Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 2: Le Réveil de Kala

11 Sauvetages et rage

Je fus réveillé en pleine nuit par l’aura tendue de Yanika et je me redressai, sur le qui-vive. Je vis deux formes debout, près de l’entrée de la grange de Yabéko de Dris. C’étaient Sanaytay et Sirih. On ne les entendait pas, probablement parce que la première avait lancé un sortilège.

— « Que se passe-t-il ? » chuchotai-je, me rapprochant avec Yanika.

Sanaytay brisa la bulle de silence et Sirih expliqua dans un murmure :

— « Nous ne le savons pas encore. Sanaytay était dehors, en train de pratiquer sa danse, et elle a entendu le bruit d’une roue de charrette sur le chemin du village. »

— « En pleine nuit… cela m’a paru étrange, » murmura Sanaytay.

Les sourcils froncés, j’acquiesçai. Dans une ville, cela n’aurait rien eu de surprenant, mais dans un village d’une quarantaine d’habitants perdu dans la montagne…

— « Je vais aller jeter un coup d’œil, » dit Livon. Je sursautai en voyant le permutateur déjà debout près de la porte. « Sirih, Sanay… vous m’accompagnez ? »

Avec une harmoniste d’images et une autre de sons, la technique de camouflage était parfaite. Néanmoins, je supposai qu’elles ne pourraient pas tous nous dissimuler si facilement. Je dis :

— « Si vous découvrez quelque chose, prévenez-nous. » Et je saisis Tchag par la corde tandis que Livon et les harmonistes sortaient. « Toi, tu restes ici. Tu ne veux pas te retransformer, n’est-ce pas ? »

Les yeux de Tchag me semblèrent plus blancs que d’habitude quand ils me regardèrent, et, de fait, je craignis qu’il ne se transforme malgré la présence de Yanika… Alors, il demanda :

— « Je me transforme vraiment ? »

Ce n’était pas la première fois qu’il exprimait son incrédulité sur le sujet. Tout compte fait, il n’en gardait aucun souvenir. Je soupirai.

— « Tu te transformes, » confirmai-je. « En réalité, c’est comme si un autre esprit prenait le contrôle de ton corps et que le tien était au repos. C’est pour ça que tu ne t’en souviens pas. Livon ne te l’a-t-il pas expliqué ? »

Tchag dodelina de la tête, sans répondre. Livon lui avait probablement déjà expliqué, devinai-je, mais Tchag ne comprenait toujours pas.

Je m’assis sur le plancher. Des rayons de Gemme bleus s’infiltraient par l’unique fenêtre de la grange, l’éclairant doucement. Yabéko de Dris, le seul jardique du village de Zif-Erdol et fils de l’ancien prêtre du sanctuaire maudit, nous avait hébergés, les cinq Ragasakis et Jiyari, avec grand plaisir, nous construisant même des matelas de paille plus qu’acceptables pour passer la nuit. Le seul qu’il n’avait pas accueilli d’aussi bon gré avait été Tchag : au début, il avait cru que c’était une créature démoniaque ou quelque chose du genre… Et quand Sirih, avec son habituelle franchise, lui avait dit que nous ne savions pas avec certitude ce qu’il était, cela n’avait rien arrangé.

— « Moi, je ne veux pas me transformer, » dit soudain Tchag après un silence.

J’arquai un sourcil, moqueur.

— « Alors, ne t’éloigne pas de Yanika. »

L’imp acquiesça, et je tendis l’oreille, écoutant les bruits nocturnes. Tchag m’imita et, lui jetant un coup d’œil, je me demandai pour la énième fois quel genre de créature c’était. D’après Livon, il ne devait pas avoir plus de quelques années, peut-être même seulement quelques mois. Mais je ne lui avais jamais demandé s’il pensait cela à cause de son physique ou de son comportement. Qui sait… peut-être que, dans sa vie, il avait passé plus de temps transformé que sous sa forme naturelle.

Il était si étrange de penser qu’un être pouvait vivre tout un temps et ne se souvenir de rien… Je me refusais à le comparer avec moi. Tout compte fait, Kala avait vécu avant moi et avait eu un autre corps. Pourtant, le fait qu’il essaie de contrôler le mien… ça, c’était semblable au cas de Tchag. Sauf que, contrairement à celui-ci, moi, je me rappelais parfaitement les deux fois où le Pixie s’était emparé de mon corps.

Un frisson me parcourut, suivi d’une envie de bouger. J’enfilai mes bottes et me levai.

— « Frère ? » s’étonna Yanika.

