Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 2: Le Réveil de Kala
« Le Datsu des Arunaeh est une bulle de roche-éternelle : sacré, il vole et contemple les alentours, embrassant son possesseur. A-t-il des sentiments propres ? Parfois, j’ai l’impression que mon Datsu est vivant. »
Yanika Arunaeh
* * *
Cette nuit-là, je rêvai que je me transformais en fer noir. Je marchais tranquillement dans un tunnel aplanissant la roche, quand, brusquement, je tombais dans un lac de métal liquéfié et me changeais en un golem métallique. La douleur étreignait mon cœur comme si elle voulait le faire éclater et je me réveillai en sursaut. Aussitôt, je perçus l’orique qui m’entourait et je la défis avant de me tourner vers Yanika. Elle dormait encore. Malgré son aspect assez horrible, elle n’avait pas de fièvre et son aura était placide.
Les Zorkias étaient déjà réveillés, mais je n’aperçus que Reyk, Danz et un troisième homme en train de ranger leurs affaires à l’autre pointe de l’îlot rocheux. Les autres n’étaient visibles nulle part. Après avoir déjeuné un Œil de Sheyra et raconté mon cauchemar à Jiyari, celui-ci souffla :
— « Tu devrais prendre des vacances. Que tu aimes détruire la roche, je trouve ça bien, mais que tu voyages avec ton propre lingot de fer, ça commence à être préoccupant et, si, en plus, tu commences à rêver que tu te changes en métal… »
Je roulai les yeux et il se leva, prenant les outres vides.
— « Je vais aller les remplir. »
Je vis le blond s’éloigner, descendant le rocher, et, après l’avoir vu disparaître, je me rembrunis. Ce n’était pas la première fois que je rêvais d’un corps métallique. Kala, apparemment, en avait eu un à cause des expériences qu’on lui avait fait subir. Cependant, Jiyari semblait l’ignorer. Bien que je commence petit à petit à me faire une idée de la vie antérieure de Kala, je me demandais pourquoi celle-ci venait au compte-gouttes et, surtout, pourquoi je m’y intéressais de plus en plus. Était-ce l’objectif de Kala ? Me faire croire que lui et moi étions une seule et unique personne pour finalement me contrôler totalement ? Me faire éprouver de la compassion pour sa terrible enfance ? Ou alors était-ce simplement que la barrière qu’avait imposée Mère était en train de se briser ? Dans ce cas, si elle parvenait à se briser complètement et que Kala s’emparait de mon esprit… y aurait-il moyen de redevenir moi-même ? Mais… pouvais-je vraiment cesser d’être moi-même juste à cause de souvenirs ? Mar-haï. J’avais tant de questions sans réponse, et si compliquées, que je décidai de laisser tomber. Après avoir jeté un coup d’œil à la forêt dense et aux ténèbres de l’énorme caverne, j’enfonçai ma main dans ma poche pour me rendre compte que je n’avais pas mon diamant de Kron. Je fronçai les sourcils. Je fis un effort de mémoire… et fouillai dans le nouveau sac à dos de Yanika. Il était là. Et aussi un carnet, remarquai-je. Un journal ? Ma curiosité s’éveilla, mais, bien sûr, je n’y touchai pas. Yanika avait déjà bien assez peu d’intimité avec ses sentiments pour que je lui en ôte davantage.
Je fourrai mon diamant dans ma poche et m’apprêtai à l’examiner pour la énième fois quand je vis Reyk approcher.
— « Nous allons prendre une matinée de repos, » dit-il à voix basse. « Aujourd’hui, nous allons chasser et manger dignement. Il se peut que je vous invite si la chasse est suffisamment bonne. Comment va-t-elle ? » s’enquit-il.
— « Je crois qu’elle va mieux. » Je me levai, m’éloignai avec le Zorkia sur l’îlot rocheux et demandai : « Sommes-nous loin de la lisière nord ? »
— « À quelques heures de marche, » estima le Zorkia. « Cette forêt est petite, mais c’est un vrai labyrinthe et nous sommes assez chargés. Danz est déjà venu là plus d’une fois, mais il ne la connaît pas aussi bien que la Forêt de Ribol. »
La Forêt de Ribol, me répétai-je, arquant un sourcil. Cette forêt, qui servait de frontière entre Kozéra et Lédek, grouillait de vie, elle avait des marécages, des arbres lumineux et, à ce que j’avais entendu dire, des fleurs avec des pétales plus grands qu’une personne. Malgré les dangers, il existait une ville de bois dans ces marécages. La Cité des Koobeldes. Je regardai Reyk avec curiosité.
— « Danz est un Koobelde ? »
Le Zorkia me rendit un regard moqueur.
— « Et que sais-tu des Koobeldes, toi ? »
Je haussai les épaules.
— « Pas grand-chose. Ils forment comme un mini-royaume qui voue un culte à la Nature, non ? »
Reyk acquiesça de manière ambigüe, il s’assit sur une pierre et observa les lumières d’un téléphérique qui descendait, survolant tout Kozéra. Et dire que nous aurions pu être arrivés à Taey depuis des cycles…
— « Je me demandais, » dit alors le Zorkia. « Quand tu as menacé de nous écraser dans la grotte si nous ne vous laissions pas partir vivants… tu parlais sérieusement ? »
J’arquai un sourcil et réfléchis un moment, essayant de me rappeler… Comme le disait bien Lustogan, quand on ne sentait pas les choses, on n’avait du mal à se rappeler. Par conséquent, ce qui était arrivé depuis que nous avions quitté Firassa me paraissait nébuleux.
