Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 2: Le Réveil de Kala
Des bruits lointains. Un soupir. Un mouvement discret. Une envie de bâiller. J’ouvris les yeux, les sourcils froncés.
“Kala ?”
Aussitôt, mon corps sursauta et se redressa.
“Enfin ! Tu dormais comme un ours lébrin,” me lança-t-il. “Je me demandais quand tu allais te décider à te réveiller.”
J’arquai un sourcil. Il s’était donc réveillé avant ? Et il avait attendu que je me réveille tout seul ? Je ne pus m’empêcher de sourire et Kala grommela :
“Qu’est-ce qu’il y a ?”
“Rien,” assurai-je.
Je jetai un coup d’œil autour de moi. Nous nous trouvions maintenant dans une petite chambre du chapiteau et nous avions dormi sur un confortable matelas de peaux. Une lumière orangée s’infiltrait à travers l’un des murs de toile, éclairant doucement la pièce.
“Sais-tu comment nous sommes arrivés là ?” demandai-je.
Kala haussa les épaules.
“Je crois qu’à un moment, quelqu’un nous a chargés sur un anobe et nous a ramenés au chapiteau, mais je ne me rappelle pas bien. Toi non plus ?”
Je fis non de la tête et souris de nouveau. Cette fois, parce que le « nous » ne m’avait pas échappé. Kala commençait à se souvenir de moi.
“Qu’est-ce qui t’arrive ce matin ?” marmonna Kala.
Mon sourire s’élargit.
“Rien, vraiment, je suis simplement de bonne humeur. Peut-être, parce que cette nuit je n’ai fait aucun cauchemar. Heureusement, parce que, sinon, j’aurais pu faire s’envoler le chapiteau de ces gens avec mon orique… Plus sérieusement : nous devrions savoir si cette Mel nous considère comme un danger ou non. On nous surveille toujours.”
Kala tourna la tête vers les formes imprécises que l’on devinait dans la salle principale à travers le tissu.
“S’ils ne savent rien au sujet de Lotus,” dit-il, “nous devrions partir.”
“Mm,” hésitai-je. “Tu te rappelles la tête de la sorcière ? Elle avait l’air de connaître quelqu’un capable de répondre à nos questions. Tu n’as pas remarqué ? C’était juste quand Mel nous a proposé le vin. Je me demande si elle ne l’a pas fait exprès.”
Kala tordit ma moue pensive en une grimace impatiente et se leva.
“Moi, je bouge. Toi, continue à penser.”
“Et pourquoi ne peux-tu pas penser toi aussi ?” m’irritai-je.
“Parce que je ne suis pas doué pour ça.”
“Tu parles d’une excuse !” me moquai-je, contrarié.
Nous cessâmes la conversation quand nous entendîmes un soudain tumulte dans la salle principale. Mus par la curiosité, nous allâmes voir. Plusieurs saïjits venaient d’entrer, ôtant leurs masques et parlant tous à la fois. Une silhouette, que le drow chauve maintenait agenouillée d’une poigne ferme, se plaignait :
— « Je ne suis pas un espion ! »
— « Tu es un Zorkia, » aboya le drow chauve. « Un sale Zorkia. Tu portes la marque de Makabath. Crois-tu que, parce que nous vivons dans la forêt, nous ne savons rien de ce qui se passe au-dehors ? Tu es un de ceux qui se sont échappés de la prison. »
Zorkia ?, m’alarmai-je. Kala tendit le cou pour essayer de voir le visage de l’homme. Le drow chauve poussa la tête du présumé Zorkia contre le sol sans ménagement. À ce moment, je me réjouis du traitement plutôt amical que nous avaient donné ces hors-la-loi. Contournant le groupe de rebelles, je pus enfin voir des oreilles légèrement pointues et un visage bleuté de kadaelfe… Je hoquetai de surprise.
— « Reyk ? »
Le Zorkia avait les mains liées et le visage couvert d’hématomes. Les blessures n’étaient pas toutes récentes, compris-je en frémissant. L’avait-on déjà interrogé à Kozéra ? Mais comment avait-il réussi à s’enfuir ? Kala siffla au milieu du brusque silence.
“Pourquoi as-tu parlé ? Maintenant, ils me regardent tous.”
De fait, ils me regardaient. Et je pouvais avoir gaffé et bien gaffé, admis-je en mon for intérieur. Que les hors-la-loi de la Forêt de Liireth s’entendent mal avec les Zorkias, c’était naturel. Si ceux-ci avaient été des mercenaires au service de la Guilde des Ombres de Dagovil depuis quarante ans… ils avaient probablement participé à la guerre contre les sympathisants de la Contre-Balance.