— « Je reviens tout de suite. »

Je sortis, fermai la porte et tendis de nouveau l’oreille. Je n’entendais que les oiseaux nocturnes, les sifflements des insectes et le froufrou régulier des feuilles agitées par le vent. La rivière était proche. Je marchai vers celle-ci et j’entendis bientôt le tintement de l’eau qui coulait doucement. Je m’arrêtai sur la rive. Et je centrai mon regard sur le puits, à une centaine de mètres de distance. Je le voyais à peine dans la nuit, malgré mes yeux de kadaelfe. Le village était silencieux et paisible, mais je sentais que, sur l’autre rive, quelque chose de dangereux se mouvait. Était-ce l’air étrange du puits qui me parvenait ? Non, il était trop loin. Étaient-ce l’odorat, la vue, l’ouïe qui m’avertissaient de quelque chose ? Non plus. Alors… ce devait être mon imagination.

— « Drey ! » chuchota soudain une voix. « C’est toi ? »

Je me tournai et vis Sanaytay courir vers moi, silencieuse comme la brume. Elle était seule.

— « Sanay ? » murmurai-je. « Que se passe-t-il ? »

— « Ils… » souffla-t-elle avant de reprendre haleine. « Ils sont trois. Et ils transportent deux corps. Ils ont traversé la rivière et… et ils se dirigent vers le sanctuaire. Tu dois te cacher. »

Je me baissai aussitôt avec elle et nous nous dissimulâmes entre les arbustes de la berge. Mon cœur battait plus vite, en alerte.

— « Deux corps saïjits ? Vivants ? »

— « Je ne sais pas, » avoua Sanaytay. Je l’entendis déglutir. « Livon croit avoir reconnu l’odeur de savon que nous avons utilisé aux thermes cet après-midi et… il est convaincu que l’un des deux est Orih. » J’écarquillai les yeux. Certainement, tous, nous nous étions demandé où était passée la mirole, mais nous étions arrivés à la conclusion qu’elle s’était simplement trop attardée pour arriver à Zif-Erdol avant la nuit. Se pouvait-il qu’elle soit tombée aux mains des auteurs des disparitions ? Orih était maladroite, mais mar-haï, à ce point… ? La voix de Sanaytay se fit plus aigüe et précipitée quand elle ajouta : « Livon les a tout de suite suivis et Sirih m’a demandé de t’avertir. Elle… elle craint que Livon ne fasse une bêtise. »

Je ne lui demandai pas laquelle.

— « Ces trois types… sont-ils armés ? »

— « Je ne le sais pas non plus, » admit Sanaytay avec une tension croissante. « Tu crois que nous devrions demander de l’aide ? »

À qui, aux villageois ? Tout au plus, ils réussiraient à effrayer les ravisseurs et à récupérer les captifs, ce que Sirih parviendrait probablement à faire avec une simple illusion suffisamment menaçante. Si Sanaytay s’unissait à elle avec un rugissement ou quelque autre tumulte de cris sauvages, les trois ravisseurs s’enfuiraient sûrement en courant… et nous resterions sans savoir qui étaient les coupables. Ce que nous voulions, c’était en finir avec le problème. Et pour cela, il fallait les capturer.

Nos regards se levèrent quand nous détectâmes du mouvement entre les arbres de l’autre rive. Trois silhouettes sortirent à découvert, deux étaient chargées et avançaient avec lenteur, sans se presser. Cela signifiait que Sirih et Livon étaient toujours à l’abri.

— « Peux-tu nous faire traverser la rivière en étouffant le bruit ? » demandai-je dans un murmure.

Sanaytay inspira et je sentis l’air bouger près d’elle quand elle acquiesça.

— « Bien sûr. »

— « Alors, suis-moi. »

Nous sortîmes de notre cachette et traversâmes la rivière. Aussitôt après, nous nous cachâmes derrière un petit talus, au milieu de buissons. C’est alors que je vis les trois ravisseurs passer devant le sanctuaire sans s’arrêter et j’eus brusquement une idée beaucoup plus claire de ce qui se passait.

— « Ils vont les jeter dans le puits, » murmurai-je.

— « Non, » fit Sanaytay, horrifiée. « Orih ne peut pas… Nous devons les arrêter. Orih… Si elle tombe là-dedans, elle mourra… »

Je commençais à en douter. Je commençais à douter de tout. Ce dont j’étais sûr, par contre, c’était que nous devions intervenir sans délai. Je ramassai un gros caillou dans mon poing. Ce n’était pas mon style d’agir avec précipitation, mais… je n’avais pas de meilleure idée que de m’élancer vers eux et de leur jeter des pierres. Avec l’orique, je pouvais rendre le tir plus précis et augmenter sa force. Je n’avais pas moyen de savoir si je serais capable de les surprendre tous les trois avant qu’ils ne se ruent sur moi, mais…

Un brusque cri déchira la nuit et me tira de mes pensées.

