Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 2: Le Réveil de Kala
Vraiment, quelle sorte de frère aîné tirerait son frère cadet d’un pétrin pour le fourrer dans un autre ?
Après avoir réfléchi un moment, j’étais arrivé à la conclusion que le mieux que je puisse faire était de résoudre le problème avec Kala avant de retourner à Kozéra chercher Jiyari. C’est pourquoi, après m’être concentré, allongé sur la plage sombre, j’avais tenté de communiquer avec Kala durant un temps interminable sans recevoir de réponse ; alors, je lui avais dit :
“Bon, très bien. Si tu ne veux pas me répondre, je n’irai pas chercher Jiyari.”
Aussitôt, il m’avait répondu :
“Maudit, c’est mon frère, comment oses-tu le laisser seul, alors que tu sais qu’il est encore plus atterré que moi par ses souvenirs ?”
Sa réponse m’avait inquiété autant qu’elle m’avait soulagé. Sans lui répondre, je m’étais mis en marche sur la plage pour constater qu’à peine un mille plus loin, une énorme et large colonne aussi sombre que l’obsidienne me barrait le passage. Et, de fait, elle était faite d’obsidienne, vérifiai-je. J’avais eu l’idée de passer en nageant pour la contourner, mais, après avoir analysé rapidement la situation, cela m’avait paru risqué. J’avais perçu non loin un cri caractéristique de léawarg provenant de la mer. J’avais donc finalement décidé d’entrer dans la forêt.
Était-ce ce que souhaitait mon frère ?, me demandai-je. Que voulait-il que je trouve dans cet enchevêtrement inextricable de branches mortes couvert de brume ?
On n’entendait pas un bruit, mis à part mes pas. Une énergie perturbante flottait dans l’air et semblait s’accrocher à la brume, à chaque arbre et à chaque pierre de la forêt. Ce n’était pas une énergie bréjique comme le miasme du Sceau. C’était simplement une énergie instable.
Après avoir marché un bon moment, je faillis trébucher sur une racine et décidai de m’arrêter. J’étais fatigué de marcher, affaibli par le stress et le manque de sommeil accumulés sur l’île. J’ôtai mon sac, m’appuyai contre un arbre et soupirai.
“Kala. Dis-moi. Est-ce que tu connais cette région ?”
Ce maudit Pixie ne répondit pas. J’inspirai et écoutai l’air. Sur cette terre si silencieuse et entourée de brume, tout mouvement d’air était facile à percevoir. Ça, au moins, c’était un avantage.
“Tu as dit dans la salle du Sceau,” méditai-je après un long silence, “que Lotus était un Arunaeh. Tu as pensé que, puisque Lotus était un grand bréjiste, toi, en te réincarnant dans un membre Arunaeh, tu le serais aussi. Je me trompe ?”
Kala ne répondit pas, mais je sentis son irritation m’atteindre. Mon Datsu, cependant, la contint correctement. Après un autre silence, je plaçai mes mains derrière ma tête, acquiesçant pour moi-même.
“Tu ne veux pas parler de ton passé. Je comprends. Dis-moi. Juste une question de plus. On dirait que certains Arunaeh pensent que, toi et moi, nous avons un seul et même esprit. Qu’en penses-tu ?”
“Je ne suis pas un maudit saïjit comme toi,” me siffla-t-il.
Je fis une moue et souris.
“Alors, c’est décidé. Toi, tu es Kala. Moi, je suis Drey. Faisons un marché. Moi, je te promets que je traiterai Jiyari comme un frère. Et, toi, promets-moi en échange que tu ne reprendras plus le contrôle de mon corps.”
“C’est mon corps, pas le tien,” répliqua vivement Kala. “Tu l’as contrôlé durant dix-huit ans, mais ça a toujours été le mien depuis que je suis sorti du Sceau.”
“Puisque tu le dis,” répondis-je patiemment. “Dis, Kala, est-ce que tu ne te sens pas coupable ? Coupable d’avoir volé son corps à un nouveau-né ? Par ta faute, Mère souffre. Par ta faute, ma sœur est comme elle est. Par ta faute, ma cousine Alissa n’a pas pu avoir de Datsu. Par ta faute, Lustogan a volé l’Orbe du Vent à l’Ordre et a été absent si longtemps. Et aussi par ta faute, les Arunaeh s’échinent sur l’île à tenter de réparer le Sceau. Ne trouves-tu pas normal qu’ils commencent à en avoir un petit peu assez ? N’importe quel saïjit sans Datsu nous aurait envoyés sur le bûcher depuis longtemps,” lançai-je. Et je bâillai, prêtant attention à la réaction de Kala. Il était de mauvaise humeur. Avais-je touché une corde sensible ?
“Toi aussi, tu me hais ?” demanda-t-il.
Je me redressai légèrement, surpris. Est-ce que je le haïssais ? Je secouai la tête, amusé.
— « Mar-haï… » murmurai-je à voix haute. Et je repris mentalement : “Comment vais-je te haïr ? Tu es dans ma tête, je te rappelle. Je ne peux pas te haïr.”
“Il n’y a pas longtemps, tu as dit : je le tuerai, je tuerai Kala,” répliqua-t-il. “Pourquoi est-ce que tu me mens ?”
Je fronçai les sourcils et me redressai, méditatif. Il se souvenait donc bien de tout ce qui était arrivé récemment. Comment se sentait Kala en ce moment ? Je n’arrivais pas à le savoir avec précision.
“Écoute,” dis-je “Je ne te mens pas. Je ne te hais pas. Quand j’ai dit que je te tuerais, je l’ai fait parce que j’étais mort de peur, parce que mon Datsu ne fonctionnait pas. Je n’étais pas moi-même. Enfin, j’avoue, j’ai tout de même peur de toi.”
Il y eut un silence.
“Toi aussi ?” murmura-t-il. J’arquai un sourcil, mais il reprit aussitôt : “Qui es-tu réellement ? Pourquoi tu existes ?”
“Quelle question… Est-ce que je dois vraiment répondre ?” soupirai-je. Il ne dit rien ; alors, je haussai les épaules et expliquai : “Quand Mère m’a appliqué le Datsu, elle t’a scellé, mais pas tout à fait. Une partie a fusionné avec moi. Par conséquent, nous ne sommes ni réellement le Drey qui est né ni réellement le Kala qui a fusionné avec le Sceau. C’est ce que j’ai compris. Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi, en te réveillant, tu n’as pas pu fusionner avec moi. On dirait que nous sommes vraiment deux esprits bien distincts dans un même corps. Ou peut-être que je suis simplement en train de devenir fou et que tu n’existes pas ?” Mes lèvres se tordirent en un sourire sarcastique. “Je préfère ne pas y penser. La seule chose qui me préoccupe dans cette affaire, pour le moment, c’est que tu sois capable de contrôler à nouveau mon corps et de provoquer un désastre.”
Un long silence me répondit. Était-il troublé ? Méditatif ? En colère ? Je n’arrivais pas à le savoir.