— « Je ne plaisantais pas, » assurai-je cependant. « Je crois que Jiyari et Yanika te l’ont expliqué. Je n’étais pas en état de plaisanter. Mais… je ne l’aurais pas fait par cruauté. Je l’aurais fait pour essayer de rester en vie, rien de plus. »
Reyk souleva légèrement la commissure d’une lèvre, mais il fronça presque aussitôt les sourcils.
— « Ces spectres, » reprit-il. « En chemin, nous en avons croisé deux. »
J’écarquillai les yeux et, sous mon regard interrogateur, il commenta :
— « Ils avaient les yeux aussi blancs que tu les avais avant, mais, au début, nous ne l’avons pas remarqué parce qu’ils avaient des capuches. J’ai encore du mal à croire que c’étaient des spectres. Ils parlaient bien clairement. »
— « Ils vous ont parlé ? » l’incitai-je avec curiosité.
Reyk m’adressa un sourire de biais.
— « Oui. Ils nous ont vus attaquer le convoi dagovilien, il y a trois semaines. Et ils nous ont proposé de travailler avec eux. » Je pâlis. Il grogna : « Bien sûr, nous les avons envoyés se faire cuire des crapauds dans le fleuve, mais cela nous a compliqué la tâche pour échapper aux Dagoviliens avec le coffre. Et, comme tu vois, nous avons pris une route de fous qui, heureusement, a débouché sur l’Aiguilleux et pas dans une voie sans issue. » Ses yeux m’observaient avec curiosité. « Alors comme ça, vous traquez ces Yeux Blancs. Ton frère blond m’a dit que tu t’es embarrassé d’un de ces colliers pour en tirer des informations… Une décision risquée. »
Je soupirai.
— « Plus que je ne le pensais. Heureusement, nous sommes proches de notre but. »
— « L’île de ta famille. »
J’acquiesçai d’un signe de la tête. Dès que nous sortirions de la forêt, nous prendrions n’importe quelle carriole pour Kozéra et, de là, nous embarquerions pour Taey. Il y avait toujours un bateau sur chaque rive, avec deux passeurs, employés des Arunaeh. Avec un peu de chance, nous n’aurions pas besoin d’attendre à Kozéra.
— « Ce serait risqué de porter plus longtemps le collier, » ajoutai-je.
Je voulais laisser sous-entendre que la fameuse mission dont Reyk voulait me charger devrait attendre. Le Zorkia saisit le message et haussa les épaules avant de se lever de sa roche en disant :
— « Je te parlerai de la tâche que je te donnerai à Bayda. Pour le moment, repose-toi. »
— « Reyk, » l’appelai-je avant qu’il ne s’éloigne. « Vous n’avez pas été libérés de Makabath, vous vous êtes évadés, n’est-ce pas ? » Le Zorkia me lança un regard pénétrant. Il ne voulait pas en parler, compris-je. Néanmoins, je poursuivis : « Cela fait un an que vous êtes en liberté, et vous volez les richesses de la Guilde des Ombres de Dagovil. Alors… ils doivent vous chercher partout. Y compris à Kozéra. »
Reyk roula les yeux et son expression se durcit, froide et sarcastique à la fois.
— « Et ils promettent une belle récompense. Ne t’inquiète pas. Nous savons ce que nous faisons. Et si tu nous trahis… »
— « Inutile de le dire, » le coupai-je.
Il y eut un silence. Le sourire de Reyk me fit frémir.
— « Je me réjouis que tu le comprennes, mon garçon. »
* * *
La chasse avait été bonne et nous mangeâmes de la soupe de racines avec de la viande de lièvre noir à satiété. Quand nous nous remîmes en route, Yanika voulut marcher. Elle allait beaucoup mieux et, dans son aura, prédominaient le soulagement et la détermination. Elle alla remercier Danz et, durant le trajet, elle bavarda avec lui avec entrain. Le guérisseur Zorkia était loquace, il racontait des histoires et, une fois qu’elle avait localisé une personne à l’âme de conteur, Yanika était du genre à se cramponner à elle et à ne pas la lâcher tant qu’elle n’avait pas soutiré tout ce qu’elle pouvait. Elle prenait plaisir à l’écouter et son aura le disait aux quatre vents. Et, n’étant peut-être pas habitué à une telle sincérité, Danz se faisait un devoir de satisfaire sa curiosité. Si bien que presque tout ce que j’appris sur le passé des Zorkias fut grâce aux charmes de Yanika. Danz parla sur un ton pratique des missions que sa compagnie de mercenaires accomplissait. Payés par « ces bâtards » de la Guilde des Ombres, ils patrouillaient les terres, défendaient les mines, protégeaient les routes, repoussaient les bandes de nadres rouges et mataient les révoltes. Quand Danz mentionna ce dernier point, il le fit seulement à mi-voix et, aussitôt, il changea de sujet et demanda à Yanika si elle avait entendu parler de la légende de l’ours sanfurient qui marchait sur deux pattes.
