Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 2: Le Réveil de Kala

13 Contes de démons, spectres et mineurs

Un lingot. C’était la seule chose que j’avais pu trouver à un prix raisonnable, mais je ne me plaignais pas : le fer noir était un métal rare et précieux qui apparaissait très peu sur les marchés. Ma méthode, consistait donc fondamentalement à briser le fer, à le réduire en petits morceaux et à le refondre en une pièce dans la forge à de hautes températures pour continuer à m’entraîner. J’avais déjà répété l’opération plusieurs fois, ces quatre derniers jours, et je commençais à trouver les points faibles plus rapidement et plus sûrement.

Je passai une main sur mon front moite de sueur avant de remettre le masque de destructeur et de m’asseoir à la table de pierre.

La forge, c’est Staykel qui me l’avait recommandée, peut-être parce que le forgeron, un certain Pad, était le frère de sa femme. Pad s’était montré très aimable, il m’avait laissé un fourneau rien que pour moi et il avait même observé avec admiration quelques-uns de mes sortilèges de destruction. Il n’était pas un expert en roches, mais il s’y connaissait en métaux et surtout en alliages, chose que, moi, je n’avais jamais étudiée aussi à fond. Et, durant ces quatre jours, j’écoutai avec intérêt sa conversation pendant que nous travaillions chacun à nos affaires. Contrairement à sa sœur Praxan, il avait abandonné les études runistes ancestrales de sa famille pour se consacrer à la ferronnerie. C’était sa passion. Et il avait l’air réellement content de pouvoir parler de son sujet favori avec quelqu’un qui ne le regardait pas d’un air ennuyé.

Je posai ma main gantée sur le lingot de fer noir. Il s’était maintenant refroidi suffisamment et je me concentrai, sans me presser. J’écoutai le bruit du marteau contre l’enclume un peu plus loin, je contemplai les étincelles dans la zone des fourneaux et je vis passer un apprenti, une longue barre de fer entre les mains. La brise estivale, fraîche en comparaison avec la chaleur de la forge, pénétrait par la porte grande ouverte et tournoyait, accompagnée de quelques mouches. Un chien aboyait. Dans la rue, on entendait une rumeur de voix joyeuses. Et l’air chaud qui frôlait le fer noir s’élevait par vagues vers les hautes poutres.

J’inspirai, ouvris les yeux et appliquai la force. Je décollai un morceau de fer noir, mais celui-ci, au lieu de rester à sa place, fusa violemment. La pression était si forte qu’il était plus difficile d’éviter les éclats. Derrière mon masque, je serrai les lèvres de concentration et je continuai à faire éclater le fer. On disait que les seules techniques pour briser le fer noir étaient de lui jeter du sang d’hydre —article plutôt rare— ou de le porter à une température très élevée. Mais briser du fer noir était néanmoins bien plus facile que réduire un diamant en poussière.

Après avoir fait voler en éclats plusieurs morceaux de fer noir, je me levai et allai boire de l’eau à la fontaine de la cour. Bien que le soleil tape fort, quitter la chaleur de la forge était toujours rafraîchissant. Je levai les yeux vers les nuages, morcelés dans le ciel bleu comme des écailles de dragon.

J’avais fait des progrès, me dis-je, mais pas suffisamment. Le fer noir continuait à se fissurer là où je ne voulais pas, créant des éclats qui jaillissaient brutalement autour de moi. L’idée m’était venue d’utiliser mes habits de destructeur comme protecteur entre le cou de Livon et le collier… mais celui-ci était encore plus serré contre sa peau que celui de Tchag et, même si la protection ne se brisait pas, rien ne m’assurait que l’impact ne puisse pas être mortel.