Je venais de décider qu’il vaudrait mieux continuer à marcher et trouver un endroit approprié pour dormir quand Kala fit :
“Je peux prendre le contrôle de mon corps quand je veux. Maintenant, je sais le faire. Je ne l’ai pas fait jusqu’à présent parce que je réfléchissais.”
“Félicitations, tu sais réfléchir ?” me moquai-je. “Sur l’île, je n’ai pas eu cette impression. Quand tu dis que tu peux prendre le contrôle de mon corps quand tu veux, qu’est-ce que tu veux dire par là ? Tu parles sérieusement ?”
Je fis un sourire en coin et dis à voix haute :
— « Je parle sérieusement. »
Je sentis un frisson parcourir tout mon corps et mon Datsu se débrida un peu plus. Je saisis mon sac avec des gestes nerveux.
— « Ne m’effraie pas comme ça, » lui dis-je.
— « Tu t’es effrayé ? » m’esclaffai-je.
J’écarquillai les yeux, haletant, interrompant l’éclat de rire.
— « Bon sang, peux-tu arrêter de… ? »
— « Désolé, mais non, » me répliqua Kala sur un ton froid, s’appropriant à nouveau mes mouvements. « Maintenant que je peux penser correctement, je veux que les choses soient claires entre nous deux. »
Je serrai les dents et repris le contrôle en disant :
— « Allons-y, clarifions les choses. »
Comme deux chiots se disputant pour une balle, nous luttâmes tous deux pour le contrôle de notre corps jusqu’à ce que je lance mentalement :
“Ça suffit. C’est ridicule, mettons les choses au point.”
— « Je suis d’accord, » sourit Kala, triomphal, à voix haute. « Je veux seulement t’avertir de deux choses : premièrement, je ne vais pas te laisser te déplacer librement, c’est moi qui le ferai. Deuxièmement, je vais aller chercher Jiyari et mes autres frères et je réaliserai le rêve des Pixies et, si tu t’interposes, je demanderai… je demanderai à Lotus de te détruire quand il ressuscitera. »
C’était vraiment un maudit monstre, pensai-je. Mais je ne me laissai pas impressionner et répliquai :
“Réfléchis. Comme tu as pu le voir, lutter l’un contre l’autre est une perte de temps. Qui essaies-tu de soumettre ? Moi ? Parce que j’ai passé dix-huit ans à contrôler ce corps, devrais-je maintenant te le laisser durant dix-huit autres années ? Je n’aime pas ce marché. Et pour ce qui est de me détruire, il est clair que tu n’as pas compris la situation. Nos esprits sont unis. Ni ma famille, ni Mère n’ont été capables de nous séparer, et crois-tu vraiment que Lotus sera capable de le faire ? Moi, je te propose un compromis,” ajoutai-je sans le laisser répondre. “Nous irons chercher Jiyari et tes autres frères, mais nous aiderons aussi les Ragasakis à résoudre le problème des dokohis. Ils ont été créés par Lotus, n’est-ce pas ? Eh bien, nous détruirons tous ses colliers et nous libèrerons les Spectres de l’Angoisse et les saïjits…”
“Ce n’est pas Lotus qui a créé les colliers,” répliqua alors Kala par voie mentale.
J’arquai un sourcil. Ça, c’était nouveau.
“Si ce n’est pas lui qui les a créés… alors qui est-ce ?” demandai-je.
Il y eut un silence. Alors Kala grogna :
“Je ne sais pas. Je ne me rappelle pas. J’étais enfermé dans la larme draconide et les souvenirs d’alors sont très diffus. Mais… je sais que Lotus n’aurait pas fait une chose pareille. Lui, il n’aurait pas pu…”
Il se tut. Et il se fit réservé. Après un silence interrogatif, je n’insistai pas et repris :
“Quoi qu’il en soit, nous détruirons les colliers. Et nous apporterons toute notre aide à notre famille… aux Arunaeh,” spécifiai-je, “pour réparer le Sceau, puisque c’est toi qui l’as brisé. Je n’ai aucun inconvénient à partager les responsabilités, tu vois ? Pour ce qui est du corps et de savoir qui le dirige… je suppose que tu ne serais pas d’accord si je te disais que je le veux pour moi.”
“Bien sûr que non. Il est à moi,” affirma Kala.
“Et à moi,” répliquai-je, exaspéré. “Je crois qu’il est temps que tu t’en rendes compte…”
Je me redressai. Soudain, j’avais senti l’air bouger autour de moi.
— « Ne bouge pas, » lança Kala, indigné. « Tu étais en train de me distraire pour essayer de me voler encore le contrôle ? »
“Tu peux te taire une seconde ?” sifflai-je mentalement. “Il y a quelque chose de vivant qui approche. Sur la droite. Quelque chose de gros. Bougeons-nous. On t’a sûrement entendu.” Kala se leva et je marmonnai : “Le sac, bon sang, n’oublie pas le sac.”
“Ne me donne pas d’ordres, saïjit.”
Mais il prit malgré tout le sac. Je soupirai. Au moins, il n’était pas tout à fait inutile. Il savait écouter quand cela intéressait. Et diables, Jiyari disait que j’agissais parfois comme le Kala qu’il se rappelait, mais, moi, je n’étais pas aussi égoïste ni aussi borné que cet individu…
Soudain, Kala lança une rafale de vent dans la direction d’où venait l’animal et il dissipa la brume. Je demeurai stupéfait.
“Mais qu’est-ce que tu fais ?” m’exclamai-je. “La brume nous dissimulait !”
Kala fit claquer sa langue, rougissant un peu.
— « Je voulais juste faire comme toi et voir à quelle distance se trouvait l’animal… »
Il se tut quand nous aperçûmes une forme noire et imprécise entre deux arbres tortueux. La forêt était sombre, mais, comme les arbres avec des feuilles étaient rares dans cette région morte, les lumières lointaines parvenaient à éclairer très faiblement l’endroit à travers la brume. Suffisamment pour que des yeux de kadaelfe réussissent à voir que la forme, haute et imposante, bougeait et approchait. Mon Datsu se libéra et je me mis à courir dans la direction opposée. Également un peu effrayé, Kala voulut faire comme moi, nos mouvements se désynchronisèrent, je trébuchai contre une racine et m’affalai en m’exclamant :
— « Maudit sois-tu ! »
Et je me maudis moi-même d’avoir crié à voix haute. Si cette chose était un écaille-néfande, nous allions vraiment avoir des problèmes. Je me levai et me remis à courir.
“C’est moi qui cours, laisse-moi faire,” protesta Kala.
J’inspirai, pensai aux conséquences… et m’arrêtai.
“Si tu trébuches, je te relaie.”
Kala sourit et acquiesça.
“C’est parti.”
