Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 1: Les Ragasakis
Je me trouvais dans une capsule sphérique parmi tant d’autres, dans un cristal transparent qui brûlait. Il brûlait de folie et de déséquilibre, mais Sheyra n’était pas là pour m’aider à équilibrer quoi que ce soit. Quelque part, Lust se moqua : “Sheyra ne fait rien, Drey : c’est toi qui fais pour elle.” C’est vrai, pensai-je. Et, au milieu de la lumière brumeuse et bleutée, au milieu du silence et du néant, je tendis la main. Détruis. Détruis. Détruis tout. Ce n’est qu’au moment où j’allais lâcher mon orique contre le globe qui m’enfermait que je me rendis compte que je m’étais changé en roche et qu’avec mon sortilège, moi aussi, j’allais être détruit…
Je me réveillai en sursaut. Mes yeux se fixèrent un moment sur le ciel bleu tacheté de nuages. Ces trois derniers jours, il n’avait presque pas plu, à la joie de tous. J’écoutai au loin des voix animées et je me redressai en secouant la tête. Attah… Je m’étais endormi sur l’herbe à force de contempler les nuages.
— « Un cauchemar ? » s’enquit Livon, les sourcils froncés.
Je croisai son regard et, m’apercevant qu’il était toujours avec son cube à chiffres, je me demandai comment faisait ce type pour rester éveillé : le permutateur avait passé presque toute la nuit à aider Mérek à chercher son compagnon Rakbo qui n’avait pas donné signe de vie depuis le matin de l’explosion du tunnel, trois jours plus tôt. Je haussai les épaules.
— « Je suppose, » répondis-je.
Je jetai un coup d’œil aux autres Ragasakis : près du lac, au pied de la colline, Sanaytay apprenait à Yanika et à Tchag les différents chants d’oiseaux qu’elle connaissait ; installée sur la branche d’un arbre, un peu plus loin, Sirih faisait la sieste. Saoko affilait ses couteaux près du bâtiment des vampires. Et Orih devait probablement causer avec Mérek, ou avec quelque autre mirol de son peuple. Quant à Yéren… Eh bien, le breuvage d’oorde, ajouté à certains sortilèges du Prince Ancien, avait été efficace et avait sauvé tous les mirols qui étaient encore en vie. La plupart étaient toujours dans la grotte, en train de se reposer, mais aucun n’était maintenant dans un état critique et Yéren n’avait pas pu résister à la tentation de se joindre à la conversation du Prince Ancien et du Gourou du Feu. Ces deux-là, à l’évidence, trouvaient plaisir dans leurs échanges savants. Je n’arrivais pas très bien à comprendre comment Aruss avait pardonné si facilement au vampire de l’avoir laissé dans un état aussi faible… et, apparemment, Rozzy non plus, mais le cas est que le sibilien roux, déprimé et abattu dans un premier temps par les malheurs de sa vie, s’était attaché au Prince Ancien comme un disciple à un maître révéré. Et Yéren, quoique plus réservé et pondéré, s’était uni à la causerie avec enthousiasme. Mar-haï… À peine quelques jours plus tôt, causer avec un vampire m’aurait semblé aussi ridicule que de causer avec une harpie. Et diables, qui sait, peut-être y avait-il aussi des êtres civilisés parmi les harpies…
— « Moi aussi, j’ai fait un cauchemar, il n’y a pas longtemps, » dit Livon, se rappelant. « Je me traînais sur l’herbe et j’essayais de me lever, mais je ne pouvais pas, puis je me rendais compte que j’avais permuté mon esprit avec celui d’un ver de terre. »
Je m’esclaffai.
— « Tu en serais bien capable ! Mm… Dans mon cauchemar, » racontai-je sur un ton léger, « j’utilisais l’orique pour détruire un cristal qui m’entourait et, au moment de lancer mon sortilège, je me rendais compte que, moi aussi, j’étais fait de roche. »
Livon grimaça.
— « Et tu as éclaté en morceaux ? »
Je roulai les yeux, amusé.
— « Ya-naï. Je me suis réveillé. »
Je me rallongeai sur l’herbe, les mains derrière la tête. Ces derniers temps, je ne me lassais pas de regarder les nuages. Ce matin-là, en particulier, ils changeaient de forme à une vitesse prodigieuse. J’avais lu que c’étaient de simples gouttes d’eau en suspension, mais ils ne m’en paraissaient pas moins magiques. Tout comme, sans doute, une personne de la Superficie devait trouver magiques les nuages brillants de kéréjats qui virevoltaient, les diverses auras lumineuses et autres mille phénomènes des Souterrains.
Livon avait reporté son attention sur son cube à chiffres depuis un moment quand il dit :
— « Drey. Je peux te poser une question ? »
— « Bien sûr, » dis-je, sans détourner les yeux du ciel.
— « Ce tatouage que tu as sur le visage… Tu m’as dit que tous les Arunaeh, vous l’aviez depuis tout petits, mais ce n’est pas un tatouage normal, n’est-ce pas ? »
Je ne sais pourquoi, j’espérais presque qu’il me le demanderait.