— « Toi… ! » s’exclama alors Reyk, stupéfait. « Tu es… ? »
Kala le foudroya des yeux, contrarié. Et, après m’avoir observé plus attentivement, Reyk laissa échapper un vulgaire :
— « Ashgavar… Je vais t’arracher les entrailles, maudit. »
Les autres nous regardaient tour à tour.
— « Tu le connais, Kala ? »
Je sursautai en voyant la vieille Yaga s’arrêter près de moi. Ses yeux astucieux et pénétrants m’incommodèrent, mais Kala, lui, haussa les épaules.
— « Il a empêché un écaille-néfande de me dévorer. »
Immobilisé sur le sol, Reyk cracha de rage.
— « Et c’est comme ça que tu me remercies ! En me vendant ! J’aurais dû te couper la tête dans l’Aiguilleux, sale Arunaeh… »
Ça, c’était vraiment mauvais, blêmis-je mentalement. Kala répliqua tranquillement :
— « Sale saïjit. »
Il ne manquait plus que ça… J’inspirai pour m’apaiser et demandai :
“Kala. Laisse-moi faire un moment, tu veux bien ?”
“Je ne veux pas.”
“Maudit sois-tu. Reyk a des ennuis…”
“Et qu’est-ce que j’en ai à faire ?”
“Il nous a sauvé la vie. Je veux lui rendre la pareille. Laisse-moi faire,” insistai-je.
Je luttai et Kala fit claquer sa langue, de mauvaise humeur, mais il me laissa prendre le contrôle. Entretemps, le drow chauve faisait mordre la poussière à Reyk, disant sur un ton suave et terrible :
— « Je me fiche de tes affaires avec le Fils de Liireth, préoccupe-toi plutôt de ce que nous allons te faire, Zorkia. Je ne sais pas quelle folie t’a pris de venir te réfugier dans notre forêt, mais cela doit sûrement te rappeler des souvenirs de la guerre, hein ? Tu l’as vécue, pas vrai ? Combien de nos compagnons as-tu tués, Zorkia ? Combien de Dagoviliens as-tu torturés ? Vous faisiez ce que vous vouliez, même avec les femmes. Voie libre. Tout était à vous, hein ? » Il le frappa de nouveau contre le sol. « Et alors la Guilde vous a trahis. Croyais-tu que nous allions oublier vos mauvais coups ? Ce n’étaient que des morts, voyons, c’est du passé, buvons un peu de vin pour balayer tout ça et passons à autre chose, n’est-ce pas ? » Il approcha ses lèvres de son oreille, le prévenant : « Ta mort sera lente. »
— « Un instant, un instant, » intervint Mel, se frayant un passage.
La petite-fille de la sorcière avait troqué ses vêtements usés et grisâtres pour une tunique noire ornée du symbole du chiffre huit. Je ne savais pas ce qu’il représentait, mais j’avais vu plus d’un masque avec ce symbole parmi les autres hors-la-loi. Celui de la Contre-Balance, peut-être ?
Mel s’arrêta, les mains sur les hanches, et jeta un regard venimeux à Reyk avant d’affirmer :
— « Avant de l’enterrer, il a sûrement des choses intéressantes à nous dire. Emmenez-le dans la salle souterraine. »
Cela ne me dit rien de bon. À Kala non plus. Tandis que les hors-la-loi obéissaient à Mel et traînaient le Zorkia dans la pièce, je ne pus éviter de lancer :
— « Reyk. Ce n’était pas moi. Je ne t’ai pas vendu. »
Lorsqu’il tourna ses yeux vers moi, je me sentis très mal. Tout son visage était ensanglanté. La gorge nouée, je murmurai :
— « C’est la vérité. »
Il ne répliqua pas et disparut par une trappe que Dist avait ouverte. Le regard intéressé que me lança la vieille Yaga m’arracha une grimace.
— « Vous avez été amis ? » me provoqua-t-elle. « Il t’a même appelé Arunaeh. Fichtre. Tout compte fait, tu n’es peut-être pas un des Sept Fils de Liireth, alors ? »
— « Ne l’embête pas, Yaga, » intervint une voix tremblante. La vieille sorcière, avec sa canne, venait de s’arrêter devant moi. Ses yeux étaient empreints de gravité. « Allons, mon garçon. Dis-moi ce que tu sais de ce Zorkia. Quel genre de personne est-il ? »
La question me laissa méditatif et je m’aperçus que plus d’un hors-la-loi s’était approché pour écouter ma réponse.
