Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 1: Les Ragasakis
Je rêvais que je poursuivais Tchag dans un couloir pour lui voler un radis, quand, soudain, je me rappelais que je n’aimais pas les radis. Alors, l’imp disparaissait et, dans le salon de l’île de Taey, apparaissait la silhouette de Lustogan. Ses yeux froids traversaient la salle pour m’atteindre. “Drey. Tu n’as pas terminé,” me disait-il. Et c’était vrai : je n’avais pas fini mon calcul. Sauf qu’au lieu d’un calcul, quand je baissais les yeux sur ma feuille, je voyais un dessin de Yanika avec deux silhouettes souriantes…
Je me réveillai d’un coup de mon rêve farfelu et ouvris les yeux. J’avais senti un courant d’air étrange. Quelqu’un était sorti de la pièce. Je fronçai les sourcils et me redressai, jetant un coup d’œil par la fenêtre. Le ciel commençait à peine à bleuir. Regardant les lits, je remarquai que celui de Livon était vide et que son sac à dos n’était pas là.
Surpris, je me levai, m’habillai et sortis dans le couloir. Dans le silence de la nuit, je perçus des voix basses provenant de la véranda. Était-ce Aruss et ses confrères qui s’en allaient si tôt ? Non : la porte des jardiques était encore fermée. Je m’approchai du bout du couloir. Une voix disait :
— « J’avertirai les autres, ne te tracasse pas. Mais… tu aurais pu avertir avant. »
Ça, c’était Orih.
— « Je n’y ai pas pensé, » avoua Livon. « Et je ne veux pas les réveiller maintenant. »
— « Même pas Drey ? Dernièrement, tous les deux, vous êtes comme les deux doigts de la main. Il va penser que tu l’as laissé en arrière. »
— « Mm… Je sais. Mais… cette fois-ci, je ne crois pas que Drey veuille m’accompagner. Le chemin est très traître et ce serait dangereux pour Yanika. C’est mieux comme ça. »
Je sentis mon humeur s’assombrir. Je sortis sur la véranda sans réfléchir et m’arrêtai là, silencieusement, sentant l’air froid et calme de l’aube m’envelopper. Orih était assise sur un banc, les bras autour de ses genoux, emmitouflée dans sa couverture. Livon se trouvait debout, son sac sur le dos et prêt à partir. J’hésitai… puis je lançai finalement :
— « Livon. Où vas-tu ? »
Le permutateur se tourna et se mordit une lèvre.
— « Mince. Désolé. Je t’ai réveillé ? »
— « Ce n’est pas grave, » soufflai-je, gêné par son air coupable. « Tu t’en vas quelque part ? »
— « Oui. Je vais voir Myriah, » sourit-il.
J’ouvris grand les yeux, surpris. Myriah ?
— « Elle se trouve près d’ici ? »
— « Mm… Ça dépend comment on voyage. La voie la plus sûre est de prendre le chemin vers le village de Varlape, puis de descendre la rivière, mais ça me prendrait plus d’un jour de voyage rien que pour y arriver, alors je vais prendre le chemin avec les raccourcis, en pleine montagne. Comme ça, je serai là-bas avant la nuit et, demain, je redescendrai par la vallée, jusqu’à Firassa. »
J’acquiesçai, réservé.
— « Je comprends. Eh bien… essaie de ne pas permuter avec des vers de terre en chemin. »
Et encore moins avec Myriah, ajoutai-je mentalement. Livon sourit largement. Orih intervint :
— « Drey, pourquoi ne l’accompagnes-tu pas ? Yanika sera bien avec nous. Il ne va rien lui arriver et ce ne sera que pour deux jours. »
Sa proposition me mit dans l’embarras. À vrai dire, je voulais voir cette Myriah si importante pour Livon et aussi cette varadia indestructible, mais…
— « Drey, » dit Livon, me tirant de mes pensées. « Ne t’inquiète pas. Ça ne fait rien si tu ne veux pas venir… »
Je sentis l’aura de Yanika changer à l’intérieur de la maison et j’ouvris légèrement plus grand les yeux. Nous écoutait-elle par une fenêtre ? Sans aucun doute, car je sentais maintenant une vive exaspération. Contre moi, probablement. Parce qu’elle savait que l’unique raison pour laquelle je ne voulais pas accompagner Livon, c’était elle. Cependant… son aura, en ce moment, me rappela la conversation que j’avais eue avec Livon sur le Datsu. J’avais alors pensé que je ne m’étais jamais réellement sacrifié pour ma sœur. Je n’avais jamais eu l’impression de le faire, en tout cas. Et je ne voulais pas changer cela maintenant. Je ne voulais pas me sacrifier. Les possibilités qu’il arrive quelque chose à Yanika durant ces deux jours étaient infimes. Par contre, si je restais avec elle, Yanika n’oublierait jamais qu’elle m’avait empêché de faire ce voyage…
Mar-haï, tout compte fait, la conclusion était évidente depuis le début. Reste à savoir si ça ne dérange pas Livon…
Avec une certaine gêne, je demandai :
— « Alors… je peux aller avec toi ? Ça ne te dérange pas ? »
— « Quoi ? Bien sûr que non ! » s’étonna Livon. « Mais j’avais pensé que tu préfèrerais rester aux thermes avec Yanika. »
— « Et rater l’opportunité de voir Myriah et cette varadia ? » répliquai-je. Je souris, enthousiaste. « Je vais chercher mon sac. »
L’exaspération de Yanika était tombée d’un coup, remplacée par la satisfaction et la joie. Tu ne serais pas en train d’essayer de te débarrasser de ton frère, petite sorcière ? plaisantai-je mentalement. Une minute après, j’étais de retour dans la véranda avec mon sac. Je retirai tous les habits de ma sœur et les trois livres qu’elle avait emportés et je mis le tout dans un baluchon.
— « Ça, c’est pour Yanika. »
Orih acquiesça. Elle me regardait avec curiosité.
— « Tu ne vas pas la réveiller et lui dire que tu t’en vas ? »
À travers le mur de bambou, je jetai un coup d’œil au centre de l’aura, amusé. Orih et Livon ne captaient donc pas l’aura ou, plutôt, ils ne la reconnaissaient pas. Ce n’était pas étonnant : il fallait beaucoup d’entraînement et passer beaucoup de temps auprès d’elle pour apprendre à distinguer aussi bien que moi les émotions personnelles des siennes.
Je saisis les deux courroies de mon sac à dos.
— « Ce n’est pas nécessaire. Elle est déjà réveillée et elle a tout entendu. Ma sœur est une petite indiscrète. »
Je perçus son aura amusée et protestataire, et je souris.
— « Yani. Prends bien soin de Tchag, » ajoutai-je.
— « Et, moi, je prendrai soin d’elle comme d’une petite sœur, » assura Orih. Elle ajouta à mon intention à voix basse : « Je suis contente que Livon t’ait à ses côtés. Quand il va voir Myriah, il revient toujours très silencieux. Mais, avec toi, je suis sûre qu’il se remettra plus vite. » Elle m’adressa un sourire affilé et agita les mains. « Bon voyage ! »
À la porte du jardin, Livon leva une dernière fois la main pour saluer et, tous deux, nous partîmes prenant le chemin qui descendait. Il était encore si tôt que les rues étaient désertes et nous ne croisâmes que quelques chats, quelques lève-tôt et les innombrables fontaines qui peuplaient la ville. Devant la porte principale, les gardes nous saluèrent d’un geste de la tête.