Mar-haï, c’était un vrai gamin… Mais on pouvait le comprendre, si l’on pensait qu’il n’avait pas bougé ainsi depuis des décennies. Tandis que Kala courait prudemment de racine en racine vers une brume de plus en plus dense, je m’appliquai à suivre les mouvements de l’air. Notre poursuivant était toujours là, derrière nous, mais il ne nous rattrapait pas. Bien. Je détournai un instant mon attention de l’orique en pensant combien il était étrange de courir sans se soucier de là où l’on mettait les pieds… Alors, je perçus un mouvement proche.
“Attah, il y en a un autre sur la gauche !” m’exclamai-je.
Kala tourna à droite et protesta :
“Pourquoi diables Lustogan m’a-t-il laissé ici ?”
“Va savoir,” murmurai-je, tendu.
Je ne manquai pas de remarquer la façon qu’il avait de s’associer à Lustogan. Attah… C’était un peu comme s’il niait mon existence. Je me demandais si, dans le fond, lui-même ne considérait pas les Arunaeh comme sa propre famille. Tout compte fait, scellé ou non, il avait été élevé par eux.
“Tu veux bien faire un peu attention ?” me grommela-t-il.
Je ressentis une pointe d’amusement.
“Pardon.”
Je m’assombris néanmoins très vite quand, après avoir parcouru à peine cent mètres, je m’aperçus qu’il y avait deux autres créatures qui nous poursuivaient sur notre droite. Elles étaient si silencieuses… Ce ne pouvait pas être des nadres : les nadres rugissaient durant leurs chasses pour mieux encercler leur proie. Et, que je sache, les écailles-néfandes ne chassaient pas en bande.
“Diables. Ils nous encerclent,” dis-je. “Nous n’avons pas d’autre option que de continuer tout droit…” Kala se précipita en avant et je terminai ma phrase en disant : “Ce qui signifie que c’est l’endroit où ils ont l’intention de nous cuisiner.”
Kala s’arrêta net.
“Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ? Nous cuisiner ? Tu veux dire que… ?”
“Exactement ce que je dis,” affirmai-je. “Ou alors…”
Cette fois, je ne terminai pas ma phrase parce que je commençai à entendre les pas silencieux des créatures derrière nous et sur nos flancs. Je marmonnai :
“Arrête de t’agiter, Kala, réagir violemment ne nous aidera pas.”
— « Je ne réagis pas violemment, » protesta Kala à voix haute. « Je suis tout à fait tranquille. Qu’est-ce que tu crois ? Je ne suis pas effrayé. Je suis fait d’acier, ils ne peuvent pas me manger. »
Je laissai échapper un bruyant soupir.
“Kala… Réveille-toi et ouvre les yeux. Tu n’es plus en acier, tu es fait de chair et d’os.”
La révélation sembla le plonger dans un tel état de confusion que, soudain, il perdit l’équilibre et tomba.
“Je prends ça pour un trébuchement,” décidai-je. Et je repris le contrôle du corps. Je me levai et scrutai le brouillard silencieux, en vain.
— « Qui va là ? » demandai-je.
Personne ne répondit. Les créatures s’étaient arrêtées dans la brume et je percevais leurs respirations. Elles étaient cinq, et les cinq étaient montées par une autre créature. Des saïjits sur des anobes. C’était la seule explication. Il restait juste à savoir… comment ces saïjits accueillaient les étrangers.
— « Désolé pour l’intrusion, » lançai-je à l’aveuglette. « Mais je me suis perdu. »
C’était vrai. À force de courir et de tourner pour éviter nos poursuivants, je m’étais complètement perdu.
— « Je serais… euh… reconnaissant si vous m’indiquiez le chemin pour sortir de cette forêt. »
“Tu es en train de parler avec des monstres, je te rappelle,” toussota Kala, incrédule. “Tu crois vraiment qu’ils vont te comprendre ?”
“Ce sont des saïjits.”
“Mmpf. C’est tout comme,” grogna le Pixie.
J’inspirai l’air humide et froid. Mon Datsu était heureusement bien remis maintenant et délié comme il devait. Je pensai : s’ils ne nous ont pas encore attaqués, est-ce à cause de la brume ?, est-ce parce qu’ils n’ont pas l’intention de nous attaquer ?, parce qu’ils nous conduisent à un endroit précis ?, à la lisière de la forêt, peut-être ? Cette dernière possibilité était très optimiste. Je n’avais pas entendu beaucoup d’histoires sur la Forêt de Liireth, mais je savais que c’étaient des terres maudites, peuplées de parias et de traîtres à la Guilde des Ombres. C’étaient des gens encore moins recommandables que des mercenaires comme les Zorkias. S’ils croisaient un intrus sur leur territoire, je doutais qu’ils hésitent une seconde avant de l’éliminer. Et, pourtant, j’étais toujours en vie.
Je me demandais encore ce que je pouvais faire contre ces cinq anobiers dissimulés dans la brume quand j’entendis des pas de saïjits approcher, juste dans la direction vers laquelle Kala avait couru. J’entendis un bruit d’épée que l’on dégaine, et je me raidis, hésitant. Valait-il mieux dégager la brume ? Ou serait-ce compris comme une provocation ? Je sentis l’air s’agiter tandis qu’une des personnes s’avançait de plus en plus. Mais je ne voyais rien. Seul un amas de brume… Je mis un moment à comprendre que cette personne utilisait des harmonies pour se dissimuler. Et je le pensai trop tard. La lame de l’épée passa avec la rapidité de l’éclair et trancha les courroies de mon sac à dos. Celui-ci tomba sur le sol. La seconde suivante, l’épée reposait sur mon épaule, contre mon cou.
— « Mains en l’air. »
Je les levai lentement en même temps qu’une lumière surgissait et qu’un saïjit avec un masque blanc apparaissait devant moi. Kala siffla aussitôt de rage et je luttai pour garder le contrôle.
“Kala ! Ce ne sont pas les Masques Blancs. Vous les avez tous tués, tu te rappelles ?”
Cependant, les souvenirs l’avaient envahi et le Pixie était dominé par la peur et la rage. Et cela devait se voir à mon expression, car le saïjit pressa légèrement la lame contre ma peau.
De l’acier, pensai-je. De l’acier bien fait mais simple. Je n’aurais pas de mal à le détruire. Mais ce saïjit était rapide et je ne savais pas si je serais capable de le saisir avec la main avant qu’il réagisse. Probablement pas.
Le saïjit qui accompagnait celui qui tenait l’épée, s’aidant de la lumière d’une petite pierre de lune, s’occupa de prendre mon sac et de jeter un coup d’œil à l’intérieur. Il avait des griffes de ternian, observai-je. Je me raclai la gorge.
— « Silence, » me lança celui qui me menaçait.
