Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 2: Le Réveil de Kala

16 La Forêt de Gan

J’avais mal partout, j’avais mal, mal… Mais je ne pensais pas à cela. Je gisais dans un grand pré fleuri et levais les yeux vers les nuages. J’entendais le vent et le gazouillement des oiseaux, mais, surtout, je parvenais à sentir les rayons chauds du soleil sur ma peau dure comme le fer noir.

Un peu plus loin, Jiyari s’était penché devant une grande fleur rouge et il tournait la tête, comme hypnotisé, à chaque oscillation de la tige bercée par le vent. Il disait que voir les fleurs l’aidait à se rappeler toutes les bonnes choses… mais ses souvenirs se perdaient malgré tout. À l’ombre d’un grand arbre aux feuilles vertes, Rao sautait, jouant à la corde, mais elle s’arrêta de sauter à cet instant.

— « Kala ! Viens jouer avec moi ! »

Je voulais. Réellement, je voulais, bien que je ne sois plus précisément un enfant. Mais je ne pouvais pas. Parce que j’avais trop mal partout. Le sachant, Rao s’approcha, elle s’assit à califourchon sur moi et riva ses yeux dans les miens. Elle ne me voyait pas. Il y avait quelques mois, elle était restée aveugle. Mais elle disait qu’elle voyait mon énergie. Elle disait aussi qu’elle voyait mon âme.

— « Jouons, » dit-elle.

Je ne répondis pas. Je ne pouvais plus lui répondre. Ma voix avait disparu presque en même temps que sa vue. Petit à petit, nos corps se détérioraient. Petit à petit, nous nous enfoncions dans le néant.

Je levai une main vers sa joue. Rao avait déjà dix-huit ans, mais son corps avait gardé l’apparence d’une fillette de douze. À vrai dire, aucun de nous n’avait une apparence saïjit. Nous n’étions pas comme les êtres que nous avions vus à travers nos voiles pendant que nous voyagions, fuyant le laboratoire massacré. Nous n’étions comme personne. Nous étions des monstres. Des cobayes condamnés à mourir.

Une larme naquit dans mes yeux. Je ne pus la cacher : bien qu’aveugle, Rao savait toujours comment je me sentais.

— « Kala, ne pleure pas ! » me réprimanda-t-elle. « Tes yeux se rouilleront et cesseront de fonctionner. »

Les tiens ne fonctionnent déjà plus, pensai-je. Ils ne sont pas nécessaires pour vivre. Ma main caressa son cou. À travers le bout de mes doigts, je parvenais à sentir ses écailles. Et je savais que Rao aimait que je la touche.

Si seulement je pouvais parler, pensai-je. Si seulement je savais parler par bréjique comme Lotus…

Alors, je lui dirais… je lui dirais…

Son visage s’approcha et nos lèvres se touchèrent. Je ressentis du plaisir au milieu de tant de douleur. Je sentis et compris que je n’allais pas renoncer à ma vie. Rao posa son front contre le mien et, après un silence, elle murmura :

— « Est-ce que je dis à Lotus que tu es d’accord pour l’expérience ? »

Je croisai son regard aveugle, beau malgré tout. J’acquiesçai en silence sous le contact de ses doigts couverts de poils et l’embrassai de nouveau. Mon cœur battait avec force. Vis, me disait-il. Vivons tous ensemble et créons notre propre monde. La voix surprise et enfantine de Jiyari nous parvint :

— « Kala. Rao. Qu’est-ce que vous faites ? »

Je souris. Mes yeux étaient baignés de larmes et me faisaient souffrir. Mon sourire me faisait souffrir. Mais cela ne m’importait plus.

* * *

Mon souvenir se dilua dans un rêve vide où je me sentais à présent simplement prisonnier, broyé, réduit à un grain de sable. Était-ce la sensation que j’avais éprouvée le jour où Lotus avait transvasé mon esprit dans la larme de cristal ? Non. Cette sensation, je la ressentais plus fortement qu’un simple souvenir. Mais je n’arrivais pas à la comprendre. Alors, brusquement, j’ouvris les yeux, j’entendis un grognement animal et je perdis l’équilibre, désorienté, confus. Mes réflexes oriques ne fonctionnèrent pas et je m’écrasai brutalement contre la roche dure et coupante. Si je n’avais pas porté des habits de destructeur, j’aurais mal fini. Je levai des yeux horrifiés vers la créature qui se penchait vers moi. Ce n’était pas un nadre rouge. C’était un écaille-néfande. Ses écailles noires s’ouvraient et se fermaient comme s’il respirait par celles-ci. Ses yeux venaient de se détourner vers un endroit derrière moi, tandis que ses crocs d’un blanc oranger, à un mètre à peine, laissaient filtrer une haleine fétide plus chaude encore que l’air de l’Aiguilleux. Que diables se passait-il ? Je n’en savais rien. La seule chose que je savais, à ce moment, c’était que je n’arrivais pas à bouger. J’étais paralysé. Paralysé de terreur.