— « Oh, non… Ça, c’est Livon, » murmura Sanaytay.

Adieu, l’élément surprise, soupirai-je. Et je me précipitai à mon tour tandis que le permutateur courait à toute vitesse vers les ravisseurs. Sauf qu’il n’avançait pas seul : une armée de silhouettes de lumières l’accompagnait. Des illusions, compris-je. L’effet n’en était pas moins effrayant. Au bout d’un moment, j’entendis une avalanche de cris et je compris que Sanaytay s’était jointe à l’opération.

Les trois ravisseurs doutèrent un instant, probablement pris d’ahurissement et de peur… du moins, c’est ce que je crus. Cependant, quand je les vis presser le pas vers le puits, je blêmis et… je jurai et accélérai.

Le puits, me dis-je. Ces ravisseurs venaient jeter leurs victimes dans le puits, mais, se voyant attaqués, n’auraient-ils pas dû les abandonner par terre et s’enfuir en courant vers les bois ? Quelque chose ne tournait pas rond. Alors, une idée stupide me vint à l’esprit. Pensaient-ils, eux aussi, se jeter dans le puits ? Pour mourir avec leurs victimes ? Ou peut-être pour vivre avec elles ? Mais comment pouvaient-ils savoir que la chute dans ce puits n’était pas mortelle ? À moins que je ne me trompe, il se pouvait que…

— « Arrêtez-vous ! » s’écria Livon. Il était beaucoup plus proche des trois ravisseurs que moi, mais je l’entendis clairement. « Rendez-nous Orih ! Arrêtez-vous, assassins ! »

Et il fit ce que j’aurais dû avoir prévu : il permuta avec celui qui portait la charge ressemblant le plus à la mirole. Je le sentis plus que je ne le vis à l’altération de l’air et à la trace orique… Je m’arrêtai et jetai une pierre au ravisseur qui venait d’apparaître à la place de Livon. Je l’aurais atteint si celui-ci ne s’était pas brusquement effondré. Je m’arrêtai net. Était-ce un piège ou s’était-il vraiment évanoui ?

Je scrutai la clairière à la lumière de la Gemme. Il se passait quelque chose, et quelque chose de mauvais. Au lieu de se précipiter vers les deux autres ravisseurs, Livon s’était écroulé à son tour… Son sortilège de permutation avait-il raté ? Dans ce cas… Livon avait-il uniquement permuté les habits ? Je pensais que c’était impossible, mais… je me penchai rapidement auprès de la personne à terre, attentif à tout mouvement, et je regardai son visage. Il avait la peau hâlée, le nez aplati, une barbe d’humain, une face carrée… L’autre était donc Livon. Et l’humain ne feignait pas son mal : il était réellement inconscient. Je courus vers les deux autres ravisseurs non sans m’étonner de leur comportement : celui qui ne portait rien tentait de traîner Livon vers le puits… Il ne restait plus que quelques mètres pour qu’il l’atteigne.

— « Mais qu’est-ce qu’il se passe ! » cria Sirih, s’élançant depuis l’orée du bois. « Sanay, reste où tu es ! »

Sanaytay ne bougea pas. Moi, par contre, je visai les deux autres et leur lançai deux pierres, une à chacun… Le plus petit, un hobbit, l’évita avec une rapidité de mille démons. Le grand la reçut en plein sur sa capuche. Il chancela. Et ceci sembla faire prendre une grave décision au hobbit, qui laissa tomber sa charge et s’occupa de son compagnon. Il traîna le grand vers le puits et l’y jeta, confirmant mes soupçons : ce puits n’était pas mortel.

Soudain, Livon poussa un cri inarticulé qui me glaça le sang et débrida notablement mon Datsu. Je m’inquiétai, car je ne voulais pas perdre le contrôle de mon Datsu, pas maintenant que j’avais quelque chose de crucial à faire…

— « Frère ! »

La voix de ma sœur, provenant de la rive de la rivière, plongée dans l’obscurité, m’apaisa. Et je me rendis compte que j’avais perdu mon temps. Le hobbit, après avoir jeté le grand dans le puits, s’occupait du corps d’Orih et le hissait déjà contre la margelle. Maintenant que j’étais tout près, la lumière de la Gemme illuminait le visage de la mirole sans laisser de doutes : c’était bien elle. Je vis Livon se lever. L’autre ravisseur inconscient n’avait pas bougé de place, mais Livon était maintenant bien réveillé et, tandis que je me précipitais, je le vis tendre rapidement deux mains vers Orih pour l’arracher aux mains de son capteur hobbit. Je le rejoignis à ce moment et tirai avec lui… pour me rendre soudain compte d’un détail qui débrida une nouvelle fois mon Datsu.