— « Mm, » acquiesçai-je, en me redressant de nouveau. « À proprement parler, ce n’est pas un tatouage. C’est un sceau. »
— « Un sceau ? »
— « Oui. Ma famille possède un pilier très spécial, et la Scelliste l’utilise sur tous les membres en imprimant des liens bréjiques. Je ne sais pas très bien comment cela fonctionne, mais le sceau, le Datsu, est lié à notre esprit et équilibre nos émotions. »
Livon affichait une expression saisie. J’entendis le rire lointain de Yanika et je me tournai pour la voir admirer les sons harmoniques de Sanay. Son aura joyeuse m’effleurait doucement malgré la distance.
— « Seul le Datsu de Yanika est différent, » ajoutai-je.
Livon secoua la tête, contemplant son cube sans le voir.
— « Mais… pourquoi ? Pourquoi utiliser un sceau pareil ? Tes parents étaient-ils d’accord pour te l’imposer ? »
Un demi-sourire courba mes lèvres.
— « Bien entendu. La Scelliste, c’est ma mère. »
Je haussai les épaules, sous son regard interdit. Je ne lui dis pas que ma mère n’avait scellé personne depuis bien des années. Je passai une main sur l’herbe verte, la caressant. Elle était moins soyeuse que l’herbe bleue du Temple du Vent, mais sa fragrance était plus forte. Devinant que Livon n’osait pas me poser davantage de questions, j’ajoutai :
— « J’ai été élevé pour être destructeur et je ne passais que quelques mois par an sur l’île familiale, alors, je ne connais pas grand-chose à la bréjique et je ne sais pas jusqu’à quel point le Datsu m’influence. »
— « Mm… » réfléchit Livon, pensif. « Qu’est-ce que tu entends par équilibrer les émotions ? Ça te dérange que je te demande ? »
— « Pas spécialement. Tu as sûrement remarqué que, parfois, les lignes de mon tatouage se propagent sur mon visage. »
Livon battit des paupières.
— « Euh… Eh bien, je… »
Il n’avait pas remarqué. Pourtant, c’était assez visible : mon oncle Varivak affirmait d’ailleurs que, les Arunaeh, nous étions, grâce au Datsu, les saïjits les plus expressifs de tous. Je secouai la tête, amusé.
— « Le Datsu est pensé pour éviter les excès, » expliquai-je, « et il réfrène aussi les émotions inutiles comme la colère, la haine, la jalousie… Certaines de ces émotions, je ne les connais que de nom et je ne sais pas si je les ai déjà éprouvées réellement. Peut-être que oui. À vrai dire, je ne souhaite pas les éprouver non plus. Il faudrait être idiot pour souhaiter ressentir des choses qui nous font souffrir, non ? » Une fourmi était montée sur mon genou et, avec un léger courant d’orique, je l’envoyai prendre le vent. Après l’avoir vue disparaître dans l’herbe, j’affirmai : « Les Arunaeh utilisent le Datsu depuis de nombreuses générations. Je ne me suis jamais beaucoup intéressé au sujet, mais il a des effets indiscutables. As-tu entendu parler de la Sirène du Désastre ? » Comme il faisait non de la tête, je racontai : « C’était une légende notoire au temps de mon grand-père. Bon, plus qu’une légende, d’après mon grand-père. Une fois, il nous a raconté à mon frère et à moi qu’il avait participé à une expédition pour faire des recherches sur des effondrements en pleine mer d’Afah et qu’ils étaient tombés sur la Sirène du Désastre. Elle les a attaqués avec un cri bréjique et tous se sont jetés par-dessus bord. Des dizaines de saïjits. Le seul à ne pas le faire, ça a été mon grand-père. Son Datsu l’a protégé et, d’une façon ou d’une autre, il a pu parvenir jusqu’à la Sirène, lui parler et la convaincre de cesser d’épouvanter tout le voisinage. Il a aussi raconté que cette jeune femme était la créature la plus étrange qu’il ait connue de sa vie. Mon grand-père n’est pas de ceux qui se laissent impressionner facilement : je ne crois pas qu’il ait tout inventé. » Je marquai un temps et souris en ajoutant : « En plus, contrairement à d’autres clans, le nôtre est le seul qui ne compte pas un seul suicide de toute son histoire. Il n’y a jamais eu non plus aucun fou à lier, ni aucun prophète, ni aucune lutte interne grave. Peut-être que c’est grâce au sceau. »
Livon avait l’air profondément méditatif.
— « Je vois. Alors… pour toi, ce n’est pas un problème, n’est-ce pas ? »
J’arquai un sourcil.
— « Le Datsu ? Eh bien, non. »
— « Même si… tu n’es pas capable de sentir comme les autres ? »
Je secouai la tête et mes yeux se posèrent à nouveau sur Sanay et Yani, assises à présent au bord du lac. L’harmoniste de sons, normalement silencieuse, avait l’air heureuse de pouvoir divertir Yanika et Tchag avec son pouvoir. Je souris.
— « Même ainsi, » assurai-je. « Sans le Datsu, je ne pourrais pas protéger Yanika comme je le fais. Peut-être que je ne sens presque rien quand je libère mon Datsu, mais c’est le seul bouclier que j’ai pour la protéger quand elle perd le contrôle. »
Livon arqua les sourcils, suivit la direction de mon regard et sourit.
