Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 4: Destruction
« Un mystère est une aventure. Un secret est une malédiction. »
Sisséla Dradzahyn, Le moineau de la lune
* * *
Des Pixies. Je les comptai. D’autres étaient arrivés pendant que nous nous asseyions tous autour de la table. Ils étaient treize. Treize Pixies qui regardaient Kala et Jiyari avec une vive curiosité. Et qu’en était-il de la grand-mère ? Peut-être parce que je pensais à elle, Kala se tourna vers la vieille sorcière et l’observa fixement, demandant :
— « Toi aussi, tu es une Pixie, sorcière ? »
Néma sourit, découvrant les quelques dents qui lui restaient.
— « Tout comme si j’en étais une. Je suis la mère des Couteaux Rouges. C’est moi qui les ai sortis du laboratoire avec l’aide de Rao. »
Tandis que j’assimilais la nouvelle et tournais la question dans ma tête, Kala croisa les bras et regarda Rao, assise à côté de lui.
— « Je ne comprends pas. »
Celle-ci hocha la tête.
— « Tu vas comprendre. C’est simple, » raconta-t-elle. « Autrefois, les Couteaux Rouges étaient un groupe de maîtres assassins. Mais, après la Guerre Blanche, il y a déjà plus de soixante-dix ans de cela, ils se sont réformés et sont devenus une Garde d’Élite spéciale qui travaillait pour la Guilde. Ils se sont spécialisés dans l’espionnage et la protection, et ont laissé de côté leurs compétences d’assassins. Cependant, durant la Guerre de la Contre-Balance, la Guilde a voulu les réutiliser comme assassins et ils ont été forcés d’obéir aux ordres. Un jour, des années avant la fin de la guerre, deux Couteaux Rouges ont tenté d’assassiner Kentaley de Mégus, le plus grand meneur de la Contre-Balance qui appartenait au lignage de ceux qui gouvernaient jadis Dagovil. Ils ont échoué, les rebelles les ont capturés, et un échange d’otages a été proposé… » Elle grimaça. « La Guilde a refusé et la Contre-Balance a exécuté les deux assassins. »
— « Nous nous sommes sentis trahis, » intervint Néma, avec un sourire triste. « Bien entendu, s’ils avaient été des assassins professionnels, nos compagnons auraient été coupables d’avoir manqué leur mission. Mais ils ne l’étaient pas. Nous avons alors demandé à la Guilde de reconsidérer notre position dans la guerre puisque nous étions meilleurs comme gardes du corps que comme assassins. Ils ont pris nos plaintes pour de la désobéissance à l’autorité et ils ont craint une trahison. C’est pourquoi ils ont envoyé des sbires, les Zorkias, contre nous. Ils étaient plus nombreux et ils nous ont pris par surprise dans notre refuge… Nous ne pensions pas que la Guilde serait capable de nous trahir de cette façon. Nous n’étions pas uniquement des gardes, nous étions aussi une École d’Élite où nous formions les meilleurs espions et agents de Dagovil. Nous avions une position respectée. Mais la Guilde était en pleine guerre interne. Et nous nous sommes retrouvés au milieu. Quand les Zorkias ont attaqué, je me suis précipitée au jardin pour chercher Li-Djan et Laag, mes chers enfants… Je ne les ai pas trouvés et, quand je suis revenue à l’intérieur, je n’ai vu que la mort. Sang et mort. »
Kala tremblait, parcouru de frissons. La vieille Néma poursuivit :
— « Mais, après m’être avancée au milieu des corps de ma confrérie, de ma si chère famille, je me suis aperçue d’un détail. Des corps manquaient. Les enfants manquaient. Eux… ils les avaient emmenés. »
Elle regarda significativement ses compagnons, et Kala et moi inspirâmes et expirâmes précipitamment. Démons. J’avais entendu dire que l’actuel cabinet de la Guilde s’était fondé et renforcé après avoir écrasé les forces rebelles… mais je n’aurais pas imaginé qu’il ait versé le sang de ses propres gens de cette façon et utilisé les Zorkias, qu’il trahirait d’ailleurs eux aussi des décennies plus tard. Je n’aurais pas imaginé non plus que la Guilde ait été capable d’enlever des élèves et enfants de gens qui les avaient servis pour expérimenter sur eux. Mais je supposais que c’était tout à fait possible. Mon désintérêt pour la politique m’avait simplement maintenu éloigné de ces vérités. Kala ferma les poings. À travers un voile, je sentis que ses sentiments s’enflammaient comme l’amadou.
— « Des monstres, » laissa-t-il échapper tout bas.
Plus d’un acquiesça : il n’y avait pas de meilleur mot pour définir ces lunatiques de la Guilde. Ce fut la petite bélarque qui prit alors la parole d’une voix croassante.