— « Vous êtes matinaux, » apprécia l’un d’eux, aux cheveux rouges électrifiés. « Bon voyage à tous les deux ! »
— « Merci, » dit Livon. Et il s’arrêta soudain. « Oh, c’est vrai ! J’ai une question. »
— « Dis-moi. »
— « Vous ne savez pas par hasard si le Tunnel du Serpent a rouvert ? »
— « C’est par là-bas que vous allez ? » s’étonna le gardien. « Eh bien… J’ai entendu dire qu’il a été fermé quelques mois à cause des risques d’écroulement. Peut-être qu’il a rouvert maintenant, mais je ne pourrais pas l’assurer. »
L’autre garde arbora lui aussi une mine d’ignorance, et Livon les remercia malgré tout.
— « N’essayez pas de passer par là-bas si l’écriteau d’avertissement n’a pas été enlevé, hein ? » ajouta le garde aux cheveux rouges. « Cela ne sert à rien de prendre des raccourcis si c’est pour mourir écrasé par une roche. »
Je souris face à son inquiétude.
— « Nous serons prudents, » assurai-je.
Nous nous éloignâmes de la palissade et, bientôt, nous suivions le chemin en direction de Keshaq, en longeant le lac. Sur notre droite, s’élevaient les montagnes de Skabra, en grande partie couvertes de bois.
— « Le Tunnel du Serpent ? » demandai-je, curieux. « Pourquoi ce nom ? »
Un instant, je pensai que c’était parce qu’il était plein de serpents et je me réjouis de ne pas avoir emmené Yanika. Livon expliqua :
— « On l’appelle comme ça parce qu’il zigzague comme un serpent. Autrefois, c’était un tunnel naturel, mais il a été agrandi par les bergers qui descendent leurs troupeaux jusqu’au lac en hiver. Maintenant, la plupart utilisent le chemin qui va à Varlape parce qu’il est plus sûr, mais ce tunnel nous fera gagner des heures de marche. »
Le ciel aurait déjà dû s’éclairer, mais un brouillard persistant nous enveloppait, assombrissant les alentours. Les eaux du lac n’avaient pas une ride, les feuilles étaient figées et l’air était imprégné d’une humidité dense. Nous marchions depuis un moment quand un long sifflement provenant de la rive résonna et Livon s’arrêta lestement, surpris.
— « Une burujama ! » murmura-t-il. « C’est un passereau. Elles se cachent mieux que tout autre et, normalement, on ne les entend chanter que de loin. On dit qu’entendre leur chant est un bon présage. »
— « Un bon présage ? » me moquai-je. « Comme, par exemple, que les dieux te seront favorables et la récolte sera bonne… ? »
— « Mais non ! » s’esclaffa Livon. « Cela indique qu’il n’y a pas de danger alentour. Elles sont si timides qu’elles ne se mettraient pas à chanter, sinon. Mais c’est pour ça qu’elles sont presque impossibles à voir. Tu vois… elle nous a entendus et elle a déjà arrêté de chanter, » observa-t-il. Il reprit la marche, assurant : « Crois-moi, quand j’étais petit, je m’amusais à les chercher et, durant tout ce temps, je n’ai réussi qu’une fois à en voir une. D’ailleurs, je ne te l’ai pas dit ?, j’ai connu Baryn quand il se promenait dans les montagnes et cherchait à voir une burujama. Il a passé plusieurs mois à essayer, avec plus de patience qu’un jardique ! » rit-il.
— « Et il n’en a pas vu ? »
— « Ben non, » fit Livon, pensif. « Parfois je me dis que, le jour où j’en ai vu une, c’était seulement parce qu’elle a bien voulu que je la voie. »
Nous marchions à peine depuis une demi-heure quand nous quittâmes le chemin du lac pour nous diriger à travers champs vers les montagnes. Nous avancions d’un bon pas, mais sans nous presser non plus. Quand nous commençâmes à grimper, nous ralentîmes le rythme. Livon allait devant avec l’air de savoir exactement où il se rendait. À un moment, il arriva à un endroit plus plat et il sortit son outre pour prendre une gorgée. Le brouillard ne nous atteignait plus à cette hauteur et nous pûmes voir une mer blanche de nuages baigner toute la vallée. On ne voyait même pas le lac au travers. Nous levâmes les yeux vers la cime de la montagne, illuminée par le soleil, et Livon indiqua une zone :
— « Nous, nous allons par là. Au fait, Drey, » ajouta-t-il alors que nous reprenions la marche, « tu crois qu’Aruss a réussi à tirer Rakbo d’affaire ? »
J’arquai les sourcils. Diables, c’est vrai. J’avais complètement oublié le mirol emprisonné. Le Gourou du Feu avait donc voulu disculper Rakbo…
— « Aucune idée, » dis-je. « Quand même, essayer d’enlever un guérisseur en plein jour… Qui aurait pu avoir une idée pareille ? »
— « Eh bien… Rakbo devait être désespéré. »
Et comment. Je me rappelai sa forte constitution et son visage carré. Si son objectif avait été d’enlever un guérisseur pour l’emmener dans le cratère et sauver son peuple… il n’avait pas manqué de courage.
— « Quoi qu’il en soit, » dis-je, « il s’y est particulièrement mal pris. »
Nous dûmes grimper encore davantage avant de contourner la montagne et arriver à ce qui était, d’après Livon, l’entrée du Tunnel du Serpent. Dans cette zone, il n’y avait presque pas d’arbres et l’herbe était fouettée constamment par un vent fort. Je tempérai la force de celui-ci avec mon orique pour nous faciliter la marche alors que nous traversions une vaste prairie de fleurs sylvestres. Non loin de là, en aval, j’aperçus la colonne de fumée d’une cheminée. Suivant la direction de mon regard, Livon sourit et dit :
— « Là-bas, c’est chez les Fangoman. C’est une famille adorable. Une fois, quand je suis descendu par là avec les chèvres, je me suis tordu la cheville et ils m’ont recueilli. Marna, la fille, s’est occupée de mes chèvres jusqu’à ce que je sois guéri. Tout à l’heure, je suis sûr que nous allons la rencontrer sur le versant d’en haut ! »
Il ne s’était pas trompé. La jeune bergère nous salua de loin, très souriante, reconnaissant Livon sur-le-champ. Elle s’approcha, suivie de plusieurs jeunes agneaux, portant un autre dans ses bras.
— « Ben, ça faisait longtemps ! T’es devenu tout un homme maintenant ! Je me rappelle, la dernière fois que je t’ai vu, tu n’étais encore qu’un petit agneau. Comment vas-tu ? Qu’est-ce qui t’amène par ici ? »
Je les observai tous deux avec curiosité tandis qu’ils échangeaient joyeusement des nouvelles et des plaisanteries bon enfant. À Firassa, je n’avais jamais vu Livon saluer personne avec autant de familiarité mis à part les Ragasakis. Il était clair que, même s’il vivait à présent à la ville, son foyer préféré était encore dans les montagnes.
— « Alors comme ça tu es déjà mariée ! » la félicita Livon.
— « Et avec un bon garçon, bien que mon père et lui se chamaillent tout le temps, » rit Marna. « Alors, tu reviens chez toi ? Quand j’ai entendu dire que tu étais entré dans une confrérie de magiciens, au début, on a pensé qu’ils parlaient d’un autre. Le petit berger magicien ! Comme ça fait plaisir de te voir, » souriait-elle.