— « Je comprends. » Le permutateur lança le cube en l’air et le rattrapa, l’air décidé. « Tu viens de me rappeler une promesse que j’ai faite à Myriah quand elle a cessé de pouvoir me parler. Ce jour-là, je me suis promis que je la libèrerais peu importe le sacrifice. »
Il acquiesça silencieusement et se tourna vers moi avec un sourire complice, m’arrachant une expression saisie. Sacrifice ? Moi, je n’avais jamais vu le Datsu comme un sacrifice. Ces trois dernières années, mon unique objectif clair avait été de prendre soin de Yanika, mais je ne le faisais pas avec cette ferveur qui brillait dans les yeux de Livon, je ne le faisais pas avec l’idée de sacrifier quoi que ce soit. En tout cas, cette elfe enfermée dans la varadia devait être réellement importante pour lui pour qu’il ait envisagé la possibilité de permuter avec elle et de sacrifier sa propre vie. Brusquement, j’écarquillai les yeux. Dannélah… Il ne pensait pas encore à ça sérieusement, n’est-ce pas ? Je tournai les yeux vers le permutateur. Celui-ci s’était de nouveau concentré sur son cube à chiffres, ce fameux cube que lui avait donné Yéren pour qu’il patiente pendant que lui-même parlait avec la Kaara et cherchait une manière de détruire la varadia et de sauver Myriah. Sauf qu’après deux ans, cela devenait plus une obsession qu’autre chose.
Je grimaçai, hésitai et, après un silence méditatif, je dis :
— « Tu as remarqué que les chiffres du centre ne bougent pas ? »
Livon détourna les yeux de son cube, surpris.
— « Tu parles du cube ? »
Je me levai en acquiesçant.
— « Concentre-toi sur un chiffre central et sur les numéros qui sont dans le même sens. Après, efforce-toi de résoudre ce côté. D’abord les chiffres des coins. Et, ensuite, les autres. »
Face à son regard étonné, je lui adressai une moue espiègle.
— « C’est juste des trucs de base. Je ne suis pas en train de t’aider à le résoudre. Je vais faire un tour. »
Je m’éloignai d’un pas tranquille, descendis la colline et, après avoir salué de loin Yanika et Sanaytay, j’entrai dans la forêt, non sans avoir jeté un coup d’œil à Livon et vu qu’il s’était totalement concentré sur son cube. Je pris la direction de la grotte des Atarah. J’allai juste vérifier que la roche était toujours stable et qu’elle ne menaçait pas de s’effondrer. J’allais repartir, satisfait, quand une fillette mirole sortit de la caverne et s’approcha rapidement en disant :
— « Attends, s’il te plaît ! Est-ce que le guérisseur est là ? Où est-ce que je peux le trouver ? Le grand-père Dalorio… »
Je m’alarmai.
— « Il ne va pas bien ? »
La fillette regarda furtivement vers la caverne et avoua en baissant la voix :
— « Hier soir, il n’a pas pris le remède. Le petit Garguin allait très mal et le grand-père a voulu lui donner sa part. Maintenant Garguin va bien, et le grand-père dit que lui aussi, mais il a de la fièvre et Mère m’a demandé d’aller chercher le guérisseur et je… »
Elle se tut, mordillant sa lèvre. Elle craignait les vampires, compris-je. Rien de plus naturel.
— « Ne t’inquiète pas. Je vais appeler Yéren. Je ne serai pas long, » promis-je.
Les yeux de la petite mirole s’illuminèrent de gratitude. Je partis d’un pas rapide, descendis le terrain rocailleux et revins en courant. Lorsque je grimpai la colline, Livon n’était plus sur l’herbe et je remarquai qu’il s’était joint aux distractions de Sanay, avec Tchag et Yanika. À ce rythme, il n’était pas près de résoudre son cube casse-têtes…
Je passai devant le regard légèrement curieux de Saoko et, sans une explication, j’avançai jusqu’à la porte ouverte et entrai dans l’édifice. Aussitôt, plusieurs paires d’yeux se tournèrent vers moi. Des huit vampires qui accompagnaient le Prince Ancien, quatre étaient sortis. Peut-être chasser du sang. Les quatre autres n’avaient pas l’air de faire grand-chose. Seul le vampire aux lunettes, Waïspo, avait un livre entre les mains, mais, à ce moment, ses yeux s’étaient levés vers moi comme des ressorts. Outre ces quatre, au fond de la salle, près du paravent, se trouvaient les deux Protecteurs Jardiques, Aruss et Rozzy, ainsi que le Prince Ancien et le drow albinos. Ignorant les regards, je me concentrai sur ce dernier et dis :
— « Yéren. Apparemment, le vieux Dalorio va mal. On m’a demandé de te prévenir. »
— « Dalorio ? » s’exclama le guérisseur. Il se leva et saisit son sac. « J’y vais tout de suite. Excusez-moi, » ajouta-t-il à l’intention d’Aruss et du Prince Ancien.
— « Je t’accompagne, » dit Aruss, en se levant lui aussi. « Je crois qu’il est temps que j’applique les enseignements du Prince Ancien. Si j’ai voulu cesser d’être Gourou du Feu, c’est parce que je n’y voyais aucun sens. Mais je me rends compte maintenant qu’il n’appartient qu’à moi d’y donner un sens. Si j’essaie d’être plus que symbole et apparence… peut-être que je peux faire quelque chose pour ces mirols, moi aussi. »
Yéren était déjà sur le seuil de la porte et il se tourna vers lui avec une moue patiente.