— « Durant plus de dix ans, nous avons été enfermés dans un laboratoire. Nombre d’entre nous ne nous rappelons pas nos parents, nous ne nous rappelons pas notre famille, parce qu’ils nous ont volé nos souvenirs. Vous, » dit-elle, « vous n’aviez pas de souvenirs, parce qu’ils vous ont pris quand vous étiez des nouveau-nés. Nous, ils ont dû effacer notre mémoire pour que nous leur obéissions et pour que nous croyions réellement… que nous avions besoin d’être soignés. »
Une douleur aigüe traversa Kala. Soignés. C’était le maudit mot que le Pixie craignait le plus.
— « Ça va, Kala ? » s’inquiéta Rao. « Si tu veux que nous parlions de ça un autre jour… »
— « Non, » grogna Kala. « Je veux savoir. Je veux savoir comment ils sont sortis. Je veux savoir comment tu les as rencontrés. S’il te plaît. »
Les yeux des Pixies les observaient, lui et Jiyari. Celui-ci était pâle malgré son teint hâlé, mais il semblait mieux supporter les souvenirs… parce qu’il les avait oubliés.
“Tu es trop sensible, Kala,” compatis-je. “Écoute comme moi. Essaie de te dire que ton Datsu est délié…”
“Comme si je pouvais faire ça,” me répliqua Kala, se redressant sur sa chaise. “Je ne veux pas fuir de moi-même.”
Je demeurai interdit un instant. Fuir de lui-même ? Se calmer et chasser une souffrance si profonde, était-ce fuir de soi-même ? Mar-haï… J’étais loin de le comprendre.
— « Avant que la guerre ne se termine, » raconta alors Rao, « moi, j’avais déjà quitté Lotus, à sa demande, pour vous réincarner. Sauf que… je ne savais pas par où commencer. Avant tout, j’ai fui les désastres de la guerre. Je me suis rendue à Donaportella en me faisant passer pour une scribe, j’ai falsifié mon diplôme et travaillé en faisant des copies de vieux livres. Je me suis fait des amis qui m’ont aidée à endurer ma maladie, j’ai étudié des livres de bréjique avancée pour continuer à m’améliorer et… un jour, j’ai décidé de mettre enfin en pratique ce que je savais. Avant ça, je suis retournée dans la Forêt de Liireth chez les rebelles survivants. Presque dix ans s’étaient écoulés depuis que Dagovil avait proclamé la mort du Grand Mage Noir. Jusqu’alors, j’avais été convaincue que Père… était vraiment mort. Cependant, j’ai changé d’avis quand j’ai écouté le message que Père m’avait laissé dans une pierre bréjique. » Elle croisa notre regard ébahi avant de poursuivre : « Tous les deux, nous utilisions ces magaras régulièrement pendant la guerre, c’est pour ça que je sais que le message était bien le sien. Il disait ainsi : ‘Boki est en train de mourir dans sa larme : la Guilde des Ombres m’a proposé d’aller le sauver et de feindre ma mort en échange de mon savoir. Ne crains rien : je ne dévoilerai mes arts bréjiques pour rien au monde.’ » Elle hésita et conclut : « ‘Prends soin de tes autres frères. Je sauverai Boki même si c’est la dernière chose que je fais dans ma vie’. »
Kala et Jiyari laissèrent échapper une exclamation. Mille harpies, soufflai-je mentalement. Cela changeait beaucoup de choses. Alors comme ça, Lotus s’était livré à la Guilde pour pouvoir sauver Boki…
— « Mais alors… » balbutia Jiyari, « il est vraiment… »
— « Si la Guilde a tenu sa parole, » l’interrompit Rao, une flamme dans ses yeux, « le Grand Mage Noir qui est mort sur le bûcher était faux. Quand j’ai pensé à ça… cela m’a redonné espoir. Et je m’y suis cramponnée, » assura-t-elle. « Alors, j’ai réincarné Tafaria en 5610. Deux ans après, je t’ai fait fusionner, Kala, avec le Sceau des Arunaeh… et deux ans après, j’ai réincarné Jiyari dans un orphelin qui allait être sacrifié par des fanatiques. Je l’ai laissé sur le seuil d’une École Savante parce que je pensais qu’ainsi, sa terreur des lettres lui passerait… mais, diables, ça n’a pas fonctionné, n’est-ce pas ? » Jiyari s’empourpra et la moue moqueuse de Rao se rembrunit à nouveau quand elle ajouta : « À peine une semaine après, j’ai rencontré Néma. »
— « Mm, » se souvint la vieille sorcière. « Tu étais très faible et, moi, je parlais rarement aux étrangers… mais quelque chose dans tes yeux m’a poussée à t’aider. En échange, » sourit-elle, « toi, tu m’as aidée à retrouver ma famille perdue. »
Rao acquiesça.
— « Durant la guerre, Lotus et moi, nous avions dressé une carte des localisations possibles des laboratoires. Nous en avons découvert et détruit trois à cette époque. Mais Néma et moi, nous étions seules. Nous ne pouvions entrer de force et encore moins nous tromper de laboratoire. Malgré tout… après avoir entendu l’histoire de Néma, je désirais l’aider. Parce que tous les enfants de ces laboratoires étaient comme nous. Des cobayes de la Guilde. » Ses yeux flamboyèrent et croisèrent ceux de Kala, non moins ardents. « Finalement, nous sommes entrées dans le laboratoire. Moi, je me suis fait passer pour une scientifique. Néma pour mon assistante. Ma falsification était bonne et nous sommes passées étonnamment bien. » Elle sourit avec une espièglerie vindicative. « Nous avons sorti tous les patients en leur disant qu’ils allaient voyager et être soignés et guéris définitivement ailleurs. Nous n’avions pas le temps de leur expliquer quoi que ce soit. Ils nous ont crues. Ils sont tous montés dans une carriole… et nous sommes partis. »
Néma sourit largement.