— « Eh bien… » dis-je enfin, « je dirais que c’est un mercenaire avec des principes. Je l’ai connu il y a à peine deux semaines. Son groupe m’a engagé pour faire éclater une stalagmite, mais, en réalité, ils voulaient que je leur ouvre un coffre-fort dérobé à la Guilde des Ombres. Après ça, ils m’ont laissé partir vivant et, ensuite, ils m’ont sauvé la vie quand un écaille-néfande allait me tuer… et quand des orquins nous ont attaqués, Reyk m’a défendu aussi. Ils m’ont demandé en échange d’obtenir des informations sur l’endroit où se trouvent leurs compagnons à Makabath et, pour s’assurer que je ne les trahirais pas, ils ont gardé un ami à moi. Sauf que, moi… je suis tombé malade et je ne suis pas revenu le jour accordé. Et enfin bon… ils n’ont rien fait à Jiyari, que je sache. »
La sorcière ouvrit alors plus grand les yeux.
— « Jiyari ? » répéta-t-elle. « C’est… ? »
— « Un Fils de Liireth, un Pixie, » acquiesçai-je. « Je l’ai rencontré il y a plus d’un mois. Tu te souviens de lui ? »
La vieille sorcière me regardait, les yeux de plus en plus émus.
— « Oui, bien sûr que je m’en souviens. Par tous les dieux, chaque fois que je commence à douter que tu sois le véritable Kala, tu viens à nouveau me convaincre que tu l’es. Jiyari, » murmura-t-elle, « c’était une petite fille adorable, et si fragile… »
— « Une fille ? » répétai-je, saisi. « C’était un garçon. »
La sorcière pencha la tête de côté.
— « Non, non, c’était une fille. Je m’en souviens bien, parce que Mel… Je veux dire, j’ai joué surtout avec elle durant ces mois-là. »
Ceci me laissait abasourdi. Jiyari, une fille ? Le blond séducteur qui clignait de l’œil à toutes les filles ? Peut-être que même lui ne se rappelait pas, mais… Diables, une fille ?
“Kala,” l’invoquai-je. “Jiyari était-elle vraiment une fille avant de se réincarner ?”
“Et qu’est-ce que j’en sais ?” soupira le Pixie. “Je n’ai jamais fait attention. Est-ce important ?”
J’étouffai un souffle incrédule.
“Comment ça, tu n’as pas fait attention ? Ça se voit…” Ou pas, me dis-je. Peut-être que ça ne pouvait pas se voir si facilement sur des Pixies, vu les expériences qu’ils avaient subies. Je soupirai. “Démons, important, ça ne l’est pas, mais, toi-même, tu t’es rendu compte que Rao, elle, est une femme.”
“Ah ?” dit Kala. “C’est une femme ?”
Ma vague d’incrédulité lui répondit. Je ne m’attendais pas à ça.
“Réfléchis,” insistai-je. “Si Rao avait été un homme, tu n’aurais pas eu l’idée de l’embrasser, cette fois-là.”
“Ah ?” répéta Kala avec impatience. “Maintenant, à ton tour de réfléchir. Nous ne sommes pas des saïjits, nous sommes des Pixies. J’ai embrassé un Pixie, pas un sale saïjit. Si tu es un golem d’acier et que tu embrasses un chat-vampire, est-ce que c’est important que ce soit une chatte ou un chat ? Bon,” ajouta-t-il comme je demeurais bouche bée face à son raisonnement. “Je te ferai remarquer que les deux vieilles te regardent bizarrement. Si tu continues comme ça, laisse-moi…”
“C’est bon,” le coupai-je. “Ça n’a pas d’importance. J’étais seulement surpris que Jiyari ait été une fille et que, dans tes souvenirs, tu n’y aies jamais pensé une fois, c’est tout.”
Et j’ajoutai à voix haute pour les deux vieilles femmes :
— « Pardon… J’étais… »
Un cri déchirant se fit soudain entendre et je m’assombris aussitôt me tournant vers la trappe ouverte. Mar-haï… que faisaient-ils à Reyk ?
— « Est-ce vraiment nécessaire ? » demandai-je, déglutissant. « Il… il m’a sauvé la vie. »
— « Je comprends, » dit lentement la vieille sorcière plissant des yeux acérés. « Cependant, je me demande combien de saïjits cet homme a pu voir crier de cette même façon sans bouger un doigt. »
Je ne pouvais pas répondre à cela. Mais je répliquai :
— « Faire ça, c’est agir comme eux. Toi non plus, tu ne bouges pas un doigt, sorcière. »
En quelques enjambées, un des saïjits qui écoutaient dans la salle se retrouva devant moi et me saisit par la tunique firassienne en sifflant :
— « Surveille tes manières, bestiole grise. On ne traite pas la dame comme ça. On lui dit chef. »
— « Forgak, » intervint la sorcière d’une voix autoritaire. « Il n’y a pas de quoi s’emporter. Lâche-le. » Comme à contrecœur, le dénommé Forgak me lâcha. La vieille femme ajouta : « Écoutez. Cet homme est Kala, troisième fils de Liireth. Il n’en a pas l’air, mais il a presque soixante-dix ans. Son père nous a sauvés de plus d’une hécatombe durant la guerre, il est mort pour nous et c’était son souhait que nous aidions ses fils. Je vous demanderai à tous de le traiter avec respect. »
Je perçus le regard sceptique et presque maternel que la vieille Yaga lança à la sorcière. Il était clair que ce conte des Fils de Liireth ressuscités ne les convainquait pas tous.