— « Je m’en souviendrais, » rit Yanika. « Que raconte cette légende ? »
— « En réalité, » dit le mercenaire, « c’est plus qu’une légende. Il y a cinquante et quelques années, Dabos l’Ours, l’avant-dernier commandant de notre compagnie… Bon, en fait, l’avant-avant-dernier, » se corrigea-t-il, jetant un coup d’œil à Reyk qui ouvrait la marche, « eh bien, un jour, c’était dans les premières années où je suis entré dans la compagnie, un de ses hommes m’a raconté qu’une fois, ils avaient rencontré une bête géante et velue capable de parler. C’était dans une forêt du nord, au-delà des frontières de Dagovil. À l’époque, notre compagnie s’occupait encore d’escorter les caravanes de longue distance et ils marchaient durant des mois jusqu’à Sensépal et jusqu’à la lointaine Dumblor. Et un jour qu’ils revenaient, exténués, d’un de ces voyages, ils sont tombés sur l’ours sanfurient. Celui-ci ne s’est pas enfui et il ne les a pas attaqués non plus : il s’est posté devant eux sur ses deux pattes et il a demandé : excusez-moi, est-ce vrai que je suis saïjit ? »
Yanika pouffa et, derrière eux, Jiyari et moi, nous échangeâmes des regards moqueurs. Quelle histoire était-ce là ? Danz sourit.
— « Les Zorkias ont commencé à dégainer pour charger et le tuer, mais Dabos a levé une main et a dit : tu l’es, car on dit que toute âme parlant l’abrianais avec bienséance est un bon saïjit. Et d’un simple coup d’œil, il a calmé tous ses hommes. Le commandant Dabos, on l’appelait l’Ours, parce qu’il était imposant et musclé comme un ours : personne dans sa compagnie n’osait le contredire. »
— « Comme Harynlor, » murmura un Zorkia baraqué qui marchait juste devant.
Danz fit une moue.
— « Oui. Mais Harynlor n’aurait pas eu l’idée de répondre à un ours qui parle. »
— « En supposant que l’histoire soit vraie, » se moqua un autre Zorkia. Celui-ci n’avait pas de capuche, laissant voir sa chevelure bleutée de bélarque, et je le reconnus, c’était un certain Zéhen. C’était un des archers. Il ne devait pas avoir plus de vingt-cinq ans. « C’est le vieux Balmadéo qui te l’a raconté, n’est-ce pas ? Il délirait déjà quand je l’ai connu… »
— « Idiot, » lui lança Danz. Il lui donna un coup de pied. « Montre un peu de respect pour tes anciens. »
— « Pour quoi faire ? Pour pouvoir monter en grade ? » railla Zéhen. « Nous sommes neuf. Avec Tomi et Rabe, onze. Au pire, je me trouve en onzième position… »
Cette fois, ce fut le Zorkia baraqué à côté de lui qui lui donna un coup avec le sac qu’il portait. On entendit un tintement de pièces de monnaie.
— « Ferme-la, Zéhen, » grogna-t-il. « On pourrait bien se passer du onzième, tu sais. »
Zéhen fit claquer sa langue.
— « C’est moi que tu menaces et, eux, vous leur laissez la vie sauve. C’est idiot. Commandant, » fit-il, la voix tendue, « ce type est un Arunaeh, tu l’as oublié ? Il nous vendra dès que nous le laisserons partir. Je ne crois pas que tu sois bête au point de penser qu’il va obtenir notre amnistie… »
Danz s’avança et le saisit par le col de sa cape. Ses yeux flamboyaient.
— « De quoi tu te plains, Zéhen ? Reyk n’est peut-être pas Harynlor, mais c’est notre commandant. C’est nous qui l’avons choisi. »
— « Et maintenant, nous n’avons qu’à courber l’échine et retourner au trou ? » répliqua le bélarque. « Est-ce pour ça que nous avons travaillé comme des anobes cette année ? Pour balancer tout ce que nous avons gagné, parce qu’on n’aura pas fait taire un maudit Arunaeh ? »
D’un mouvement sec, il se libéra et se tourna vers Reyk. Celui-ci s’était arrêté et regardait la scène avec des yeux détachés. L’atmosphère s’était refroidie comme sous une douche glaciale. Attah… Mon orique s’agita autour de moi et j’agrippai le bras de Yanika tandis que Jiyari se tendait comme un chat alarmé. S’ils sortaient maintenant leurs épées contre nous… nous n’avions pas la moindre possibilité de survivre.
Reyk fit quelques pas en silence puis s’arrêta devant Zéhen. Il était plus petit que celui-ci, mais plus musclé, et ses cicatrices sur le visage lui donnaient l’aspect d’un guerrier légendaire.
— « Qu’est-ce que tu proposes ? » demanda-t-il.
— « Je veux que l’on fasse un vote, » exigea Zéhen.
— « C’est ridicule, » protesta Danz. « Tu l’as déjà élu… »
— « Tu ne comprends pas, » le coupa vivement Zéhen. « Reyk est mon commandant et il continuera de l’être. Je veux juste qu’il nous laisse décider du sort de ces Arunaeh qui vont nous vendre à coup sûr. »
Reyk regarda Zéhen dans les yeux et haussa les épaules.