— « Et avec succès. Tous les rescapés n’étaient pas des enfants ou des élèves des Couteaux Rouges, mais je les ai adoptés comme s’ils l’étaient. Et j’ai récupéré mon fils Li-Djan. » Sa voix trembla très légèrement. « Il avait déjà plus de vingt-cinq ans et une fille et un fils, nés dans le laboratoire, auxquels les scientifiques avaient commencé à modifier l’esprit. Rao a annulé les changements, elle a tenté de rétablir l’équilibre dans les esprits de tous. Elle s’est mise en quatre pour mes gens. C’est pour cela que, lorsque sa mort approchait à grands pas et qu’elle m’a dit que, si nous l’aidions, elle pourrait réincarner Melzar en mon petit-fils et elle-même en ma petite-fille sans pour autant effacer totalement leurs esprits… Li-Djan et moi, nous avons accepté. Sans elle, tous seraient déjà morts. Sans elle… »
— « Sans elle, nous n’aurions pas su faire revivre les Couteaux Rouges, » compléta le drow à la gueule de loup. Ses yeux rouges me transpercèrent. « Nous lui devons nos idéaux et nos vies. »
La bélarque approuva.
— « La seule chose que nous voulons, c’est continuer à sauver les cobayes de la Guilde et continuer à servir Rao jusqu’à la mort. C’est pourquoi, » elle promena un regard vif sur ses camarades avant de le reporter sur Kala, « tant que toi et Jiyari, vous êtes prêts à l’aider, vous êtes les bienvenus. »
Kala fronça les sourcils. Je devinai que tant d’histoire passée lui avait saturé la tête. Il observa les treize Pixies et la vieille, regardant avec curiosité leurs différents traits. Mis à part la bélarque, le drow-loup, une kadaelfe aux cheveux épais et roux qui remuaient tout seuls et une drow à la peau d’une couleur étrange et irrégulière… les autres avaient l’air de saïjits normaux.
Alors, un sentiment de tranquillité s’empara de Kala et celui-ci leur adressa un sourire tordu. Il se leva.
— « C’est bon. Alors, bienvenus à bord, Pixies. Mais qu’une chose soit claire : Rao, Jiyari et moi, nous sommes trois des Huit Pixies du Chaos. Avant que vous ne la suiviez, nous la suivions déjà depuis longtemps ! »
Il y eut un silence. Rao se racla la gorge.
— « Kala… Pixies du Chaos ou pas, j’ai grandi avec eux autant de temps qu’avec toi. Ce sont des compagnons pour qui j’ai risqué ma vie. » Kala demeura interdit et Rao sourit. « Tu sais tout maintenant, » ajouta-t-elle en se levant. « À présent… Jiyari, Kala, c’est à vous de décider si vous voulez toujours me suivre. »
Kala échangea un regard avec Jiyari et j’attendis avec impatience avant qu’il ne réponde sur un ton désinvolte :
— « Décider ? Il y a longtemps que j’ai décidé que j’allais sauver Lotus. Si Lotus est aux mains de la Guilde, j’irai l’en tirer. Et j’irai sauver Orih. Et tous les Pixies enfermés. Même si c’est des saïjits, ça m’est égal. Je veux, » déclara-t-il avec un sourire féroce, « semer le chaos, et comme il faut. »
Jiyari cligna des paupières et leva une main dans le silence saisi.
— « Eh bien… Je donnerai un coup de main. Après tout, » fit-il avec un petit sourire charmant, « j’aime semer les fleurs. Mon maître scribe disait que, dans les temps de calamités, le chaos fleurit encore plus vite que les fleurs de sorédrips de la Superficie. »
— « Et il n’y a pas besoin d’attendre le printemps pour le voir fleurir, » approuva Rao, un sourire diabolique aux lèvres.
Les yeux des autres nous contemplaient, interloqués. Ils devaient sûrement penser : voilà donc les vieux amis de Rao dont nous avons tant entendu parler. Je souris mentalement et dis à Kala :
“L’artiste botanique, le chat assassin et le destructeur double… Vous avez l’air d’être sortis d’un conte de fées. De fées noires.”
Le sourire de Kala s’élargit.
“Après tout, nous sommes des Pixies.”