De la trappe, montaient des grognements, des voix et des cris étouffés. Kala devenait inquiet et nerveux, probablement assailli par de terribles souvenirs. Je ne le supportai pas davantage et me tournai vers la sorcière.
— « Si vous voulez tant m’aider, pardonnez à Reyk et laissez-le partir. Je ne veux pas que l’on souffre autour de moi. »
— « Comme c’est aimable, » fit remarquer la vieille Yaga, moqueuse. « As-tu déjà oublié que ce type a parlé de t’arracher les entrailles ? Oh, et ne me dis pas que tu ne sais pas que les Zorkias ont aidé à pourchasser Liireth. Ils l’ont encerclé pour que les celmistes de la Guilde le tuent comme un chien. Et malgré tout tu veux… ? »
— « Yaga, » la coupa la sorcière terniane sur un ton de reproche.
Les sentiments de Kala menaçaient de m’envahir et de me reléguer à nouveau dans un coin.
“Je les hais,” grogna-t-il mentalement avec force. “Je les hais tous !”
L’orique se déchaîna autour de moi. Je tentai de la retenir. Mais je ne pouvais pas. L’orique se faisait de plus en plus forte. Et la rage de Kala grandissait. Sifflant de rage, je me dirigeai vers la sortie. Pas vers la trappe, mais vers la sortie. Certains tentèrent de s’approcher, mais ils furent brutalement projetés à terre. Je sortis… criai… et donnai un coup de poing au premier arbre que je croisai, concentrant toute l’orique. Sous l’impact, le pauvre arbre, sec et mort, se déracina à moitié et se brisa émettant un puissant craquement. Des exclamations de stupéfaction s’entendirent derrière moi. Attah… Le sortilège de Kala avait été si maladroit qu’il avait presque complètement dépensé ma tige énergétique avant que mon Datsu ne l’arrête net. Ceci ne m’arrivait pas depuis des années et, en quelques jours, c’était déjà la deuxième fois ; d’abord, l’attaque du Sceau et, maintenant, l’arbre.
“Calme-toi, Kala,” lui recommandai-je tandis que nous haletions devant le tronc détruit. La brume s’était dissipée, me laissant voir une étendue d’arbres morts.
“Ce n’est pas ma faute,” dit Kala dans un murmure soudainement très triste. “Quand cela m’arrive… je ne peux pas me contrôler. Cela m’arrivait avant aussi. Et je n’ai pas guéri, tout ça, parce qu’à la fin, je n’ai pas voulu oublier.”
Je fronçai les sourcils, déconcerté. Il ne pouvait pas se contrôler, que voulait-il dire par là ?
“Tu n’as pas voulu oublier ?” demandai-je.
“Oui… Je n’ai pas voulu. Dans le Sceau, durant un an, j’ai grimpé, et grimpé. En chemin, je laissais certaines choses en arrière. Des souvenirs qui me faisaient mal. Mais ça n’a servi à rien, parce qu’à la fin, j’ai voulu tout garder. Je n’y suis pas complètement arrivé non plus. Parfois, j’ai l’impression que je ne suis qu’une moitié. Je ne suis pas le Kala d’avant. C’est étrange, n’est-ce pas ? Je suis seulement… une partie.”
Sa confession confuse me laissa perplexe. Je me tournai vers les expressions tendues et ahuries des rebelles du chapiteau. Une partie, disait-il… Un petit sourire se dessina sur mes lèvres et je dis mentalement :
“C’est normal. L’autre partie, c’est moi.”
Face à sa surprise, j’ajoutai :
“Qu’importe que tu ne sois pas vraiment celui d’avant ? Tu es une moitié. Et, moi, je suis l’autre. Ça, c’est bien clair pour moi, Kala. Nous ne pourrons pas être séparés sans mourir. Alors il vaudra mieux qu’on s’entende bien et qu’on arrête de discuter bêtement. Tout bien réfléchi, c’est la meilleure solution, tu ne crois pas ?”
Je sentis clairement la stupéfaction de Kala.
“Si tu ne peux pas te contrôler, j’essaierai de le faire,” ajoutai-je. “Peut-être même que je peux faire en sorte que mon Datsu t’atteigne. Il s’agit de travailler de manière coopérative.”
“De manière… coopérative,” répéta Kala.
“Travailler ensemble.”
“Je sais ce que c’est !” s’exaspéra Kala. Et il soupira, croisant les bras. “C’est bon. Pour le moment… j’accepterai que tu existes.”