Elle avait posé l’agneau, mais ni celui-ci ni les autres ne se séparaient d’elle. Elle ajouta :
— « Vous allez passer par le Tunnel du Serpent, n’est-ce pas ? Faites attention. Des bergers sont venus poser des poutres pour éviter qu’il ne s’effondre davantage, mais le passage n’est pas bon. »
Livon la remercia pour l’avertissement et, avec un grand naturel, il lui offrit un joli peigne de sorédrip qu’il avait acheté la veille à Skabra en pensant à elle. La jeune bergère, reconnaissante, proposa de nous inviter à manger quelque chose et, malgré une hésitation, Livon accepta finalement. Ce fut un repas agréable, avec beaucoup de fromage, des pâtes et des légumes du jardin potager. À dire vrai, c’était la première fois que je mangeais dans une maison aussi humble et à la fois aussi joyeuse que celle-ci. Le soleil était déjà au zénith quand nous reprîmes notre marche avec une énergie renouvelée. Malgré le vent, les rayons du soleil étaient chauds et persistants et je constatai que ma peau, peu habituée à la Superficie, commençait à rougir de façon inquiétante.
— « Le voilà ! » annonça Livon après avoir contourné des roches et des dénivelés pendant un moment.
Le Tunnel du Serpent était presque aussi étroit que le passage qui dissimulait le cratère des Atarah de l’extérieur. Cependant, en jetant un coup d’œil à l’intérieur et après avoir examiné les courants d’air, je compris qu’il était beaucoup plus long. Je sondai la roche.
— « Pour l’instant, ça a l’air stable, » dis-je.
Nous entrâmes, lui avec sa lanterne, moi avec ma pierre de lune. Le vent qui s’infiltrait entraînait silencieusement sur le sol rocheux de nombreux brins de laine perdus durant le trajet. Cela sentait le chien mouillé.
— « Fais attention où tu marches, » me dit Livon. Et c’était lui qui me disait ça alors qu’il me regardait, parlant et marchant en même temps…
— « Regarde devant toi, tu veux bien ?! » lui répliquai-je. « Si tu te tords une cheville, je vais devoir te porter à travers toute la montagne et ça me dit moins qu’une drimi. »
— « Oh, euh, oui… Je vais essayer, » promit Livon avec un sourire gêné, et il cessa de regarder en arrière.
Tandis que nous avancions dans le tunnel sinueux, je sondai la roche, évaluant sa stabilité. Au bout d’un moment, comme je le craignais, celle-ci devint de moins en moins fiable, même avec les poutres improvisées qui avaient été installées.
— « Est-ce la première fois que tu passes par ici depuis que tu as quitté les montagnes ? » demandai-je.
— « Mm, » affirma Livon. « D’habitude, quand je vais voir Myriah, je prends le chemin de l’affluent de la Lur. Depuis Firassa, c’est le chemin le plus court. »
Je me mordillai une lèvre tout en effleurant les roches de la main avec mon orique. Je savais que l’affaire de Myriah était très importante pour Livon, mais jusqu’alors, je ne m’étais pas rendu compte à quel point leurs rencontres devaient être tristes. Une elfe prisonnière qui ne pouvait pas parler et un ancien berger qui la considérait comme… son maître ?, sa sœur aînée ? La seule qui lui avait réellement consacré du temps dans son enfance.
— « Drey, » dit soudain Livon, me faisant sursauter. Il s’arrêta en plein tunnel, se retournant avec une expression songeuse. « J’étais en train de penser. Ce moine qui t’a remis la lettre hier… Je ne veux pas être indiscret, mais est-ce que tout va bien ? Tu avais l’air un peu troublé. »
J’arquai un sourcil et souris, passant devant sans m’arrêter.
— « Tout va bien, » assurai-je. « C’était une lettre du Grand Moine du Vent. Le grand-père veut que je retourne dans son Ordre et que je trahisse mon frère, mais jamais je ne ferai une chose pareille. Ces histoires ne me concernent pas, » affirmai-je.
— « Oh… » murmura Livon, pensif, tout en me suivant. « Alors comme ça le Grand Moine est ton grand-père ? »
— « En réalité, non. Ce n’est pas un Arunaeh : c’est le demi-frère de mon grand-père. Et ils ne se ressemblent en rien, sauf sur un point : ils sont tous les deux aussi obstinés l’un que l’autre dans leurs objectifs. » Je m’arrêtai et contemplai le plafond rocheux, étroit et sombre, avec de plus en plus de méfiance. Je fis claquer ma langue. « Attah… Livon. Tout ça n’a pas bonne allure. Je doute que le tunnel résiste plus d’un mois. Il pourrait s’effondrer à tout moment. »
Livon s’assombrit, s’arrêtant à son tour.
— « Le problème, c’est que, d’après Marna, il y a encore des bergers qui prennent ce chemin… Tu le trouves en si mauvais état que ça ? »
J’acquiesçai. En si mauvais état que je commençais à me demander s’il n’aurait pas été plus prudent de faire un détour au lieu de prendre cette route.
— « Ça a plutôt l’air impossible à arranger, » avouai-je. « La roche est érodée et il n’y a pas… »
Je me tus quand, soudain, un cri d’enfant résonna dans le tunnel. La forme serpentine et irrégulière des parois déformait le son, mais je fus certain que le cri provenait de devant. Livon se mit à courir et je le suivis.
— « Mani ! » cria l’enfant. « Mani ! »
Nous arrivions à un tournant quand nous aperçûmes de la lumière au bout du tunnel, ainsi qu’une petite silhouette tremblante à moitié cachée derrière une saillie de la paroi. Elle regardait quelque chose au-dehors avec une terreur évidente.
— « Maniiii ! »
Livon haleta et prononça quelque chose avant d’accélérer. J’écarquillai les yeux. Se pouvait-il qu’il ait dit « ours » ? Un profond grognement, au-dehors, me fit m’arrêter à quelques pas de l’enfant. À la lumière aveuglante du soleil, sur le versant de la montagne, se dressait une imposante créature au pelage brun très sombre et aux grands yeux rouges. Cette bête… était-ce ce que l’on appelait un ours sanfurient ? Je n’en avais jamais vu. À quelques mètres à peine sur sa gauche, une femme brandissait un bâton entre ses mains, acculée contre une paroi rocheuse. L’ours grognait et suivait les mouvements du bâton, découvrant ses énormes crocs.
Un gémissement sur ma droite me rappela la présence de l’enfant : celui-ci ne devait pas avoir plus de dix ans et regardait la scène, le visage paralysé par l’horreur.
— « Mani… » balbutia-t-il.
Mani devait être le nom de la femme aux abois. Posant mon sac, j’en tirai rapidement les grenades de Staykel et sortis du tunnel en courant.
— « Livon ! Qu’est-ce qu’on fait ? » demandai-je, le rejoignant. « Cette créature a des griffes énormes. Et elle est massive. Je ne crois pas que mon vent puisse quoi que ce soit contre elle. »
Livon foudroyait l’ours et sa proie, les yeux fixes. S’apercevant que nous nous approchions, la créature poilue s’était tournée vers nous, encore plus furieuse. Comme Livon ne répondait pas, je le regardai… et, avec stupéfaction, je constatai qu’il était parti en courant, s’éloignant vers la gauche. Quand je compris son intention, il était déjà trop tard.
Il permuta. Et là où il s’était trouvé, je vis apparaître la dénommée Mani désarmée, abasourdie et saine et sauve. Lui jetant à peine un regard, je me tournai et vis Livon, au pied de la paroi rocheuse, lever le bâton pour attirer l’attention de l’ours.
