Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 1: Les Ragasakis
Souterrains, Terres de Dagovil, an 5624 : Drey, 12 ans ; Lustogan, 24 ans.
— « Ils arrivent, patron ! » s’exclama l’un des mineurs, s’approchant au trot d’un groupe d’ouvriers.
Marchant derrière les trois moines, je voyais à peine les travailleurs, leurs pics et le fond du tunnel. À côté des deux autres destructeurs, mon frère avançait d’un pas plus léger, plus décontracté, comme s’il faisait une agréable promenade de loisir. Néanmoins, il était vêtu de la tête aux pieds des habits de destructeur. Ceux-ci étaient faits en fibre de darganite et étaient très résistants. Moi, j’étais vêtu pareillement. Sauf que mes habits n’étaient pas teints, ils avaient une couleur marron terne et ils m’étaient un peu larges.
En arrivant près du contremaître des travaux, Draken, l’un des deux autres destructeurs, engagea la conversation et je tentai de la suivre avec attention. Je compris que les piqueurs avaient des problèmes avec une partie du tunnel beaucoup plus dure et qu’utiliser des explosifs pour ouvrir le chemin serait une tâche trop délicate et qu’il était préférable d’avoir recours aux destructeurs. Finalement, le contremaître les invita à s’approcher de la partie du tunnel à élargir et Lustogan me jeta un regard.
— « Drey. Reste ici et observe. »
Je me redressai, déçu.
— « Mais… moi aussi je peux briser cette roche, frère… »
— « Oh, je n’en doute pas, » me coupa Lustogan avec un accent amusé dans la voix. « Mais, aujourd’hui, c’est ton jour de repos. Contente-toi de bien regarder. »
Je le vis s’éloigner avec les deux autres moines et j’enfonçai les mains dans mes poches avec une grimace. Mon jour de repos… Ya-naï. Il disait cela juste parce que, le cycle antérieur, je m’étais entraîné très tard et il pensait que je me sentais fatigué. Eh bien non, je me sentais en pleine forme, c’est bien pour ça que j’avais insisté pour l’accompagner, parce que je voulais participer à cette œuvre. L’élargissement de la route entre Kozéra et Dagovil était un projet dont on entendait parler même au Temple. S’il se réalisait, le commerce entre les deux terres deviendrait cent fois plus efficace et sûr.
J’allai m’asseoir sur un tas de décombres et je regardai mes trois aînés travailler. Au début, ils tâtonnèrent la roche durant un long moment et recherchèrent ses points faibles. Ensuite, ils commencèrent à la faire éclater petit à petit, en suivant un motif précis. Je les entendais échanger des phrases courtes et, parfois, ils s’arrêtaient et griffonnaient quelque chose sur une table près de l’étroit tunnel. Lustogan était celui qui participait le moins à la partie communicative : il attendait presque avec impatience qu’ils finissent de discuter et, dès qu’ils se mettaient d’accord, il disparaissait de nouveau dans le tunnel exigu pour marquer la roche avec son orique. Je l’enviais. Moi aussi, je voulais être là-bas, près de lui, et détruire la roche. Je ramassais une pierre dans mon poing et le sable s’écoula peu à peu entre mes doigts tandis que je la comprimais. Je continuai à m’amuser distraitement à faire exploser de petites pierres pendant que le travail se prolongeait. Les piqueurs avaient un moment de repos, mais les polisseurs continuaient à travailler, passant leurs machines pour aplanir le sol du tunnel déjà élargi. Et dans le fracas continu des travaux, mon regard errait, oisif, de visage en visage, de machine en machine et de roche en roche.
Finalement, je me levai pour aller ramasser un des débris qu’avaient laissés les destructeurs et je retournai sur mon siège improvisé pour étudier la roche. C’était de la ferférite, une roche particulièrement dure, mais pas si résistante que ça : si l’on trouvait les points faibles et pressait avec l’orique aux bons endroits, ce n’était pas difficile de la faire éclater. Je levai les yeux vers le tunnel. Les destructeurs avaient déjà élargi pas mal de mètres. Cependant, il restait apparemment un bon tronçon de ferférite à creuser. Avant de partir, Lustogan avait commenté que le travail nous prendrait probablement une semaine entière. Au moins, cela voulait dire que j’allais pouvoir participer moi aussi.
J’étais en train de sculpter sur le débris de ferférite les trois cercles concentriques de Sheyra et j’avais l’intention d’ajouter deux points et un sourire quand j’entendis soudain un craquement tonitruant qui fit trembler toute la terre, suivi d’une vague de cris et d’un fracas de roche et de poussière de toutes parts. Comme dans un rêve, je me levai, regardant autour de moi, tendu comme la corde d’un arc. Que se passait-il ?
