux. Je ne tardai pas à entendre des plaintes et des grognements de dégoût.
— « Les Arcanes, » intervint Galaka Dra, « la civilisation qui vit ou vivait ici, prenaient souvent des bains de boue pour conserver leur jeunesse. L’eau qu’ils utilisaient avait des propriétés uniques et miraculeuses. Klosfritz premier, roi des pirates de la Mer Céleste, acheta, dit-on, un flacon d’eau miraculeuse en échange de sa meilleure île, l’Insulaire. »
L’Insulaire, me répétai-je. Voulait-il parler de l’île à l’ouest de Trasta, capitale de Rosehack ? Je n’avais jamais entendu dire que l’“île impériale”, connue pour ses palais et ses académies, avait été occupée par un pirate et récupérée par les Arcanes. De quelle époque Galaka Dra parlait-il ? Yataranka fit un pas qui l’enfonça de plusieurs centimètres de plus et elle poussa un cri étouffé.
— « De l’eau miraculeuse, » grogna-t-elle, les poings fermés et tremblants. « Elle empeste. »
Je fus surpris de la voir aussi altérée. Ces derniers jours, Yataranka m’avait semblé être une personne calme et réservée. Cependant, elle était à présent plus pâle que d’habitude. Jiyari s’inquiéta :
— « Tu ne t’es pas fait piquer par un mushispa, j’espère ? »
Yataranka secoua la tête et Weyna intervint :
— « Ne vous tracassez pas, Yataranka a la phobie des parasites et de la saleté. Tu tiens très bien le coup, Yanka, » ajouta-t-elle avec fierté. « Ne t’évanouis pas, hein. »
Yataranka tordit ses lèvres sans répondre. Perché sur les épaules de Délisio, Bellim soupira de soulagement derrière son voile :
— « Voilà pourquoi il est bon de savoir léviter. »
Prenait-il Délisio pour de l’air ?, soufflai-je intérieurement. Un soudain bruit guttural nous fit tous taire. Il retentit au loin, mais il nous crispa tous. Diables, c’était quoi, ça ?
Plus nous avancions, plus la brume se faisait dense, les joncs plus touffus et le terrain de moins en moins stable. Par moments, l’eau nous arrivait presque à la taille. Cela faisait longtemps déjà que Naarashi s’était réfugiée sous ma chemise. Pour éviter les éclaboussures ou pour fuir l’odeur d’eau stagnante ? Allez savoir. Yanika me préoccupait davantage. Captant mes maints coups d’œil en arrière, ma sœur commenta par bréjique sur un ton désinvolte :
“Je ne vais pas disparaître sous l’eau, frère, je ne suis plus si petite, tu sais ?”
Je grimaçai, gêné, en m’en rendant compte. C’était vrai. Yanika avait grandi comme une katipalka ces derniers mois et, à présent, elle était aussi grande qu’Orih Hissa.
“Tu peux à nouveau utiliser ta bréjique,” me réjouis-je.
“Mm,” approuva Yani. “Je crois que je suis tout à fait remise.”
C’était une bonne chose. Plus tard, le terrain se stabilisa et nous avançâmes au milieu de roches tapissées de mousse. Des roches ? Ou plutôt des ruines. Je le compris lorsque nous atteignîmes une large avenue pavée aux motifs délavés et bordée de murs à moitié démolis.
— « La Cité Arcane, » dit Galaka Dra avec une claire émotion. « Elle existait il y a plus de trois… non… il y a plus de quatre-mille ans. »
— « On dirait qu’elle a cessé d’exister, » intervint Weyna.
— « Impossible, » murmura Galaka Dra. « Une civilisation aussi grandiose que celle-là… Pourquoi aurait-elle disparu ? »
Il s’avança avec énergie, passant la main sur les murs et les lianes et pointant la tête par l’embrasure des portes. Il inspira d’un coup.
— « Oh ! Vous avez vu ça ? C’était un métier à tisser. Et sophistiqué. Les elfes du Jardin l’ont importé de la Cité Arcane. Et vous avez vu les filigranes de lumière sur les murs ? Maintenant, la plupart sont cassés, mais certains éclairent encore, là, vous voyez ? »
Lesdits filigranes émettaient une lumière dorée. Toutefois, beaucoup s’étaient désagrégés avec le temps. Mais ils brillaient dans la brume.
D’un accord tacite, nous fîmes une pause. Les millénaires s’en furent explorer la cité en ruines et, après un bref conciliabule, deux groupes de prisonniers de Makabath les imitèrent. J’entendis murmurer quelque chose au sujet de gemmes et de trésors. Visiblement, mes Yeux de Sheyra les avaient un peu trop dégourdis. Bah. Tant qu’ils ne nous causaient pas de problèmes, qu’ils fassent ce que bon leur semblait.