Je gardai le silence un instant… puis je protestai :
— « Vous ne devriez pas me tuer. »
— « Si tu parles alors que je te l’interdis, tu mourras certainement… »
L’épée bougea légèrement, menaçante. Je me tus. Tandis que le saïjit qui examinait mes possessions portait un masque bien propre et lustré, celui de l’épée avait un masque rafistolé à plusieurs endroits et on devinait son menton à la peau noire. Tous deux étaient vêtus d’habits aux couleurs grisâtres, sûrement pour mieux se dissimuler dans la brume. Finalement, le ternian laissa mon sac, révélant une voix de femme quand il dit :
— « Il n’a pas grand-chose. On dirait qu’il est parti précipitamment de quelque endroit. En tout cas, il n’a pas l’air d’être un espion. »
— « Ne te fie jamais aux apparences, » dit celui à l’épée.
— « Mmpf. Est-ce que tu as vu sa tête ? D’abord, nous devrions lui demander s’il est saïjit. Je ne crois pas que la Guilde des Ombres engage des gens avec des yeux comme ça… »
— « Ne te fie pas aux apparences, je te dis, » insista celui à l’épée. « Ça pourrait être des lentilles, ou un masque très bien fait, qu’en sais-tu ? »
La femme terniane émit un petit rire amusé.
— « Tu es terrible, Dist. Une chose est d’être méfiant et une autre de s’obstiner à l’être. C’est bon ! Je vais lui demander. »
Elle se plaça juste en retrait du spadassin et je pus distinguer l’éclat de ses yeux quand elle me regarda.
— « Quel est ton nom ? »
Je grimaçai. Diables… Et, maintenant, qu’est-ce que je leur disais ? Révéler que j’étais un Arunaeh n’était pas une bonne idée. Les Arunaeh étaient connus pour être les pires inquisiteurs de toutes les Cités de l’Eau, et les hors-la-loi les craignaient comme le diable et les détestaient. Heureusement, ils n’avaient pas reconnu mon tatouage ; sa forme devait s’être trop altérée, pour le même motif que ma peau était devenue grise et mes yeux si étranges.
Je réfléchissais ainsi, tentant de trouver un nom et une histoire convaincantes quand Kala me devança en sifflant :
— « Sales saïjits. »
Mon Datsu se libéra encore davantage et, jurant mentalement, je luttai pour reprendre le contrôle. Kala ne voulait pas me laisser faire.
“Tu as trébuché, c’est mon tour !” argumentai-je. “Veux-tu qu’ils nous transpercent avec cette épée ? As-tu pris tant de peine à te réincarner pour ça ?”
Kala se calma enfin. Mais la réaction des deux masqués ne se fit pas attendre. Celui à l’épée répéta sur un ton neutre :
— « Sales saïjits ? J’en déduis que, toi, tu n’es pas saïjit, alors. »
— « Bien sûr que je ne suis pas s… » Je me tus et maudis à nouveau Kala. Celui-ci m’ignora. Je m’empressai de dire : « Je faisais allusion aux sales saïjits qui m’ont obligé à fuir mon village. Je vous jure que je ne suis pas un espion. Je cherchais simplement mon chemin pour sortir de la forêt. »
— « Oh-oh ? » répliqua la femme. « Tu te dirigeais à Dagovil ? »
Je fronçai les sourcils. Et je repensai aux paroles de Lust. “La Forêt de Liireth a été la base d’opération de la Guilde de la Contre-Balance et ce n’est pas pour rien qu’elle porte le nom du Grand Mage Noir. Il est fort possible que tu y trouves des informations utiles.” Je regardai les masques avec intensité. Étaient-ils des anciens rebelles de la guerre de Liireth ? Avaient-ils connu Lotus ? Ou était-ce un détachement de la Guilde de Dagovil ? Mais, dans ce cas, ils m’auraient tout de suite pris pour un déserteur, n’est-ce pas ? Leurs habits étaient usés, mais propres. Ceci signifiait peut-être que leur base était proche ? Je décidai de courir le risque de gaffer et dis :
— « En fait, je cherche la Guilde de la Contre-Balance. »
Mon affirmation fut suivie d’un profond silence. Même la brume sembla s’immobiliser. Alors, celui à l’épée murmura :
— « Mel. Je le tue ? »
Attah… J’aurais dû imaginer que ce ne serait pas si facile. Kala marmonna sans ménagement.
“Tu n’as pas arrangé les choses.”
Je serrai les dents. Et je me préparai. Si ce dénommé Dist faisait le moindre mouvement suspect, je déchargerais mon orique pour éloigner la lame… La théorie était bien belle, mais sortir de là en vie était une autre histoire. Celle qui s’appelait Mel dit alors :
— « Dis-nous ton nom. »
J’inspirai. Et lançai :
— « Kala. »
“Ça, c’est moi !” protesta celui-ci. “Lâche, pourquoi tu ne leur donnes pas ton nom ?”
“Parce que nous essayons de chercher des informations sur Lotus,” répliquai-je. “Celui qui cherche Lotus, c’est toi, pas moi.”
Kala ne contesta pas. Les deux masqués échangèrent un regard. Et Mel laissa échapper un petit rire.
— « Kala comme le Pixie du Désastre, hein ? » Et elle ajouta tout bas : « Dist, viens un moment… J’ai une chose à te dire. S’il te plaît, ‘Kala’, n’essaie pas de t’enfuir ou tu mourras. Nous ne sommes pas seuls. »
Ça, je le savais depuis longtemps déjà. Les cinq anobiers dissimulés dans la brume n’avaient pas bougé. Lorsque Dist cessa de menacer mon cou, je respirai beaucoup mieux. Je les vis s’éloigner, perçus des murmures, un ‘quoi ?’ incrédule et un souffle sceptique. Ils ne tardèrent pas à revenir.
— « Nous allons te guider, » dit Mel. « S’il te plaît, suis-nous et ne t’occupe pas de ton sac. Un de nos hommes va se charger de le porter. »
J’ignorais de quoi diables ils avaient parlé, mais je me réjouis qu’ils n’aient pas l’intention de me tuer tout de suite. Dist tenait encore l’épée dégainée et il m’indiqua aimablement le chemin avec elle. Je suivis Mel à travers la brume et sentis que les anobes se mettaient aussi en mouvement. Des points noirs apparurent dans mon champ de vision.
“Qu’est-ce que c’est ?” s’alarma Kala. “Du poison ? Un sortilège ?”
“La fatigue,” soupirai-je tandis que j’avançais, évitant les racines. “Ne me dis pas que tu n’as jamais été fatigué ?”
Il y eut un silence. Alors, Kala murmura :
“Je suppose que j’ai oublié. Avec mon corps d’acier… la douleur était bien plus grande que la fatigue.”
Je le laissai s’absorber dans ses pensées et continuai de marcher. Je sentais que les anobes nous suivaient silencieusement à travers ce pays de brumes. J’eus la sensation que, plus nous avancions, plus les racines se multipliaient sur le sol, et plus l’énergie instable envahissait l’air. À un moment, mon pied heurta une racine que je n’avais pas vue et je tombai, amortissant la chute avec l’orique. Kala poussa un petit rire.
“Tu es tombé ! C’est mon tour.”