Les gens toussaient, mais, moi, je n’arrivais pas à les voir à cause du nuage de poussière. Je toussai à mon tour et, les sourcils froncés, je lançai un sortilège orique pour plaquer sur le sol toute la poussière qui m’entourait avant de me couvrir le visage avec le masque de protection. À l’aveuglette, je tâtonnai le mur du tunnel et, sans beaucoup réfléchir, la respiration précipitée, je marchai vers l’endroit où j’avais vu mon frère pour la dernière fois. J’atteignis bientôt le fond du tunnel élargi et cherchai l’entrée de la partie plus étroite. Je ne la trouvai pas. Je trouvai seulement… un tas de roches. L’entrée avait disparu.
— « Dannélah, » murmurai-je.
Mon cœur se mit à battre la chamade. Une main saisit ma cheville.
— « Gamin… éloigne-toi… ! »
C’était Draken. Des trois moines, c’était le seul qui s’était trouvé hors du tunnel étroit à ce moment… mais il n’avait pas été épargné : une énorme roche avait écrasé tout son corps. Je clignai des yeux, contemplant son visage contracté par la douleur comme si je ne l’avais jamais vu. Draken de la Maison Isylavi était un destructeur de renom qui avait planifié la construction de la Prison de Dagovil et qui avait détruit une caverne entière pleine de kraokdals, sauvant ainsi de nombreux villages. Au Temple, il était presque considéré comme un héros. Alors… alors pourquoi, maintenant, une roche lui était-elle tombée dessus ? Pourquoi un tunnel s’effondrait-il juste quand mon frère se trouvait à l’intérieur ?
Je secouai mon pied, me libérant de sa poigne, et je demandai :
— « Où est Lust ? »
Draken leva des yeux vitreux vers moi.
— « Il était… dedans, » murmura-t-il.
Il cracha un flot de sang et, d’un coup, son orique cessa de maintenir éloignée la poussière et je le perdis de vue. Mes yeux restèrent à regarder le vide, exorbités.
Non…
Ma conscience brûlait, bouillait.
Non, non, non…
Et je me répétais : c’est impossible. Mon frère… Mon frère ne pouvait pas être mort. Mon corps se mit à trembler. La douleur était si grande… ! Je plongeai mes mains dans la roche comme si je voulais réellement la traverser. Et, brusquement, comme une bulle qui, devenue trop grande, explose, mon esprit se calma. La peur et la douleur faiblirent jusqu’à disparaître, mais pas mon désir de destruction. Sans hâte, mais sans pause, je fis éclater une à une les roches qui s’interposaient sur mon chemin. Je n’utilisais pas mes yeux ni ne prêtais attention aux éclats. Mes mains agissaient presque de leur propre volonté tâtonnant mes proies ; mon esprit calculait avec froideur, sans s’arrêter. Sans hâte, mais sans pause.
À un moment, je perçus avec mon orique le corps de l’autre destructeur. Celui-ci avait seulement une jambe écrasée, mais il était inconscient. Je le libérai et continuai, sans relâche. Je brisai les décombres jusqu’à les réduire en sable. Je me sentais comme dans un rêve. Ou, plutôt, c’était comme si je ne me sentais plus du tout.
Je découvris finalement Lustogan. Il était vivant. Il n’avait même pas été écrasé par l’effondrement : il était bloqué par deux grandes roches, mais il était seulement étourdi, même pas totalement inconscient. Cependant, je ne parvins pas à éprouver de soulagement. Je le libérai simplement et je continuai à détruire la roche. De la roche et encore de la roche. Je devais tout libérer. Je devais dégager l’espace. Je ne savais plus pourquoi. Mais cela ne m’importait pas. Simplement, j’avais commencé et je ne trouvais plus de raison de m’arrêter.
— « Drey… »
C’était la voix de Lust. Une lumière m’éclairait à présent. Celle de sa lanterne. Je continuai à détruire la roche.
— « Mar-haï, » l’entendis-je jurer.
Je sentis qu’il se redressait.
— « Mar-haï… Drey ! »
Son exclamation était inhabituelle, me dis-je. Je ne me rappelais pas l’avoir entendu m’appeler de cette façon. Mais je ne parvenais pas non plus à tirer une conclusion. Aussi, je repris ma destruction. Je croyais toujours atteindre la fin des roches effondrées, mais apparemment, une bonne partie du tunnel s’était écroulée. Et je ne savais pas comment. La ferférite ne pouvait pas s’être détachée aussi facilement.
Alors, quand je tombai sur une roche couverte d’une poussière cendreuse, je compris. La ferférite ne couvrait qu’une partie du tunnel. Le reste était tout en granit. Quartz et feldspaths. C’était une des roches avec lesquelles je m’étais le plus entraîné depuis tout petit. La détruire était facile. Enveloppé de vent orique, je continuai à avancer plus rapidement, des mètres et des mètres plus loin, creusant comme un dragon de terre et défaisant tout sur mon passage. Au bout d’un moment, je constatai que Lustogan m’avait rejoint et qu’il s’occupait de détruire efficacement toutes les roches que j’avais laissées en équilibre, sur le point de tomber.