Quant aux deux Zorkias, ils déclarèrent qu’ils allaient explorer les alentours. J’espérai qu’ils trouveraient un chemin sec par où poursuivre notre marche et décidai :
— « Nous autres, nous nous occupons du repas, n’est-ce pas, Kala ? »
Saoko nous accompagna. Une demi-heure plus tard, nous revînmes tous les trois à la Cité Arcane avec un grand fardeau de vers de toutes sortes. Même Lustogan jeta un œil sur notre cueillette avec une moue dubitative.
— « C’est comestible ? »
Je souris.
— « Je crois. Les poils de Naarashi se hérissaient chaque fois que je lui montrais quelque chose qui ne lui plaisait pas. Tout cela a passé son filtre. »
L’aura dégoûtée de Yanika se teignit de surprise.
— « Naarashi t’a aidé à distinguer les vénéneux des comestibles ? » s’étonna-t-elle. « C’est vrai ? »
La boule de poils pointa son nez par le col de ma chemise et émit un marmottement fier. Je regardai Yani et Naarashi avec curiosité.
— « T’a-t-elle parlé par bréjique ? »
— « Non, » avoua Yanika. « Aujourd’hui, j’ai déjà essayé plusieurs fois, mais… je n’arrive pas à établir de connexion mentale avec elle. »
Dommage, pensai-je. Mais…
— « Il fallait s’y attendre, » affirmai-je, amusé. « Comment serait le monde si nous pouvions utiliser la bréjique pour parler avec les dieux ? »
Le temps que les millénaires reviennent, le repas était prêt. Cette fois-ci, ni Galaka Dra ni Yataranka ne furent capables de goûter une bouchée et Lustogan se contenta d’un Œil de Sheyra, pensant probablement que, s’il nous arrivait quelque chose, au moins il serait là pour prendre soin de nous. Kala et moi, par contre, nous mangeâmes deux bols entiers et Weyna ne resta pas à la traîne, engloutissant les vers avec un plaisir manifeste. Je reposai mon bol vide et jetai un coup d’œil à Jiyari. Le Pixie blond avait apporté des portions aux quatre prisonniers qui étaient restés avec nous. Je souris.
— « Tu réussis bien les vers, Jiyari. Tu as une nouvelle recette spéciale, maintenant. »
Jiyari se frotta la tête, visiblement flatté. À cet instant, nous entendîmes de nouveau un rugissement guttural dans la caverne. Le monstre…
— « Vous croyez que celui-là aussi nous pourrons le manger ? » demanda Kala avec espoir.
Je lui donnai une bourrade.
— « Je doute qu’il loge dans la casserole. »
— « Là n’est pas le problème, » souffla Zéhen à mi-voix. Il venait d’apparaître entre les décombres, accompagné de Mayk.
— « Oh, les deux guerriers, » dit Galaka Dra. « Vous avez trouvé un chemin ? »
Les deux Zorkias s’arrêtèrent, se regardèrent, le visage blême, et dirent :
— « Nous avons trouvé… »
— « Le monstre. »
— « Et pas que ça, » ajouta Mayk. « Nous sommes arrivés sur une rive sableuse où la brume se dissipe. Au-delà, il y a une petite île. Et sur l’île, nous avons vu des gardes de la Guilde et des Yeux Blancs. »
Durant quelques instants, la stupéfaction nous paralysa. Alors, Lustogan demanda :
— « Ensemble, sur une île ? La Guilde et les dokohis ? »
— « Je ne dirais pas vraiment ensemble, » toussota Zéhen. « On dirait… qu’ils attendent quelque chose ? »
Tout en parlant, il s’était assis et avait rempli un bol. Il grimaça en voyant la nourriture, mais il ne fit pas de commentaire et commença à l’engloutir avec appétit. Tandis que l’esnamro l’imitait, nous essayâmes de nous imaginer pourquoi des dokohis pouvaient bien cohabiter avec des Dagoviliens de la Guilde.
— « Comment savez-vous que c’étaient des dokohis ? » demandai-je. « Vous avez pu voir leurs colliers de loin ? »
— « J’ai une bonne vue, ô grand mahi, » rétorqua insolemment Zéhen, tout en mâchant.
— « Leurs yeux blancs brillaient, » observa Mayk. « On les reconnaît facilement. Et les autres portent l’uniforme des Zombras. »
— « Ne parle pas d’eux pendant que je mange, j’ai l’impression de manger des vers, » protesta Zéhen.
— « Mais tu manges réellement des vers, » lui fis-je remarquer.
— « Au fait, » intervint Weyna. « Comment était le dragon ? »
Les deux Zorkias arrêtèrent de mastiquer, ils avalèrent, échangèrent un regard et Zéhen grogna, tordant les lèvres :
— « Ce n’est pas un dragon. »
Galaka Dra ouvrit grand les yeux.
— « Ce n’est pas un dragon ? Mais alors… c’est quoi ? »
Mayk reposa le bol vide. Avec mon orique, je perçus un léger tremblement. Même sa voix profonde s’étrangla légèrement quand il répondit :
— « C’est une hydre. »