De toute façon, il était trop tard pour pouvoir fuir, ou ça l’aurait été si, à cet instant, l’écaille-néfande n’avait pas reçu une flèche dans l’œil gauche. Le rugissement qu’il poussa me transperça les tympans et je me couvris les oreilles, plus confus que jamais. Je n’arrivais pas à aligner deux pensées à la suite. Les émotions m’envahissaient, m’étouffaient, me laissaient comme une souris sans défense, tremblant de la tête aux pieds et le souffle court, blotti contre la roche tandis que des voix m’appelaient.

— « Drey ! » disait l’une d’elles.

— « Attention à la queue ! » gronda une autre voix.

— « Il s’en est fallu d’un cheveu ! »

— « Il s’en va enfin, commandant ! »

De fait, après avoir causé un tumulte qui avait bien failli me tuer, l’écaille-néfande s’éloignait. La créature s’appuya contre une stalagmite qui ne supporta pas son poids, elle vacilla, mais elle continua à avancer et disparut dans les ténèbres, laissant une traînée de sang noir. Ses pas, habituellement silencieux malgré sa grande taille, retentissaient lourdement contre le sol igné de l’Aiguilleux.

— « Frère ! »

Des mains m’agrippèrent et se cramponnèrent à moi au moment où mon Datsu se décidait enfin à se libérer. Aussitôt, ma terreur se changea en un mélange de peur et de soulagement, mon corps cessa de trembler, j’écartai les mains de mes oreilles et ouvris les yeux.

— « Yani… ka, » haletai-je. Je la serrai dans mes bras. Par tous les dieux… que s’était-il passé ?

— « Tu t’es transformé, » dit Jiyari, s’agenouillant près de moi. Ses yeux sombres brillaient d’émotion. « Des yurmis ont voulu emporter Yanika pendant que nous dormions. Ces bestioles… l’ont laissée inconsciente et l’ont emmenée assez loin… Quand les Zorkias l’ont libérée… toi, enfin le spectre en fait, tu avais déjà disparu. Tu as couru pendant des heures… Tu… tu te sens bien ? »

Je ne savais pas s’il demandait ça à cause de mon corps maltraité par la course, à cause de l’écaille-néfande ou des larmes qui s’échappaient de mes yeux sans que je puisse les contenir. Yanika avait été en danger et, moi, je m’étais endormi comme un idiot. D’abord, je m’étais laissé tromper par un charlatan et j’avais emmené ma sœur avec moi dans l’Aiguilleux et, ensuite, je n’avais pas été capable de la protéger. Et pour comble, je l’avais préoccupée durant tout ce temps parce que j’avais perdu mes sentiments et n’avais été capable de les retrouver que grâce à l’intervention de… de qui ? De Kala ? Du spectre, involontairement ? Je ne le savais pas. Mon Datsu tardait à m’apaiser, remarquai-je. Mais ma peau avait enfin repris sa couleur bleutée de kadaelfe.

— « Grâce aux dieux, tu es de retour, » sourit Jiyari.

Et, nous voyant Yanika et moi dans les bras l’un de l’autre, il nous imita passant ses bras autour de nous, l’expression émue… Je me tendis comme une corde et le foudroyai du regard.

— « Qu’est-ce que tu fais ? »

— « Je veux me réjouir avec vous, » sourit-il.

Ce n’est qu’alors que je remarquai les neuf Zorkias et je rougis comme un zorf. L’un tenait encore son arc à la main, scrutant les ténèbres. Celui au galon taché de sang avait un éclat étrange dans les yeux.

— « Écarte-toi, Jiyari ! » protestai-je.

Je me libérai. L’aura de Yanika s’était considérablement allégée et elle nous adressa à tous deux un sourire amusé. Cependant, quand j’observai mieux son visage et vis les points rouges qui commençaient à apparaître, la préoccupation m’envahit de nouveau.

— « Yanika ! Qu’est-ce qui t’est arrivé ? Qu’est-ce qu… ? »

L’aura de ma sœur s’emplit d’incompréhension. Celui au galon s’approcha de quelques pas et jeta un coup d’œil au visage de Yanika.

— « Kasrada, » jura-t-il. « Viens voir ça, Danz. »

Un des encapuchonnés s’approcha et jura pareillement.

— « C’est du venin de yurmi. Il agit lentement, mais il est dangereux. En un cycle, les points commencent à apparaître, en deux, tout le corps se mettra à la piquer, en trois, la fièvre arrive et, en quatre, il n’y a plus… »

— « Assez de détails, » le coupa celui au galon.

Ses yeux passèrent du visage de ma sœur au mien, peut-être attirés par la façon dont mon Datsu s’étendait sur ma figure à partir du tatouage habituel. Ma sœur… avait été empoisonnée. Par des yurmis. J’avais lu que c’étaient des insectes bipèdes dangereux de la taille d’un gros rat ; ils fuyaient l’eau, d’où leur rareté dans les Cités de l’Eau : ils se réfugiaient dans les zones volcaniques et chaudes comme l’Aiguilleux. Le pire, c’était que je n’avais aucune idée des effets que pouvait avoir leur venin. Je ne savais pas s’il était mortel. Mais je n’osai pas le demander devant Yanika : son aura était déjà suffisamment inquiète.