Depuis quand un trébuchement était devenu la règle pour passer le relais ? Sans ajouter qu’il avait déjà rompu la règle plusieurs fois… Mais je ne protestai pas et, quand Dist me donna un léger coup de pied, aboyant pour que je me relève, Kala grogna :
— « C’est ce que je fais. »
Et il se leva avec un petit sourire sur le visage. Il se mit à marcher et j’eus tout le temps d’examiner les alentours avec l’orique. Le paysage ne changeait pas. Même les arbres semblaient les mêmes, aux troncs sombres, tortueux et morts. Juste une fois, nous vîmes une feuille qui avait poussé étonnamment sur la branche d’un arbre. Kala s’écarta de son chemin pour la toucher du bout d’un doigt et Dist grommela :
— « Si tu t’éloignes encore une fois, je te coupe les pieds. »
Le regard que Kala jeta au spadassin fut tout sauf amical.
— « Je vais où je veux, sale saïjit, » lui répliqua-t-il. Dannélah… Ce Pixie n’avait aucune jugeote. Je lui envoyai un avertissement. Et Kala souffla de biais avant de reprendre la marche, suivant Mel.
Finalement, nous arrivâmes devant un grand chapiteau blanc. Avec la brume, je ne pus bien évaluer ses dimensions, mais il me parut énorme. Nous entrâmes et, touchant un morceau du tissu de la tente, je fus incapable de reconnaître la matière…
“Tu m’as bougé,” protesta Kala.
Exact. Sans m’en rendre compte, j’avais légèrement tendu la main pour toucher le chapiteau. Je fis une moue mentale.
“Désolé.”
“Mmpf.”
L’intérieur était comme une grande maison. Il y avait une salle principale avec des tables et des chaises ainsi que plusieurs couloirs avec des chambres de chaque côté séparées par des panneaux de bois, de peaux ou de tissu.
— « Une nouvelle recrue ? » interrogea un des rebelles assis autour d’une grande table. « Qui c’est celui-là, Mel ? »
Mel fit un geste vague en guise de réponse et lança :
— « Surveillez-le. Je vais parler avec ma mère. »
Tous laissèrent aussitôt leurs cartes sur la table et s’intéressèrent à moi. Ils étaient huit et, quand ils m’entourèrent, je sentis mon corps se crisper.
“Du calme, Kala,” dis-je. “Ils ne nous ont pas fait entrer ici pour verser du sang chez eux, ils l’auraient fait dehors.”
Mon raisonnement ne sembla pas le tranquilliser, mais ce damné Pixie ne tremblait pas non plus. Il était furieux. Il regarda les hors-la-loi avec hostilité.
— « Dannélah, » fit un humain à la longue barbe. « C’est peut-être bien un démon. J’ai entendu dire que les démons ont des marques noires sur le visage… »
— « Alors tous les fidèles de Nétel, nous sommes aussi des démons, » plaisanta un autre, un drow chauve couvert de tatouages noirs. « Ce doit être un Sectaire Noir. Leur leader n’a-t-il pas été tué il y a peu par les Chasseurs ? Eh, toi ! Dis-nous quelque chose. Baah… tu lui as déjà coupé la langue, Dist ? »
Kala ne dit pas un mot et se contenta de les fixer des yeux. Dist ôta son masque, dévoilant les traits d’un humain noir d’âge moyen couvert de cicatrices.
— « Sa langue est encore à sa place, » assura-t-il. « Il dit s’appeler Kala et il est entré dans la forêt en quête de la Guilde de la Contre-Balance. »
La petite assemblée s’emplit de moues surprises et moqueuses.
— « Et il est encore en vie ? » demanda le drow chauve. « Dist, tu t’attendris avec l’âge… »
— « Ce n’est pas ça, » répliqua Dist. « Mel dit que ça pourrait être un Fils de Liireth. »
Ceci les plongea tous dans un silence, soudain interrompu par des éclats de rire.
— « Un Fils de Liireth ? » répéta une petite elfe aux cheveux déjà grisonnants. « Mel croit encore à ces légendes ? Mais vu les histoires farfelues que lui racontait Melfisaroda Mère quand elle était petite, ce n’est pas étonnant… »
— « Ferme-la, vieille Yaga, » siffla Dist.
— « La prophétie tant attendue, » continua cependant la vieille elfe avec sarcasme. « Liireth ressuscité reviendra avec ses sept fils, ils ouvriront la porte de l’enfer chacun avec sa clé et causeront l’hécatombe du monde tel que nous le connaissons. Et leurs adeptes vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants. »
— « Mais, vieille Yaga, » intervint une jeune fille, « comment expliques-tu qu’il corresponde si bien à la description, alors ? »
— « Je ne suis pas vieille, Karyn ! Et des saïjits gris et aux yeux bizarres, j’en ai vu des tas. Celui-ci est un drow d’Ayrabek. J’y ai vécu des années et je sais de quoi je parle. »
— « La vieille sait de quoi elle parle, » la défendit le drow chauve, moqueur.
Il reçut un coup de poing de la vieille Yaga dans les côtes, lui arrachant une plainte.
— « Rappelez-vous qui vous a appris à manier ces épées, bande d’ingrats ! » s’exclama-t-elle.
— « Tu t’attribues les mérites des autres, maintenant ? » lança Dist avec un sourire torve.
— « Ingrats ! » insista la vieille Yaga sans contester. « Qui vous a appris à naviguer ? Je n’ai tout de même pas été capitaine de bateau pour rien ! »
— « Vu à quoi ça nous sert ici… » murmura l’humain barbu. Et il leva les mains : « Pardon, vieille Yaga ! »
— « Je ne suis pas vieille ! » grommela l’elfe.
— « Encore en train de vous chamailler ? » intervint la voix joyeuse de Mel. La terniane apparut dans le couloir. Elle avait retiré son masque et sa capuche, et je pus donc voir son visage jeune, ses cheveux courts et noirs et ses yeux d’un vert intense entourés de petites écailles. « Kala ! Par ici. Ma mère veut te voir. C’est elle, la chef du chapiteau, alors tu devras lui montrer du respect. Attends… Dist, tu l’as fouillé ? »
L’humain noir se rendit compte qu’il avait oublié et s’approcha de moi avec l’intention de sonder mes poches. Kala le foudroya du regard, mais il resta impassible quand l’humain retira de ma poche droite mon diamant de Kron.
“C’est à moi !” protestai-je mentalement.
Je ne pus éviter de tendre une main pour essayer de le reprendre… Kala interrompit mon mouvement à mi-chemin.
— « C’est mon corps, » grogna-t-il à voix haute.
Dist arqua un sourcil. La vieille Yaga se moqua :
— « Ton corps ? Vraiment ? Et on ne peut pas le toucher ? »
S’approchant, elle palpa ma poitrine et la caressa, l’expression goguenarde. Je m’écriai mentalement :
“Vieille vicieuse !”
— « Il ferait un bon spadassin ! » se réjouit la vieille elfe.