Je roulai les yeux. Quel progrès… Sans attendre que je lui réponde, Kala leva bien haut la tête face au public et lança d’une voix grognonne :
— « Sortez le Zorkia de ce trou. Je vais me charger de lui. »
Un instant, je pensai qu’au lieu de l’écouter, les saïjits allaient se charger de nous, mais alors la vieille sorcière acquiesça et souffla quelques mots à Dist. L’humain noir hocha affirmativement la tête et rentra promptement sous le chapiteau. Voyant la sorcière faire quelques pas vers moi, tous se raidirent, prêts à réagir à toute agression. La vieille terniane, la fausse Melfisaroda, était totalement calme. Elle leva une tête souriante vers moi.
— « Quelle force, mon garçon. On dirait presque que ton poing est encore en acier. » Ses yeux se firent plus sérieux. « Dis-moi, mon fils. Tu peux rester ici le temps que tu voudras, mais… je sais que tu dois avoir envie de retrouver ta famille. Maintenant, tu dois te sentir comme un kéréjat solitaire. Si tu sais où est Jiyari… tu devrais aller la chercher. Que vas-tu faire avec le Zorkia ? »
Kala hésita.
“Que veux-tu faire avec lui, Drey ?”
Qu’il me le demande me surprit déjà, mais… je souris largement et dis à voix haute :
— « Nous l’emmenons. »
“Toi et qui d’autre ?” croassa Kala. “Tu vas me faire passer pour un lunatique…”
“Oups, pardon,” ris-je mentalement.
Kala arqua un sourcil et se tut un instant.
“Je vois que tu as retrouvé la bonne humeur. On peut savoir pourquoi ?”
Cela se voyait tant que ça ? Je m’empourprai un peu.
“Euh… Bon, entre autres, parce que c’est la première fois que tu m’as appelé par mon nom.”
Kala souffla. Il marqua un temps. Et souffla de nouveau.
“Tu es simple.”
Je rougis davantage.
“Essaie de comprendre. Hier… je me suis senti assez exclu. Imagine, tu penses depuis dix-huit ans que ton corps t’appartient à toi seul et, d’un coup, un inconnu arrive, te remplit la tête de souvenirs préhistoriques et te traite comme si tu n’étais qu’une gêne, une ‘petite voix’…”
Kala était ahuri.
“Tu l’as si mal vécu ?”
Je rougis et…
“Bah, oublie ça,” fis-je.
Les saïjits, autour de nous, devaient penser que j’étais un de ces prêtres d’Antaka qui ne prononçaient que des phrases sporadiques. Pris d’un subit élan, je m’inclinai vers la vieille sorcière en disant :
— « Désolé pour les perturbations et merci pour l’aide. Je vais tout de suite partir chercher Jiyari. »
— « J’ai encore quelque chose à te dire, » protesta la terniane. « Il s’agit de Zarafax. »
Je la regardai, interrogateur. Je n’avais pas l’impression d’avoir jamais entendu ce nom et, apparemment, Kala non plus.
— « Zarafax a été un célèbre celmiste de la Contre-Balance, » expliqua la terniane. « Un jour, en pleine guerre, il est parti à la recherche d’une relique précieuse, le Miroir du Paradis, et il n’est pas revenu. Certains, ici, pensent qu’il a fui par lâcheté, mais j’en doute. C’est un des rares mages qui aient réellement connu Liireth. Ils étaient amis. Les autres compagnons qu’il a eus sont tous morts il y a longtemps, mais, Zarafax, il se peut qu’il soit encore en vie, quelque part. Il en sait sûrement davantage que moi sur les plans de Liireth et sur… ce rêve dont il m’a parlé une fois. »
Elle plongea ses yeux âgés et voilés dans les miens.
— « Bonne chance, Kala. »
Je me demandai de quel rêve elle pouvait bien parler. Kala avait mentionné la veille quelque chose au sujet du rêve des Pixies… En quoi consistait ce rêve ? J’allais le lui demander, mais, à ce moment, l’entrée du chapiteau s’ouvrit, laissant passer un Reyk au visage plus ou moins propre et les mains maladroitement bandées. Ils le poussèrent dehors et le Zorkia perdit l’équilibre. Je tendis une main et parvins à amortir sa chute avec le peu d’orique qu’il me restait. Je me penchai près de lui.
— « Est-ce que tu peux marcher ? »
Reyk tremblait, mais il acquiesça et se leva, repoussant mon aide. J’ignorai son regard venimeux et dis :
— « J’aurai besoin de mon sac. »
Dist me l’apporta et je remarquai qu’il avait fait un nœud à chaque courroie pour réparer les dommages.
— « J’ai rempli ton outre vide, » ajouta-t-il.