Le Zorkia soupira.

— « Il y a un antidote. »

Il baissa de nouveau son regard vers moi, et je répétai avec espoir :

— « Un antidote ? »

Il se tourna vers le dénommé Danz qui, apparemment, avait des compétences de guérisseur. Celui-ci acquiesça.

— « Je sais le fabriquer. Je l’ai déjà fait une fois, il y a des années, pour un de nos hommes… Dans la Forêt de Gan, je devrais pouvoir trouver les ingrédients facilement. »

Celui au galon fit une moue agacée.

— « Kasrada, » marmonna-t-il. « Je n’arrive pas à croire que je fais ça pour un Arunaeh… »

Il me tourna le dos. Et, soudain, je pensai que Yanika avait raison : assurément, cet homme n’était pas mauvais. Il avait sauvé ma sœur, il m’avait sauvé, moi, et… maintenant, il s’apprêtait à sauver ma sœur une nouvelle fois. Je dis spontanément :

— « Mahi. »

Celui au galon se tourna, surpris d’être appelé avec un titre qui indiquait tant de respect. Je posai les mains contre la roche et m’inclinai profondément.

— « Pour tout ce que tu as déjà fait pour nous… je me sens infiniment reconnaissant. Je jure de te rendre la pareille, quoi qu’il en coûte, mais… s’il te plaît, sauve ma sœur de ce venin. »

Celui au galon émit un grognement bas et je levai la tête vers lui pour croiser ses yeux fatigués.

— « Quoi qu’il en coûte, hein ? » demanda-t-il.

Je déglutis.

— « Hormis tuer des gens, si c’est possible. »

Le Zorkia m’adressa un sourire torve.

— « Un Arunaeh avec des principes, quelle découverte. Jamais je n’aurais pensé que mon rêve se réaliserait si vite : voir un Arunaeh se traîner devant moi, c’est un délice. »

Je baissai la tête, roulant les yeux.

— « Mais tu aurais préféré que ce soit un autre, n’est-ce pas ? » répliquai-je posément.

Il y eut un silence.

— « Mmpf. Si ça avait été cet autre… il n’aurait même pas eu le temps de demander pitié, crois-moi. »

Ses yeux s’étaient enflammés, remarquai-je. Je te crois, pensai-je avec un frisson. Comme l’avait bien dit Yanika, même les bonnes gens pouvaient commettre des crimes. Parce que l’esprit était faible. Et la rancœur envenimait les esprits bien plus que n’importe quel venin.

— « En marche, » dit alors le chef Zorkia. « Nous avons parcouru la moitié de l’Aiguilleux pour te trouver. Nous n’atteindrons pas la Forêt de Gan avant le prochain cycle. Es-tu blessé ? »

Je fis non de la tête et me levai.

— « Je vais bien. »

Les yeux vifs de l’homme se posèrent sur le collier de dokohi durant un bref instant. Il se retourna et donna des ordres à ses compagnons pour se mettre en route. Yanika, Jiyari et moi, nous nous disposions à les suivre quand je demandai dans un murmure :

— « Que lui avez-vous raconté ? »

Jiyari et Yanika grimacèrent tous deux en même temps.

— « Pas plus que nécessaire, » toussota Yanika.

— « Il a tout voulu savoir, » avoua Jiyari.

Je le regardai, alarmé.

— « Tout ? »

Y compris ce qui avait à voir avec les Pixies ? Devinant ma question tacite, le blond leva les yeux vers les lointaines ténèbres de la caverne.

— « Nous avons tout raconté au chef au sujet des dokohis, des Ragasakis, de ton Datsu… et du pouvoir de Yanika. » J’ouvris grand les yeux. Le pouvoir de Yanika aussi ? Bien sûr… sinon, comment auraient-ils pu expliquer que le spectre cesserait de me contrôler dès que Yanika s’approcherait ? Jiyari se racla la gorge. « Au fait, ton sac à dos pèse comme un sac de briques. Je me suis retenu de fouiller dedans quand j’y ai mis le masque, mais… qu’est-ce que tu transportes là-dedans ? Du plomb ? »

J’inspirai lentement l’air chaud.

— « Le lingot de fer noir, » répondis-je enfin. Je pris mon sac des mains d’un Jiyari incrédule et le chargeai sur mon dos. « Ne perdons pas de temps. »

Yanika acquiesça et Jiyari nous suivit en disant :

— « Tu verras : ces types sont incroyables. Des professionnels et des bons. Ils sauveront ta sœur, Drey. »

— « Tu n’avais pas dit que c’étaient des criminels assassins sans sentiments ? » répliquai-je, mi-moqueur.

Jiyari s’esclaffa tout bas et me regarda entre deux mèches blondes, avec une expression séductrice et familière à la fois.

— « J’ai changé d’avis. » Et, avec énergie, il passa un bras fraternel sur mes épaules en disant joyeusement : « Tu sais quoi ? Le Drey de toujours me manquait. »

Je lui adressai un sourire assassin.