— « C’est très bien. Mais alors, ne reste pas là à parler. »
Aruss ouvrit grand les yeux et, après avoir bredouillé des mots d’excuse au vieux vampire, il se hâta de suivre Yéren au-dehors. Moi, j’allais l’imiter, quand, à ma surprise, Waïspo leva une main, me demandant clairement d’attendre.
— « Le Prince Ancien… » commença-t-il à me dire.
Cependant, le vampire aux lunettes s’interrompit courtoisement quand le Prince Ancien, voyant Rozzy s’éloigner vers la sortie, dit avec amusement :
— « Tu te sens irrité contre moi, elfe. N’es-tu pas venu ici pour qu’Aruss redevienne Gourou du Feu ? Mais peut-être que tu voulais de nouveau le sauver toi seul. »
Rozzy lui adressa une expression froide.
— « De quoi parles-tu ? Je me réjouis qu’Aruss veuille retourner à la confrérie. Je ne souhaite que son bien. »
— « Je te crois. Mais que j’aie trouvé les mots justes pour le faire changer d’avis et toi non… voilà ce qui assombrit ton âme, jeune homme. Pourtant, » ajouta le vieux vampire comme le jardique serrait les dents et faisait un pas vers le seuil, « je t’assure que ce n’est pas moi qui l’ai fait changer, Rozzy. C’est toi qui l’as fait changer. Aruss s’est simplement souvenu que la position de gourou n’est pas l’important et que vivre avec ses confrères vaut bien le risque de les décevoir. Te perdre, toi, les perdre, eux, c’est ce qu’Aruss craint maintenant. Je l’ai seulement aidé à se souvenir du trésor qu’il avait entre ses mains. »
Je vis Rozzy ouvrir grand les yeux. Il scruta le Prince Ancien quelques instants et, finalement, il sortit sans un mot. Mar-haï. Cette conversation m’avait rappelé que le Prince Ancien était capable de percevoir certaines choses avec sa bréjique et, mal à l’aise, j’initiai un mouvement rapide vers la sortie.
— « Drey Arunaeh. »
Je m’arrêtai. Et je tournai la tête. Les yeux du Prince Ancien avaient perdu leur éclat amusé et m’observaient maintenant avec une profonde gravité.
— « Pourrais-je te parler un moment ? »
Je soupirai et enfonçai mes mains dans mes poches avant de river mes yeux dans les siens.
— « Dis-moi. »
L’expression du Prince Ancien s’éclaira.
— « Un instant, j’ai eu des doutes sur ce que je percevais en toi. Mais maintenant que tu es seul… j’en suis certain. C’est toi qui me voues cette haine viscérale. Et elle n’est pas dirigée contre mes jeunes compagnons ; j’en déduis que, d’une façon ou d’une autre, tu me connais. Mais je ne me rappelle pas t’avoir jamais vu. Peux-tu m’aider à résoudre ce mystère ? Je suis intrigué. »
Je soufflai.
— « Et moi davantage. Je n’éprouve aucune haine contre toi, Prince Ancien. De fait, je ne pourrais pas. Cela m’étonne qu’étant si savant et connaisseur de tout, tu n’aies pas entendu parler du sceau des Arunaeh. »
Le Prince Ancien hocha la tête.
— « Bien sûr que j’en ai entendu parler. C’est pourquoi je suis encore plus intrigué par ce que je perçois. »
Je l’observai avec une moue soupçonneuse. Je demandai :
— « Es-tu capable de ressentir les émotions des autres ? »
— « Non. Mes sortilèges perçoivent seulement les intentions. Les pensées intenses. En toi, je perçois un fort désir de me tuer. »
Alors, comme ça, non seulement il ne percevait pas les émotions, mais il devait utiliser des sortilèges bréjiques pour capter ces pensées. C’était loin d’être un pouvoir aussi puissant que celui de Yanika. Et en plus, il se fourvoyait, car je n’avais à aucun moment pensé à tuer le vieux vampire. Néanmoins… Je me troublais. Il était difficile d’accepter que quelque chose en moi désirait réellement le tuer, mais Yanika disait que c’était vrai, qu’elle percevait en moi des sentiments dont je n’étais pas conscient moi-même. Et quand Yanika était sûre de quelque chose, elle ne se trompait pas.
Les cinq vampires ne me quittaient pas des yeux. Je haussai les épaules.
— « Que veux-tu que je te dise, vieil homme ? Je ne perçois rien. Si, vraiment, une partie de moi souhaite te tuer… tu n’as pas à t’en faire, parce qu’elle n’a aucun impact. »
— « Je vois, » médita le Prince Ancien. « Tu ne perçois donc rien ? »
— « Absolument rien, » confirmai-je.
— « Alors, comment se fait-il que tu m’aies cru si facilement ? » Il sourit légèrement. « Ta sœur l’aurait-elle perçu aussi ? »
Je me raidis et le foudroyai du regard. Il était prévisible que le vampire aux lunettes l’ait informé de ce qui était arrivé dans la caverne et il n’était pas surprenant que le Prince Ancien ait compris en partie les pouvoirs de Yanika, mais… comment savait-il qu’elle était aussi capable de percevoir les émotions des autres ?
— « Elle peut donc également le sentir, » réfléchit-il.
Je sifflai intérieurement. Ce vieux vampire avait seulement fait un pari sur le pouvoir de Yanika… et il l’avait gagné.