“Kala ! Pourquoi tu ne protestes pas ?” m’indignai-je.
Le Pixie secoua la tête, saisi.
— « Cela faisait très longtemps… que personne ne me touchait. »
Et il le dit à voix haute, l’idiot ! J’éprouvai tant de honte que même Kala rougit. Le drow chauve poussa alors un souffle de stupéfaction.
— « Dist ! Dis, camarade, cette pierre… elle est jolie. Je te l’achète pour vingt kétales, ça te va ? »
L’humain noir lui jeta un regard de biais.
— « Elle a de la valeur, hein ? Dis-moi avant pour combien tu crois pouvoir la vendre au marché noir. »
Le drow chauve eut une moue pensive, faisant comme s’il n’en savait trop rien.
— « Toujours à penser du mal. J’aime bien la couleur, c’est tout. Allez, si je devais vraiment la vendre, j’en tirerais… une centaine de kétales ? »
Cent kétales. Un diamant de Kron pour cent kétales… J’essayai de me réconforter en pensant que le drow avait reconnu la pierre et qu’il essayait seulement de tromper Dist. Mel me prit par le bras avec une étrange douceur.
— « Kala. Par ici. »
Je restai sans savoir le résultat de leurs négociations. Visiblement, cela n’intéressait pas Kala. Mais, moi, je n’allais pas les laisser m’enlever le diamant de Kron aussi facilement. Je le récupèrerais sans faute, me promis-je.
Mel me guida dans le couloir, écarta des peaux tannées qui servaient de porte et m’invita à entrer.
— « Agenouille-toi, » me conseilla-t-elle.
Kala fronça les sourcils, mais, quand il entra et que nous vîmes les deux gardes masqués agenouillés de part et d’autre d’une vieille femme assise sur un coussin, il s’agenouilla lui aussi ; je ne sais s’il le fit par prudence ou par imitation. La vieille femme portait un extravagant turban rouge autour de son abondante chevelure blanche ainsi que de nombreux colliers avec des dents et des coquillages autour du cou. À part ça, elle était vêtue d’une tunique claire et simple.
— « Melfisaroda, » dit Mel, me la présentant tandis qu’elle s’asseyait sur un coffre en bois, sur un côté. « Ma mère raconte souvent qu’elle a connu les fils de Liireth, n’est-ce pas, Mère ? Je te préviens : si elle ne te reconnaît pas, tu mourras pour avoir menti. »
Kala et moi écarquillâmes les yeux en même temps. Que diables ? Comment cette vieille femme allait-elle me reconnaître alors que j’avais changé de corps ? En plus, je n’avais pas menti, c’étaient eux qui avaient tiré des conclusions ! Les yeux de la vieille femme ne semblaient même pas très bien voir, observai-je. On aurait dit une momie. Était-ce vraiment la mère de Mel ? Et plus étrange encore… était-ce vraiment la chef de ces hors-la-loi ? Tout d’un coup, inopinément, Kala éclata de rire. Il s’esclaffa vraiment. Il avait l’air d’un véritable fou, pensai-je. Son envie de rire, cependant, était communicative et je finis par rire moi aussi, nous nous étranglâmes, toussâmes et je demandai :
“On peut savoir ce qui te fait rire ?”
Les deux gardes du corps avaient empoigné fermement le pommeau de leur épée, prêts à dégainer. La vieille femme et sa fille nous regardaient fixement.
“Ils te prennent vraiment pour un fou,” lui lançai-je.
“Si tu n’avais pas ri, toi aussi, je ne me serais pas étranglé,” se plaignit Kala.
Je soufflai.
“Je ne le dis pas pour ça ! Pourquoi diables as-tu ri ?”
— « Je ne peux pas ou quoi ? » grommela Kala. « Cette vieille femme… Melfisaroda, je l’ai connue il y a très longtemps. Je me souviens d’elle. Quand je l’ai connue, elle avait dix ans et, moi, quatorze. C’était la fille d’une sorcière nomade qui vendait des remèdes. Lotus est allé la voir avec nous pour essayer de remédier à la douleur et nous avons passé deux mois ensemble. Mel lui ressemble beaucoup. »
Je marquai un temps. C’était une bonne nouvelle : cela signifiait qu’effectivement, Kala avait connu cette Melfisaroda. Cependant…
— « Qu’est-ce que ça a de drôle ? »
— « À l’évidence, » fit Kala, impatient, faisant claquer sa langue, « c’est parce que j’ai été surpris. Elle a même hérité le turban de sa mère, » rit-il doucement.
La raison me sembla un peu légère, mais je l’oubliai dès que je compris que nous étions en train de parler à voix haute. Attah, est-ce qu’ils nous croyaient ? Ou pensaient-ils que nous nous moquions d’eux ? Comment savoir… J’en profitai pour lui dire mentalement :
“Tous les saïjits ne sont pas si terribles, tu vois ?”
Kala se rembrunit aussitôt.
— « Même un bébé manticore peut paraître sympathique. La sorcière, par contre, nous donnait des breuvages du diable à nous faire vomir nos poumons, notre cœur et toutes nos entrailles… »
— « Alors, tu t’en souviens, » murmura soudain la vieille femme d’une voix tremblante. « Moi aussi, je m’en souviens. »
“Fichus souvenirs,” marmonna Kala, mais il eut la présence d’esprit de le dire seulement mentalement. Et quand la vieille tendit une main vers lui, il hésita mais la prit. Elle était froide, pâle et ridée. Ses griffes de terniane, légèrement sorties, avaient la pointe arrondie et usée. Si elle avait dix ans quand Kala l’avait connue, cela signifiait qu’à présent, elle n’avait pas encore soixante-dix ans ; et, pourtant, on aurait dit qu’elle en avait plus de cent.
— « Tu as changé, » dit la vieille femme, nous observant avec attention.
Kala sourit avec franchise.
— « Toi aussi. »
Cette fois, c’est moi qui m’esclaffai, mais je parvins à ne pas trop altérer mon expression. Kala grinça des dents et lança à brûle-pourpoint :
— « Dis, grand-mère. Sais-tu ce qui est arrivé à mes frères ? Est-ce que tu les as vus ? »
Le tact, Kala…, murmurai-je intérieurement. La fille terniane avait froncé les sourcils et s’était levée du coffre, décroisant les bras.
— « Tu le reconnais vraiment, Mère ? »
— « Tu l’as entendu, » répliqua la vieille femme, me souriant. « Il a parlé d’une rencontre dont je n’avais parlé qu’à toi. Et il a parlé de Lotus et non de Liireth. Combien de gens connaissent ce nom ? » Elle me serra la main avec douceur et ses yeux qui m’avaient semblé auparavant à moitié aveugles étincelèrent de vie. « Tu es Kala, n’est-ce pas ? Tu as choisi un bon corps. Mais… malheureusement, je n’ai de nouvelles d’aucun membre de ta famille depuis très longtemps. Rao est venue ici il y a vingt ans. »
Kala inspira d’un coup.