* * *
Tout au fond de moi, je savais que c’était un rêve : les capsules cylindriques de cristal, le liquide bleuté, et les silhouettes masquées. Elles étaient floues, plus noires que blanches, distantes et nombreuses. Levant les yeux vers moi, l’une disait :
— « Mar-haï. Celui-ci est définitivement soigné. Il va falloir l’enterrer. »
Moi, je tapais des pieds et criais, mais, dans ce liquide, même moi, je ne m’entendais pas. Alors, mon Datsu se libérait et je demeurais immobile, comme mort, comme une roche froide, et je pensais : les roches ne s’enterrent pas : elles sont déjà en terre. Ils ne m’enterreront pas, je ne suis pas encore soigné, ils ne m’enterreront pas…
Une vague chaude et sereine m’emplit l’esprit.
“Réveille-toi,” dit une voix.
Elle était lointaine, elle était faible, mais je m’agrippai à elle.
“Tu n’as pas à avoir peur,” insista la voix douce. “Réveille-toi.”
“Bon sang, réveille-toi, Drey !” ajouta une autre voix de mauvaise humeur. Celle-ci n’avait aucune douceur. C’était celle de Kala.
À ce moment, je m’aperçus que j’avais les yeux ouverts, mais je ne voyais rien, parce que la pièce était dans le noir. Cela n’arrivait pas dans les chambres des riches, habitués à les orner de petites pierres lumineuses, mais nous étions dans les bas quartiers. Les foyers étaient simples. Certains n’avaient même pas de toit pour les protéger des doagals et autres monstres…
— « Je ne sais pas à quoi diables il pense, mais il a l’air de s’être calmé, » dit la voix de Rao.
Ce n’est qu’alors que je me rendis compte que j’étais allongé dans le lit de Rao et que nos fronts se touchaient… Une légère lumière apparut sous la porte et quelqu’un appela. Était-ce déjà le matin ?
— « Rohi, rohi ! » dit une voix inquiète dans le couloir. « Que… Que se passe-t-il ? »
Rao soupira.
— « Ne t’inquiète pas, Chihima ! Ce n’est rien. La table de nuit est tombée, c’est tout. Qu’est-ce que tu fais réveillée à cette heure ? »
Il y eut un silence puis brusquement :
— « Je suis de garde. Rohi, » ajouta-t-elle.
Avec la faible lumière, je commençais à distinguer la porte et la silhouette de Rao allongée à mes côtés.
— « Quoi, Chihima ? »
Un bref silence.
— « Je suis là si tu as besoin de moi. »
— « Je le sais. »
On ne l’entendit même pas s’éloigner, mais je remarquai que la lumière s’atténuait. Je grimaçai.
— « J’ai renversé la table de nuit ? »
— « Tu as perdu le contrôle de ton orique, » expliqua Rao. « Kala dit que ce n’est pas la première fois que cela t’arrive. »
Et j’aurais pu blesser Rao sans le vouloir, me rendis-je compte, préoccupé. Ça ne serait pas arrivé si Rao n’avait pas invité Kala à partager le meilleur lit de la maison. Je doutais qu’elle veuille répéter l’expérience… Et pourtant, au lieu de s’éloigner, elle s’était approchée, m’avait calmé avec la bréjique et tiré de mon cauchemar. Je me sentis honteux.
— « Je suis désolé. »
Kala feula.
— « Tu devrais, oui. C’est la deuxième fois déjà que tu me voles la parole… »
— « Kala, » protesta Rao, s’écartant. « Ce n’est pas le moment de respecter des accords stupides. »
— « Des accords stupides ? » s’étonna Kala. « Il me doit cinq jours. Il me les a promis. Et en tant qu’Arunaeh, il tient ses promesses. »
Je vis une étincelle. Alors, la lumière d’une bougie commença à éclairer la pièce. Rao portait, comme unique vêtement, un pantalon court aussi noir que ses habits de la veille. Je remarquai le petit tatouage rouge sur son épaule droite. Il était composé de la Spirale de Nééka, la Jouvencelle du Bien-être, et de trois triangles pointés vers elle comme des pétales… ou des couteaux. Sur sa peau grise, le symbole des Couteaux Rouges se distinguait nettement. Rao perçut notre regard, mais elle ne fit pas de commentaire sur son tatouage et elle se tourna vers les dégâts avec une grimace, se lamentant :
— « Ma tasse préférée… Ne marche pas par ici, » m’avertit-elle. « La lanterne s’est cassée. C’est plein de morceaux de verre. »
— « Ben bravo, Drey, » gronda Kala. « Et tu ne sais pas le boucan que tu as fait. Les chats ont feulé comme si le monde s’écroulait, tu as effrayé Rao, et sa tasse préférée s’est… »
— « Ça n’a pas d’importance, » assura Rao. « Je vais aller chercher un balai. »
— « Ce n’est pas nécessaire, » intervins-je. « Je peux nettoyer. Si Kala me laisse faire. »
Rao s’arrêta à mi-chemin de la porte, elle vit l’expression froncée de Kala et sourit :
— « Tu lui as donné cinq jours, mais tu n’as pas dit qu’ils devaient être nécessairement d’affilée, n’est-ce pas ? »
Ceci m’abattit. Ils n’étaient pas obligés d’être d’affilée ? Il ne manquait plus que Kala commence à rallonger les choses en me disant des sottises du style « ah, mais pendant que tu dormais, je t’ai laissé le corps » ou « maintenant, on mange, c’est toi qui mâches ». En tout cas, je m’étais proposé pour nettoyer la chambre et, sans que Kala proteste, je réunis avec mon orique tous les débris de la lanterne, jusqu’aux plus minuscules, en un petit tas. Finalement, je ramassai avec mes mains les morceaux de la tasse de Rao et les posai sur la table de nuit.