Livon n’était pas en train de tirer. Il était en train de pousser.

Je regardai mon ami dans les yeux. Et quand je les vis d’un blanc laiteux et brillants, je faillis lâcher Orih… Je compris tout sur-le-champ. Les trois ravisseurs étaient des dokohis. Malgré l’avertissement de Zélif, Livon avait permuté avec un dokohi. Il était resté prisonnier d’un collier dokohi. Et… maintenant, aussi absurde que cela puisse paraître, il était devenu un dokohi.

Il me montra les dents. Et je vis le moment où il allait m’attaquer, alors que j’avais les mains occupées. Mais je ne pouvais permettre qu’ils emmènent Orih. J’étais en mauvaise situation. Ma force physique n’était pas suffisante contre deux, mais peut-être l’orique…

Je lançai un sortilège de force pressant le corps d’Orih et la plaquai contre le sol. Le dokohi hobbit émit un grognement et l’attrapa par les épaules pendant que Livon m’assénait un coup de poing. Je le reçus en pleine figure. Néanmoins l’orique l’amortit. Je répliquai par un autre coup de poing, chargé d’orique. Je fis reculer Livon de deux bons mètres, le propulsant à terre, et je me précipitai vers Orih, car le hobbit était déjà en train de la faire passer par-dessus la margelle… Je l’agrippai de justesse. Cependant, le hobbit se suspendait déjà à elle à l’intérieur du puits et son poids s’ajoutait à celui de la mirole. Je marmonnai :

— « Lâche-la, maudit spectre, sinon je fais exploser tout ce puits… »

Je n’eus même pas le temps de me demander comment je réaliserais une telle menace sans blesser Orih : la seconde suivante, je me trouvais à la place de Livon et celui-ci, les mains agrippées aux chevilles d’Orih, me fit un sourire diabolique. Il avait permuté avec moi, le maudit. Le dokohi avait utilisé le savoir de Livon et avait permuté avec moi. Je portai rapidement une main à mon cou, mais le soulagement de ne rien trouver ne dura pas et je regardai Livon avec la certitude que je n’allais pas pouvoir les sauver, ni lui ni Orih… C’était impossible. Le temps que je les atteigne… ils auraient disparu dans le puits.

Alors, une aura d’horreur m’envahit, quelque chose qui déclencha toutes mes alarmes, et mon Datsu me domina tout entier. Peur, horreur, tension, tout ceci cessa d’avoir un sens pour moi. Une petite main me prit par le bras. C’était Yanika. Ses yeux noirs étincelaient étrangement à la lumière de la Gemme. Elle tremblait. Et, par réflexe, je passai un bras autour d’elle tout en examinant de nouveau la situation. Livon se trouvait près du puits. Je le regardais. Lui regardait le trou du puits sans fond. Orih et le dokohi hobbit avaient disparu. Il restait le dokohi évanoui qui avait perdu son collier et l’autre saïjit séquestré qui gisait, inconscient, les pieds et les mains liées.

J’avais perdu mes sentiments, compris-je. Le Datsu s’était libéré et je ne sentais rien. Et cela signifiait que je n’arrivais pas à analyser la situation d’une façon complète. Je ne voyais que les faits. Les yeux de Livon ne brillaient plus comme deux pierres de lune. Je le vis quand Yanika et moi, nous nous approchâmes de lui : ils étaient comme deux perles grises, assombries par la nuit… et aussi par un sentiment, devinai-je. Étant donné la situation, probablement un sentiment négatif. Mais… un sentiment négatif, qu’est-ce que cela signifiait exactement ?

— « Orih… » se lamenta Livon d’une voix étouffée. « Orih… Je n’ai pas pu la sauver. Je n’ai pas pu la sauver. »

Il s’affaissa et s’appuya contre la margelle du puits.

— « Pourquoi ? » sanglota-t-il.

Sirih s’intéressait au dokohi inconscient. Jiyari avait le regard rivé sur moi. Tchag s’était blotti contre Livon, frappé par l’aura. Sanaytay s’approcha, les yeux brillants de larmes.