— « Il y a quelques années, » reprit le Prince Ancien, « j’ai parlé à un membre de ta famille. La plupart, vous êtes bréjistes, et j’éprouve donc évidemment de la curiosité pour vos techniques. L’Arunaeh qui est venu me voir devait avoir la même curiosité. Ce kadaelfe cherchait une manière d’ajouter un sceau à un autre sceau. Je lui ai dit que je n’avais jamais entendu qu’une telle chose soit possible. Je me demande… si je ne sais pas à présent pourquoi il le voulait. »
Je soufflai mentalement. Quelqu’un des Arunaeh avait rendu visite au Prince Ancien ? Père… c’était toi ? Je remarquai alors les yeux observateurs du vampire et je fis claquer ma langue. Tsk… S’il pensait que j’allais lui donner davantage d’indices sur ce qui s’était passé, il m’avait mal jugé. Avec froideur et franchise, je le prévins :
— « Ne te mêle pas des affaires des Arunaeh, vieil homme. Ça n’apporte jamais rien de bon. »
— « Ce n’est pas mon intention, » assura-t-il avec calme. « Je veux seulement vérifier quelque chose que tu portes sur toi. Cette boucle d’oreille… d’où la tiens-tu ? »
Sa question me prit par surprise. Je réfléchis rapidement. Je me rappelais l’effet que cette larme de cristal avait eu sur moi la première fois que je l’avais touchée, mais, avec le temps, les souvenirs de ce jour étaient devenus flous. Rao, la fillette joyeuse aux cheveux mauves et noirs, et cette larme de cristal… Qu’avaient-elles à voir avec mon mystérieux désir de tuer le Prince Ancien ? Qu’est-ce que cela signifiait ? Mon Datsu se libéra légèrement, se répandant dans mon corps et les vampires s’en rendirent probablement compte.
— « Pourquoi cette question ? » répliquai-je.
— « Mm. Un pressentiment, » dit le Prince Ancien. « Est-ce que je peux la toucher un instant ? »
Me demandait-il cela sérieusement ? J’eus une moue de mépris.
— « Et pourquoi te laisserais-je la toucher ? »
Je le vis rouler les yeux.
— « Et si je te disais que j’ai déjà vu une larme très semblable dans les mains d’une autre personne ? »
— « Mmpf. Ce serait si étrange ? » m’enquis-je.
— « Je ne sais pas, » admit le Prince Ancien. Il me regarda avec une telle intensité qu’il me fit froncer les sourcils. Il dit : « As-tu entendu parler des Huit Pixies du Désastre ? »
Je soufflai. Voilà que maintenant il me parlait de légendes ?
— « Il y a bien longtemps, » reprit le Prince Ancien, « cinquante ans, si je me souviens bien, on a entendu parler d’eux pour la première fois. Certains racontent que ce sont des messagers de Norobi, déesse wari de la Justice et de la Vengeance, d’autres disent qu’ils viennent du cœur même des Souterrains et qu’ils sont si grands qu’en marchant ils détruisent les tunnels comme cent dragons de terre. » Il marqua une pause. « Une des versions raconte qu’ils ont été créés par des mages noirs, qu’ils ont tué tous leurs créateurs et ont erré dans les Souterrains semant le chaos. Crois-le ou non, ils ne sont pas un mythe, saïjit. Ils ont réellement existé. Peu le savent, mais un de ces Pixies, le leader, est celui qui est devenu le célèbre mage noir qui a propagé sa colère dans les Cités de l’Eau durant une décade entière. Liireth. Celui qui est parvenu à donner un corps aux Spectres de l’Angoisse et à les changer en Shigans, en dokohis. » Il marqua un autre temps sans cesser de m’observer. « Si tu me laisses examiner ce cristal, je vous donnerai plus d’informations sur les Shigans. » J’ouvris grand les yeux et il ajouta : « Si vous avez vraiment l’intention de faire des recherches sur eux, vous aurez besoin de mes connaissances, sinon vous finirez par tomber dans leur piège et par mourir, ou pire, vous vous transformerez vous aussi en Shigans. Que me dis-tu ? »
Ça, c’était jouer de façon déloyale. Mais pourquoi attribuer tant d’importance à cette larme de cristal ?
— « Je croyais que, toi aussi, tu souhaitais en finir avec les dokohis, » dis-je. « Que gagnes-tu à dissimuler des informations ? »
Le vieux vampire sourit légèrement.
— « Que gagnes-tu à repousser ma proposition ? »
Je lui jetai un regard sombre. De fait, je n’y gagnais rien. Tout au plus, je risquais de mettre en danger mes compagnons par manque d’informations. Je soufflai de biais et levai une main vers ma boucle d’oreille.
— « C’est bon. Mais, en échange, tu n’omettras aucun détail sur les dokohis. Et, » ajoutai-je, « tu nous laisseras tous partir d’ici sans problèmes. Y compris Yéren. »
Le Prince Ancien secoua la tête.
— « Tu as une piètre opinion de moi, mais ça ne me surprend pas. Je t’assure que je n’omettrai rien volontairement et que je vous laisserai tous rentrer sains et saufs où que ce soit. Sache que, si mes jeunes compagnons capturaient des saïjits, c’était pour me sauver la vie. Maintenant que ma blessure est guérie, je n’ai plus besoin du sang de ce drow albinos. Généralement, nous ne buvons que le sang d’animaux quadrupèdes, et nous ne les tuons presque jamais, contrairement à ce que vous autres, saïjits, avez l’habitude de faire. Ne t’inquiète pas, » ajouta-t-il. « Je n’endommagerai pas le cristal. Ce sera juste un moment. »
La larme était accrochée uniquement par une boucle. Je la fis glisser sur le lobe de mon oreille et l’ôtai. Waïspo fit un pas en avant et je la lui donnai pour qu’il la remette au Prince Ancien. Je sentais trop de tension autour de moi et n’envisageai même pas de m’approcher du vieux vampire et de la lui donner moi-même.