— « Cela s’accorde avec mes principes. Danz, appelle Amatz. Nous arrivons presque à la lisière. Je ne crois pas qu’il y ait grand danger. »
Parle pour toi, sifflai-je mentalement. Proposait-il sérieusement un vote pour décider de notre sort ? Remarquant peut-être mon visage tendu, Reyk sourit.
— « Des trucs de la démocratie. Zéhen a tout le droit de demander un vote. Ce sont les règles de ma compagnie. »
— « Et… Nous, avons-nous le droit de voter ? » demanda Jiyari, pâle.
Reyk lui adressa un sourire blanc et torve.
— « Non. Ce sont des affaires de la compagnie. »
Comme si le fait qu’ils nous laissent ou non la vie sauve ne nous regardait pas… Quand l’archer sentinelle vint, Zéhen déclara :
— « Bien. Votons. Ces trois-là savent que nous sommes des Zorkias fugitifs et que nous emportons un trésor de la Guilde des Ombres de Dagovil. Je pense que nous devons nous débarrasser d’eux avant qu’ils ne nous vendent aux Dagoviliens. Que ceux qui pensent comme moi lèvent la main. »
Le silence s’imposa dans la forêt. Une aura, mélange de déception, de peur et de tension nous enveloppa. Sous les capuches des Zorkias, on entendit des soupirs, on sentit l’hésitation… Doutaient-ils parce qu’ils ne voulaient pas nous tuer ou parce que Reyk, lui, n’avait pas levé la main ? Brusquement, une subite détermination nous saisit. L’aura de Yanika ? Dannélah…, haletai-je, interdit. Tentait-elle de contrôler les votes ? Pourtant les Zorkias commencèrent à lever les mains. Reyk, Danz et le dénommé Amatz qui avait quitté son rôle de sentinelle ne bougèrent pas. Les six autres, cependant, levèrent la main, avec plus ou moins d’hésitation, mais ils la levèrent sans équivoque. L’aura changea alors d’un coup et se chargea de peur et de contrariété. Du coin de l’œil, je vis Yanika serrer les lèvres avec concentration. Mar-haï… Elle essayait d’influencer les votes. Je n’étais pas en train de l’imaginer. Mais ça n’avait pas marché.
— « Je vois, » dit Reyk, « que le résultat est de six contre trois. Je reconnais que vous me décevez, mes amis. Ces trois sujets que vous condamnez sont des adolescents. Drey est un destructeur de roche, pas un bréjiste. Le blond s’évanouit dès qu’il voit du sang. Et la fille est le mouton noir de sa famille… Je me sens capable de commettre des barbaries pour sauver mes frères, mais éliminer ce trio, ce serait retomber dans l’enfer où nous sommes déjà tombés une fois. Je crois que tous les trois comprennent bien le compromis et ne nous dénonceront pas. C’est ce que je crois. Dites-moi, Drey, Jiyari et Yanika, si je me trompe. »
Sous le regard attentif de tous les Zorkias, je soupirai bruyamment, tendu, un de mes poings serré sifflant d’orique. Je lançai :
— « Par Sheyra, Tokura et Antaka, je jure que je ne vous dénoncerai pas. »
— « Moi aussi, je le jure, » dit énergiquement Yanika. « Vous n’avez qu’à écouter mon aura pour savoir que je ne mens pas. »
— « M-moi… » Jiyari toussota. « Par Tatako, dieu de la Sagesse, moi aussi, je le jure. »
Zéhen regardait le commandant, la mine sceptique.
— « Comment peux-tu te fier à un serment ? Pour eux, nous ne sommes probablement que de la racaille, des bandits sans honneur. »
— « Ce n’est pas vrai, » protesta Yanika. « Je ne sais pas ce que vous avez l’intention de faire avec cet argent volé, mais je suis sûre que vous n’êtes pas aussi mauvais que vous essayez de le faire croire. Vous êtes peinés. Et indécis. Et vous ne voulez pas nous tuer. Vous n’avez pas non plus confiance en nous, mais vous le voudriez. Danz m’a sauvé la vie. Vous avez sauvé mon frère… je crois que vous êtes de bonnes gens. »
Son aura violemment sincère ne laissait pas de doutes. L’atmosphère s’était détendue… Cependant, Zéhen fronça les sourcils.
— « Elle nous contrôle avec sa bréjique… »
— « Elle ne le fait pas exprès, » assura Reyk.
— « Et comment en es-tu si sûr ? » rétorqua le jeune archer. « C’est une Arunaeh. Une bréjiste. Elle… »
— « Elle n’a reçu aucun entraînement comme bréjiste, » le coupai-je. « Ma sœur ne vous trompe pas. »
Je sentis une indécision croissante parmi les encapuchonnés. Le commandant soupira.