— « Merci. » Je jetai un regard circulaire sur les visages des rebelles. Certains, plus timides, avaient mis un masque. Mais les autres nous dévisageaient tous, l’expression saisie. Celle-ci n’était pas hostile… mais elle n’était pas amicale non plus. Je les effrayais plutôt, compris-je. Tout compte fait, j’étais un fils du Grand Mage Noir. Je me tournai vers la vieille sorcière et dis : « Merci, grand-mère. Tu peux être sûre de mon silence. Et je me fie au vôtre. »
La vieille femme sourit.
— « Naturellement. Sois prudent, mon garçon. Dist et Mel vont t’accompagner jusqu’à la lisière. Et ce Zorkia… »
— « Il ne parlera pas, » assura Mel, s’approchant d’une démarche féline. Elle jeta un regard si froid à Reyk que celui-ci frémit. Un mercenaire qui avait vu mille misères et tué des gens… Que diables lui avait donc fait cette diablesse ?
Nous montâmes sur des anobes qu’un masqué fit venir, Reyk et moi sur l’un, Mel sur le sien et Dist sur un autre. Et nous nous éloignâmes ainsi du chapiteau, des rebelles, de la stèle de Liireth et des souvenirs de la guerre qui semblaient peser sur toute la forêt comme une araignée de plomb.
Les anobes étaient de puissantes créatures quadrupèdes aux pattes agiles et ils avançaient sur le terrain irrégulier couvert de racines avec discrétion et légèreté. Sous cette peau dure, rugueuse et verte, leurs muscles travaillaient sans repos. Celui que je montais était particulièrement docile et il comprenait le mouvement de mes genoux avec facilité bien que je n’aie jamais été un bon cavalier.
— « Dis-moi, » murmura soudain Reyk rompant un long silence. Mel et Dist chevauchaient plus loin devant, sans nous prêter attention : les anobes savaient suivre l’odeur à travers le brouillard. Sans élever la voix, le Zorkia demanda : « Pourquoi ton visage est-il devenu gris ? »
— « Franchement, je n’en sais rien, » admis-je. « Des choses qui arrivent. »
— « Mmpf. Tu te moques de moi. Tu as dit que tu ne nous avais pas vendus. Est-ce vrai ? »
— « Vrai comme je suis là, » assurai-je.
— « Alors, c’était l’agent, » marmonna Reyk. « Ce maudit… Dis-moi. Comment ça se fait que tu connaisses les Stabilisateurs ? »
— « Les Sta… quoi ? »
J’entendis un souffle incrédule derrière moi. Je sentis que ses bras, avant réticents à m’agripper, se cramponnaient à moi avec plus d’assurance.
— « Tu ne sais pas qui sont les Stabilisateurs ? C’est une confrérie. Ou plutôt c’était. Ceux que tu as vus sont des survivants. Tu n’as pas remarqué le chiffre huit ? C’est leur symbole. Je suis mal tombé, vraiment. Je suis entré dans cette forêt alors que j’étais poursuivi par les gardes. Je pensais tomber sur un groupe de mercenaires bannis pour les engager, mais… je suis vraiment mal tombé. »
— « C’est quoi les Stabilisateurs ? » demandai-je.
— « Tu n’es vraiment qu’un gamin, » soupira Reyk. « Les Stabilisateurs ont lutté durant la guerre. Autrefois, c’était une confrérie de mercenaires lunatiques. Ils acceptaient des contrats pour participer à une bataille, mais ils mettaient toujours une condition : si la balance changeait et qu’ils voyaient que l’ennemi allait perdre, ils changeaient de camp et, ainsi, jusqu’à ce que tous partent en courant. Ils terrorisaient tout le monde avec leurs cris… Des lunatiques, je te dis. Tout pour le bien de l’Équilibre, tu devrais savoir ça, toi qui es un Arunaeh. Mais durant la Guerre de la Contre-Balance, ils ont changé de leader et d’attitude. Ils ont décidé d’élargir la portée de leurs actions et ils se sont alliés aux rebelles pour affronter la Guilde des Ombres. Mais ils ont mal fini. Et ceux-ci… Cette vieille que tu appelais grand-mère, c’est la terrible Melfisaroda, la leader des Stabilisateurs. Vraiment, comment peux-tu ignorer ça ? Tu dois te moquer de moi… »
— « Je t’assure, je ne me moque pas de toi, » dis-je. « Je ne le savais pas. Cette grand-mère… je l’ai connue par pur hasard il y a longtemps. »
Il y eut un autre long silence. Alors, nous arrivâmes à la lisière. La brume n’était pas aussi épaisse et je pus voir une vaste plaine sans arbre avec quelques grosses colonnes rocheuses. Nous démontâmes. Mel leva une main vers moi en disant joyeusement :
— « Une visite courte, mais pleine de souvenirs. Bonne quête. Oh, » ajouta-t-elle, se souvenant. « À propos de ce Zarafax… Ma mère a oublié de te le dire. On raconte que la Guilde a dérobé une des larmes, mais certains disent qu’en fait, c’est Zarafax qui l’a volée. »
La nouvelle choqua Kala. Pourquoi un ami de Lotus l’aurait trahi et lui aurait volé un de ses fils ?