— « Rao ? Vingt ans… Cela veut dire… »
— « Que tu étais encore avec elle, » affirma la vieille Melfisaroda. « Mais je ne crois pas que tu t’en souviennes, vu que tu étais dans cette larme. »
Kala secoua la tête.
— « Rao s’est réincarnée une deuxième fois après moi, » murmura-t-il. « Alors… celle que tu as vue… »
— « C’était encore son deuxième corps, » assura la vieille femme. « Je ne sais pas si tu t’en souviens. Elle avait décidé que Lotus teste le premier transvasement sur elle et elle a vécu avec lui pendant bien des années, apprenant ses arts bréjiques… même après la mort de Lotus, elle a continué à apprendre et à s’occuper de vous tous. Oui… En ce temps-là, elle se faisait appeler Aéma. Elle était belle… mais elle n’a pas eu de chance avec le corps de sa première réincarnation, » dit-elle, l’air peinée, « Une maladie l’a énormément affaiblie. Et, pour comble, les Chasseurs la cherchaient… »
— « Les chasseurs ? » répéta Kala.
La vieille femme serra les mâchoires.
— « Les sbires de la Guilde des Ombres. Les Chasseurs Noirs. C’est ainsi que nous les appelons. Depuis des décennies, ils poursuivent les gens, les déserteurs des guerres, les hors-la-loi, les fugitifs et, vous aussi, ils vous poursuivaient. Tu ne t’en souviens pas ? »
Kala déglutit et je vis des images fugaces de guerriers me cernant et tombant un à un sous mes poings d’acier…
— « Je m’en souviens, » dit le Pixie. « Mais ne me parle pas du passé. Je ne veux pas y penser. Parle-moi de Lotus. T’a-t-il dit quelque chose ? Vous avez travaillé ensemble pendant la guerre, n’est-ce pas ? C’est ce que m’a dit Rao… Je veux savoir où sont mes frères. »
Melfisaroda secoua doucement la tête, attristée.
— « Je suis désolée, Kala. Je ne sais pas grand-chose. Je sais qu’une des larmes a été volée. Et Lotus… est mort. Ça, tu le savais, non ? »
Kala lâcha sa main et croisa les bras.
— « Lotus n’est pas mort. Ça, je le sais. » Il marqua un temps. « Une des larmes a été volée ? Par qui… ? »
— « Par la Guilde. »
J’ouvris grand les yeux. La Guilde des Ombres de Dagovil ? Alors… Kala commença à trembler.
— « Non… Qui donc… ? »
— « Je ne sais pas. Lotus ne m’a pas dit qui a été volé. Je sais seulement que ce n’est ni Rao, ni Tafaria, ni toi. »
Cela laissait Roï, Melzar, Boki et… Bon, Jiyari s’était réincarné et avait vécu à Kozéra, ignoré de tous, ce ne pouvait donc pas être lui. Roï, Melzar, Boki. Lequel d’entre eux ? Lequel était retombé entre les mains de cette maudite guilde ? Kala ravala sa salive et Melfisaroda ajouta avec douceur :
— « Il vous aimait beaucoup. À tel point que, lorsqu’il a perdu une larme, il s’est obstiné à la récupérer à tout prix. »
Et c’est pour ça qu’il s’était uni à la Contre-Balance, compris-je.
— « Tu as raison, » ajouta-t-elle. « Tu ne dois pas penser au passé. Maintenant que tu as un avenir… tu peux laisser le passé en arrière. Mais je ne comprends pas comment, après tant de temps, tu n’as pas rejoint les autres. Y a-t-il eu un souci ? » s’inquiéta-t-elle.
Nous fronçâmes les sourcils et le silence se prolongea. À quoi pouvait bien penser Kala ? Je ne le savais pas avec précision, mais je percevais son agitation.
— « Si tu ne sais rien, » dit-il enfin, « alors, qui peut savoir quelque chose ? Cette forêt était pleine de celmistes de la Contre-Balance, des gens qui travaillaient avec Lotus. »
— « Peut-être… » médita la vieille femme.
Elle secoua la tête et, sans doute pour détendre l’atmosphère, sa fille Mel proposa :
— « Un peu de vin ? »
Kala la foudroya du regard et rétorqua sèchement :
— « Tu veux que je rouille ? »
Je surmontai ma stupéfaction avant tout le monde et m’esclaffai cette fois pour de bon.
— « Je suis de chair et d’os, » dis-je. « Kala est un idiot. »
— « Qui traites-tu d’idiot ? » feula Kala et, devant les deux gardes du corps et les deux ternianes abasourdies, il accepta : « Je préfère l’huile, mais donnez-moi ce vin, je vais le goûter. »
— « Pas question, » protestai-je à voix haute. « Je ne veux pas de vin. »
“Est-ce que tu veux bien arrêter de m’embêter ?” me reprocha-t-il. J’essayai de lui expliquer mentalement l’incompatibilité de l’alcool avec le Datsu, mais Kala sembla tout simplement trouver ça drôle et il affirma :
— « Apporte le vin. »
“Kala, non !” me plaignis-je.
Mel échangea un regard halluciné avec sa mère, mais elle sortit finalement une bouteille d’un buffet rustique et remplit des verres.
— « Pour l’invité et pour moi, » dit-elle, ignorant la moue chagrinée de la vieille femme. Elle posa rapidement le verre devant Kala, comme pour éviter d’entrer en contact avec moi. Je fis claquer ma langue mentalement.
“Si tu me joues ce mauvais tour, je t’en ferai un pire,” le prévins-je. “Comme disent les Écrits de Sheyra, les excès se payent par des excès.”
Kala s’arrêta juste avant de porter le verre à ses lèvres… et soupira. “Tyran,” me lança-t-il. Et il dit à voix haute, reposant le verre :
— « Bon, j’ai changé d’avis. Je ne peux pas. C’est… une petite voix qui me le dit. »
Une petite voix ?, m’exclamai-je. Alors, comme ça, j’avais été relégué au rang de ‘petite voix’ ? Quoi qu’il en soit, je ne me plaignis pas, parce que, finalement, Kala avait respecté mon souhait. Je n’avais pas besoin de renverser le vin comme j’avais prévu de le faire s’il approchait trop le verre de ma bouche.
— « Ça ne fait rien, moi non plus, ma fille ne me laisse pas boire, » assura la vieille femme et elle leva un index en disant : « Réjouis-toi, nous avons aussi de l’huile. »
“Je n’en veux pas,” grommelai-je mentalement.
— « Je me souviens que tu adorais l’huile de tawman, quand tu étais petit, » rit la vieille femme.
Mel toussota.
— « Mère, je ne crois pas que cela lui fasse du bien de boire un verre d’huile avec le corps qu’il a maintenant, » raisonna la fille avec bon sens.