— « C’est bon. J’ai pris une décision. Vous me direz si vous êtes d’accord. Nous laisserons les deux Arunaeh se rendre sur l’île pour qu’ils obtiennent l’information de ce collier et pour que le garçon se libère du spectre. Entretemps, nous garderons le blond comme invité. Et, quand ces deux reviendront, ils nous aideront. »
Il y eut un silence. Jiyari était devenu livide. Voilà qu’ils voulaient prendre des otages maintenant…
— « À quoi ? » demanda un Zorkia encapuchonné d’une voix plus traînarde qu’impatiente. « À quoi peuvent nous aider des Arunaeh ? »
— « À libérer les nôtres, Mayk. Je voulais en parler avec une bonne pinte de camoun entre les mains, mais puisque nous en sommes là… Écoute-moi bien, Arunaeh, » me dit le commandant. « Je ne sais pas ce qu’on a pu te raconter sur ce qui s’est passé à Dagovil il y a deux ans. Probablement une vérité partiale. Ou un complet mensonge. Moi, je te dirai la vérité pendant que nous avançons. »
Il jeta un regard vers ses compagnons et ceux-ci, prenant les choses avec patience, ramassèrent leurs sacs et nous nous remîmes lentement en marche. Après un silence, Reyk reprit :
— « Les relations entre la Guilde des Ombres et notre compagnie ont commencé sous le commandement d’Harynlor. Il avait pensé que notre compagnie vivrait mieux en restant à Dagovil avec la paie de la Guilde au lieu de réaliser d’éternels voyages dans des tunnels où seule la mort nous attendait. J’ai été témoin du changement et, durant trente ans, nous avons travaillé pour la Guilde. Au début, nous servions à escorter les convois et à protéger les mines. Puis la Guilde s’est mise à nous donner des tâches plus variées. Elle a commencé à vraiment s’appuyer sur nous… et Harynlor a gagné pas mal d’influence en politique bien qu’il ne soit qu’un simple mercenaire. Il y a sept ans, ils lui ont offert un poste dans la Guilde. Mais Harynlor l’a refusé. Peu après, nos relations avec la Guilde se sont détériorées. À cette époque, les Zombras nous disputaient déjà le travail. »
— « Les Zombras ? » répétai-je. « Ce sont les gardes de la Guilde, non ? »
Reyk grimaça.
— « C’est comme ça qu’ils se font appeler depuis sept ans. Au départ, c’étaient des mercenaires comme nous, avec un commandant indépendant, mais… »
— « Ils se sont laissés dévorer par la Guilde, » dit Danz. « Leur commandant est devenu un bureaucrate et les autres, des sicaires. »
Reyk acquiesça.
— « Les Zombras jurent loyauté à la Guilde pour toute une vie. Ce qu’Harynlor n’a pas voulu accepter pour les Zorkias. Nous autres, nous ne jurions loyauté que pour une durée de dix ans. Nous avons renouvelé notre serment deux fois… »
— « Mais pas trois, » devinai-je.
— « Exact. Sauf que, pendant les sept ans qu’il nous restait pour tenir notre serment, Harynlor nous a dit d’endurer. Les Zorkias, nous tenions chacune de nos promesses depuis presque cent ans. Il ne fallait pas entacher notre parcours. » Ses yeux froids se couvrirent d’amertume. « Chienne de vie, » grogna-t-il. « Nous avons tout supporté, les humiliations des Zombras, les sales besognes, tout cela parce nous espérions qu’une fois libres, ils nous laisseraient en paix. Et, alors qu’il ne manquait que trois semaines pour dire à ceux de la Guilde que nous ne renouvellerions pas le serment, ce ministre Jabag a tout gâché. Il a surpris deux de nos gars les plus jeunes de la compagnie en train de vendre des articles de contrebande. C’est une pratique courante chez les mercenaires, personne avec un peu de jugeote n’aurait rien dit si des gars essayaient de se faire quelques kétales pour arrondir la paie. Sauf que le ministre Jabag était un idiot. Il était dans son village, son territoire… et il détestait les Zorkias parce qu’il avait des parents parmi les Zombras. Il a fait exécuter les gars. »
Yanika inspira, choquée.
— « Ni plus ni moins, » confirma Zéhen d’une voix coupante. « Il a fait pendre mes meilleurs amis comme de vulgaires bandits. Rubig. Labério. Ils venaient de sauver un village voisin d’une manticore, et ce fumier abruti les a fait tuer sur un coup de tête. »
Ses yeux, quand il les tourna en arrière, brillaient de haine. Reyk s’éclaircit la voix.
— « Harynlor, » reprit-il, « a alors présenté une plainte à la Guilde. Mais celle-ci l’a ignorée en disant que le ministre était dans son droit. Et Harynlor, qui était un homme de la vieille école, a eu l’idée de défier Jabag à un duel à mort. »
Je ne pus contenir un souffle. Un duel à mort contre un ministre ? Reyk soupira.
— « Cela peut te paraître ridicule, Drey Arunaeh, mais… dans notre compagnie, c’est ainsi que l’on résout les injures impardonnables. Mais le ministre lui a ri à la figure. Il lui a dit qu’il connaissait plus de deux dizaines de Zorkias coupables d’actes illicites et il lui a demandé s’il voulait qu’il fasse danser la corde dans son village ou à Dagovil. La menace était si claire que nous avons compris qu’elle ne venait pas seulement du ministre Jabag. Elle venait de la tête de la Guilde. Ils nous envoyaient un avertissement pour nous forcer à renouveler le serment. Dès qu’Harynlor a compris qu’il nous avait mis dans une souricière, il a essayé de nous en sortir. » Il marqua un temps. « Le ministre Jabag n’est pas arrivé vivant au cycle suivant. Nous nous sommes installés dans son village et nous avons déclaré la guerre à la Guilde. »
J’écarquillai les yeux. Une compagnie de deux-cents hommes… avait déclaré la guerre à la Guilde de Dagovil ? Eh bien, assurément, il s’en était passé des choses durant mes années d’absence. Perdu dans ses souvenirs, Reyk avait ralenti encore davantage le rythme et il semblait presque avoir oublié son entourage.