— « Dannélah, » soufflai-je, incrédule. À quoi pensait donc Livon ?
Je me précipitai —juste à l’instant où l’ours poussait un rugissement, se redressait sur ses deux pattes et lançait un coup de griffe. Livon se jeta en arrière et rattrapa son équilibre par miracle. Moi, je scrutais l’ours, reprenant haleine, quand soudain quelque chose me frappa : pourquoi m’étais-je arrêté pour l’examiner ? Étais-je en train d’essayer de chercher les points faibles de l’ours ? Je ris de ma propre sottise.
Mar-haï… Un ours n’est pas une roche, idiot.
N’ayant pas de meilleure idée, j’activai les grenades. Je ne m’attardai pas à penser quelles seraient les meilleures, celles de fumée, la fétide ou la lacrymogène, et je lançai les quatre sur les pattes de l’ours, les propulsant avec mon orique. Bientôt, une fumée dense arracha à celui-ci un feulement et… horrifié, je vis l’animal charger contre Livon.
Avec la fumée de plus en plus dense, je n’eus pas le temps de voir si le permutateur avait pu esquiver la charge. Ce que j’entendis, par contre, ce fut la collision fracassante de l’ours sanfurient contre la paroi rocheuse. Un puissant rugissement retentit. Puis un autre fracas. Attah… Était-il devenu fou ?
— « Maniiiii ! »
Le cri de l’enfant détourna mon attention de l’ours et de Livon et je constatai que le tunnel était en train de s’effondrer. Le choc de l’ours contre l’à-pic s’était répercuté à travers la roche, rompant visiblement l’équilibre précaire du tunnel. Et le garçon ne sortait pas… Était-il resté coincé ?
Je ne sais pas pourquoi, à cet instant, je me rappelai ce que m’avait dit Lustogan une fois, quand le tunnel d’une mine avait commencé à s’écrouler devant nos yeux : “Ce sont des choses qui arrivent, Drey. Le contremaître de la mine a refusé notre aide et préféré utiliser des explosifs parce que ça revient moins cher… Qu’il en tire la leçon et peut-être que la prochaine fois il méprisera moins les destructeurs.” Moi, je savais qu’il n’était pas coupable de l’effondrement, mais les mineurs l’avaient tous silencieusement maudit, parce qu’ils l’avaient vu contempler le désastre sans bouger ni montrer un brin de compassion. Ce jour-là, moi non plus, je n’avais pas bougé. À cause de mon frère, et parce que mon Datsu avait réduit mon horreur à un simple sentiment de tristesse. Cependant…
Cependant, si je ne réagissais pas maintenant, jamais je ne serais digne d’être l’ami d’un Ragasaki.
— « Attah… » fis-je.
Je n’hésitai plus, j’espérai que Livon se débrouillerait et je me précipitai vers le tunnel. Mani était entrée elle aussi pour essayer de libérer l’enfant et j’arrivai juste à temps pour éviter qu’une roche ne les écrase. Ma tige énergétique souffrit une bonne entaille en repoussant la chute des roches et de terre au-dessus de nous, mais qu’y faire. Bientôt, le terrain se stabilisa plus ou moins. Quand je plaquai la poussière au sol, je les vis tous deux agrippés l’un à l’autre, l’un répétant le nom de Mani, et celle-ci… Ou était-ce celui-ci ?, pensai-je soudain, en voyant ses traits ambigus d’humain. Captant son regard écarquillé rivé sur moi, je fronçai les sourcils et me raclai la gorge, bridant mon Datsu. Je constatai que le tunnel était resté complètement bloqué. Je me penchai et brisai en morceaux la roche qui avait maintenu le garçon prisonnier. Sa jambe était un peu meurtrie. Mais je ne m’en préoccupai pas sur le moment. Il était plus important maintenant de savoir ce qui était arrivé à Livon. Sauf que la fumée était encore persistante et je ne réussis pas à voir quoi que ce soit.
— « Écartez-vous de la paroi, » fis-je. « Cela pourrait s’effondrer davantage. »
Et je m’éloignai rapidement par-dessus les décombres. J’atterris sur l’herbe et tendis l’oreille. On n’entendait plus l’ours. Était-il parti ? Je ravalai ma salive et, avec un sortilège orique, je chassai toute la fumée, l’odeur fétide ainsi que tout ce qu’avaient pu contenir ces grenades. Et je me retrouvai face à une scène improbable : Livon soutenait un de ses bras ensanglantés tout en s’appuyant contre l’énorme corps de l’ours. Celui-ci était…
Je me précipitai.
— « Livon ! Ça va ? »
Les yeux rouges et larmoyants à cause de ma grenade lacrymogène, le permutateur acquiesça, étourdi, et prit une bouffée d’air. Je jetai un coup d’œil à son bras. Ces marques… ne ressemblaient pas à une griffure.
— « Dannélah… Il t’a mordu ? » demandai-je, incrédule.
— « Son croc m’a à peine éraflé, » assura Livon, s’écartant du corps immobile de l’ours. Il secoua la tête comme pour se dégourdir. « Quelle sorte de grenades as-tu lancées ? »
Je grimaçai.
— « Désolé. J’ai pensé que ce serait une bonne idée, mais ça l’a rendu encore plus fou qu’il ne l’était. »
— « Non, tu as bien fait ; sans elles, il ne m’aurait pas confondu avec mon sac. »
— « Ton sac ? » répétai-je, sans comprendre. Je jetai un autre coup d’œil à l’ours et vis alors le mouvement régulier que faisait son ventre en se soulevant. « Il est vivant ? »
— « Endormi ou assommé, » répondit Livon. « Il a perdu la tête, il a arraché mon sac et il a foncé contre la roche. Mais, en fin de compte, je ne sais pas s’il est tombé à cause du choc ou des plantes. »
Il baissa les yeux vers son sac. Il était en pièces et il y avait des habits, des morceaux de nourriture et de plantes éparpillés dans toute la zone. Les plantes, me répétai-je, incrédule.
— « Ce sont les plantes soporifiques que tu as ramassées dans le lac des vampires ? Et l’ours les a avalées ? »
— « Ou du moins il les a réduites en mille morceaux, » médita Livon. « En tout cas, il dort comme un ours lébrin… Au fait ! » dit-il, levant soudain la tête, scrutant les alentours. « Le petit ? Et l’autre ? Ils vont bien ? »
— « Oui, » le tranquillisai-je, jetant un coup d’œil en arrière. « Le Tunnel du Serpent, par contre, c’est de l’histoire ancienne. »
Livon soupira de soulagement et haussa les épaules.
— « Ce n’est pas plus mal. »
Il s’avança vers les deux humains. Tous deux s’étaient éloignés des décombres, et Mani s’occupait de la jambe de l’enfant. Personnellement, la blessure ensanglantée de Livon m’inquiétait davantage. Elle n’avait pas l’air profonde, mais…
— « Cette blessure, » fis-je, « tu dois la soigner tout de suite, sinon elle pourrait s’infecter. »
— « Mm. Te tracasse pas, Yéren me connaît. J’ai le nécessaire dans mon sa… » Livon se tut et fit une moue déçue. « Oh, non… Les plantes. Tu crois qu’il en reste une entière ? Ce serait dommage de ne pas pouvoir en rapporter une à Baryn… »
— « Tu te préoccupes de ça maintenant ? » lançai-je, incrédule. « Je reviens tout de suite, » ajoutai-je.