— « Ce n’est pas ta faute, Livon, » murmura-t-elle d’une voix aigüe.

Ses yeux s’écarquillèrent quand elle me vit à la lumière de la Gemme. Bien sûr, pensai-je. Chaque fois que mon Datsu se libérait, mon aspect changeait un peu. Pas autant que lorsque Kala avait pris le contrôle sur moi, mais mon sceau s’étendait néanmoins sur tout mon visage… sur tout mon corps…

— « Yani. »

— « Frère… »

Elle pleurait. Et probablement, son aura était ce qui faisait pleurer Livon et Sanaytay. En plus de la disparition d’Orih. Je secouai la tête.

— « Je peux revenir. Mais avant, tranquillise-toi. Sinon, mon effort ne servira à rien. »

Yanika cligna des yeux et renifla. S’était-elle tranquillisée ? Je ne pouvais le savoir. Je bridai le Datsu prudemment. La tristesse était grande dans son aura… mais acceptable. Je soupirai, maudissant Kala d’avoir détruit le Sceau et provoqué tant de problèmes et, l’instant d’après, je commençai à assimiler ce qui était arrivé. La présence de Yanika avait forcé le spectre à se réfugier dans le collier et Livon avait repris le contrôle juste avant de se jeter dans le puits. Il était parvenu à éviter sa chute… mais pas celle d’Orih.

— « Je l’ai lâchée, » balbutia Livon. « Je ne sais pas pourquoi, je l’ai lâchée. »

Je me penchai près de lui. Un gros bleu se formait sur sa joue que j’avais frappée de mon poing orique. Ma propre joue me faisait mal. Je pensai que, si son collier fonctionnait comme celui de Tchag, peut-être que Livon ne se rappelait pas les détails. Je décidai de ne pas les lui dévoiler et lui dis simplement :

— « Moi non plus, je n’ai pas été très malin. Je n’ai pas pensé que cela pouvait être des dokohis. »

Livon cligna des paupières.

— « Des dokohis ? »

Je sifflai.

— « Idiot, tu ne t’en es pas rendu compte ? Tu as permuté avec un dokohi et tu as gardé son collier. Triple idiot, » soufflai-je devant ses yeux exorbités.

Je le vis poser une main sur le collier. Il s’alarma et s’écria :

— « Comment je fais pour enlever ça ? »

— « J’aimerais le savoir aussi, » répliquai-je. « En attendant… »

Je me levai et allai près du saïjit captif qui gisait à plat ventre. Je lui ôtai la corde des mains et des pieds et revins.

— « Tends les mains. »

Livon me regarda, stupéfait.

— « Tu vas me mettre une laisse ? »

Je roulai les yeux.

— « Je vais te lier les mains. Comme ça, si tu te transformes à nouveau en dokohi, cela nous donnera le temps de réagir, » raisonnai-je.

Il s’assombrit et baissa la tête. Il ne protesta pas quand je commençai à passer la corde autour de ses poignets. Sirih se leva auprès du dokohi qui avait perdu son collier. Sa propre lumière harmonique éclairait plus vivement encore qu’une pierre de lune le visage de l’humain barbu.

— « Ce type est plus qu’évanoui, » commenta-t-elle à voix haute et elle s’approcha de nous en disant : « Il respire à peine. »

C’était vrai. J’avais à peine perçu son souffle quand je m’étais arrêté près de lui.

— « Et l’autre ? » demandai-je.

— « Le captif ? Mm. » Elle le retourna. « Il a l’air d’aller bien. Ils leur ont probablement fait prendre quelque herbe pour les endormir. Maudits dokohis… Ces derniers temps, ils apparaissent à tous les coins de rue. Au fait, j’ai récupéré Myriah. Le barbu s’était retrouvé avec, après la permutation. Incroyablement, la princesse dort toujours. Tiens, Livon. Dis, Drey, » ajouta l’harmoniste. Son ton changea un peu et se fit encore plus neutre. « Je te vois plutôt tranquille. Est-ce que cela veut dire… que tu crois qu’Orih est toujours en vie ? »

Livon se redressa brusquement. Je secouai la tête.