— « Les menaces de la Guilde nous avaient mis très en colère, » continua-t-il, « mais nous voulions surtout nous tirer vivants de cette affaire et nous savions que, où que nous allions, les Zombras nous cerneraient. Nous n’avons reçu aucun appui des villageois. Nous ne l’espérions pas non plus, mais cela nous a encore davantage mis en rogne. »
— « Vas-tu te confesser maintenant, commandant ? » lui dit Zéhen, agacé. « Résume et dis que nous ne sommes pas des anges, c’est tout. Nous ne l’étions pas avant, et nous ne le sommes pas non plus maintenant, sache-le, petite, » dit-il à Yanika. « Et je me fiche qu’on ne soit pas des anges. Nous avons forcé les villageois à construire des palissades et à creuser des tranchées, et alors ? Certains sont morts, et alors ? Nous, nous les avons protégés des monstres durant des années. Et quand la Guilde décide de nous écraser, pas une âme ne bouge un doigt pour nous aider ? Le monde est plein de vermine. »
C’étaient les paroles d’un jeune qui n’avait vu dans la vie que des combats, du sang, de mauvaises paies et des trahisons. J’observai ses yeux, flamboyants comme deux feux rageurs. Le monde était plein de vermine, disait-il ? Eh bien, tu ne vas pas l’arranger en pensant de la sorte, me dis-je. Reyk secoua la tête et, durant quelques instants, nous avançâmes entre les arbres sans que personne n’ose rompre le silence.
— « Finalement, les Zombras nous ont piégés, » dit Reyk, « Harynlor ne pensait pas qu’ils enverraient un détachement aussi nombreux… mais il s’était trompé. »
Jiyari inspira et intervint :
— « Est-ce vrai… que cent des vôtres sont morts ? »
Reyk lui jeta un regard ironique.
— « Ils ont arrondi le nombre pour les chansons. Bon nombre sont morts, c’est certain. Mais quand nous avons vu que nous allions perdre… nous n’avons pas eu d’autre option que de nous rendre. Des deux-cent-vingt-six hommes que comptait la compagnie, quarante-deux ont déserté, trente sont morts durant la bataille et six sont passés dans le camp des Zombras. Le reste, nous avons tous finis à Makabath. Enfin, au bout de quelques mois dans cet enfer, certains ont accepté de travailler pour les Zombras. »
— « Ceux qui servaient encore à quelque chose, » murmura Mayk.
— « Peut-on savoir pourquoi tu leur racontes tout ça, commandant ? » intervint soudain un Zorkia encapuchonné avec une pointe d’irritation dans la voix.
Reyk afficha un léger sourire amer.
— « Même moi, je n’en sais rien, » admit-il. Nous arrivions à la lisière de la forêt et nous débouchâmes au pied d’une colline couverte d’herbe bleue, avec un chemin qui passait, non loin, parallèle à la forêt. Le commandant jeta un regard circulaire avant de reprendre : « Je suppose que je voulais leur donner notre version des faits. » Il rabattit sa capuche pour dissimuler son visage. « Bayda est juste là-bas. »
Nous nous mîmes en marche vers le chemin. Regardant du coin de l’œil les neuf Zorkias, je pus remarquer que certains raidissaient leur pas tandis que d’autres tentaient de paraître naturels avec plus ou moins de succès. Je me demandai comment ils avaient réussi à passer inaperçus aux yeux de la Guilde durant un an.
— « Drey, » me murmura Jiyari. « Moi… je ne veux pas rester avec eux. »
Je grimaçai et répondis à voix basse :
— « Je sais, mais que veux-tu que je fasse ? » Sous le regard plissé de Zéhen, je me raclai la gorge et élevai la voix. « Il y a deux cycles, je n’avais encore jamais entendu parler des Zorkias, » dis-je, « alors, vous pouvez êtres sûrs que je n’ai pas vraiment de préjugés. » Face à l’expression surprise de Reyk, je fis remarquer avec une moue souriante : « J’ai eu une enfance très occupée. Bon, » ajoutai-je, enfonçant les mains dans mes poches. « Avant, tu as dit que j’allais vous aider à libérer tes compagnons. Je suppose que tu faisais allusion à ceux qui sont encore enfermés dans la prison de Makabath. »
Reyk grimaça.
— « Mm, » acquiesça-t-il.
Je commençais à me faire une idée de la mission que Reyk voulait m’assigner. J’étais destructeur ; il se pouvait donc qu’il me demande de faciliter l’évasion de ses compagnons. Selon la disposition de la prison, je pouvais le faire.
— « C’est d’accord, » dis-je. « Je le ferai. »
Reyk me regarda avec surprise.
— « Tu le feras ? »
— « Mais tu devras me donner des informations sur la prison. J’ai été à Dagovil capitale quatre ou cinq fois, mais, la prison, je ne l’ai jamais vue. »
Reyk cligna des yeux.