Livon en avait assez d’attendre et son humeur était plus ténébreuse que la nuit même, d’après Yanika. Cela faisait quatre jours qu’il était chez nous, attaché à un poteau et les yeux bandés, pour empêcher le spectre de permuter par contact visuel ou par le toucher, au cas où celui-ci parviendrait à contrôler de nouveau son corps. Mes précautions n’étaient pas exagérées et, dans le fond, Livon était d’accord avec elles. Il ne se plaignait pas de ça. Mais nous ne parvenions pas toujours à le maintenir tranquille. La plupart du temps, il gardait simplement le silence et se concentrait sur son cube à chiffres pour ne pas penser, le tournant entre ses mains sans le voir. Cependant, parfois, il perdait son sang-froid. La veille, il avait demandé à Jiyari de lui apporter une scie, le blond s’était affolé et était venu en courant jusqu’à la forge pour m’avertir que Livon essayait de se suicider. Ensuite, il s’était avéré qu’en réalité, il voulait la scie pour se débarrasser du collier, comme s’il avait seulement pu l’égratigner avec ça… Mar-haï. Quand il avait un objectif, Livon perdait parfois la capacité de réfléchir d’une manière rationnelle. Et cette fois-ci, son objectif l’obnubilait à tel point qu’il parlait à peine, mangeait à peine, dormait à peine… Mais, il avait beau s’agiter, je n’allais pas lui ôter le collier sans être sûr à cent pour cent que je ne le tuerais pas. “Tu ne sauveras pas Orih si tu meurs avant,” lui avais-je dit la veille au soir. Mais Livon ne raisonnait pas clairement. Il enrageait. À tel point que, ce matin-là, j’avais décidé de rendre visite à Yéren pour lui demander si le spectre ne l’affectait pas ou si l’ours sanfurient ne pouvait pas lui avoir transmis quelque chose. Le guérisseur n’avait pas réfuté ni affirmé quoi que ce soit : il avait seulement promis de passer lui jeter un coup d’œil. Je soupirai, secouai mes mains mouillées d’eau de la fontaine et retournai à l’intérieur de la forge auprès de la table de pierre et de mon lingot de fer noir.

Je n’aimais pas devoir laisser Yanika toujours en compagnie de Livon et de Tchag. Je savais que c’était nécessaire. Je savais que Yanika était contente d’aider. Mais la solution laissait à désirer. C’est pourquoi… je devais apprendre à enlever ces colliers le plus vite possible.

Je posai mes deux mains sur le lingot et me concentrai. De la précision. C’était le plus important. Faire une coupure, une seule, nette et sans échardes.

J’avais aussi une autre solution, pensai-je. Essayer d’affiler le diamant de Kron. Alors, j’aurais pu couper n’importe quoi. Sauf que pour affiler un de ces diamants, on avait précisément besoin d’autres diamants de Kron… ou alors d’une habileté orique que, pour l’instant, je n’avais pas. En définitive, il valait mieux centrer mes efforts sur le fer noir.

J’allais lancer mon orique, quand, soudain, je me sentis épié et je levai la tête. En voyant la petite Shaïki immobile devant la table de pierre, avec des yeux grands ouverts et songeurs posés sur moi, je laissai l’orique se dissiper et relevai mon masque.

— « Bonjour, Shaïki. Tu es venu voir ton oncle ? »

La fille de Staykel et de Praxan avait six ans, une longue chevelure mauve avec des tresses et deux couettes rigolotes, et une expression souvent sérieuse. Quand elle vous regardait, il était difficile de savoir si elle vous regardait réellement ou si elle était en train de penser aux simellas. À ce moment, de fait, ses yeux avaient glissé vers le masque.

— « Je suis venu voir l’oncle Pad, » répondit-elle bien fort.

Je souris. Et, comme elle le fixait toujours, je retirai complètement le masque, le posant sur la table.

— « Il te plaît ? Il est fait en fibre de darganite, plus résistant que l’acier. »

La petite le regarda longuement avant de s’en désintéresser et de se hisser sur le banc en face de moi.

— « Il fait chaud, » s’exclama-t-elle.

— « Tu l’as dit, » confirmai-je.

La fillette observait maintenant quelque chose dans la cour avec attention. Avec elle, je ne pouvais pas continuer mon entraînement, aussi, je me détendis, appuyai les coudes sur la table et demandai :

— « Ta mère n’est pas venue ? »

Elle me jeta un coup d’œil.