— « Peut-être… peut-être qu’on peut la réparer, » suggérai-je.
Rao y mit de la bonne volonté et nous essayâmes de la recomposer. En joignant les morceaux, je compris pourquoi elle disait que c’était sa tasse préférée. Elle était ornée de têtes de chats souriantes. Huh… Je connaissais une mirole qui l’aurait adorée. Rao reposa les morceaux sur la table de nuit.
— « Bah. C’est inutile. J’en peindrai une autre. Ou alors je demanderai à Jiyari de me la peindre. Il a dit qu’il aimait dessiner, n’est-ce pas ? » Elle lut à travers mon expression et me sourit. « Je t’assure, ça n’a pas d’importance. Tu m’as vu une tête de matérialiste ? Les Couteaux Rouges, nous avons notre façon de voir le monde, et une de nos leçons dit : ne recherche jamais l’argent ni le pouvoir ni rien de matériel car rien de cela ne te rendra service, respecte ton serment et ne fraternise avec personne d’autre que les Couteaux. Pas même avec les tasses. »
Elle énonça la dernière phrase comme si elle faisait partie de la leçon. Je souris, Kala s’apaisa et Rao rit doucement avant de se rallonger dans le lit, ajoutant :
— « On finira de nettoyer demain. »
Nous la vîmes bâiller, étendue, les mains derrière la tête. Elle avait l’air d’avoir oublié l’incident. Kala se détendit et s’allongea à son tour, levant les yeux au plafond. Moi, je pensais à mon orique incontrôlée. Kala, lui, pensa à voix haute :
— « J’espère que tu ne suis pas ces leçons au pied de la lettre, parce que… moi, je ne suis pas un Couteau. »
— « Et, moi, je ne suis pas une fourchette. »
Il y eut un silence. Alors, tous deux s’esclaffèrent brusquement dans le lit. Je soupirai mentalement face à leur chahut. Ils avaient un humour simple. Très simple.
Après un long silence, Rao tourna la tête et constata que Kala et moi avions toujours les yeux ouverts. Elle demanda néanmoins :
— « Tu es réveillé ? »
— « Non, je dors, » répondit Kala.
Ils éclatèrent de nouveau de rire. Mar-haï, souris-je. On aurait dit des gamins.
— « Dis, » reprit Rao après un autre silence. « Tu rêvais quoi ? »
— « Moi ? Que nous étions tous dans la Maison des Ragasakis et que nous nous asseyions pour manger les gâteaux de Kali. Tu devrais les goûter un jour : on s’en lèche les doigts. »
— « Mmoui… » Elle esquissa un sourire. « Je parlais de Drey. »
Kala se rembrunit et, après une hésitation, il lança :
— « Je l’ai tout juste ressenti. Ce n’était pas du tout agréable… Dis-lui, Drey. »
Il me laissait la voie libre. J’hésitai pour deux raisons : premièrement, parce que Kala se montrait à mon avis trop permissif avec notre accord ; deuxièmement, parce que mon rêve allait réveiller en eux de mauvais souvenirs.
— « C’était un cauchemar, » dis-je. « Kala a raison. Ça n’avait rien d’agréable. »
— « Raconte-moi, » dit Rao, se tournant dans le lit et me regardant dans les yeux. « Si j’arrive à mieux comprendre tes cauchemars… peut-être que je pourrai t’aider. Je suis bréjiste. »
Je soutins son regard durant quelques instants avant de soupirer et de tourner la tête vers le plafond.
— « J’étais dans le laboratoire, dans une de ces capsules cylindriques. » Je me tus une seconde, constatant que Rao avait ouvert grand les yeux. Je m’efforçai de continuer : « Un Masque Blanc venait vers moi et disait que j’étais définitivement soigné et qu’ils allaient m’enterrer. Et, moi, j’essayais de protester, mais personne ne m’entendait. Je me sentais piégé. Mon Datsu était débridé… et, malgré cela ou peut-être à cause de cela, mon rêve ne terminait jamais. Finalement, vous m’avez réveillé. »
Il y eut un long silence. Au bout d’un moment, Kala tourna la tête et nous constatâmes que les yeux de Rao s’étaient emplis de larmes. Kala eut un sursaut de surprise et d’angoisse, et il lui prit une main.
— « Rao ! Drey, maudit sois-tu, tu l’as fait pleurer ! »
— « Elle a insisté, » protestai-je.
Rao secoua doucement la tête.
— « Je vais bien. » Elle sourit malgré les larmes. « Merci, Drey, de me l’avoir raconté. Apparemment, vous partagez aussi certains souvenirs. »
J’ouvris grand les yeux.
— « Des souvenirs ? »
Kala fronça les sourcils.