J’attendis, étudiant les gestes du vieux vampire. Dès qu’il toucha le cristal, je le vis frémir imperceptiblement. Il tourna la larme dans ses mains. Je ne craignis pas qu’elle se rompe : cette larme avait déjà passé l’épreuve majeure. Je me rappelais qu’à mon retour au Temple du Vent, tout juste après l’avoir reçue, Lustogan l’avait remarquée et m’avait demandé d’où je l’avais sortie ; curieux, il lui avait lancé un fort sortilège orique pour constater qu’elle était en fait indestructible et il avait voulu la montrer à Père. Après m’avoir interrogé sur sa provenance, ni l’un ni l’autre ne m’en avait reparlé et, moi, je ne lui avais jamais donné plus de valeur que celle d’un vieux souvenir.
Au bout d’un certain temps, je soupirai et, sans interrompre le Prince Ancien, je promenai un regard sur les autres visages. Outre Waïspo, il y avait une vampire un peu plus âgée aux cheveux vert clair, aussi immobile qu’une pierre. Les deux autres compagnons, plus vieux que jeunes, tournaient leurs yeux tantôt vers leur leader tantôt vers moi, attendant le résultat avec une pose de lièvre aux aguets. Mar-haï. Le seul à l’air normal était le vampire aux lunettes. Bien qu’il soit debout, Waïspo avait repris sa lecture avec une apparente tranquillité. À un instant, je pus lire le titre du livre et fus surpris quand je le reconnus. Le dragon s’est trompé de proie. C’était un roman de fiction humoristique que j’avais lu il y avait des années. Rien que de m’imaginer un vampire en train de lire une chose aussi frivole, je ne pus réprimer un sourire.
Enfin, le Prince Ancien leva la tête et tendit la main. Waïspo récupéra le cristal et me le rendit. Je me rappelai, alors, que la première fois que j’avais touché la larme, trois cercles de Sheyra traversés par ces trois étranges lignes noires étaient apparus sur ma main droite. Au cas où, je la récupérai avec la main gauche, sans sortir la droite de ma poche. La simple idée de donner à ce fureteur un autre mystère à résoudre me dérangeait.
Je remis la boucle d’oreille et, surpris face à son silence, je m’enquis :
— « Et alors ? Tu as découvert quelque chose ? »
Le Prince Ancien fit mine de s’excuser.
— « Je n’ai pas dit que je t’en parlerais, Drey Arunaeh. J’ai à présent plus qu’une intuition. Mais je préfère ne pas en parler. Cependant, comme promis, je te révèlerai les deux éléments les plus importants sur les Shigans, ou dokohis, comme vous les appelez. »
Mar-haï, que pouvait bien signifier « plus qu’une intuition » ? Je le transperçai du regard. À quoi penses-tu, vieux vampire ? Ravalant ma frustration, je pris un air attentif et il déclara :
— « Premièrement, les colliers des Shigans ont été créés par Liireth et uniquement par lui. Celui qui les a réutilisés n’est pas un saïjit : c’est un Shigan dénommé Zyro, créé par Liireth en personne il y a plus de trente ans. Néanmoins, il semble que ce Shigan ait un comportement plus saïjit que je ne l’aurais cru. Et ses sujets aussi. À vrai dire, je ne m’attendais pas à ce que de telles créatures puissent se faire passer pour des saïjits et s’infiltrer dans des villages. » Il marqua un temps. « Deuxièmement, l’objectif de Zyro est de ressusciter Liireth. C’est ce que m’a dit le Shigan qui m’a poignardé. Si nous nous fions à ses paroles, Liireth n’est pas mort, il vit toujours quelque part. Je le soupçonne d’avoir utilisé des arts interdits pour transférer son âme dans une larme de cristal comme celle que tu as. La tienne ne possède aucun esprit, » affirma-t-il, face à mon expression frappée. « Cependant, je crois qu’elle en a possédé un, à un moment. Je ne sais pas lequel. Je ne sais pas non plus avec certitude si Liireth se trouve tout de suite dans une larme ou dans un corps. Mais je doute beaucoup qu’il soit mort. »
Il secoua légèrement la tête, méditatif. Ça, c’était trop, pensai-je. Cependant, qu’un dokohi créé par Liireth réutilise les colliers avec des spectres et essaie de ressusciter son créateur… c’était concevable. Si le Mage Noir avait échappé à la mort en fondant son esprit dans un morceau de cristal comme le mien, théoriquement…
— « Est-ce qu’il serait vraiment possible de le ressusciter ? » demandai-je dans un murmure.
Le Prince Ancien haussa les épaules.
— « Je ne sais pas. Je suis expert en bréjique et j’ai certaines connaissances en alchimie, mais je ne suis pas aussi familiarisé avec les arts noirs. »
— « Les arts noirs ? » répétai-je. « C’est un terme vague. Dans ce cas, il s’agit plutôt de fusionner un esprit avec un objet. C’est de la pure bréjique, non ? »
Le vieux vampire hocha négativement la tête.