Je retournai auprès de l’ours et récupérai tout ce qui était récupérable en le mettant dans un baluchon : les vêtements, les pommades, l’amadou et quelque autre ustensile. Je ramassai un morceau de plante et des feuilles éparpillées et pensai que Baryn devrait s’en contenter. Je laissai la nourriture : elle était empoussiérée et allez savoir si l’ours ne l’avait pas contaminée avec sa salive. Je ne savais pas grand-chose sur les ours sanfurients, mais s’ils avaient quelque point commun avec les loups furients, il se pouvait que leur salive soit elle aussi toxique.
Quand j’arrivai auprès de l’enfant, de Mani et de Livon, je constatai que celui-ci était en pleine conversation tandis qu’à ma surprise, Mani étendait un produit sur sa plaie. Je fronçai les sourcils, posant le baluchon par terre.
— « Tu es guérisseur ? »
— « Non, » répondit calmement Mani. « Je ne sais que quelques rudiments. »
L’humain était mince avec des traits si fins qu’il était difficile d’évaluer son âge. Sa tunique, d’un bleu sombre, le couvrait tout entier et sa longue chevelure noire était nattée en une longue tresse. Je laissai de côté le bâton que j’avais ramassé près de l’ours. Il ressemblait à une simple houlette de berger, quoique les étranges motifs gravés tout du long aient attiré mon attention.
— « Il s’appelle Mani, » le présenta Livon, comme celui-ci n’ajoutait rien. « Et il nous remercie. D’où viens-tu ? Ton accent n’est pas d’ici. »
— « Très juste, » reconnut Mani tout en sortant un bandage de son sac. « Je viens de plus au sud, mais j’ai tant voyagé que je n’ai plus l’accent d’aucun endroit. »
— « Oh oh ! Tu es un itinérant ? » se réjouit Livon. « Mes parents l’étaient aussi, paraît-il. Cela dit, je ne les ai jamais connus. Tu es moine ? »
— « Euh… D’une certaine façon, » dit Mani. Il cligna des yeux et je le regardai avec suspicion tandis qu’il entourait prestement le bras de Livon. Il ajouta tout en s’écartant : « C’est tout ce que je peux faire pour toi, mon garçon. Je n’avais jamais vu un ours sanfurient d’aussi près… Vous devriez vous éloigner avant qu’il ne se réveille. »
Effectivement, pensai-je, jetant un coup d’œil en arrière. Toutefois, la créature avait encore l’air profondément endormie. Mani s’était levé. Visiblement, il avait hâte de se mettre en marche.
— « Vous alliez traverser le tunnel, n’est-ce pas ? » demanda Livon. Il venait de passer autour du cou une bande de vêtement déchiré pour soutenir son bras, mais sa blessure ne semblait pas beaucoup l’incommoder. « Pour aller vers Skabra, vous allez devoir contourner toute la montagne. Il y a un sentier un peu plus haut qui écourterait un peu le voyage, mais avec le petit… si j’étais vous, je prendrais le chemin le plus long et couperais par la vallée jusqu’à la route de Varlape. Par là, » indiqua-t-il.
Mani fit un geste sec de la tête.
— « Merci. S’il y a quelque chose que je peux faire pour vous… »
Il le disait, manifestement, à contrecœur, mais Livon ne parut pas le remarquer et acquiesça :
— « Si vous pouviez passer par la maison des Fangoman et leur dire que nous allons bien ! Je vous en serais reconnaissant. Ils habitent de l’autre côté du tunnel, à moins d’une heure de la route de Varlape. »
Mani se raidit mais acquiesça.
— « C’est bon. Je le leur dirai. Les Fangoman ? »
— « C’est cela, les Fangoman, merci beaucoup ! » s’exclama Livon, sincère. « Après cet effondrement… il vaudra mieux qu’ils condamnent le tunnel. »
Mani prit l’enfant sur son dos, saisit le bâton d’une main et se contenta d’un son guttural pour dire adieu. L’enfant, par contre, me sourit et dit :
— « Merci pour tout ! Que la Sréda vous protège ! »
— « Rood, » grogna Mani. « Silence. »
L’enfant fit une moue honteuse et ne se retourna plus ; toutefois, alors qu’ils avaient déjà presque disparu entre les arbres, il nous lança un dernier coup d’œil ému. C’était un peu… comme s’il pensait que non seulement nous l’avions sauvé, lui, mais que nous avions également sauvé l’unique personne qu’il avait dans sa vie… M’inventais-je des histoires ? Cependant, ces deux humains… Il y avait en eux quelque chose de réellement étrange. Mmpf. Sans nul doute, je m’inventais des histoires.
Livon soupira de soulagement.
— « Bon ! Heureusement que tout s’est bien terminé. On s’éloigne ? » ajouta-t-il, jetant un coup d’œil prudent à l’ours.
— « C’est maintenant qu’il t’effraie ? » me moquai-je en plissant les yeux. « Regarde-le, il dort tout tranquillement, on dirait un ange… »
— « Sérieusement, Drey, ne t’en approche pas ! Maintenant que je le vois en vrai, il fait peur. »
Euh… Avant il ne l’avait pas vu en vrai ? Je roulai les yeux et cessai de feindre de m’en approcher.
— « Ne crains rien… Oh, au fait, j’ai oublié de ramasser ton cube à chiffres. »
— « Quooi… ?! »
Je m’esclaffai.
— « Je plaisante. Il est dans le baluchon. » Quand il voulut vérifier, je le foudroyai du regard, exaspéré. « Je ne mens pas. Il est intact. Arrête un peu de bouger ce bras et laisse-moi le baluchon, je vais le porter. Allons-y. »
Nous nous éloignâmes rapidement, descendant le versant et nous enfonçant dans la forêt. Le soleil s’était déjà incliné vers l’ouest et, nous trouvant sur la partie est de la montagne, ses rayons ne nous atteignaient plus. Par conséquent, les troncs avaient l’air plus sombres, les arbustes plus touffus et j’avais la sensation que le chant des oiseaux s’était fait plus timide. J’espérais que nous n’allions pas rencontrer d’autres ours…
Nous traversâmes un ruisseau, où nous fîmes une pause pour apaiser notre soif. Depuis un moment, j’avais remarqué que Livon avait ralenti le rythme. Cependant, quand je lui demandai si la blessure lui faisait mal, il secoua la tête affirmant que non et il indiqua la montagne d’en face en disant :
— « La grotte de Myriah est là-bas. Cette montagne s’appelle le Labycime. Elle n’a pas beaucoup de bois, mais elle est pleine de roches. C’est pour ça que les bergers de brebis n’y vont pas normalement. Le village où j’habitais se trouve en aval de la rivière. »
Nous reprîmes la marche, atteignîmes la rivière et la traversâmes sans problèmes grâce à quelques rochers.
— « Ne vas-tu pas aller au village ? » demandai-je, tandis que nous grimpions le Labycime.
— « Mm… Cela nous prendrait beaucoup de temps, » dit Livon. « Et là-bas, je n’ai plus personne qui m’attende. La vieille des chèvres est déjà morte et celui qui s’occupe maintenant des animaux est quelqu’un de… euh… difficile. Je le connais à peine. Tout au plus, je pourrais aller saluer les chèvres ! »
Je le regardai avec curiosité mais ne posai pas plus de questions. Le Labycime était une montagne irrégulière, pleine de crevasses, de roches énormes aux formes bizarres et d’arbustes hérissés de piquants. Livon changeait régulièrement de direction, montant, descendant, passant entre deux rochers, évitant une zone couverte de mousse épineuse et scrutant même le ciel. Au bout d’un moment, quand je le vis lever les yeux vers les nuages blancs, je demandai :
— « Pourquoi regardes-tu le ciel ? »
— « Oh, je ne regarde pas le ciel, » me détrompa Livon, « je regarde ces aigles bleus qui tournent au-dessus du Labycime. Tu ne les vois pas ? Ce lieu est si labyrinthique que, parfois, la meilleure façon de savoir où l’on se trouve est d’observer ces oiseaux. Normalement, ils nichent toujours au même endroit. »
Je fis une moue pensive. Se guider aux oiseaux, d’abord les burujamas puis les aigles bleus… c’était quelque chose qu’on n’avait pas l’habitude de faire dans les Souterrains. Car, en fait, il y avait peu d’oiseaux souterrains.