— « Non. Elle m’a dit : va apporter la bouture à l’oncle pour qu’il la plante et dis-lui de ne pas oublier de l’arroser cette nuit. Tu sais ce que c’est qu’une bouture ? »

Je secouai la tête.

— « Non, à vrai dire. »

— « Un morceau de plante que l’on coupe et qu’on met après dans un pot avec de la terre. Il pousse tout seul et fait une autre plante. Ça ne marche pas avec toutes les plantes. Est-ce que tu sais avec quelles plantes ça marche ? »

Je souris.

— « Non, avec lesquelles ? »

Shaïki me regarda, les lèvres légèrement froncées.

— « Tu ne sais vraiment rien, n’est-ce pas ? »

J’éclatai de rire.

— « Sur les plantes, pas grand-chose, à part que quelques-unes se mangent. J’en sais davantage sur les roches. »

— « Les roches ? »

— « Oui, je détruis les roches. »

Elle me fixa du regard avec une expression directe. Cela pouvait paraître désagréable, mais une fois qu’on la connaissait un peu, on se rendait compte qu’elle agissait toujours ainsi.

— « Shaïki ! » appela Pad depuis les fourneaux. « Ne dérange pas Drey. Il travaille. »

Le visage de la fillette ne trahit aucune émotion, si ce n’est un léger indice de déception. Elle se laissa glisser jusqu’au sol.

— « Je vais voir la bouture. » Elle s’arrêta et se tourna vers moi. « Ah. Quand tu mets ça sur ta figure, tu ressembles au démon Shaku. » Elle hésita. « Tu le connais ? »

Je secouai la tête, souriant.

— « Non, je ne le connais pas. »

— « Shaku ! » dit-elle et elle leva ses deux mains imitant des griffes. « Shaku a mangé les yeux des trois princesses, il est entré dans le palais et il a commencé à manger tout le monde, gnawm, gnawm ! » Elle se tut, me regarda de ses yeux châtains et dit sans se départir de son sérieux : « Tu devrais aller à l’école comme moi. Tu apprendrais beaucoup de choses. »

Sur ce, elle s’éloigna d’un pas tranquille, et je la suivis du regard, amusé. Eh bien, quels drôles de contes on apprenait dans les écoles de Firassa… Après avoir retrouvé une certaine concentration, je remis le masque de ce fameux Shaku et continuai mon travail. Le soleil commençait à éclairer l’intérieur de la forge, déclinant vers l’ouest, et je me levai pour faire coulisser la porte. Peut-être une heure après, j’entendis des voix au-dehors.

— « Je suis désolé, pardon… ! Drey… ? Drey ! »

C’était Jiyari. Je fronçai les sourcils. Jiyari était censé devoir rester à la maison auprès de Yanika pour ne pas perdre de vue Livon… Le soleil m’aveugla quand la porte coulissa et s’ouvrit, mais je pus deviner l’ombre d’une silhouette qui reculait d’un bond effrayé en arrière.

— « Oh… Drey, c’est toi ? »

J’enlevai le masque et j’entendis Jiyari reprendre son souffle.

— « Est-il arrivé quelque chose ? » m’inquiétai-je. « Livon… ? »

Jiyari acquiesça, j’ouvris grand les yeux… et il expliqua :

— « Ils l’ont emmené. Lui et Tchag. »

Mon cœur manqua un battement et mon Datsu s’activa.

— « Les dokohis ? Et Yanika ? Yanika va bien ? »

— « Non… Ce n’est pas ça. Ce ne sont pas les dokohis. »

— « Mais Yanika va bien ? »

— « Oui, elle va bien. Elle est choquée parce que les Chevaliers d’Ishap sont arrivés à l’improviste et nous ont montré un mandat d’arrêt du Conseil. Mais elle va bien. »

Bien, me répétai-je. Mais Livon et Tchag, ils les avaient emmenés…

— « Diables, mais pourquoi ? Comment ont-ils su que Livon aussi s’était retrouvé avec un collier ? »

— « On n’a pas spécialement fait d’efforts pour le cacher… » toussota Jiyari. « Shimaba et Loy sont allés protester au Conseil. Yanika est à la Confrérie avec Sirih et Sanaytay. Elle a failli gaffer. Elle a dit à ceux d’Ishap qu’elle devait les accompagner parce que, sinon, Tchag et Livon allaient se transformer… »

Je soufflai.