— « Shiaba ! » lança Mel en guise de salut et elle talonna son anobe pour retourner silencieusement dans la brume.
— « Attends ! » m’exclamai-je. « Merci ! »
La petite-fille de la sorcière ne répondit pas. Et voyant Dist faire volter sa monture, je dis :
— « Tu oublies l’anobe… »
— « C’est un cadeau, » me coupa Dist. « Il écourtera ton voyage. Prends-en bien soin. Elle s’appelle Neybi. »
J’ouvris grand les yeux. Il m’offrait réellement l’anobe ?
— « A… Attends, » protestai-je. « Il y a quelque chose que tu ne m’as pas rendu. Cette pierre, tu sais… »
Dist portait son masque, mais je devinai sa moue au menton qui dépassait. Après une hésitation, il sortit mon diamant de Kron et le lança en l’air, le rattrapant.
— « Est-ce vrai qu’avec ceci, je pourrais m’acheter un village entier ? »
Je souris.
— « Je suppose. C’est une pierre précieuse très rare. »
Je tendis la main. Et Dist soupira.
— « Je me sens stupide, » admit-il. « Mais puisque c’est le souhait de la chef, je le respecterai. »
Bien qu’à contrecœur visiblement, il me rendit enfin le diamant. J’avouai :
— « Je ne m’attendais pas à ce que tu me le rendes aussi facilement. »
— « Bah… » Dist fit claquer sa langue et ôta son masque, levant les yeux vers les arbres de la forêt plongés dans la brume. « Ce n’est pas l’argent qui nous manque. Ce qu’il me manque, ce sont d’autres choses qu’il n’y a pas ici. Il y a tant de choses qui sont restées en arrière depuis si longtemps… Mais, tant que mes frères restent là, » il m’adressa un large sourire blanc, « je ne bougerai pas, même pas pour un diamant. »
Il remit son masque et leva une main.
— « Shiaba. » J’inclinai la tête et il allait éperonner son anobe quand il hésita et demanda : « Par curiosité, que vas-tu faire de ce diamant ? »
J’arquai les sourcils et perçus aussi l’amusement de Kala quand je souris et répondis :
— « Le détruire. »
Dist resta un instant sans réagir. Alors, il souffla, éperonna son anobe et disparut dans la brume. Après un silence, Reyk laissa échapper un grognement incrédule.
— « Ceci est un diamant de Kron, gamin ! Et tu dis que tu vas le détruire, que veux-tu dire par là ? »
— « Ce que je dis littéralement, » assurai-je, prenant les rênes de l’anobe et remontant. « Si je suis un bon destructeur, ce n’est pas pour rien. Je dois m’entraîner. Mon frère m’a lancé un défi. » Je souris, regardant le diamant de Kron, noir et intact. « Et je finirai par le détruire, à coup sûr. »
Reyk secoua la tête.
— « Mar-haï… Je crois que ces Stabilisateurs m’ont troublé la tête. Sérieusement, gamin. Est-ce que tu avais déjà ce diamant quand nous nous sommes rencontrés dans l’Aiguilleux ? »
J’acquiesçai. Et Reyk ferma les paupières un instant, en soupirant.
— « Voilà ce qui arrive quand on ne fouille pas les gens. En tout cas, » ajouta-t-il, agrippant la selle et montant lui aussi, « tu m’as sauvé la vie. Cette terniane du diable me l’a bien fait comprendre. »
— « Une faveur pour une autre, » affirmai-je, invitant Neybi à avancer.
— « Mm… Sûrement, » médita Reyk assis derrière moi. « Alors, comme ça, tu te dispenses de nous donner les informations sur Makabath, n’est-ce pas ? »
Je fis une moue.
— « Si j’arrive à en avoir, je te les donnerai. Mais je ne promets rien. Maintenant… il vaut mieux que j’évite ma famille, si tu vois ce que je veux dire. »
Reyk répondit par un simple grognement légèrement frustré. Après avoir parcouru un moment la plaine d’herbe bleue, je remarquai que l’énergie instable de la Forêt de Liireth se percevait à peine. Je rompis le silence.