— « De la bréjique, de l’essenciatique, de l’arikbète… C’est un mélange. Comme tu dois le savoir, ce qui compte, c’est le tracé, pas l’énergie asdronique utilisée. Les arts employés pour les colliers sont des arts qui ont été interdits depuis des siècles de manière généralisée dans toutes les académies celmistes saïjits et pour des raisons justifiées. Fusionner des esprits avec des objets ou des corps, jouer avec la vie de ses congénères… beaucoup appelleraient ça de la magie noire. Peut-être sais-tu que ta propre famille a été une fois accusée de la pratiquer. »
J’ouvris grand les yeux et me rappelai qu’une fois, Mère m’avait commenté quelque chose sur une époque où trois Arunaeh avaient été emprisonnés suite à la décision conjointe de plusieurs clans importants des Cités de l’Eau. Cependant, elle n’avait pas donné plus de détails, ou alors je ne m’en souvenais pas.
— « J’ai entendu Yéren dire que vous avez l’intention de partir demain, » reprit le Prince Ancien, changeant de ton. « Ce soir, je vous raconterai tout cela à tous avec plus de tranquillité et j’essaierai de répondre à vos questions. Souviens-toi, mon garçon, que, si l’objectif des Ragasakis est d’arrêter Zyro… vous avez mon soutien absolu. Après tout, il a essayé de me tuer. »
Ses grands yeux sages respiraient la sincérité. Son soutien, hein ? Alors pourquoi avais-je dû négocier pour lui soutirer les informations ? Je me contentai de lui adresser une moue mi-moqueuse et me dirigeai vers la sortie.
— « Au fait, » fis-je, m’arrêtant sur le seuil, « l’autre jour, tu as dit que, pendant la guerre d’il y a trente ans, tu avais aidé des celmistes à faire des expériences de magie noire. Si tu les as aidés, c’est que tu dois en savoir plus qu’un peu sur ces arts, n’est-ce pas, vieil homme ? »
Je le vis froncer les sourcils. Je n’attendis pas qu’il me réponde et sortis. Je faillis heurter Saoko. Le mercenaire recula à temps et souffla, mais il ne dit pas un seul mot et me suivit quand je m’éloignai de l’édifice. Je roulai les yeux.
— « Mon frère t’a aussi demandé d’épier mes conversations ? »
J’étais amusé plus qu’exaspéré, car il était évident que Saoko était embarrassé d’avoir été surpris en train d’écouter en cachette. Je l’entendis souffler, agacé.
— « Pas réellement, » admit-il. « Il m’a seulement demandé de te protéger. »
Je le regardai du coin de l’œil, curieux. Ces trois derniers jours, le mercenaire n’avait pas abandonné son attitude contrariée et un peu sèche, il passait généralement la journée à une certaine distance, avec l’intention de ne pas être dérangé ou de ne pas déranger, ça, je ne le savais pas, mais il était clair que, malgré son manque d’entrain, il prenait son travail au sérieux.
— « Est-ce que je peux te demander comment tu t’es retrouvé à travailler pour mon frère ? » m’enquis-je.
Ses yeux rouges se posèrent sur moi avec agacement et je soufflai de biais.
— « À quoi bon demander. »
J’accélérai, descendant la colline vers l’endroit où se trouvaient les Ragasakis. À présent, Sirih s’était unie au groupe, ainsi que Naylah. La lancière était bizarre depuis des jours, se promenant toute seule dans la forêt avec Astéra. La veille, je l’avais vue de loin s’arrêter subitement dans une clairière et lever un regard absorbé vers le ciel… Allez savoir à quoi elle pouvait bien penser.
— « Je lui dois la vie, » dit soudain Saoko.
Je m’arrêtai, interdit, au milieu de la pente. Le mercenaire ajouta comme à contrecœur :
— « C’était il y a trois ans. De maudits gardes me poursuivaient. Ton frère a détruit le passage par où je m’étais enfui. Et je suis parti avec lui. »
J’arquai un sourcil.
— « Des gardes ? Tu étais prisonnier ? »
— « Mmpf. Plus ou moins. Je suis né dans une zone en quarantaine. »
Je frémis. Une zone en quarantaine… J’avais entendu parler de ces zones. La plupart du temps, c’étaient des endroits de grand déséquilibre énergétique et, généralement, on les rouvrait au bout de quelques semaines ou de quelques mois. Mais si Saoko y avait passé sa vie… cela signifiait que cette zone n’était pas n’importe quelle zone. Je fronçai les sourcils.
— « Tu viens de Brassarie ? »
À ma stupéfaction, le drow aux cheveux en brosse acquiesça avec indolence. Dannélah… Brassarie était la zone condamnée des Souterrains la plus connue, la plus ample et, à ce qu’on racontait, la plus terrifiante de toutes. On disait qu’elle était pleine de créatures mutantes et de plantes monstrueuses qui ne poussaient que là-bas. C’était une zone interdite d’accès, hautement surveillée…
— « Je ne savais pas que des saïjits vivaient là-bas, » admis-je.
— « Il n’y en avait pas jusqu’au jour où ils ont commencé à y envoyer des criminels, » répliqua le drow.
Il continua à descendre la colline et, avec une grimace, je le suivis.