— « C’est… plutôt le contraire, » toussota-t-il. « Moi, j’allais te demander de soutirer des informations à ton parent sur l’endroit exact de chaque membre de la compagnie. Nous n’étions pas tous dans une même cellule, ni au même étage. Harynlor et les officiers étaient au plus haut étage. Ceux-là… ils sont déjà tous morts. Mais il doit rester une soixantaine de Zorkias aux étages inférieurs. C’est ce que nous pensons. Mais, avant d’essayer de les tirer de là, nous devons savoir où nous mettons les pieds et si nous allons sauver des compagnons… ou des cadavres. »
Cette fois, c’est moi qui le regardai avec surprise. Diables. Ce Zorkia voulait des informations sur ses compagnons…
— « Et c’est tout ? » fis-je.
— « Que croyais-tu ? » répliqua-t-il, exaspéré.
Je ne pus m’empêcher de sourire légèrement.
— « La vérité… je croyais que tu allais me demander de creuser un tunnel pour vous faire entrer dans la prison. »
Reyk et Danz s’arrêtèrent net, interdits, et échangèrent un regard.
— « Tu serais capable de faire un truc pareil ? » demanda Danz, incrédule.
Je roulai les yeux.
— « Si c’est du granite, je peux creuser plusieurs mètres en une heure. Cela dépend du type de roche. » Je perçus clairement la stupéfaction des Zorkias et je leur dis avec franchise : « Si cela ne vous dérange pas, je préfèrerais faire ça et ne pas avoir à contacter mon oncle. »
Reyk croisa les bras, pensif.
— « Ta proposition est plus risquée pour toi. Si les gardes te surprennent en train d’endommager les murs extérieurs de la prison, ils t’emprisonneront. »
Assurément, ils le feraient. Et à plus forte raison pour quelqu’un qui possédait le diplôme dagovilien de destructeur : la peine serait doublée. Cependant, je préférais courir ce risque plutôt que de soutirer des informations secrètes à mon oncle. La confidentialité d’un inquisiteur était sacrée.
— « Je préfère malgré tout cette option, » dis-je.
Reyk m’observa attentivement. Il regarda ses compagnons, fronça les sourcils puis reporta ses yeux sur moi. Moi, je me tournai vers les lumières de Bayda qui étaient apparues en arrivant au sommet de la colline. C’était un village d’environ deux-cents personnes peut-être. De là, bien qu’on soit à plusieurs centaines de mètres de distance, on entendait la rumeur de la mer d’Afah contre les hautes Falaises de Nétel. Cela sentait le sel.
Finalement, Reyk prit sa décision.
— « Je refuse, » dit-il. « C’est une affaire entre Zorkias. Je te demande uniquement deux choses : que tu me fournisses des informations exactes sur les prisonniers Zorkias et que tu nous aides à arriver à Kozéra sans que personne ne nous embête. Ton nom devrait suffire pour dissiper les soupçons. »
J’arquai un sourcil. La seule idée de soutirer à mon oncle des informations sur Makabath me mettait mal à l’aise, mais…
— « C’est d’accord, » dis-je. « Je ferai ce que je pourrai. Mais laissez Jiyari en paix. »
Reyk soupira, secouant la tête.
— « Désolé. Il est notre garantie. Et mes compagnons se sentiront beaucoup plus tranquilles avec lui. »
Je sentis une pointe d’amusement dans sa voix qui ne me plut pas. Et cela me plut encore moins quand il dit :
— « Oh, et si ça ne te dérange pas, j’aimerais connaître l’adresse de ton oncle. »
Je lui jetai un regard froid.
— « Yanika, » dis-je. « Tu penses vraiment que ce type a bon cœur ? »
Ma sœur fit une moue embarrassée. Reyk m’adressa un sourire moqueur de bourreau.
— « Les affaires sont les affaires. Moi, je vous ai sauvés. Les services que je demande me semblent un bien petit prix… »
— « Je te rappelle, » répliquai-je, « que, sans toi et le gros qui m’a dupé, nous ne serions pas descendus dans l’Aiguilleux et ma sœur n’aurait pas été empoisonnée par ces horribles insectes. »
— « Oh-oh, » observa Amatz. « le garçon sent que la civilisation est proche et il joue les braves. »
— « Alors qu’il était si reconnaissant dans l’Aiguilleux après qu’on l’a sauvé de l’écaille-néfande, » se moqua Mayk.
— « Peut-être qu’on devrait lui couper la langue, » dit un autre Zorkia.
— « Les Arunaeh savent parler par bréjique, Bersfus, » rétorqua Zéhen. « En plus, ce sont des érudits. Ils savent écrire. »
— « Alors, on lui coupera la tête, » dit un autre qui n’avait pas parlé jusqu’alors. « On verra s’il sait toujours écrire après ça. »
Zéhen, Mayk et Bersfus s’esclaffèrent. Reyk, ce maudit, avait un petit sourire blagueur sur les lèvres. Danz marmonna :
— « Vous voulez bien arrêter ça, maintenant ? Il nous a proposé de nous aider à entrer dans le Makabath et c’est ainsi que vous le traitez ? Imbéciles. Vous, c’est sûr que vous n’avez pas besoin de vos têtes. Vous pouvez parler sans en avoir. »
Je m’attendais à ce que quelqu’un réplique, mais les Zorkias semblaient avoir du respect pour le guérisseur. Presque plus que pour le commandant. Et, moi, je commençais à avoir de moins en moins envie de faire quelque chose pour eux. Mais Danz avait sauvé Yanika, pensai-je. Et ces types… auraient pu nous abandonner et ils ne l’avaient pas fait. Nous étions des Arunaeh, ils haïssaient les Arunaeh et, malgré cela, ils étaient là à lancer des menaces moqueuses sans même toucher le pommeau de leurs épées. Nous n’avions pas grand-chose en commun mais… ce n’était pas vraiment de mauvaises gens.