— « Drey… » me dit-il à un moment. « Tu peux t’arrêter maintenant. Tu vas finir par défaillir. »
Un instant, je me tournai vers lui et je remarquai son mouvement de recul ainsi que l’éclat intense de ses yeux. Je clignai des paupières, méditatif, et lui tournai de nouveau le dos en répliquant :
— « Pourquoi ? »
Et, de fait, je ne voyais pas pourquoi je devais m’arrêter. Pas alors que j’avais encore de la roche à détruire devant moi. À un moment, je cessai de suivre le chemin ouvert du tunnel et m’enfonçai en plein mur. Je sentais que quelque chose n’allait pas. Mes sortilèges n’étaient plus aussi efficaces. Mon esprit continuait à calculer, mais ma respiration s’accélérait et je m’essoufflais. Pourquoi ? Bon, c’était probablement parce que tant d’orique me fatiguait. Le problème, c’était que je ne ressentais aucune fatigue. Il y avait deux possibilités. Soit je n’étais pas fatigué malgré l’effort et ma réaction était due à l’air raréfié du tunnel. Soit j’étais fatigué et, pour je ne sais quelle raison, je ne m’en rendais pas compte.
Un fracas de roche retentit à mon oreille.
— « Drey… Nous arrivons presque au prochain village. Et tu n’as pas pris le chemin le plus droit, tu sais ? Mais ça ne fait rien. Arrête-toi. Et reprends-toi. »
— « Au… prochain village ? » pantelai-je.
J’envoyai davantage de force orique contre la paroi et celle-ci éclata. Soudain, il y eut une cascade de cailloux, accompagnée de lumière. Lustogan me saisit, me couvrant avec son orique, et nous nous éloignâmes tous deux du danger, reculant dans le tunnel. Cette lumière… Je clignai des yeux. C’était une lumière de pierre de lune. Celle d’une caverne. Probablement celle du village dont avait parlé Lust.
Dès que la cascade de pierres prit fin, on entendit un son profond et métallique, suivi d’un nouveau fracas.
— « Par tous les dieux, » croassa Lustogan.
Mon frère n’avait pas l’habitude d’invoquer les dieux. Mm, méditai-je alors. Sa réaction devait avoir quelque chose à voir avec le bruit. Et le bruit… avait probablement quelque chose à voir avec mon opération de destruction. Sans avertir, Lustogan m’ôta mon gant et retroussa ma manche, comme pour vérifier quelque chose. À la lumière ténue de la caverne, mes yeux se fixèrent aussi sur mon bras et je le vis couvert de lignes noires et rouges. Et sur ma main, je vis trois cercles concentriques comme ceux de Sheyra. Comme ceux de…
Je chancelai et mon frère me soutint. Il m’aida à rejoindre la caverne et à m’asseoir sur l’herbe bleue. Là, il retira mon masque d’un coup et ses yeux scrutèrent mon visage comme s’ils suivaient le mouvement de quelque chose. Des lignes rouges et noires, peut-être ? De quelque chose qui disparaissait, devinai-je. Dans le reflet de ses yeux, je vis les miens, et je crus les voir rouges et noirs aussi, comme ceux d’une créature d’horreur. Je frissonnai. Et brusquement, une énorme fatigue s’empara de moi. Ce fut comme si je me réveillais d’un cauchemar qui m’aurait volé toute mon énergie… et pas seulement ça. J’eus besoin d’un bon moment pour retrouver mon souffle. Dans la caverne, le silence était revenu. Je vis le village, en aval, et les gens qui sortaient en courant de leurs maisons en direction d’une énorme roche entourée d’un nuage de poussière. Je ne tardai pas à entendre leurs cris.
— « Frère… » réussis-je enfin à dire.
— « Mm, » répondit Lust.
Il était appuyé lui aussi contre la paroi près de la nouvelle ouverture, il avait enlevé son masque et ses yeux suivaient les mouvements des villageois. Deux d’entre eux nous montraient du doigt. J’inspirai.
— « C’est… le Datsu, n’est-ce pas ? Ça t’est déjà arrivé, à toi ? »
Lustogan grimaça sans me regarder et hocha négativement la tête. Je baissai les yeux, serrant les dents.
— « Je ne ressentais rien. Ni soulagement, ni peur, ni fatigue. »
Ma voix était relativement calme, mais mon inquiétude était profonde. Je me raclai la gorge.