— « Vous n’avez vraiment pas remarqué ? Le villageois l’a appelé le Puits qui Respire et ce n’est pas pour rien. C’est seulement une théorie, mais… au fond de ce puits, peut-être à une centaine de mètres ou plus, il se peut qu’il y ait quelque chose capable d’amortir la chute. Quelque chose qui crée des forces oriques. Des roches-éponges, probablement. Sauf que pour que l’effet soit comme celui-ci… il doit y avoir une caverne entière de roche-éponge pure. Et les dokohis doivent avoir trouvé un moyen pour ne pas être écrasés par le cycle orique de la roche-éponge une fois en bas… Il est donc probable qu’il y ait des dokohis en bas prêts à aider ceux que nous avons vus. »

Il y eut un silence. Ma théorie était plausible et c’était la seule qui me venait à l’esprit pour justifier l’agissement des dokohis : ils s’étaient jetés dans le puits avec l’intention évidente d’échapper non à la vie mais à notre poursuite.

— « Tu n’as pas répondu à la question, Drey, » murmura Livon. « Orih… est-elle vivante ? »

Je fis une moue.

— « Elle est vivante et, très probablement, elle le restera tant qu’elle sera avec les dokohis. »

— « Ils vont lui mettre un collier, » murmura Livon, horrifié. « Ils vont faire d’elle une dokohi. »

Un dokohi comme toi. Je le vis se lever d’un bond et se tourner vers le puits… Je le saisis par la taille en protestant :

— « Tu as perdu la tête ? J’ai dit qu’il y a probablement pas mal de dokohis là-bas au fond. »

— « Mais tu ne comprends pas ? » me répliqua vivement Livon. « Je vais sauver Orih. Je ne vais pas la laisser aux mains des dokohis. Je ne les laisserai pas lui faire de mal. Il n’y a pas de temps à perdre. Je vais la sauver… »

— « C’est très joli, mais comment ? » le coupai-je, patiemment. « Orih n’est pas en danger de mort : nous avons le temps d’analyser la situation et d’essayer de tirer des informations au barbu une fois qu’il sera réveillé. Nous irons chercher Orih d’une façon sûre et… »

— « Ta façon de penser m’écœure ! » feula soudain Livon. Il tremblait. De tristesse ? Oui. Et aussi de rage, compris-je. Sa voix sifflait. « Tu analyses tout comme si tu étais tranquillement assis devant un tablier d’Erlun. Tu ne comprends pas la vie réelle, Drey. Tu ne comprends pas qu’Orih est plus qu’un pion, plus qu’une pièce qu’il faut récupérer. Tu ne comprends pas comment je me sens. »

Je fus incapable de lui donner une réponse à cela. Il parlait, sans aucun doute, de mon Datsu et de mon incapacité à sentir comme lui la situation. Il méprisait mon manque de sentiments. Cela le mettait en colère.

Je le lâchai, attristé. Tout ce qu’il disait était vrai. Et je ne pouvais rien y changer. Je ne dis rien, je fis demi-tour et, sous les regards muets des harmonistes et de Jiyari, j’allai soulever le barbu. Il n’était pas facile à porter, mais, avec l’orique et un peu de patience, je parviendrais à le transporter jusqu’à la grange… Jiyari m’aida. Son visage, habituellement tranquille, avait une expression sombre, mais il ne dit pas un mot.

— « Merci… Sirih, Sanay, vous allez arriver à porter l’autre ? »

Il était jeune et petit. Il n’avait pas l’air de peser lourd.

— « Euh… oui, » assura timidement Sanaytay. « Drey… je ne crois pas que Livon pense réellement ce qu’il a dit. »

Je haussai les épaules.

— « Il n’a rien dit de réellement faux. Je ne sais pas si vous le savez, mais, à part Yanika, les Arunaeh, nous ne ressentons pas les choses comme les autres saïjits. »

À leurs têtes, je découvris qu’elles le savaient déjà. Je perçus la moue coupable de Yanika.

— « Frère, je l’ai dit à Orih le jour où elle s’est fâchée au sujet de la charité à Donaportella, pour qu’elle comprenne que tu ne le faisais pas exprès et, après… après, aux thermes, nous avons parlé du Datsu, et Sirih et Sanay et Kali étaient là aussi. J’ai mal fait ? »

Je soupirai. Maintenant, je comprenais pourquoi Orih avait agi d’une façon si étrange durant notre séjour à Donaportella. Je secouai la tête.

— « Moi, je l’avais déjà dit à Livon. Mais ne parle plus de notre sceau, Yani… Ce sont des affaires de famille. »

Je sentis sa légère honte et, en même temps, je perçus de l’assurance, comme si elle se convainquait elle-même que ce qu’elle avait fait était pleinement justifié. Peut-être parce que les Ragasakis étaient nos compagnons et avaient le droit de savoir. Mais, en fait, le Datsu ne regardait que les Arunaeh. Ce n’était pas une question de camaraderie.