— « Sottises. Je ne me rappelle pas avoir jamais entendu quelqu’un dire qu’il allait m’enterrer, » protesta-t-il.
— « Alors, » réfléchit Rao. « c’est que vous ne partagez pas ce souvenir. On dirait que la majorité, c’est toi qui les as, Kala. Mais certains, c’est Drey qui les a gardés. Celui-ci… est réel. Je m’en souviens. Un jour, je me suis réveillée et je ne t’ai pas vu dans ta capsule. Apparemment, tu t’étais trop rouillé et on t’avait envoyé à la salle de récupération. Tu y es resté des jours. Tu avais dix ans. Ça, tu t’en souviens, n’est-ce pas ? »
La révélation laissa Kala plus stupéfait que moi, mais de peu. Cela faisait longtemps que j’avais accepté qu’une partie de l’esprit de Kala n’avait pas pu être scellée par Mère et qu’elle avait fusionné avec moi… mais je croyais que les souvenirs, eux, avaient tous été scellés.
— « Raconte-moi comment s’est rompu le sceau qui a maintenu l’esprit de Kala enfermé durant toutes ces années, » dit Rao. « Dis-moi comment il s’est réveillé et ce qui s’est passé sur l’île. Raconte-moi ce que les Arunaeh t’ont fait. »
Un instant, nous ne sûmes pas à qui elle s’adressait. Alors, je compris qu’elle nous parlait à tous les deux. Car bien que j’aie affirmé être Drey Arunaeh, pour elle… tous deux, nous étions Kala.
Quoi qu’il en soit, Kala et moi, nous nous mîmes d’accord pour lui raconter plus en détail ce qui était arrivé sur l’île. Quand Kala voulut mentionner le Sceau familial brisé, j’essayai de l’en empêcher, argumentant :
— « Kala, ça, ce sont des affaires des Arunaeh. »
— « Et mes affaires aussi, » répliqua Kala. « Et si ce sont mes affaires, ce sont aussi celles de Rao… »
— « Ya-naï, » le coupai-je. « Ce ne sont pas tes affaires ni les miennes : ce sont des affaires du clan. Elles ne sont pas qu’à nous. En parler irait contre l’équilibre de Sheyra. »
— « Je comprends, » dit Rao, pensive. « Lotus m’a beaucoup parlé de Sheyra. Soit tous les Arunaeh sortent de la balance soit aucun n’en sort, n’est-ce pas ? »
— « Exact. »
— « Et si c’est moi qui en parle ? » dit Kala. « Il n’y a rien d’extraordinaire. Un Sceau brisé… »
— « Il n’est pas brisé, je te dis, » le coupai-je.
— « N’insiste pas, Kala, » intervint Rao. « Je sais déjà que le Sceau s’est brisé. Je l’ai vu de mes propres yeux quand je t’ai aidé à t’y fondre. Je ne vais pas me mêler des affaires des Arunaeh… » Elle me prit la main avec douceur, caressant les cercles de Sheyra tatoués sur celle-ci avec une étrange nostalgie tout en ajoutant : « Les Couteaux Rouges, nous sommes pareils, de ce côté : nous ne dévoilons pas nos secrets facilement. Enfin… Lotus m’a dit une fois que les Arunaeh gardent le silence même sous la torture. »
— « C’est possible. Je préfère quand même ne pas faire l’expérience, » dis-je, amusé.
Rao sourit puis ajouta plus sérieuse :
— « D’après ce que vous m’avez dit, il se peut que les Arunaeh aient essayé d’étendre le Datsu à l’esprit de Kala. Mais ils n’y sont pas parvenus, n’est-ce pas ? Est-ce que je peux voir ? »
Je m’alarmai. Découvrir la possibilité que ma famille ait tenté de changer mon Datsu durant mon séjour sur l’île pour que celui-ci protège Kala ne me choqua pas autant que la demande de Rao. “Est-ce que je peux voir ?” Serait-elle capable de voir quelque chose ?
Comme je ne disais rien, Rao tendit une main, se tourna et la posa sur mon front. Un instant, nos yeux se croisèrent à la lumière de la bougie. Alors, elle ferma les paupières et serpenta vers mon esprit. Elle aurait dû s’arrêter à la barrière du Datsu en la heurtant, mais, un instant après, je la sentis à l’intérieur. Je ne savais pas ce qu’elle faisait, mais… incroyablement, elle avait franchi la barrière du Datsu. Comment ? Même Yodah et Liyen avaient dû le bloquer pour pouvoir entrer en toute sûreté et lire mon esprit. Alors… comment ?
“Ne t’inquiète pas,” me murmura Rao par bréjique. “Je ne fais rien de mal. Je veux simplement t’aider.”
Je me sentais sans défense et inquiet. Ma raison me disait que j’ignorais qui était Rao en réalité. Je savais que Kala avait grandi avec elle et l’aimait, je me rappelais des scènes d’autrefois… Mais dans sa première réincarnation, elle avait participé à une guerre et elle avait aidé Lotus à créer des colliers monstrueux. Et dans sa deuxième réincarnation… qui sait combien elle avait changé. Elle-même avait reconnu qu’elle n’était pas la même Rao. Alors… comment pouvais-je avoir confiance en elle ?