— « Elle a dit ça ? »

— « Bon, elle a fini la phrase à mi-voix… Heureusement, ceux d’Ishap ne nous prêtaient pas beaucoup attention. Ils les ont tous les deux emmenés à la prison d’Ishap. »

Je me frottai la joue, contrarié.

— « Et sur l’ordre du Conseil, dis-tu ? »

— « Ils avaient un papier qui avait l’air assez officiel… »

Nous échangeâmes un regard. Et nous soupirâmes en même temps.

— « Toi, je ne sais pas, mais, moi, je me demande de plus en plus pourquoi diables Lotus a fabriqué ces colliers, » laissai-je échapper.

— « Et, moi, je me demande comment, » dit Jiyari, baissant la voix. « J’ai lu dans mon école que certains spectres haïssent les saïjits parce qu’autrefois, ceux-ci les ont trahis et ont dérobé leurs corps. Comment, alors, Lotus a-t-il réussi à leur parler ? »

Je le regardai un instant, pensif.

— « Sais-tu quelque chose sur les Spectres de l’Angoisse enfermés dans les colliers ? »

Le blond se gratta la tête et rit, embarrassé.

— « Les Spectres de l’Angoisse, tu dis ? Désolé… Je me suis endormi au beau milieu de la leçon de lecture sur les spectres et j’ai raté le reste. »

Je levai les yeux au ciel.

— « Ça ne m’étonne pas de toi. »

— « Mais on raconte beaucoup de bêtises au sujet des spectres, » assura Jiyari. « Certains disent même qu’il fut un temps où ils étaient saïjits. »

J’arquai un sourcil. J’avais déjà entendu cette légende. On racontait que le Royaume de Belkasta, légendaire cité drow paradisiaque, avait été écrasé par un effondrement massif dans les Souterrains il y avait des milliers d’années et que les Belkastiens s’étaient transformés en spectres depuis lors et erraient dans les ruines de leur ancien foyer. Si je me souvenais bien, c’était Mère qui m’avait raconté cette histoire.

— « Tu ne vas pas aller au Conseil ? » demanda Jiyari.

Il avait l’air surpris. Je lui rendis la même expression.

— « Pour quoi faire ? Je ne crois pas qu’on me laisse y entrer. En plus… » Je me tournai et foudroyai le lingot de fer noir comme si, d’un seul regard, j’avais pu le couper en deux. « Il me reste encore du travail. Si j’arrive à prouver à ceux du Conseil que je peux libérer Livon et Tchag… ils ne devraient pas se plaindre. »

Jiyari me jeta un regard curieux alors que je me rasseyais et remettais le masque.

— « Tu n’as pas arrêté de t’entraîner pendant toute la journée. »

— « J’ai connu de pires entraînements, » assurai-je. « Ne t’approche pas trop. »

Je le vis s’appuyer sur l’encadrement de la porte ouverte, méditatif, tandis que je posais de nouveau mes mains sur le lingot.

— « Cette nuit, » dit-il dans un murmure, « j’ai encore fait un rêve étrange. »

Ses paroles me firent oublier mon sortilège, mais je ne levai pas la tête. Jiyari raconta :

— « Je m’agrippais au cou de quelqu’un qui courait. Des monstres nous poursuivaient. Et je ressentais une peur horrible. »

— « Un cauchemar, » dis-je.

Il y eut un silence.