Après un bref silence, Sanaytay s’activa, envahie par une soudaine nervosité, et elle se baissa pour agripper le captif. Sa sœur l’aida. J’oubliai soudain mon embarras quand je vis le visage du séquestré et le reconnus, stupéfait. C’était le jeune gnome que nous avions rendu à son père ce même après-midi. Xarif Hitappe. Que diables faisait-il là ? Dannélah… Je supposai qu’il nous l’expliquerait quand il se réveillerait.

Je me tournai vers Livon. Celui-ci regardait toujours le puits, mais il ne s’y était pas jeté pour récupérer Orih. Au moins, c’était déjà ça. Ni lui ni Tchag ne pouvaient rester éloignés de Yanika, sinon les spectres reprendraient possession de leurs corps. Réprimant le peu d’envie que j’avais alors de lui parler, je lançai :

— « Dis, Livon. Il vaudra mieux que tu nous suives. »

Et je me mis en marche. Au bout d’un moment, Livon apporta son aide aux harmonistes pour transporter le gnome. Et après avoir traversé la rivière, il dit avec sincérité :

— « Drey. Je suis désolé. Je suis un idiot. »

— « Ça, je te l’ai déjà dit plein de fois, » répliquai-je. « Mais je me réjouis que tu ne te sois pas finalement jeté dans le puits. Tu n’aurais fait qu’empirer les choses. »

— « Je sais… Mais je ne parle pas de ça. »

Je souris. Au-dedans de moi, je me sentais plus léger.

— « Je sais, » rétorquai-je. « Oublie ça. On m’a dit des trucs bien pires. Certains nous appellent les démons de glace, les Glacés, les Inquisiteurs de la Mort… Je suis habitué. »

Nous laissâmes les deux corps dans la grange et nous appelâmes Yabéko de Dris, notre amphitryon. En plus d’être maître d’école, il dit avoir certaines compétences en médecine et nous le laissâmes examiner le gnome et surtout le barbu, dont la vie semblait tenir à un fil. Pendant que les harmonistes partaient chercher la carriole que les dokohis avaient laissée avec le poney, Jiyari et moi, nous attachâmes Livon à une poutre sous les yeux vigilants de Yanika.

— « Est-ce que tu sens son spectre ? » demandai-je à celle-ci.

Ma sœur fit non de la tête. Et alors, à la lumière de la lanterne, les yeux de Livon étincelèrent, pas blancs, mais gris et déterminés.

— « Je la sauverai. »

— « Nous la sauverons tous, » assurai-je.

Livon leva vers moi un regard obstiné et presque dément.

— « Nous la sauverons, » répéta-t-il. « Drey. Yanika. Merci. Je ne sais pas ce qui m’est arrivé, mais j’ai l’impression que je vous dois quelque chose. J’étais tellement furieux qu’ils emmènent Orih… Mais après, j’ai permuté et je me suis sentis si mal. Comme si j’avais été absorbé dans une lampe, comme les djinns des contes. Je ne pouvais pas sortir. Et juste après, j’ouvre les yeux, et je me trouve en train d’agripper Orih au-dessus du puits. Je poussais. Moi… j’étais en train de pousser. J’ai eu si peur que je l’ai lâchée. »

Et Orih est tombée, complétai-je. Je m’assis contre le mur de la grange.

— « Alors, tu ne te rappelles rien. » Mon regard alla se poser sur le barbu dont Yabéko s’occupait à l’autre bout de la grange. « Je me demande s’il se souviendra de quelque chose, lui. »

Mes yeux se tournèrent à nouveau vers Livon, ou plus exactement sur le collier de fer noir qu’il portait maintenant autour du cou. Le seul qui sûrement se rappelait… était à l’intérieur de ce cercle métallique. Et si celui-ci avait été créé par Liireth… alors, il devait probablement se rappeler beaucoup de choses intéressantes. Maintenant que j’y pensais, pourquoi Zélif n’avait-elle pas fait examiner les colliers des dokohis que Saoko avait tués, deux mois plus tôt ? Était-il impossible de récupérer les souvenirs d’un spectre ? Le Spectre Blanc de Taey en avait, pensai-je. Mère avait communiqué avec lui par bréjique. Elle n’en avait pas tiré grand-chose, mais… Mar-haï, pourquoi diables tournais-je tant les choses dans ma tête ? Zélif devait sûrement avoir estimé plus facile de soutirer des informations au dokohi capturé. En plus, elle n’avait pas de bréjistes experts à portée de main, contrairement à moi.