Parce que tu as donné ta parole, pensai-je. C’était aussi simple que ça. Mais je l’avais uniquement donnée à la condition que Rao ne fasse rien qui aille contre mes principes. Et là… Bon. Je ne l’avais pas repoussée. Cependant, je ne m’attendais pas à ce qu’une bréjiste non Arunaeh soit capable de traverser le Datsu.
C’était une intruse.
Mon Datsu se libéra tout seul et répondit à l’intrusion en s’étendant à tout mon esprit. Sans que je fasse quoi que ce soit, il saisit la bréjique de Rao et l’expulsa, comme une souris indésirable.
Rao aspira une brusque bouffée d’air et s’écarta. Durant un long moment, nous demeurâmes silencieux. Alors, elle dit :
— « Je suppose que c’est mieux comme ça. Désolée de t’avoir effrayé, Drey. »
— « C’est le Datsu qui t’a rejetée, pas moi, » toussotai-je, voulant que ce soit bien clair. « Où as-tu appris à passer à travers le Datsu de cette façon ? »
— « Eh bien… Rappelle-toi que Lotus a été mon maître. Durant ma vie antérieure, je n’ai pas cessé d’apprendre. Je voulais montrer à Lotus qu’une enfant cobaye comme moi était tout à fait capable d’être une grande celmiste. Et je voulais l’aider le plus possible. J’ai même voulu réparer son Datsu. Mais je n’ai jamais été capable de le faire. C’est une des malédictions de l’érudit, vois-tu : plus on apprend, plus on est conscient du peu que l’on sait et des conséquences dangereuses que peuvent avoir nos actes. » Soudain, le chat roux sauta sur le lit et Rao souffla en recevant tout son poids. « Fichtre… Braise ! Tu pèses aussi lourd qu’un hawi. »
Braise ronronna. Après avoir caressé son pelage de feu, la Pixie ajouta :
— « J’ai senti quelque chose en entrant dans ton esprit. Pas chez toi, Drey, mais chez Kala. »
— « Moi ? » demanda Kala, curieux.
— « Mm, » acquiesça Rao. « Tu te sens troublé, perdu et frustré. Et je crois comprendre pourquoi. On dirait que, ce que tu m’as dit cet après-midi, tu ne l’as pas assimilé toi-même, n’est-ce pas ? »
Kala battit des paupières, confus.
— « Que veux-tu dire ? Qu’est-ce que j’ai dit cet après-midi ? »
Samba, le chat noir, monta à son tour sur le rebord du lit et Rao lui gratta le menton tout en répondant :
— « Quand j’ai dit que je n’étais pas la Rao d’avant. Maintenant… » Elle tourna ses yeux bleus vers moi. « Toi aussi, tu doutes d’être le Kala d’avant parce que Drey en possède une partie, n’est-ce pas ? »
Kala demeura immobile.
— « Tu es tourmenté, » poursuivit Rao. « Mais tu ne devrais pas l’être. Nous sommes qui nous sommes. Nous ne sommes pas obligés d’être les mêmes qu’avant. Et trop réfléchir à cela ne nous mènera nulle part… »
Kala se redressa brusquement sur le lit, effrayant les chats, qui partirent de mauvaise humeur, le poil hérissé. Notre cœur battait la chamade. Je m’inquiétai… mais je préférai ne pas intervenir. Après un silence, Kala grogna :
— « Nous sommes qui nous sommes, hein ? Pourquoi ne me suis-je pas réveillé avant, Rao ? En théorie… Drey et moi… nous devrions être une seule et même personne. Pourquoi la fusion n’a-t-elle pas fonctionné ? »
Il connaissait les réponses alors… pourquoi posait-il ces questions ? Je soupirai mentalement. Kala était sur le point de perdre les nerfs. Je ne l’en blâmai pas. Se réveiller après des décennies de sommeil et devoir partager le corps d’une autre personne, tout le monde n’était pas capable de l’accepter. Et Kala, apparemment, ne l’avait pas encore accepté.
— « Qui suis-je ? » murmura-t-il. « Dis-moi, Rao, qui suis-je si je ne suis pas Kala ? »
Je perçus son angoisse et son affliction. Alors, les bras de Rao, chauds et sûrs, entourèrent notre torse. Je sentis son front contre mon dos et je l’entendis murmurer :
— « Tu es Kala. C’est pour ça que je t’aime tant, pourquoi sinon ? » Elle me serra plus fortement. « N’aie pas peur. Je suis avec toi. »
Kala respirait précipitamment. Ce n’est que maintenant qu’il se rendait compte que les Pixies tels qu’ils étaient autrefois n’existaient plus. Mais cela n’importait pas à Rao. Quand je sentis qu’il se calmait, je compris que les paroles de Rao étaient efficaces. De la colère et de l’affliction, il passa à une humeur plus positive. Son état d’âme était si évident que Rao se détendit à son tour.
Kala se tourna vers elle.