— « Mais bon, » ajouta Livon, souriant, « je n’ai pas besoin de regarder les aigles. Cette zone, je la connais par cœur ! Nous y sommes presque. Par ici. »
Il me guida vers un monticule rocheux et, ensuite, nous nous faufilâmes dans une crevasse. Nous descendîmes avec prudence jusqu’à la grotte. Celle-ci n’était pas très grande et était bien éclairée grâce à d’autres brèches plus étroites par lesquelles un grand rongeur n’aurait pas pu passer. Je vis aussitôt la grande chrysalide bleutée, de forme irrégulière et transparente. Elle occupait presque toute la grotte. Et elle vibrait d’énergie.
Tandis que Livon s’approchait, je demeurai près de l’entrée de la grotte, examinant la chrysalide avec fascination. À peut-être un mètre à l’intérieur de celle-ci, se trouvait la silhouette de Myriah, recroquevillée. Ses cheveux étaient blancs comme l’hermine, ses oreilles d’elfe fines et pointues, son visage figé dans une expression froncée et concentrée, et ses yeux mauves, bien ouverts, semblaient défier quelque chose. Je me souvins que, d’après Livon, Myriah s’était retrouvée là après avoir réalisé une permutation avec une créature. J’ignorais si cette créature avait sécrété le produit pour se protéger ou si, comme il me semblait maintenant, le produit était déjà là avant. De fait, tout, dans cette forme complexe et arrondie, rappelait une chrysalide.
Livon s’assit sur une roche devant elle et je me demandai s’il voulait que je le laisse seul. Après un silence, j’allais faire un pas vers la brèche pour remonter quand Livon fit :
— « Est-ce que tu crois qu’elle sait que je viens lui rendre visite ? »
Je m’arrêtai net, entrevis son visage absorbé tourné vers Myriah et m’approchai de la chrysalide sans répondre.
— « Est-ce que je peux la toucher ? »
— « Bien sûr… Ne t’inquiète pas, moi, j’ai fait plus que la toucher, » dit Livon. « Je l’ai maltraitée avec la hache, avec toutes sortes d’acides, j’y ai mis le feu, j’ai même utilisé une perforeuse de diamant… Il n’y a pas eu moyen. »
Une perforeuse de diamant ? Ça, il ne me l’avait pas dit. Avec de plus en plus de curiosité, je posai une main sur la superficie lisse de la matière. La première chose que je sentis fut un courant d’énergie étrange. De l’énergie brulique ? Arikbète ? Essenciatique ? Un peu de tout ça, peut-être.
Je fermai les yeux pour mieux me concentrer. Durant mes entraînements, j’avais étudié et fait exploser des centaines de roches, sédimentaires, métamorphiques et ignées. Je connaissais la composition de nombreuses roches, leurs textures, leur densité, leur origine… Mais j’avais aussi étudié d’autres matériaux comme les métaux purs ou les tissus végétaux. C’est pourquoi, me trouvant face à la texture compliquée de cette chrysalide, je sus immédiatement que ceci était un tissu vivant. Tout comme ma larme de cristal. L’idée m’était venue en chemin que ma boucle d’oreille, pareillement indestructible, avait peut-être d’autres points communs avec cette varadia… Mais le matériau n’était définitivement pas le même.
Après un bon moment, je laissai retomber ma main.
— « Et tu dis que le feu n’a rien fait ? »
Livon fit non de la tête.
— « Ça ne l’a même pas roussie. »
Même pas roussie, me répétai-je. Un tissu vivant invulnérable au feu ? Livon soutint sa tête en murmurant :
— « Tu ne l’entends pas ? Quand on colle son oreille au cristal… on entend une de ces voix de nixes et de sirènes que décrivent les marins. Sauf que… »
Je le voyais qui s’inclinait de plus en plus en avant et, quand je le vis tomber, je me précipitai, abasourdi, et réussis à le soutenir avant qu’il ne s’écroule contre le sol rocheux.
— « Livon ! Ça va ? »
Le permutateur cligna des paupières, hébété. Il s’assit, enlaçant ses genoux comme Myriah et avoua :
— « Je suis fatigué. »
J’observai son expression somnolente, baissai les yeux vers son bras bandé et fronçai les sourcils.
— « Plus que fatigué. Enlève cette bande. Je vais y jeter un coup d’œil. »
Sous son regard surpris, je le fis s’allonger et lui ôtai le bandage. Je ne m’y connaissais peut-être pas beaucoup en médecine, mais j’étais capable de comprendre que la blessure d’une créature comme cet ours pouvait causer des infections ou pire encore. Mais alors, dans ce cas, pourquoi Livon ne s’était-il pas alarmé ? C’était un grand connaisseur de la zone, ce n’était sûrement pas la première fois qu’il voyait un ours sanfurient… Je déglutis en voyant la blessure. C’était une simple égratignure peu profonde, mais elle était enflée à présent.
— « Attah, » murmurai-je. « C’est infecté. »
Que devais-je donc faire ? Une seule chose me vint à l’esprit. Je me redressai et dis :
— « Nous devons rentrer à Firassa immédiatement. »
Livon soupira en fermant les yeux.
— « Impossible. Tu ne vois pas la lumière ? Il va faire nuit dans un rien de temps, et descendre le Labycime de nuit, c’est impossible. En plus, de toute façon, on n’aurait pas eu le temps d’arriver à Firassa aujourd’hui. En descendant la rivière… » il inspira, « il y a une énorme cascade au sud de Lellet. Elle est aussi énorme que les cascades que nous avons vues quand nous avons pris le téléphérique. D’ailleurs, on l’apercevait de loin depuis la cabine, tu n’as pas remarqué ? Pour la contourner, il faut trois bonnes heures en passant par un col assez dangereux avant d’arriver à Keshaq. Il vaut mieux… rester ici. »
Rester ici et attendre que l’infection s’étende ? Livon avait-il pensé à ça, sachant depuis le début ce qui allait se passer ? Je levai les yeux vers la lumière qui entrait par les fentes de la grotte. C’était une lumière rougeoyante. Livon avait raison : la nuit ne tarderait pas à tomber.
— « Quand même, » protestai-je. « Cette blessure… S’il t’arrive quelque chose… » Je le vis ouvrir les yeux et, embarrassé, je le foudroyai du regard en disant : « Orih va m’écorcher vif. »
Livon sourit.
— « Je ne vais pas mourir. Parce que… » il se redressa et regarda Myriah avec intensité, « je ne peux pas mourir devant elle. »
Ses paroles me firent l’effet d’un éclair. À sa stupéfaction, je me jetai presque littéralement entre le cristal et lui.
— « N’y pense même pas ! » haletai-je.
Livon cligna des paupières.
— « De quoi parles-tu ? »
Je rougis, confus. Se pouvait-il que je l’ai mal interprété ? Je me raclai la gorge et m’écartai.