— « Oui. Et bien réel. » Les yeux de Jiyari se tournèrent vers moi derrière ses mèches blondes illuminées par le soleil. « Ce n’est pas parce que nous l’avons vécu il y a soixante ans qu’il en est moins réel. »

Je grinçai légèrement des dents. Sans même le regarder, je répliquai d’une voix éteinte :

— « Désolé, Jiyari. Mais je te l’ai déjà dit : je suis Drey Arunaeh. Je suis né il y a dix-huit ans dans la famille des Arunaeh. Le reste… ce ne sont que des souvenirs… Pour le moment, je vais m’attacher à libérer Tchag et Livon. »

Jiyari eut l’air de s’attrister.

— « Et notre famille ? Je comprends ta façon de penser… Voir au-delà de sa propre naissance, c’est dur, et peut-être que seul un fou comme moi peut le faire. Mais si nous avons ressuscité… ce n’est pas pour rien. »

— « Ça, c’est toi qui le dis. Et je n’ai pas ressuscité à proprement parler : les Pixies ne sont jamais morts. Et l’esprit qui existait déjà dans mon corps avant que Kala ne s’y mette… Pourquoi supposes-tu qu’il a disparu ? Il est peut-être en train de parler en ce moment même. Je me trompe ? »

— « Tu te trompes. »

Je soupirai bruyamment et me centrai sur mon lingot, mais Jiyari ne me laissa pas en paix.

— « Je suis peut-être un apprenti ivrogne et inutile, mais mon instinct ne me trompe pas, » insista Jiyari. « Tout de suite, en cet instant même, je parle avec le Grand Cha… »

— « C’est bon, » le coupai-je. « Je me fierai à ton instinct. Mais je vais te dire que, maintenant, ton Grand Chamane a changé. Ce n’est pas le même qu’autrefois. »

— « Veux-tu dire que tu te rappelles comment tu étais avant ? » se moqua Jiyari avec douceur.

Je le regardai avec la même patience à travers mes yeux protecteurs. Et j’en eus soudain assez.

— « Laisse tomber, » soufflai-je. « Le jour où je me souviendrai, je t’en parlerai. Pour le moment, comme je t’ai dit, je vais m’occuper de détruire le fer noir. Je préfère m’occuper du présent. »

— « Quelque chose de très typique de Kala, » fit remarquer Jiyari sur un ton léger.

— « Comment le sais-tu si tu ne t’en souviens pas ? » rétorquai-je, exaspéré. « Bah. Laisse-moi tranquille et dis à Yanika que je rentrerai tard à la maison. Ne m’attendez pas pour dîner. »

— « Vraiment ? J’avais pensé cuisiner une soupe de tugrins. »

Diables. Jiyari ne savait pas cuisiner. Mais la soupe de tugrins était le seul plat qu’il réussissait à merveille. Je marmonnai tout bas :

— « Garde-moi les restes. Je les mangerai en rentrant. »

Du coin de l’œil, je le vis sourire largement et lever une main.

— « D’accord. Ne t’efforce pas trop ! »

Je me redressai sur mon banc de pierre et, sous mon masque, je souris en voyant l’humain blond s’en aller. Malgré tout, je commençais à trouver ce type sympathique.

Deux heures plus tard, j’avais de nouveau refondu le fer en une pièce. La sueur coulait encore de mon front à grosses gouttes quand je saluai Pad et quittai la forge. Le vent rafraîchissant du soir me caressait doucement alors que je prenais le chemin de retour à la maison.

J’avais travaillé dur, et ma technique s’était perfectionnée. Mais elle n’était pas encore suffisante. Elle avait encore trop de failles.

J’étais plongé dans mes réflexions, me demandant combien de temps j’allais laisser Livon enfermé en prison, quand je vis soudain une mince silhouette déguenillée courir sur les pavés.

— « Attends un peu que je t’attrape, misérable ! » criait une femme, le poursuivant.

Je clignai des yeux, réfléchissant. Le visage du déguenillé me semblait familier. C’était un gnome, roux, avec des taches de rousseur, un nez aquilin…

— « Kadaelfe ! » s’exclama-t-il en me voyant, confirmant mon impression.

— « Xarif Hitappe, » m’étonnai-je.

Il freina et m’attrapa par la manche, avec des yeux où brillait l’urgence.