— « Tu veux bien arrêter de me toucher ? » Comme il ne me lâchait pas, je l’avertis : « Tu vas regretter le Drey apathique si tu ne me lâches pas. »

Jiyari me lâcha enfin, non sans se moquer, et Yanika réprima mal un petit rire goguenard. Son aura se riait clairement de nous et, bien que je n’oublie pas le venin qui se répandait en elle, je ne pus m’empêcher de sourire et de me réjouir de sentir à nouveau son aura. Tous les trois, nous avancions au milieu des stalagmites de l’Aiguilleux comme si une barrière de lumière éloignait de nous les ténèbres et les monstres. Sauf que c’était une barrière pleine de points faibles, pensai-je, jetant un regard préoccupé à Yani. Mais non moins puissante.

* * *

Ma préoccupation s’accrut le cycle suivant quand Yanika commença à ressentir des démangeaisons partout. Son aura s’emplissait de désagrément et de souffrance. Elle essayait de ne pas se gratter —je lui donnai mes gants de destructeur pour l’empêcher de le faire—, mais les démangeaisons ne diminuaient pas, au contraire. Son visage, ses bras, ses jambes se couvrirent de pustules et l’angoisse croissante qu’elle ressentait se propageait à tous.

Peut-être est-ce aussi grâce à cela que ni les nadres ni les écailles-néfandes ne nous attaquèrent. Plus d’une fois, nous les perçûmes à proximité et nous entendîmes leurs grognements… mais ils se maintinrent à distance.

Quand nous arrivâmes à la lisière de la Forêt de Gan, nous décidâmes de faire une pause et le chef Zorkia vint me voir.

— « Nous allons trouver un endroit sûr où vous laisser pendant que Danz cherche les ingrédients. »

J’acquiesçai. Je venais de saisir les jambes de Yanika pour qu’elle cesse de les frotter contre la roche. Plusieurs pustules avaient éclaté, maculant le sol d’un liquide blanc et malodorant.

— « Cette aura, » ajouta le Zorkia, la voix tendue, « je ne sais pas comment tu la supportes. »

Sur l’Œil de Norobi de son front, perlait une goutte de sueur, non tant à cause de la chaleur de l’Aiguilleux, qui avait cessé d’être aussi vive au fur et à mesure que nous approchions de la lisière, mais à cause de Yanika. Celle-ci s’agita. Sa respiration était précipitée. Ses yeux exorbités me firent l’effet d’un appel à l’aide désespéré.

— « Frère… j’ai peur, je ne veux pas mourir… »

— « Tu ne vas pas mourir, » lui répliquai-je avec fermeté. Je m’efforçai de la calmer et, essayant de faire en sorte que ma tension ne se voie pas trop, je dis au Zorkia : « Elle a de la fièvre. »

Celle-ci était arrivée plus tôt que prévu.

— « Laisse-moi l’examiner, » dit un Zorkia, en s’approchant.

C’était Danz, le guérisseur des Zorkias, un humain d’une cinquantaine d’années qui portait presque autant de cicatrices sur le visage que son chef. Jusqu’alors, il avait juste appliqué à Yanika une crème apaisante sur la peau, mais son effet avait été douteux. Il était à cinq pas de nous quand le Zorkia ralentit… et s’arrêta, tendu comme une corde.

— « Euh… »

— « C’est son aura, » expliqua celui au galon. « On se sent presque de retour dans les cachots de Makabath, hein ? Crois-tu pouvoir faire quelque chose pour elle maintenant ? »

Danz hésita.

— « Non, » avoua-t-il. « Il vaudra mieux qu’on avance. Seul l’antidote peut la sauver. »

— « Alors, en marche, » ordonna celui au galon.

Je me levai, tenant Yanika et la soutenant plus qu’elle ne se soutenait elle-même. Cela faisait longtemps que j’avais dit à Jiyari de ne pas s’approcher : les deux premières fois qu’il avait voulu m’aider, il s’était évanoui. Manifestement, il n’y avait pas que le sang qui l’impressionnait, les pustules aussi. Je levai mon regard vers le Zorkia au galon et, voyant que tous ses hommes s’activaient promptement, prêts à s’enfoncer au milieu des arbres branchus et touffus, je l’appelai :

— « Euh… Mahi. »

— « Appelle-moi Reyk. Qu’est-ce qu’il y a ? » me demanda-t-il, en se tournant. « Si tu as besoin que quelqu’un la porte… désolé, mais mes compagnons ont déjà leurs propres charges et je doute qu’aucun d’eux soit disposé à supporter cette… aura très longtemps. »

— « Il ne s’agit pas de cela, » assurai-je. « Yanika ne pèse pas lourd. Je voulais te demander… Reyk. Pourquoi m’aides-tu ? »

Le leader Zorkia se mordit une commissure des lèvres, feignant une décontraction qu’à l’évidence, il ne pouvait sentir, alors qu’il se trouvait si près de Yanika.

— « Parce que j’ai une mission importante pour toi, » dit-il.

J’ouvris grand les yeux. Diables. Une mission ? Que me préparait ce mercenaire ? Sans cesser de m’observer, il rejeta la tête en arrière et ses lèvres s’étirèrent.