— « Drey. »

La voix chuchotée de Livon rompit un long silence et interrompit mes réflexions. Yanika était allongée sur sa paillasse, mais elle était toujours éveillée et, à son aura, je compris que la disparition d’Orih l’inquiétait au plus haut point. Jiyari, par contre, dormait à poings fermés.

— « Ce bleu sur la figure… » murmura Livon, « qui t’a fait ça ? »

Je le regardai dans les yeux. Je devinai qu’il avait déjà une certaine idée sur la question. Je passai mes bras derrière ma tête avec désinvolture.

— « Le même que celui qui m’a traité d’insensible, qui veux-tu que ce soit ? »

— « Je ne t’ai pas traité d’insensible, » se défendit Livon.

— « Ah non ? Eh bien, tu m’as dit que je ne comprenais pas la vie réelle. Que c’était comme si tous, autour de moi, étaient des pions. Comme si je vivais dans un monde de sentiments diffus et que je n’étais pas capable de les comprendre. Il y a du vrai là-dedans, mais il y a des limites. »

— « Drey… vraiment, je suis désolé ! Je ne pensais pas ce que je disais, » assura Livon, honteux.

Je lui adressai un regard moqueur.

— « La vérité, je me suis senti un peu déprimé quand tu m’as dit ça, mais peut-être que c’était seulement mon imagination et que je ne peux même pas comprendre ce que je ressens… » L’expression abattue de Livon m’arracha un éclat de rire étouffé. « Pardon, peut-être que je me montre insensible avec toi maintenant sans m’en rendre compte. »

— « Tu te moques de moi, » se plaignit Livon.

Mon sourire s’élargit.

— « Peut-être. »

Il y eut un silence. Yabéko s’écarta de l’humain barbu et s’approcha.

— « Il va très mal et je ne comprends pas ce qui lui arrive, » nous informa-t-il. « Je vais immédiatement faire appeler un guérisseur de Firassa. »

— « Alors, appelle Yéren, des Ragasakis, » dit Livon. « Yéren Shovik. »

Il lui donna l’adresse et Yabéko sortit aussitôt de la grange. Je ne lui dis rien, mais, à sa façon d’examiner son patient, il m’avait davantage fait penser à un prêtre jardique en train d’exorciser un possédé qu’à un guérisseur.

Au bout d’un autre long silence, les harmonistes revinrent avec la carriole et le poney, en disant qu’elles n’avaient rien trouvé d’intéressant à l’intérieur. Peu après, elles dormaient déjà, et la torpeur menaçait de m’envahir moi aussi quand j’entendis Jiyari haleter en rêve :

— « Je ne sais pas… je ne sais pas où est Rao… je jure que je ne sais pas… ça fait mal, je le jure… Lotus est bon… par pitié… Lotus va nous sauver, sauver… »

La sueur perlait sur son front. Je pâlis. Parce que je savais à quoi il rêvait : aux journées de torture à laquelle nous avaient soumis les Masques Blancs. Alors… alors, c’était Jiyari qui avait involontairement trahi Lotus. Un élan de compassion m’envahit, flou et intense à la fois. Jiyari n’avait que huit ans quand tout cela était arrivé… Et il avait souffert comme nous tous.

Je me frappai le front et rectifiai : comme eux tous, les Pixies du Désastre.

J’hésitai à réveiller Jiyari de son cauchemar, mais bientôt son expression se détendit et se fit plus paisible. Son rêve devait avoir pris une bonne tournure, me réjouis-je. Je tournai la tête, percevant un mouvement. Yanika s’était redressée et blottie près de moi, silencieusement. Elle n’arrivait pas à dormir. Elle était triste. À cet instant, je pensai ironiquement : Joyeux anniversaire. Mais je ne le lui dis pas, bien sûr. Peut-être avais-je des difficultés à comprendre les sentiments, mais, diables, je n’étais pas aussi aveugle que pouvaient le croire certains. Moi aussi, je me sentais mal pour Orih. Je ne me l’inventais pas. Normalement, j’évitais de trop penser à ce genre de choses, mais, cette nuit-là, je décidai d’y réfléchir, de chercher une réponse claire à mes sentiments… Je ne la trouvai pas.

Les premières lueurs du jour du treizième anniversaire de Yanika nous surprirent Livon, ma sœur et moi, les yeux ouverts. Et, avec les premiers rayons du soleil, la question somnolente et mentale de Myriah nous accueillit :

“Il s’est passé quelque chose ?”