La vieille femme haussa les épaules, allongea un bras rapide et but le verre de Kala d’un coup. Elle sourit d’une bouche édentée et s’exclama :
— « Tu ne sais pas ce que tu rates ! »
Sa fille jura et se précipita.
— « Mère ! »
— « Je vais bien, » ronronna la vieille Melfisaroda, les lèvres ridées courbées de pur plaisir. « Cette sensation… Ah ! Cela faisait longtemps que je ne me sentais pas aussi bien ! Le vin de zorf est un grand cadeau des dieux, et il ne faut pas le mépriser, ma petite-fille… je veux dire, ma fille… Voyons, ne me regarde pas comme ça, » rit-elle. « Les vieux, il faut bien leur laisser quelques petits caprices innocents… Pense que tu seras bientôt responsable de tous ces gens et que je m’en irai rejoindre ton grand-père… euh, ton père, et… »
— « Mère, » souffla la fille Mel, quelque peu tendue. « Ne creuse pas ta tombe avant l’heure. Tu es en parfaite santé. Pour vider les verres, tu es plus rapide qu’un raid de Zorkias… Mère ! »
Elle grommela quand la vieille femme se laissa glisser sur les coussins. Celle-ci fit un geste vague, laissant traîner les syllabes.
— « Ma fille… Montre la stèle à Kala, tu veux bien ? Moi… ce ne serait pas bien que j’aille là-bas, la tête éméchée, » rit-elle.
Melfisaroda tenait le vin encore moins bien que Jiyari, pensai-je, impressionné. La fille soupira bruyamment et lança aux deux gardes du corps :
— « Veillez à ce qu’elle ne quitte pas cette chambre avant que ça lui passe. Mar-haï… » Elle fit un geste sec et me dit : « Viens, Kala. Je vais te conduire jusqu’à la stèle. »
Nous allions sortir du chapiteau et Mel s’était procuré plusieurs accompagnateurs, dont Dist, quand Kala fit :
— « Quelle stèle ? Je ne suis pas venu ici pour voir des tombes. »
Mel arqua un sourcil, haussa les épaules et mit son masque blanc, en répliquant :
— « Peu importe. Ma mère veut que tu la voies et tu la verras. »
— « Alors, c’est lui ? » demanda, derrière nous, une voix dans un murmure.
— « Ça doit être lui… »
— « Bien sûr que c’est un Fils de Liireth, » lança Mel à ses compagnons, avec rudesse. « Sinon, vous seriez déjà en train d’enterrer son cadavre. En route. »
Nous sortîmes du chapiteau et retournâmes à la brume. Moi, je commençais à être vraiment fatigué et, par conséquent, Kala aussi forcément ; cependant, le Pixie fit un effort pour se maintenir attentif et ne pas trébucher, conscient que je le relayerais s’il le faisait.
Nous marchâmes plus d’un quart d’heure avant d’arriver devant une butte. La brume, loin d’être moins dense, flottait là comme un épais manteau et Mel dut sortir sa pierre de lune pour éclairer notre chemin. Je vis que des racines avaient été coupées et disposées de façon à faciliter la petite ascension. Bientôt, nous fûmes au sommet. Seul Dist et Mel nous accompagnaient maintenant. Les trois autres étaient restés au pied de la petite colline. Mel me fit face.
— « Ne crois pas que tu aies gagné notre confiance juste parce que tu es Kala. Si tu as vraiment connu ma mère, tu dois sûrement savoir qui elle est réellement. »
À ma surprise, Kala acquiesça.
— « Bien sûr. C’est Lénérayama, la mère de Melfisaroda. La sorcière des breuvages. Et, toi, tu es sa petite-fille. Est-ce important ? »
Tandis que je digérais la nouvelle, Mel m’observa derrière son masque, impassible.
— « Ça l’est, » dit-elle plus calmement. « C’est arrivé durant la guerre de la Contre-Balance… Je venais de naître quand Melfisaroda, ma vraie mère, est morte sur un champ de bataille. Des années plus tard, ma grand-mère est apparue et tous l’ont prise pour Melfisaroda. À cette époque, elle n’était pas aussi affaiblie… Certains qui connaissaient la vérité ont voulu l’utiliser pour stimuler les troupes et ils l’ont convaincue de ranimer la gloire de sa fille. Certains ne seront peut-être pas d’accord, mais je pense qu’elle a fait encore mieux qu’elle. Je ne sais pas si ma mère aurait été capable de tenir dans cet enfer durant trente ans. Ce que je sais, c’est que ma grand-mère n’a pas laissé les esprits se démoraliser. Melfisaroda est un symbole de notre lutte qui perdure à travers le temps. Je ne te laisserai pas le détruire. »
Kala était perplexe. Moi, je me retins d’intervenir pour dire que toutes ses histoires de vol d’identité m’intéressaient bien peu.
— « C’est donc important, » dit finalement le Pixie, laconique.
Il ne fit aucun commentaire sur la mort de Melfisaroda. Le tact et les bonnes manières n’étaient apparemment pas une qualité de Kala. Il se tourna vers la brume, où était apparue l’espace d’un instant la forme d’une pierre tombale. Nous nous approchâmes avec un même intérêt. Il n’y avait qu’une stèle et, sur elle, des inscriptions qui me firent comprendre pourquoi on m’avait guidé jusque-là. Kala fronça les sourcils.
“Il y a quelque chose d’écrit sur la stèle.”
Il y eut un silence.
“Qu’est-ce que c’est ?” insista-t-il.
“Tu ne sais pas lire ?” m’étonnai-je. Et je lus : “À notre Grand Maître des Arts Supérieurs, Liireth, que ses rêves et ses exploits restent dans nos mémoires et perdurent dans nos actions, que les dieux le protègent dans l’éternité.”
Kala tomba à genoux, bouleversé.
— « Père… » murmura-t-il.
Il toucha avec les mains la surface sèche et rugueuse de la pierre tombale. Mon cœur battait avec force. Derrière nous, Mel dit avec plus de douceur :
— « Nous allons te laisser seul. N’oublie pas que tu es surveillé. »
Dist et elle disparurent dans la brume. Je regardai à nouveau la pierre tombale, les yeux gonflés de larmes. Autrefois, pleurer me faisait mal et les larmes rouillaient ma peau, mais maintenant je pouvais pleurer librement. Je pouvais me laisser emporter par mes sentiments. Je posai le front contre mes mains et dis d’une voix étouffée :
— « Tu reviendras. Tu n’es pas mort. Rao me l’a dit. Tu reviendras pour… »
Je reniflai et haletai :
— « Pour que nous puissions te remercier. »
Les larmes étaient chaudes et brûlaient. Mais elles consolaient étrangement. Dissimulé dans la brume, dans le silence de la forêt qui portait le nom de mon père, je pleurai sans savoir très bien pourquoi, durant un temps interminable, jusqu’à ce que la fatigue finisse par me vaincre et, Kala et moi, nous nous endormîmes là, sur la tombe du Grand Mage Noir de Dagovil, sur la tombe de notre père.