— « Pardon. Un instant, j’ai cru que tu allais… »
Je ne terminai pas la phrase. Qu’il allait permuter avec Myriah. C’était ce que j’avais craint. Je l’avais vraiment cru. Je m’agenouillai près de mon sac et m’attachai à chercher ma petite boîte de pommades de destructeur et la poche de comprimés que j’emportais toujours au cas où.
— « C’est moi qui devrais te demander pardon, » dit alors Livon.
Je me tournai vers lui, les sourcils arqués. Le permutateur s’était appuyé contre une roche et il me regardait, l’expression coupable.
— « En fait, j’y ai vraiment pensé. J’ai pensé que, si j’allais mourir, je permuterais avec Myriah. Mais, dans le fond, je sais que je ne vais pas mourir. Cette blessure… ne va pas me tuer. La salive d’un ours sanfurient affaiblit et, probablement, je vais mettre plusieurs jours à me rétablir complètement, mais je ne vais pas mourir… Je ne faisais que me tromper moi-même. Peut-être que j’ai pensé que ce serait plus facile si je la trompais elle aussi en lui faisant croire… Bah. Mais j’y ai juste pensé un instant, » assura-t-il. « Je ne l’ai pas fait. »
Je frémis d’effroi rien que de penser que je lui avais laissé le temps de permuter avec l’elfe. Je soufflai.
— « C’est la première fois que je te vois penser d’une manière aussi tordue. Ce n’est pas ton fort. »
L’expression coupable de Livon se fit plus légère.
— « C’est bien possible, » admit-il. « Dis, Drey… Tu te rappelles ce que je t’ai dit sur la Puce de l’Infortune qui m’a piqué ? Tu penses encore que c’est une bêtise ? »
Je le foudroyai du regard.
— « Tu délires. Tiens, » lui dis-je, en lui mettant un comprimé dans la paume de sa main. « C’est la seule nourriture qu’il nous reste. Un régime équilibré et énergétique. C’est un Arunaeh qui les a inventés il y a plus d’un siècle, et ma famille appelle ça des Yeux de Sheyra. »
— « Des Yeux de Sheyra ? »
Je me rappelais qu’un jour, Lustogan avait proposé à un Moine du Vent de les goûter ; celui-ci avait grimacé de dégoût en entendant le nom et il avait préféré jeûner. Livon, lui, montra de la curiosité et fourra le comprimé rond dans sa bouche. Il mâcha, avala… et dit sur un ton appréciatif :
— « Ça a un goût d’herbe. »
Je réprimai un souffle.
— « Et ça a bon goût, ça ? » lui répliquai-je.
Livon sourit légèrement.
— « Ça me rappelle mes chèvres. Elles aimaient toujours… aller dans les endroits les plus fous. Juste pour une pousse d’herbe. Il y en avait une toute jeune qui était très drôle. Elle me suivait partout. Et elle grimpait aux arbres les plus branchus et aux roches les plus pointues. Et quand je l’appelais ‘Yati, Yati’, elle redescendait. Elle ne se faisait jamais mal, mais j’avais toujours peur qu’il lui arrive quelque chose. Pourtant, la grand-mère Dyara ne m’aurait pas gourmandé, elle ne m’a presque pas grondé non plus quand le loup est venu, non… Yati était comme mon ombre. Et c’est Myriah et moi qui lui avons donné son nom. »
Je déglutis en l’entendant. Était-il en train de délirer ou était-ce normal ? Il avait les yeux fermés et, dans l’obscurité croissante de la grotte, son visage me paraissait plus livide. Il disait qu’il n’allait pas mourir, mais… comment en était-il si sûr ? Son front était chaud.
Je retirai ma main et, tandis qu’il se taisait, je lui appliquai davantage de pommade sur sa blessure, je lui donnai à boire de l’eau chaude réchauffée sur ma plaque métallique et je lui tendis sa couverture. Quand j’allai chercher la mienne, je me rendis compte que je l’avais oubliée à Skabra. Attah… Ça, c’était bête. Il ne faisait pas particulièrement chaud ici en altitude.
— « En réalité, Drey… » murmura alors Livon, rompant un long silence. Ses yeux gris étaient rivés sur Myriah. « Si je ne permute pas avec elle, c’est aussi parce que je veux la voir vivre. Je veux être là le jour où son visage s’animera et cessera d’être si sérieux… Je veux la voir sourire. C’est pour ça que je vais à tout prix briser cette varadia. »
Je ne lui répondis pas, mais son ton déterminé m’arracha une expression de soulagement. Au moins il ne pensait plus à se sacrifier et à rester prisonnier à la place de Myriah.
Myriah, me répétai-je, contemplant l’elfe à la chevelure blanche. À ce que disait Livon, elle aussi était permutatrice, elle savait un peu de bréjique, était une joueuse professionnelle d’Erlun et, les diables savaient comment, elle avait fini par permuter avec une créature étrange, se retrouvant prisonnière de cette varadia. Cependant… ce que Livon ne savait pas, c’était depuis combien de temps Myriah était là. Dix ans ? Vingt ans ? Un siècle ? Le tissu vivant devrait me donner une piste, pensai-je brusquement.
Après avoir jeté un coup d’œil à Livon et constaté qu’il s’était endormi, je me levai et, à la faible lumière qui filtrait encore, je m’approchai de la chrysalide. Je la touchai et remarquai un nouveau détail : elle était tiède au toucher. Rien d’étonnant vu que c’était un tissu vivant. Peut-être que, si on la congelait puis décongelait, elle se briserait plus facilement ? C’était une possibilité. J’avais entendu parler de produits capables de congeler n’importe quoi. Cependant, il allait être difficile de sortir l’elfe intacte de là avec une telle méthode.
Le tissu était si complexe que je fus incapable d’évaluer son âge, pas même approximativement. Toutefois, il y avait peut-être une autre méthode pour deviner celui-ci. Je pris ma pierre de lune et examinai le sol. Rien. Il n’y avait aucune trace de la créature qui, supposait-on, était sortie de cette carapace.
Je me rappelai alors ce qu’avait dit Livon à propos des voix de sirène et, curieux, je me penchai près du cristal et collai mon oreille contre lui. Au début, j’entendis une rumeur semblable aux vagues de la mer, à laquelle s’ajouta un murmure de voix. Ou du moins, c’est l’impression que cela donnait. Étaient-ce des harmonies ? Des craquements étranges du tissu ? L’air qui frôlait la chrysalide ?
J’étais ainsi, tendant l’oreille, me posant des questions et jetant des coups d’œil inquiets à Livon quand je sentis subitement une vague d’énergie et m’écartai, le souffle coupé. Que diables… ? Je ne m’en étais pas aperçu jusqu’alors, mais, maintenant que j’y pensais, quelque chose filtrait à travers la chrysalide et se déversait en… moi ?
Non, compris-je écarquillant les yeux. Cela s’était déversé dans…
J’ôtai la larme de cristal que je portais comme boucle d’oreille et l’examinai, conscient que quelque chose de très étrange se passait. Mais je ne pouvais laisser ce mystère en suspens.
Après une hésitation, je laissai la larme de cristal sur une saillie de la chrysalide et observai. Au bout d’un moment, je la vis vibrer et faire un tour complet sur elle-même avec de petits soubresauts. Le phénomène me rendit perplexe. Je touchai la larme et confirmai mes soupçons : la petite boucle d’oreille vibrait à présent d’énergie. Après avoir réfléchi un temps, j’arrivai à la conclusion que je n’avais aucune idée ce qui s’était passé, je ramassai la boucle et, au cas où, je préférai ne pas la remettre et la fourrai dans mon sac.