— « Allez, mon garçon. Si nous sortons tous vivants du Gan, je t’invite à prendre un verre à Bayda. C’est un village de bûcherons de l’autre côté de la forêt. Je me rappelle qu’une fois, je suis passé par là-bas il y a pas mal d’années, et ils avaient un camoun excellent. »

Bien que Yanika s’agite constamment, je la soulevai et soufflai sous l’effort :

— « Ce sera avec plaisir. »

Je ne lui dis pas que je ne buvais pas d’alcool. J’étais trop essoufflé.

* * *

La Forêt de Gan était très différente des forêts de la Superficie et différente aussi du bosquet ouvert et aux troncs fins qui poussait dans la caverne du Temple du Vent. C’était, à vrai dire, la première fois que j’entrais dans une véritable forêt des Souterrains. Le sol était plein de trous et de racines qui, parfois, occultaient entièrement la roche ou la terre. Il y avait une grande variété d’arbres, nombre d’entre eux particulièrement hauts et gros que je ne reconnus pas. En dessous, il y avait des tawmans, et Danz recueillit la substance gélatineuse antiseptique qui recouvrait leur écorce, disant que cela faisait partie de l’antidote. Nous vîmes aussi un chêne blanc en passant dans une crevasse au sol racineux, et nous aperçûmes quelques aléjiris que nous évitâmes prudemment : la substance sombre qui enduisait leur écorce était connue pour sa capacité à ronger la peau et à la gangrener. Nous évitâmes d’autres arbres, mais je ne sus pas les reconnaître et Jiyari, qui avait toujours vécu dans la ville de Kozéra, son École Savante et ses tavernes, s’y connaissait encore moins que moi en plantes. Heureusement, les Zorkias avaient l’air d’avoir davantage d’expérience, et nous les suivîmes, faisant confiance à leur bon discernement.

J’entendais au loin des trilles presque continus d’oiseaux, chose peu courante dans la forêt du Temple du Vent où il n’y avait que de petits païskos bleus. Cependant, autour de nous, les chants s’interrompaient, on percevait des battements d’ailes et des bruissements de feuilles rouges, blanches et bleues, comme si un flot d’animaux invisibles se détournait pour nous libérer le chemin. L’aura de Yanika, à présent, était une constante angoisse confuse et délirante.

— « Cet endroit fera l’affaire, » dit alors l’un des Zorkias.

Ils nous firent entrer dans le creux d’un arbre géant et, tandis que les Zorkias prenaient du repos, Danz partit avec deux compagnons chercher les ingrédients de l’antidote. J’avais beau la voir, leur persévérance me laissait perplexe. Les Zorkias n’avaient-ils pas été torturés psychologiquement par un inquisiteur Arunaeh ? Alors… pourquoi diables aidaient-ils maintenant des membres de sa famille ? Je fronçai les sourcils, m’asseyant à l’intérieur du tronc. Se pouvait-il, comme l’avait dit Yanika, que les Zorkias se soient repentis de quelque chose ? Peut-être voulaient-ils sauver nos vies pour se faire pardonner celles qu’ils avaient volées à Dagovil deux ans plus tôt.

— « Frère, » fit Yanika, claquant des dents. Son front, rouge de pustules éclatées, brûlait de fièvre.

Je lui pris les mains.

— « Yanika… Je vais te préparer une infusion. »

Danz m’avait laissé des herbes qu’il avait cueillies en chemin pour que je les lui donne. Je préparai la plaque métallique, activai la magara pour qu’elle chauffe et, quelques minutes après, je faisais boire l’infusion à Yanika. Ma sœur avait commencé à délirer.

— « Frère… »

— « Bois jusqu’à la dernière goutte, » dis-je avec douceur.

Elle but, s’allongea et m’appela de nouveau :

— « Frère. Si je meurs… »

— « Tu ne vas pas mourir. »

— « Je sais, je ne veux pas mourir, mais, si je meurs, je veux… je veux… »

Je ne voulais pas l’entendre, mais je ne l’interrompis pas. Je me contentai de lui prendre doucement une main. Son aura ne se calmait pas. Elle était trop exténuée et étourdie pour remarquer ce qui se passait autour d’elle.

— « Je veux, » murmura-t-elle après un autre silence, « que tu ne sois pas triste. »

Un sourire amer se dessina sur mes lèvres.

— « Je ne serai jamais aussi triste que toi, Yanika. Ne te préoccupe pas de ma tristesse. Préoccupe-toi de toi et essaie de dormir. L’infusion devrait faire baisser ta fièvre… »

Je la vis fermer les yeux et murmurai :

— « Tu ne vas pas mourir parce que tu as encore beaucoup à faire dans ta vie. »

Je dois avouer qu’à ce moment, envahi par l’angoisse de perdre ma sœur, je pensai à la larme de cristal dans laquelle s’était glissée Myriah et je souhaitai l’avoir encore en ma possession pour qu’au moins, dans le pire des cas, Yanika… puisse… Je fermai fortement les paupières. À quoi pensais-je donc ? Yanika n’allait pas mourir. L’antidote la sauverait. Et, même si j’avais eu cette larme de cristal, je ne savais pas du tout comment elle fonctionnait. Mar-haï… depuis quand pensais-je à tant de ‘si…’ et non à ce que je pouvais réellement faire pour aider ?