— « Tu dis que nous ne savons pas qui nous sommes réellement, alors… je veux apprendre à te connaître. À te connaître une nouvelle fois. »
Rao m’adressa un large sourire de loup.
— « Bien dit. Enfin, toi, tu n’as pas grand-chose à me raconter : tu n’as pas changé d’un pouce. Tu es toujours le petit Kala pleurnichard au cœur d’or. »
— « Pleurnichard ? » protesta Kala en reniflant du nez. « Je ne pleure pas. Et détrompe-toi, j’ai plein de choses à te raconter : après tout, l’enfance de Drey est aussi un peu la mienne même si je ne l’ai pas vécue directement. »
— « Hoho. Alors, parlons ! »
Allongés, à la lumière ténue de la bougie, tous deux passèrent des heures à parler à voix basse. Kala raconta notre enfance avec les Arunaeh et les Moines du Vent ; Rao raconta son enfance avec les Couteaux Rouges et ses entraînements intenses. Elle mentionna quelque chose sur des techniques secrètes, parla de Chihima, la présentant comme une sœur avec qui elle avait grandi et appris, avoua que, jusqu’à l’âge de dix ans, elle s’était fait appeler Zella, comme la petite-fille de la sorcière, mais que, lorsqu’elle était allée me rendre la larme, à Dagovil, elle avait compris qu’elle se sentait davantage Rao que Zella.
— « Tous les mois, je voyageais au Temple pour t’épier, » confessa-t-elle. « Je voulais savoir ce que tu faisais. Je voulais savoir si, un jour, tu te rappellerais ton passé. »
Tous les mois, me répétai-je, stupéfait.
— « Mais, alors, les agents dagoviliens nous ont localisés, »
Trois ans plus tôt, ils avaient dû abandonner leur refuge avant que les Zorkias ne viennent et ils s’étaient cachés à Arhum.
— « Et à peine quelques mois plus tard, les Zorkias ont été massacrés par les Zombras et ceux-ci sont devenus les nouveaux chiens de la Guilde. Ironique, hein ? » dit Rao avec une grimace. « Mais les Zombras ne sont pas meilleurs. Plutôt le contraire. Ils se croient mieux protégés par la Guilde, mais, au bout du compte, ce sont des mercenaires comme l’étaient les Zorkias. Ils agissent comme des cerbères et ne voient que l’argent qu’on leur paie au jour du Gui. L’auge, qu’ils appellent ça, comme s’ils se considéraient eux-mêmes comme des animaux. Mais la Guilde les paie mieux que les Zorkias, je te le dis : certains flemmardent et se saoulent et jouent durant toute la semaine avec leur généreuse ‘auge’. »
— « On dirait que tu les connais bien, » observa Kala.
— « Mmpf. Et comment. Je me suis fait passer pour un agent Zombra une fois et j’ai pu les voir de près. »
Kala et moi sursautâmes.
— « Quoi ? Tu t’es fait passer pour un Zombra ? » s’exclama le Pixie.
Rao sourit, joueuse.
— « Cela faisait partie de l’entraînement. »
— « Mais s’ils t’avaient attrapée… »
— « Ils m’auraient torturée et pendue. Je le sais. Mais la petite-fille des Couteaux Rouges, personne ne l’attrape, » fanfaronna-t-elle. « Je ne me suis pas entraînée pour rien durant tant d’années. Nous avons un objectif, Kala. Et cet objectif, avant celui de semer le chaos, c’est de sauver les Pixies et de récupérer Lotus et Boki. Ce n’est pas un objectif simple. Ce n’est pas quelque chose que l’on peut faire de l’o-rianshu au lendemain, mais… c’est possible. » Elle tordit les lèvres et leva un index savant. « La grippe tue davantage qu’un dragon. Si nous voulons combattre un ennemi qui nous surpasse en nombre, il est nécessaire de l’infiltrer, de découvrir ses faiblesses comme, toi, tu cherches les points faibles des roches, Drey, et nous devons collecter des informations pour frapper au bon endroit sans être nous-mêmes frappés. Et pour cela… » ses yeux étincelèrent, « je me suis préparée autant que j’ai pu. »
À ce moment, elle me rappela Zélif, avec sa manière sereine d’anticiper et de planifier… Sauf que les yeux de Rao flamboyaient comme deux saphirs. Malgré ses soixante-douze ans proclamés, ils flamboyaient avec l’innocence de la jeunesse.
— « Tout cela prend du temps, » ajouta-t-elle, « Alors, si, Jiyari et toi, vous devez sauver une Ragasaki, allez la sauver. Je vous accompagnerai. » Elle regarda mon expression saisie et affirma : « Je sais où ils l’ont emmenée. Au même endroit où ils ont enfermé d’autres dokohis capturés. »
J’inspirai. Je n’avais pas pensé que Rao puisse en savoir autant sur la Guilde. Si elle savait où ils avaient emmené Orih, peut-être savait-elle aussi où se trouvaient les colliers. Peut-être étaient-ils au même endroit…
— « Où ? » demandai-je, anxieux, avant Kala.
Rao hésita. Puis elle dit alors :
— « Au Grand Lac. »