Je revins près de Livon pour voir comment il allait. Sa fièvre ne baissait pas. Mais au moins il dormait. Et quand un malade pouvait dormir, c’était toujours bon signe, n’est-ce pas ? À moins qu’il ne se réveille jamais…
Je frappai mon front.
Mar-haï… Tu ne peux rien faire : étends-toi et dors.
Je cherchai à nouveau ma couverture avant de me rappeler que je ne l’avais pas. Je pensai à utiliser la plaque métallique pour réchauffer un peu l’air, mais cela aurait été un gaspillage d’énergie : il valait mieux la garder pour préparer une autre boisson chaude à Livon le lendemain. Je m’allongeai finalement utilisant mon sac à dos comme oreiller. Ironiquement, j’avais très rarement dormi à même la roche et j’avais oublié à quel point c’était inconfortable. Après un silence, j’eus la tentation de l’aplanir au moins, mais je craignis de réveiller Livon avec un éclat. Je me contins et soupirai, couché sur le dos, dans la grotte. Je commençais déjà à frissonner. Ceci était un des inconvénients de la Superficie qui ne me plaisaient pas du tout. Et nous étions pourtant presque en été…
Avec mon orique, je bloquai les courants d’air qui s’engouffraient par les brèches. Le problème, c’était qu’une fois endormi, j’étais sûr que mon sortilège tomberait en morceaux. Enfin, si j’arrivais à dormir…
Finalement, j’y parvins. Et je fis un rêve très étrange. J’étais d’abord assis dans un champ souterrain couvert de coquillages vides et d’algues sèches. Des stalactites fines comme des barreaux descendaient jusqu’au sol et, virevoltant autour d’elles, un essaim de kéréjats éclairait l’endroit, pâle et mort. Il régnait une forte odeur de sel…
* * *
— « Kala, » dit une voix.
Je ne me retournai pas. Je ne voulais pas les voir.
— « Kala ! Tu pourrais t’entailler les pieds avec ces coquillages. Tu ne sais pas à quoi servent les chaussures ? »
En entendant les bottes contre les coquillages, je poussai les lèvres en une moue renfrognée, et je me tournai pour voir la haute silhouette s’éloigner de la porte et s’approcher de moi. C’était Lotus. Je reconnaissais sa voix. Je reconnaissais son allure. Et de toute manière, c’était la seule personne qui aurait su me trouver là si vite.
Quand il me rejoignit, il me souleva sans effort.
— « Allez. On rentre, petit. »
Je ne protestai pas. J’observai son masque blanc et levai une main vers lui. Lotus m’en empêcha.
— « Non, Kala. Ceci est mon uniforme : je ne peux pas l’enlever tant que je suis là. »
— « Pourquoi ? » demandai-je.
— « Parce que c’est le règlement. »
— « Pourquoi y a-t-il tant de coquillages ici ? »
— « Parce qu’autrefois, la mer arrivait jusqu’ici, mais, un jour, quelque chose au fond s’est fracturé et toute l’eau a disparu, » expliqua Lotus tout en avançant vers la porte. J’entendais les craquements à chaque pas. Lotus écrasait les coquillages sans considération. Sans qu’il lui importe qu’ils soient si jolis… Je pinçai mes lèvres. « Et tout ce qu’il y avait ici est mort. »
— « Tout est mort, » répétai-je. « Comme Iliobi ? »
Je savais qu’Iliobi avait perdu le liquide de son cristal et que c’était pour ça qu’il était mort. Lotus me posa doucement sur le sol.
— « Oui. Comme Iliobi. Mais, lui, c’est parce qu’il n’a pas voulu se soigner. »
— « Mm… » Je baissai la tête vers mes pieds. « Lotus ? Tu sais ? Je ne veux pas de chaussures. Les coquillages ne me font pas mal. Tu vois ? Tu crois que je suis guéri maintenant ? Je n’ai mal nulle part ! »
Je lui montrai, avec fierté, la plante de mon pied. Elle était veinée de lignes noires tandis que le reste brillait comme le métal. Comme les portes de nos chambres de cristal. J’observai l’hésitation inhabituelle de Lotus. Alors, il reprit son attitude tranquille et dit :
— « Tu n’es pas encore guéri, Kala. Tu dois t’appliquer et être fort. Comme Rao. Viens. Il est l’heure de se soigner. »
Mon humeur s’assombrit à nouveau.
— « Rao… » murmurai-je.
Je suivis Lotus, mais de mauvais gré. Je détestais me soigner. Je détestais ça de tout mon cœur, parce que cela faisait mal, et Lotus et les autres adultes avaient beau dire qu’ils le faisaient pour mon bien, moi, la seule chose que je désirais, c’était d’être avec Rao, avec Jiyari et Boki et jouer avec eux. Je ne voulais pas souffrir. Je ne voulais pas m’allonger encore une fois sur la pierre froide et horrible. Je ne voulais pas. Mais je devais le faire. Sinon je mourrais comme Iliobi.
— « Lotus ? » dis-je tandis que nous marchions dans un long couloir. « Quand je guérirai… je pourrai sortir d’ici ? »
— « Bien sûr… »
— « Et, quand je sortirai, tu viendras avec moi ? »
Lotus s’arrêta. Un instant, un très bref instant, je vis sa main trembler. Avec un halètement, il répondit :
— « Bien sûr, mon petit… Je ne vous laisserai jamais seuls. Je te le promets. »
Je clignai des yeux, surpris par son ton ému. Je l’entendis murmurer tout bas :
— « Quoi qu’il m’en coûte. J’irai en enfer avec vous. »
* * *
Quelque chose brisa le souvenir. Une présence. Une conscience qui doutait et se demandait pourquoi elle avait l’impression de s’être souvenu d’un passé qui n’était pas le sien… Celui d’un enfant et d’un homme masqué que le premier avait fini par aimer comme un père. Mais qui ? À qui appartenaient ces souvenirs ?
“Je suis… réveillé ?”
La voix mentale désorientée me réveilla en sursaut. J’étais trempé de sueur et mon Datsu était déchaîné de telle sorte que, durant un moment, je fus incapable de penser quoi que ce soit de concret. Finalement, je bridai mon Datsu et sentis une vive inquiétude parcourir tout mon corps. Ce que j’avais rêvé avait été extrêmement net. Se pouvait-il vraiment que j’aie dans ma tête les souvenirs d’une autre personne ? Mais pourquoi les aurais-je ? Cette sensation d’être deux dans un même corps… était plus que désagréable. J’avais déjà mon Datsu, qui avait un peu sa manière indépendante d’agir. Cependant, ceci était différent. Ce petit Kala qui ressentait tant de haine… Qui était-ce ?
Je tournai la tête vers Livon et constatai, avec surprise, que celui-ci avait bougé et s’était allongé près de moi pour partager la couverture. Il devait m’avoir vu frissonner. Le connaissant, il ne devait même pas avoir pensé que dormir si près puisse être gênant. Aussi, la gêne laissa rapidement la place à la gratitude. Peut-être étais-je incapable de haïr, mais, s’il y avait quelque chose que je n’appréciais pas du tout, c’était le froid.
Je ne pus dormir durant le restant de la nuit. Quand la lumière commença à s’infiltrer dans la grotte, je me levai en silence et préparai l’eau chaude, sous le regard imperturbable de Myriah.