J’entendis brusquement un cri d’alarme hors du tronc et je sortis rapidement, uniquement pour voir comment l’un des Zorkias tirait une flèche entre les yeux d’un orquin.

— « Il y en a un autre ! » cria Reyk. « Attrapez-le ! »

Ils ne « l’attrapèrent » pas, mais un archer lui transperça le cou de part en part. De toute manière, comme Reyk l’avait bien dit entre deux jurons, les orquins, bien qu’ils soient considérés comme des saïjits par certains spécialistes, apprenaient très rarement une autre langue que la leur, ils appréciaient la viande de saïjit autant que celle des lapins et ils n’avaient pas de scrupules à tuer tous ceux qui s’approchaient de leur territoire.

— « Dès que Danz revient, on se met en marche, » décida Reyk.

Cependant, nous n’eûmes pas de nouvelles de Danz durant plusieurs heures, et Reyk et les autres Zorkias, inquiets, murmuraient entre eux depuis un bon moment quand une des sentinelles émit un sifflement et tous se levèrent à l’unisson, les armes à la main. J’avais déjà vu des mercenaires lors de mes voyages et de mon travail comme destructeur, mais jamais aucun groupe aussi soudé et uni que celui-ci. Dès que Danz apparut en courant avec ses deux compagnons, tous se mirent en mouvement comme un seul homme, sans bavardages inutiles. Je compris enfin ce qu’il se passait : une dizaine d’orquins les poursuivait. Je vis Danz repousser l’attaque d’un orquin avec son épée pendant qu’un des deux archers se plaçait promptement près du tronc où je me trouvais. Il tendit son arc et tira. Ce fut un massacre. Les orquins tombèrent l’un après l’autre sous les flèches et les coups d’épée. C’était la première fois que je voyais une telle chose. Et à vrai dire, bien que je sois impressionné, un tel déséquilibre me causait un profond malaise. Ce n’était pas comme tuer une mouche ou un serpent… Ces mercenaires… tuaient des êtres qui pensaient presque comme nous, et ils le faisaient sans une seconde d’hésitation, les pourchassant jusqu’à la mort avant qu’ils ne parviennent à fuir et avertissent d’autres congénères.

Ils n’avaient pas de pitié.

Les Zorkias avaient presque terminé quand je sentis un brusque mouvement d’air au-dessus de moi, le long de l’énorme tronc. Sans regarder, je lançai un sortilège orique et bloquai le coup de gourdin de la main sans beaucoup de peine, mais l’orquin perfide se jeta néanmoins sur moi. Malgré leur petite taille —ils ne mesuraient pas plus qu’un hobbit— les orquins étaient musculeux, et celui-ci parvint à me faire perdre l’équilibre. Je lançai une puissante force orique pour le repousser, mais, même si je parvins à le désarmer, il réussit à s’agripper à mon gilet de ses deux mains. Nous nous débattîmes sur le sol. Les yeux de l’orquin étaient dilatés par la rancœur… et la peur.

— « Drey ! » s’écria Jiyari, pris de panique. « J-j-je t’aide ! Comment je fais ? »

— « Je ne sais pas, fais quelque chose ! »

Jiyari alla ramasser le gourdin et il revenait déjà avec lui quand une épée se ficha dans le cou de l’orquin, vrilla et m’arrosa de sang. Je crachai, clignai des yeux, entendis le bruit sourd de Jiyari en train de tomber, évanoui, et je croisai les yeux morts et rougis de l’orquin. Alors, je suivis la lame de l’épée qui se dégageait du mort et déglutis face à l’expression tranquille de Reyk.

— « Il n’aurait pas mieux valu sortir ton poignard ? » demanda-t-il.

Je m’empourprai. J’écartai les bras verdâtres et musclés de l’orquin, en grimaçant devant le sang et me redressai.

— « Je n’en ai pas eu le temps. Non, en fait, » rectifiai-je, « je n’y ai pas pensé. »

— « Ou plutôt, » dit le Zorkia, « tu ne t’es pas décidé à le tuer. »

Je jetai un autre coup d’œil à l’orquin qui était mort à peine à un empan de moi et détournai rapidement les yeux. Je croisai les regards des Zorkias, mais je n’y vis aucune moquerie. Ils étaient trop habitués à tuer… et à protéger des civils qui, comme moi, ne savaient pas et ne voulaient pas tuer.

— « Merci, » dis-je.

— « Ne me remercie pas, » répliqua Reyk. « Je le fais juste pour que tu puisses mener à bien la mission dont je vais te charger. » Je le regardai dans les yeux, me demandant à nouveau à quel genre de mission il pensait. « Ton frère, » ajouta-t-il, jetant un coup d’œil à Jiyari, « c’est la troisième fois qu’il s’évanouit depuis hier. »

Je soupirai.