— « Donne-moi deux kétales ! »

Je jetai un coup d’œil à la femme qui était sur le point de nous rejoindre, soupirai et sortis une poignée de pièces de monnaie. Au lieu de les donner au garçon, je les tendis directement à la femme.

— « Désolé pour les désagréments. »

La femme allait protester, mais voyant que la compensation n’était pas mauvaise, elle accepta la gratification et s’en fut lançant simplement au garçon :

— « Si je te revois, petit voleur, je t’embroche comme un poulet ! »

Une fois seuls, Xarif souffla de soulagement et protesta :

— « Pourquoi lui as-tu donné autant de pièces de monnaie ? La saucisse n’en valait que deux ! »

— « Le mot ‘merci’, tu le connais ? » le réprimandai-je. Et je repris mon chemin.

Après quelques pas, j’entendis Xarif me rattraper et marcher quelques instants près de moi avant de dire :

— « Merci. »

Cela ressembla presque au coassement d’une grenouille. Je lui jetai un coup d’œil. Le fils du marchand avait déjà souffert quelques déchirures à ses raffinés habits rouges lors de l’enlèvement à Zif-Erdol, mais à présent son aspect était bien pire. Il était boueux, avait un hématome sur la joue et un teint presque aussi basané que celui de Jiyari.

— « Et tes sandales ? » demandai-je.

Il y eut un silence et je pensai que Xarif n’allait pas me répondre, mais il dit alors :

— « Ils me les ont prises. »

— « Les mêmes que ceux qui t’ont cogné la figure ? »

Xarif me foudroya du regard.

— « Et qu’est-ce que tu en as à faire, toi ? Sans toi et ton ami, j’aurais dix-mille kétales en poche et je ne serais pas en train de lutter pour ma vie dans cette ville infecte. »

— « En train de voler des saucisses, tu veux dire. »

— « En train de lutter pour ma vie, » insista le gnome roux.

Je soupirai.

— « Assurément. Et ton père ? »

— « Ah ! Lui, il est parti depuis longtemps. Il m’a laissé en arrière sans même savoir qu’on m’avait enlevé. Il doit déjà m’avoir déshérité. Mais ça m’est égal. Je n’ai pas besoin de son aide. Je n’ai besoin de l’aide de personne. »

— « C’est pour ça que tu m’as demandé deux kétales tout à l’heure, » dis-je sur un ton moqueusement compréhensif. Je souris face à son regard foudroyant et ajoutai : « Je vais te payer le voyage jusqu’à Trasta. »

Xarif écarquilla les yeux… et souffla de biais.

— « Mmpf. Je n’ai pas besoin que tu me payes une diligence. Je peux y aller tout seul. »

— « En marchant, pieds nus et sans argent ? » m’étonnai-je. « Je parle sérieusement. Je me sens responsable : je te renverrai chez ton père… et je ne demanderai aucune récompense, » ajoutai-je face à son expression froncée.

Nous marchâmes en silence. Les rues du centre étaient pleines de passants, mais nous avancions dans une rue plus tranquille.

— « Quand vous m’avez laissé… » dit soudain Xarif, rompant le silence, « je suis allé à la Maison Rouge pour voir si je pouvais arranger les choses et toucher ce qu’ils me devaient. Mais avant d’entrer… des types me sont tombés dessus et m’ont demandé le billet. Ils avaient l’air de m’attendre, les maudits bâtards. »

Je ne fus pas surpris. Si, vraiment, la seule chose nécessaire pour toucher un pari était un billet… les batailles et embuscades de ce genre devaient être monnaie courante entre les joueurs.

Xarif continua :

— « Comme je n’avais ni kétales ni billets, ils m’ont battu. À tel point que j’ai bien cru que j’allais mourir. Après, ils m’ont laissé et je suis parti. Et personne ne m’a aidé. Tu sais ? Je saignais, et personne ne m’a aidé. Il n’y a qu’une vieille qui m’a demandé si j’allais bien. J’ai pris la mouche. Normal, tu imagines ? Tu es presque à moitié mort, effondré dans la rue, et une lunatique te demande si tu vas bien. Il fallait qu’elle soit aveugle ! J’ai pensé à me faire passer pour un miséreux, mais je n’avais pas envie de faire du théâtre. J’en ai assez des hypocrisies. Firassa est pourrie. Rosehack est pourrie. Le monde est… »

— « Pourri, » complétai-je. Je ne sais pas pourquoi, je m’imaginai que la lunatique ne serait peut-être pas partie si elle avait reçu une réponse aimable.