Reyk sourit, nous prenant Jiyari et moi par une épaule.
— « Allez, les gars. Vous allez savoir ce que c’est qu’un vrai camoun et du bon. On ne trouve pas ça à Dagovil, je vous le dis. »
Tandis qu’il nous poussait sur le chemin vers les lumières de Bayda, je protestai :
— « Désolé, mais je ne b… »
— « Hein ? » m’interrompit Reyk d’une voix profonde. « J’ai failli te laisser dire une énormité. Tu ne bois pas ? Eh bien, fais-moi une dernière faveur et je te jure que celle-là, ce sera la dernière que je te demande. Bois avec moi. Une bonne pinte. Tu ne t’en repentiras pas. »
Je le regardai, embarrassé. Dannélah, je…
— « Jiyari ne supporte pas la boisson, » objectai-je. « Ça le rend malade et, moi… eh bien… la balance de Sheyra… »
— « Qu’elle se balance un moment ! » plaisanta Reyk. Et il plongea ses yeux sombres dans les miens. « Sérieusement. Les adeptes de Sheyra ne disent-ils pas que le chaos est nécessaire à l’équilibre parfait ? Allez ! Une pinte ne te soûlera pas. »
— « D’après ce que j’ai entendu, même un tonneau ne le ferait pas, » répliquai-je posément. « Un Arunaeh ne peut pas se soûler. »
Reyk marqua un temps, surpris, et, alors, il siffla entre ses dents.
— « Ça, c’est vraiment une malédiction. »
— « La pire que j’ai entendue de ma vie, » approuva Zéhen.
— « Il ne peut pas se soûler ? » s’ébahit un autre Zorkia.
Leurs regards éberlués m’arrachèrent un tic nerveux. Reyk secoua la tête.
— « Je ne comprends pas. Pourquoi, alors, tu refuses si obstinément de boire ? »
Je soupirai.
— « Si je ne me soûle pas, c’est parce que le Datsu se libère, » expliquai-je. « Et si le Datsu se libère, je sens encore moins. Je n’ai jamais essayé personnellement, mais, à ce que j’ai entendu dire, le Datsu ne peut plus se brider volontairement tant que l’alcool n’a pas été éliminé du corps. C’est pour ça, » conclus-je, « que je ne bois pas. »
En plus, il y avait le problème particulier de mon Datsu qui pouvait réagir de manière excessive. Je ne voulais pas me retrouver une nouvelle fois sans sentiments. Yanika dut penser quelque chose de semblable, car son aura s’imprégna d’une subite inquiétude.
— « S’il vous plaît ! » dit-elle, s’arrêtant sur le chemin. « Ne soûlez pas mon frère. »
Il y eut une seconde de silence étonné… et, alors, les Zorkias se mirent à rire, cette fois, pas d’un rire sarcastique et mordant de mercenaire, mais avec un rire ouvert, bruyant et sincère. La supplication, sortie de son contexte, était amusante, admis-je. Face à l’aura surprise de Yanika, je souris et ébouriffai ses tresses.
— « J’ai dit quelque chose de bizarre ? » demanda ma sœur, déconcertée.
— « Penses-tu, » dis-je, souriant, en hochant la tête, « C’est eux qui sont bizarres. »
Yanika les regarda, mordilla sa lèvre et se tourna vers Danz, qui, plus tranquille, se contentait de sourire, roulant les yeux.
— « Danz, » dit ma sœur, alors que nous reprenions la marche. « Et l’ours bipède qui parlait ? Tu n’as pas raconté ce qu’il a fait quand le commandant Dabos lui a dit qu’il était saïjit. »
— « Ah, » sourit le guérisseur Zorkia. « Apparemment, l’ours a souri et lui a répondu : quand mes frères aînés apprendront ça, ils ne vont pas apprécier. Et alors, un autre monstre a surgi, frappant la roche de ses poings, appelant à grands cris : Choki, Choki ! Sais-tu ce que le commandant a fait ensuite ? »
— « Non. Qu’est-ce qu’il a fait ? »
— « Il a décampé avec la compagnie. Fuis à temps pour vivre un autre cycle, comme dit le proverbe. »
Yanika rit. Jiyari et moi nous regardâmes, saisis d’une sensation très étrange. Il y avait plus de cinquante ans… un ours sur deux pattes qui parlait l’abrianais, avec des frères qui n’appréciaient pas qu’on les traite de saïjits… Se pouvait-il que… ? Jiyari me murmura :
— « Choki… Est-ce que cela pourrait être Boki ? » Boki était l’un des Huits Pixies du Désastre. Le blond me regarda avec un trouble évident. « Je ne me souviens de rien, » admit-il en chuchotant, « mais si quelqu’un frappait les parois… c’était sûrement toi. »
Kala, rectifiai-je mentalement, pas moi. Et, remarquant le coup d’œil curieux que nous lança Danz, je secouai la tête.
— « Ce ne sont que des contes de fées. »
Jiyari sourit.
— « Oui. Des contes de fées. »