— « Danz et tes autres compagnons… »
— « Ils m’ont aidé à m’enfuir, » grogna Reyk avec amertume. « Les Kozériens nous ont interrogés, puis les Dagoviliens sont arrivés. Parmi eux, il y avait des Zombras. Ils n’ont pas eu de pitié, comme il fallait s’y attendre. Sur le chemin, juste après Doz, il y a eu un incident et… j’ai filé vers les tunnels. » Après un silence, il ajouta : « Ça, c’était il y a deux jours. Je leur ai promis que je les sauverais, et j’ai eu l’idée de demander de l’aide aux seuls capables de m’aider. »
— « Les hors-la-loi de la Forêt de Liireth, » compris-je.
— « C’est cela. À l’heure qu’il est, mes compagnons doivent déjà être à Makabath. Et les sortir de là… c’est une tâche impossible, en étant seul. Je voulais… La vérité, je ne sais pas ce que je voulais. J’ai fui comme un lâche. J’aurais dû refuser. C’est Zéhen qui aurait dû s’enfuir… Lui, c’est le plus jeune. Chienne de vie, » croassa-t-il. « Il ne me reste plus personne. Maudite chienne de vie. »
J’éprouvai de la compassion malgré tout. Ils avaient été mercenaires, mais c’étaient aussi des saïjits. Alors, je pris une décision.
— « Je t’aiderai, » fis-je soudain. « Je t’aiderai si tu m’aides. »
— « Quoi… ? »
— « Tu sais manier l’épée. Et tu sais beaucoup de choses que j’ignore parce que j’ai passé ma vie à m’entraîner avec les roches. Toi, tu m’aides à chercher mes frères et, moi, je t’aide à récupérer les tiens. Qu’est-ce que tu en dis ? »
Il y eut un silence. Alors, Reyk souffla :
— « Toi, tu es fou. »
Je ne le niai pas. Un autre silence. Et :
— « Comment faire autrement. Je suppose que, dans une maudite et fichue situation comme celle-ci, le mieux est d’être fou. C’est bon. Je t’aiderai. Je n’ai pas d’épée et pas un kétale… mais je t’aiderai. »
Je souris, le regard posé sur la forêt de colonnes rocheuses qui se dressait un peu plus loin, au-delà de la plaine.
— « Parfait. Alors, enchanté de travailler avec toi, Reyk. Nous commencerons par aller à Kozéra chercher mon frère. »
— « À Kozéra ? Toi, tu es cinglé, gamin ! » s’exclama Reyk. « S’ils m’attrapent… »
— « Ils ne t’attraperont pas. Ah, au fait, regarde voir dans mon sac si j’ai encore ces lunettes de soleil que j’ai achetées… »
— « Des lunettes de soleil ? » s’étonna encore davantage le Zorkia. Il lâcha une main et fouilla. « Les lunettes noires ? À quoi servent-elles ? »
Je les pris et me les mis en disant :
— « C’est pour que les gens ne me regardent pas bizarrement. »
J’entendis clairement le soupir de Reyk. Un nuage de kéréjats tourbillonna tout près et nous suivit quelques instants, effleurant silencieusement l’herbe bleue avant de virer vers une colonne. Je trouvais trop étrange de regarder à travers ces lunettes et je les enlevai, pensant que je les mettrais le moment venu.
— « Au fait, » ajoutai-je, sondant l’obscurité, « appelle-moi Kaladrey. »
— « Kaladrey ? » s’étonna le Zorkia.
— « Kaladrey, » affirmai-je.
Le nom n’était pas si mal trouvé. L’amusement de Kala ne m’échappa pas.
“Toi aussi, tu es de bonne humeur,” lui fis-je remarquer.
“Huh,” toussota Kala. “Je pensais simplement… que tu commences à me plaire.”
Je souris largement et talonnai Neybi en répliquant :
“Ça frôle le narcissisme.”
Il me répondit par un grognement exaspéré. Serein, j’inspirai l’air salé et je me dis que la mer d’Afah ne devait pas être loin. Nous avions fini de traverser la plaine quand je l’aperçus et, à la lumière des pierres de lune, je pus voir surgir entre les ombres de la rive, les ruines lointaines de la Cité Perdue. Pas moins de cinq lignes de lumières en mouvement en sortaient rapidement. Je perçus le sifflement sourd de Reyk :
— « Ce sont les Zombras, à coup sûr. »
Et je n’eus pas de doute que ces patrouilles dagoviliennes cherchaient le commandant fugitif des Zorkias. Par Sheyra… Je m’étais trouvé un drôle d’allié. Je tapotai le dos de Neybi et, aussitôt, l’anobe changea de direction. Le cadeau des Stabilisateurs était notre meilleur avantage.
Ne bouge pas, Jiyari, pensai-je. Nous venons te chercher.
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Note de l’Auteur : Fin du tome 2 ! J’espère que la lecture vous a plu. Pour vous tenir au courant des nouvelles publications, vous pouvez jeter un coup d’œil sur le site du projet et mon blog. Vous y trouverez également des images de personnages, des cartes et de la documentation.
Tome suivant : Le Rêve des Pixies