— « Pourri, oui ! » appuya Xarif. « Et c’est pour ça que je ne veux pas rentrer à Trasta. Parce que, si c’est pour que mon père me crie tous les jours à la figure et me parle de son maudit moïgat rouge, eh bien je préfère avoir faim et voler des saucisses. »

Un sourire étira irrémédiablement mes lèvres.

— « Un plan prometteur. »

— « Tu te moques ? Eh bien, tu te moqueras moins quand je deviendrai le leader de la confrérie des voleurs de Firassa, » affirma-t-il.

Je le regardai avec inquiétude.

— « La confrérie des voleurs de Firassa ? »

Xarif s’esclaffa.

— « Je la fonderai ! Je me ferai pirate et je deviendrai plus riche que mon père. Et je ferai commerce d’or pur, et de vases de Mirléria, de tissus de soie et d’écailles de sowna. »

— « As-tu entendu parler du conte du mineur rêveur ? » répliquai-je.

— « Je n’écoute pas les contes de vieilles femmes, » dit-il avec mépris.

— « Dommage. Dans ce conte, le mineur vient de trouver une pépite d’or. Il s’enthousiasme beaucoup et se dit : ‘si je continue à creuser, je trouverai davantage d’or, avec celui-ci j’achèterai de meilleurs pics et je continuerai à creuser et, après, ma mine sera si grande que j’emploierai d’autres mineurs, je deviendrai le contremaître et je ferai du commerce. Avec mon commerce, je deviendrai vraiment riche, j’achèterai un palais et j’épouserai la princesse la plus belle de la région. Et même si ma mine s’épuise, j’en ouvrirai d’autres et je deviendrai le plus grand exploiteur de toutes les Cités de l’Eau.’ Le mineur rêvassait ainsi quand, marchant vers la sortie de sa mine, distrait, il se cogna contre une poutre, si fort que celle-ci céda et le tunnel s’effondra sur lui. »

Je me tus tandis que nous continuions à avancer. Nous parvînmes à la Colline Boisée. Pour une fois, Xarif ne disait rien. Alors, il s’arrêta. Sans dire un mot. Après quelques pas, je me retournai. Le gnome roux était toujours là, rembruni… et les yeux brillants. Il était clair que son orgueil avait atteint sa limite.

Je pris les choses avec patience.

— « Si tu veux cuisiner cette saucisse, il vaudra mieux que tu me suives. » Je vis son expression surprise et ajoutai : « Une seule observation désagréable de ta part et je te mets à la porte même si c’est au beau milieu de la nuit, on est d’accord ? »

Xarif ne bougea pas.

— « Tu ne vas pas m’envoyer à Trasta ? »

Je le regardai dans les yeux. Désirait-il si peu rentrer chez lui ? Mar-haï… Je pouvais donner un abri au garçon tant qu’il ne me créerait pas de problèmes —après tout, il n’avait que quatorze ans—, mais je n’avais pas la moindre intention de jouer les réconciliateurs.

— « Je te paierai le voyage, » dis-je enfin. « Toi, fais ce que tu voudras avec cet argent. »

Je lui tournai le dos et grimpai la colline. Après un silence, j’entendis les pas étouffés des pieds nus du gnome approcher. Il ne dit rien durant toute la montée. Ce n’est qu’en arrivant en haut des escaliers devant la maison qu’il souffla :

— « Franchement vieillot. On dirait une maison de sorcières. »

Ce gnome était-il donc incapable de dire un mot aimable ou même neutre ? Je lui adressai un sourire railleur.

— « Ça tombe bien. J’adore les maisons de sorcières. »