— « C’est à cause du sang. Et ce n’est pas mon frère. »

Mon véritable frère aurait pu voir un lac entier de sang sans ciller, pensai-je. Danz arriva près de nous en disant :

— « J’ai les ingrédients, mais il vaudra mieux que nous partions d’ici avant que toute la tribu d’orquins rapplique. À en juger par leur avant-garde, ils sont assez nombreux. »

Tous approuvèrent, et je ressentis un espoir renouvelé et un respect croissant envers les Zorkias. Tandis qu’ils se chargeaient de soulever leurs sacs emplis du contenu du coffre que je leur avais ouvert, je réveillai Jiyari en lui donnant de fortes tapes sur la joue et lui dis :

— « Ne regarde pas sur ta droite. »

L’idiot regarda… et fut repris de nausées en voyant l’orquin ensanglanté. Je grommelai et le secouai par les épaules pour qu’il ne s’évanouisse pas une nouvelle fois.

— « Tiens bon, Jiyari ! Et arrête de regarder quand je te dis de ne pas le faire. On dirait que tu cherches à t’évanouir… »

— « Ne me touche pas, » protesta Jiyari.

J’arquai les sourcils.

— « Tu te plains que je te touche, maintenant ? Avant, tu n’arrêtais pas de… ! Eh ! Ne me dis pas que tu vas vomir ? »

— « C’est que… » s’excusa Jiyari, « toi aussi, tu es couvert de sang, Drey… »

Brusquement, il s’agita, se tourna, fit quelques pas et vomit tout ce qu’il avait mangé ce jour-là. Je grimaçai mais ne fis pas de commentaire, j’ôtai le gilet maculé de sang et, après m’être occupé de sortir Yanika du tronc sans la réveiller de ses délires, nous nous mîmes tous en route. Nous marchâmes durant un long moment, contournant de près ce qui, d’après certains Zorkias, était le territoire orquin. De près, parce qu’il se pouvait qu’en s’écartant du territoire orquin, nous entrions dans un autre territoire encore plus dangereux…

Nous finîmes par arriver à une clairière avec un îlot rocheux de granite et nous nous arrêtâmes au sommet. De là, on voyait la cime des arbres ainsi que les lumières de Doneyba et j’aperçus, en haut d’une énorme colonne, des lumières qui bougeaient sur la ligne aérienne du téléphérique. Visiblement, ils l’avaient déjà remis en marche. Yanika était dans un état de délire si profond que j’avais été obligé de m’éloigner des Zorkias durant le trajet pour ne pas déranger la progression et, quand je les rejoignis en haut du rocher, Danz était déjà en train d’utiliser ma plaque métallique pour faire chauffer l’eau. Je déposai Yanika sur une couverture et demandai :

— « L’antidote agit-il immédiatement ? »

— « Pas tout à fait, mais il est assez rapide, » assura Danz. Il jeta un regard vers Yanika, plongée dans sa fièvre, et précisa : « Cela dépend des gens. Et de la race. L’autre patient que j’ai soigné, il y a des années, était un humain et il s’est vite remis intérieurement, mais les cicatrices ne sont pas parties. Étant kadaelfe… il est possible que la peau se régénère à l’aide d’une crème spéciale. »

Peu m’importaient les cicatrices pour l’instant : moi, je voulais seulement qu’elle ne meure pas. Danz dut le voir sur mon visage parce qu’il ne tarda pas à s’affairer. Jiyari et moi, nous le vîmes sortir un mortier et écraser des racines et des plantes durant un long moment jusqu’à les réduire en pulpe. Alors, nous le vîmes mélanger le tout avec le liquide du tawman et avec quelque chose qui ressemblait à de la résine. Je sentis qu’il lançait un sortilège. De l’arikbète ? Oui, c’était de l’énergie de transformation. Et de l’énergie brulique aussi. Mais je fus incapable de comprendre davantage ses sortilèges. Au bout d’une heure, l’antidote était prêt. Danz me tendit un gobelet.

— « Qu’elle le boive en entier. »

J’acceptai le gobelet et me penchai près de Yanika pour lui soulever la tête. Malgré sa demi-inconscience, je parvins à lui faire avaler tout le liquide. J’attendis. Je regardai son visage, mais l’effet, logiquement, ne pouvait pas être si rapide.

Lorsque je cessai de chercher des symptômes miraculeux d’amélioration, Danz avait déjà rejoint les Zorkias qui dînaient à l’autre pointe de la crête rocheuse. C’était dommage, car j’aurais voulu lui demander quelles sortes de sortilèges il avait utilisés pour sa potion. Alors, l’odeur de céréales grillées que mangeaient les Zorkias nous parvint et me rappela ma faim. Je fouillai à l’intérieur de mon sac. À Firassa, j’avais prévu des provisions pour quelques jours de voyage, mais en pensant que nous mangerions dans les tavernes aux arrêts… je soupirai.

— « Bon, ben, aujourd’hui, on va devoir dîner des Yeux de Sheyra. »

— « Des Yeux de Sheyra ? » répéta Jiyari, impatient. « C’est bon ? »

Je lui posai un comprimé dans la main.

— « Livon aime ça. »

— « Génial. Tu ne m’en donnes qu’un ? »

Je lui adressai un demi-sourire moqueur.