— « Je vois. Tu es donc né en bonne compagnie. Ce que je n’arrive pas à croire, c’est que mon frère ait bougé un doigt pour te sauver. Tu as dû l’impressionner. »
Saoko me jeta un regard hérissé.
— « Ton frère est peut-être un type peu expressif, mais, au moins, il ne pose pas de questions. Et il n’a pas de préjugés, » ajouta-t-il.
Je roulai les yeux.
— « Moi non plus, je n’ai pas de préjugés. Et excuse-moi pour les questions, mais je trouve qu’après un mois à t’avoir sur mes talons, un peu de conversation ne fait pas de mal, tu ne crois pas ? »
Saoko ne répondit pas. Mais, maintenant, son caractère revêche me semblait tout à fait naturel. C’était presque un miracle qu’il soit même aussi normal après avoir été élevé avec des criminels. Maintenant, je comprenais aussi pourquoi il avait l’air de ne pas avoir un maudit kétale. Lustogan ne le payait pas. Saoko avait accepté de me protéger sans rien recevoir en échange, simplement pour remercier Lustogan de l’avoir sauvé. Et cela signifiait… qu’il avait un indéniable sens de l’honneur.
J’aperçus le coup d’œil froncé qu’il me lança et lui adressai un sourire amusé.
— « Tu sais quoi ? Tu pourrais entrer dans la confrérie des Ragasakis. Ils acceptent de tout ; plus tu es toqué mieux c’est. »
Nous arrivions déjà près des Ragasakis et tous m’entendirent. Livon protesta :
— « Tu ne traites tout de même pas ton protecteur de toqué, Drey ? »
— « Non, je disais ça en pensant à toi, » me moquai-je.
— « Moi ? Mais je suis tout à fait normal, » assura le permutateur, frottant ses cheveux bleus.
— « Et je suis censé te croire ? » badinai-je, moqueur. « Sans aller chercher plus loin, hier, tu as passé toute la matinée à récolter des plantes de ce lac. Tu penses vraiment emporter tout ce que tu as ramassé ? »
— « Ce sont des plantes soporifiques comme les sankras, » se justifia-t-il. « Peut-être que Baryn ne les connaît pas. Imagine un peu comme il va être content si je lui rapporte quelque chose de nouveau ! »
— « Conclusion, il y a d’autres Ragasakis encore plus bizarres que toi, » intervint Sirih, railleuse.
— « C’est moi la plus normale ici, » déclara Yanika, levant ses yeux vers nous.
— « Moi aussi ! » dit Tchag.
Leurs interventions blagueuses m’arrachèrent un éclat de rire, et Livon et Sirih s’esclaffèrent tandis que Sanaytay nous imitait plus discrètement. Naylah roula les yeux avec indulgence et se tourna vers moi.
— « Tu as parlé avec le Prince Ancien, n’est-ce pas ? »
— « Ah, c’est vrai ! » enchaîna Sirih. « Nous nous demandions pourquoi tu mettais autant de temps à sortir, mais comme Saoko était à l’entrée, on a supposé que tout allait bien… Est-ce qu’il dit toujours que tu veux le tuer ? »
J’acquiesçai avec désinvolture.
— « Eh bien oui. Et il a aussi dit qu’il va nous révéler plus d’informations sur les dokohis. Ce vieil homme… Il aime bien causer. »
Je leur racontai ce que le Prince Ancien m’avait déjà dit et, quand je terminai, je remarquai leurs expressions choquées.
— « Liireth… est vivant ? » murmura Livon, songeur.
Naylah respirait précipitamment.
— « Zyro, » répéta-t-elle. « Zyro… »
— « Nayou, ça va ? » s’inquiéta Sirih.
La guerrière cligna des yeux, livide.
— « Lui… Zyro. Le dokohi qui… »
Sans crier gare, elle s’évanouit et Livon la retint juste à temps. Nous nous regardâmes, stupéfaits. Le permutateur donna à la lancière quelques petites tapes sur la joue, mais celle-ci ne se réveilla pas. Sa longue chevelure argentée s’étendait comme une cascade autour d’elle.
— « Je vais aller chercher Yéren, » dis-je.
Livon acquiesça, inquiet. Yanika me regarda avec anxiété et, sans que je lui dise un mot, elle s’empressa de m’accompagner. Elle savait qu’il ne servait à rien de rester avec les Ragasakis et de les préoccuper encore davantage avec son aura. Tandis que nous courions entre les arbres vers la caverne des mirols, je lui adressai une expression apaisante.
— « Tout va bien. Elle s’est juste évanouie. »
— « Mm. Mais pourquoi ? » demanda Yanika, confuse. « Avant qu’elle ne s’évanouisse, j’ai perçu… j’ai perçu beaucoup de peur en elle. »
— « De la peur ? »
— « Oui… Et pas seulement ça, frère. J’ai aussi perçu de la douleur. Comme si elle était très gravement blessée. »
Je fixai mon regard sur mes pas, pensif. Naylah avait-elle connu personnellement Zyro ? Je secouai la tête.
— « Elle a dû se souvenir de quelque chose. »
Quelque chose de suffisamment horrible pour atterrer à ce point la courageuse lancière. Mais, néanmoins, un seul souvenir ne suffisait pas pour plonger quelqu’un dans l’inconscience. Personne ne s’évanouissait de peur. Ça, c’était un mythe. Alors… que lui était-il arrivé ?