— « Rassure-toi, un, c’est suffisant. »

— « Mais… »

— « Manges-en un et, après, tu me dis si tu en veux un autre, » le coupai-je.

Le blond avala le comprimé et tendit une main. Je le regardai, halluciné.

— « Tu ne l’as même pas mâché ? »

— « J’ai faim, » expliqua Jiyari. « Si tu avais mis plus de nourriture dans ce sac au lieu d’y mettre des lingots de fer… »

— « Je n’ai mis qu’un lingot et je n’avais pas prévu que nous ferions un détour comme celui-ci, » marmonnai-je. Je regardai avec patience sa main tendue et lui donnai un autre Œil de Sheyra. « Celui-là, mastique-le, s’il te plaît. Je t’assure que tu n’as pas besoin d’en manger plus : ce sont des comprimés énergétiques fabriqués par un diététicien professionnel. Drey Arunaeh. Un homonyme à moi, mort il y a un siècle. »

— « Il portait ton nom ? » s’étouffa Jiyari. Il cracha à moitié le deuxième comprimé, le mastiqua et… faillit cracher de nouveau. Il saisit l’outre et but une longue gorgée. « Par Nétel et ses quatre feux ! Cela me rappelle l’encre de doagal. »

Si ça lui rappelait ça, cela ne pouvait que signifier que… Je soufflai :

— « Jiyari, ne me dis pas que tu bois de l’encre. »

Le Pixie eut un sourire hésitant.

— « Eh bien… Une fois, il y a quatre ans, des apprentis ont écrit quelque chose de stupide sur une feuille et, pour que le maître Jok ne le voie pas, ils m’ont dit de l’avaler. »

— « Ils t’ont obligé ? » m’indignai-je.

— « Non… pas exactement. Ils m’ont promis que, si je le faisais, ils m’accepteraient comme compagnon de jeu. Ark… Cela avait un goût du diable ! L’encre de doagal est particulièrement dégoûtante. »

Je fronçai les sourcils. De nouveau, Jiyari cachait son mal-être derrière un sourire désinvolte.

— « Ont-ils tenu leur parole ? » demandai-je.

Jiyari se rembrunit.

— « Oui… Ils ont joué avec moi. Mais… pas comme je l’aurais voulu. Bouah, je n’avais que douze ans, j’étais encore un idiot plein d’espoir. » Il secoua la tête. « Ça n’a pas d’importance. Je n’ai pas besoin des saïjits. » Il m’adressa un sourire charmeur. « Je n’ai besoin que des Pixies. »

Je ne sais pourquoi, imaginer Jiyari menacé et insulté par des apprentis faisait bouillir mon sang. Je jetai un coup d’œil à Yanika. Son visage était plus serein à présent, observai-je, soulagé. Et sa fièvre était en train de baisser. Je ne savais pas ce que les Zorkias allaient me demander en échange, mais j’avais déjà juré mentalement à Sheyra et à Tokura que je ne me rétracterai pas. Je pris un Œil de Sheyra et le mastiquai. Je fis une moue de dégoût, arrachant à Jiyari un éclat de rire.

— « Je ne l’ai jamais dit à personne, » dis-je en avalant, « mais, moi, cela me rappelle le goût de la darganite. »

Jiyari écarquilla les yeux et sourit jusqu’aux oreilles.

— « Et tu te moques de moi parce que j’ai avalé de l’encre alors que, toi, tu goûtais les roches ? »

— « J’avais cinq ans, » me défendis-je et je souris, en me rappelant : « J’avais déjà une âme d’expérimentateur à l’époque. Au fait, » ajoutai-je, devançant tout commentaire railleur, « je peux te demander un service ? Pourrais-tu aller nettoyer mon gilet à la rivière qui est juste en bas, s’il te plaît ? »

Jiyari sembla avoir avalé une bulle d’air.

— « Tu veux que je rende tes Yeux de Sheyra ? » protesta-t-il. « Pourquoi tu n’y vas pas toi-même ? »

— « À l’évidence, parce que, si j’y vais, je ne reviens pas, » répliquai-je, indiquant mon collier dokohi du pouce.

Le blond resta interdit.

— « Mince, c’est vrai. Alors… je vais y aller. »

Je m’imaginai soudain qu’en descendant l’îlot rocheux avec le gilet, Jiyari s’évanouissait et chutait… Je roulai les yeux et changeai d’avis.

— « Oublie le gilet. »

— « Vraiment ? » s’étonna Jiyari. « Non, je vais y aller. Je fermerai les yeux et me boucherai le nez… »

— « Jette-toi directement du rocher tant que tu y es, » répliquai-je. Je le pris par la manche pour l’empêcher de se lever et assurai : « Ça ne fait rien. De toutes façons, il commençait à être vieux et un peu court. J’en fabriquerai un nouveau. »

— « Vraiment ? »

— « Vraiment, je te dis ! »

Tandis que nous bavardions ainsi pendant notre court repas frugal, les Zorkias mangeaient tranquillement de leur côté. Et, à chaque moment qui passait, la respiration de Yanika se faisait plus régulière, plus paisible… Je le savais, parce que mon orique la surveillait constamment.