— « Je n’ai pas du tout aimé l’expérience. »
— « Je m’en doute. » Lustogan passa une main dans ses cheveux noirs pour faire tomber la poussière. « Désolé… Nous avons mal évalué la situation et… » Il fronça les sourcils, secoua la tête et sembla se ressaisir quand il dit : « Tu sais ? Ces trucs t’arrivent parce que tu es un sentimental. Quand je pense que je t’avais dit qu’aujourd’hui, c’était ton jour de repos… » Il jeta un coup d’œil à l’ouverture et répéta avec un souffle amusé : « Un sacré jour de repos. On dirait presque que Tokura en personne est passée par là. »
Avec surprise, je compris brusquement que je l’avais impressionné. Je souris légèrement face à la comparaison, mais je me rembrunis à nouveau quand je me rappelai une chose.
— « Frère. Draken. Je crois qu’il est mort. »
Mon frère arqua les sourcils et commenta simplement :
— « Ce sont des choses qui arrivent. »
Je fronçai les sourcils et cherchai sur son visage un signe de tristesse, en vain. Je me demandai soudain jusqu’à quel point le Datsu l’influençait, lui aussi.
Les villageois couraient vers nous, grimpant la côte avec des pics et des pelles, et on entendait maintenant des bruits de voix dans le tunnel.
— « Ce sont des choses qui arrivent, » répéta Lust. Il détourna son regard des villageois et riva ses yeux dans les miens. « Drey. Ne parle pas de ça à Père. Ça ne ferait que le préoccuper. »
Il se leva sans cesser de me regarder, attendant une réponse. Il me le demandait sérieusement, compris-je. Aussi, j’acquiesçai de la tête. Je n’avais pas l’intention de parler de ça à Père de toute façon. Je ne voulais pas que lui aussi me dise : tu es un sentimental.
Par chance, le contremaître des travaux apparut avant que les villageois nous rejoignent, suivi de plusieurs ouvriers. On clarifia les choses. Tous supposèrent que celui qui avait dégagé le tunnel effondré était Lustogan et celui-ci ne les contredit pas. Quand j’entendis dire au contremaître que Draken était encore en vie, je laissai échapper un soupir de stupéfaction et de soulagement. Lustogan se contenta d’acquiescer, impassible. Je baissai les yeux sur l’herbe bleue, troublé.
Le sort de Draken ne t’importe-t-il donc pas, frère ?
Les villageois ne nous laissèrent pas longtemps tranquilles. Ils arrivèrent bientôt et crièrent que la roche avait écrasé la statue du Dieu Antaka. Le contremaître des mineurs, qui avait mauvais caractère, imposa silence en devenant écarlate et en feulant que ce n’était pas ses affaires.
— « Ah ! » disait-il avec ironie. « C’est le dieu de la Roche, non ? Sa nouvelle statue lui convient parfaitement ! »
Est-il idiot ? me demandai-je. Contrairement à beaucoup de mineurs, le contremaître et les travailleurs que celui-ci avait choisis pour les travaux ne vénéraient pas Antaka. Lui, c’était un fidèle de Latarag, le Dieu Blanc, et le disque blanc tatoué sur son front le prouvait. Sa réplique balaya tout compromis possible et aviva la colère des villageois. Ceux-ci étaient profondément offensés et effrayés par l’affront fait à la divinité. Peut-être craignaient-ils même des représailles de sa part. Ayant vu nombre de fois des mineurs prier Antaka avant d’entrer dans un trou dangereux, je compris la gravité de la situation. Ou je crus la comprendre, mais, soudain, à ma stupéfaction, Lustogan tomba à genoux devant le bourgmestre du village et s’inclina en disant avec décision :
— « S’il vous plaît ! Acceptez mes excuses. En tant que coupable du tort fait à Antaka et en tant que son servant au troisième degré, je souhaite réparer les dommages commis. Je suis destructeur. Permettez-moi de désintégrer cette roche et de faire une réplique de la statue originale. »
Les villageois demeurèrent déconcertés. On entendit des murmures. Les destructeurs étaient craints. Ils avaient la réputation d’être arrogants, distants et, surtout, très puissants. Le bourgmestre l’observa sans ciller. Et, moi, j’inspirai d’un coup. Mon frère allait-il réellement endosser la responsabilité de ce que j’avais causé ?
— « Quels dieux vénères-tu avant Antaka ? » demanda enfin le bourgmestre.
— « Sheyra, déesse de l’Équilibre, et Tokura, déesse de la Destruction, » répondit Lustogan.
Le bourgmestre continuait à le regarder comme s’il essayait de se souvenir de quelque chose.
— « Et quel est ton nom ? »
— « Lustogan Arunaeh. »
Il y eut un silence et j’entendis alors quelqu’un répéter dans un murmure :
— « C’est un Arunaeh ! »
— « La famille de Taey ? Celle de l’île ? » demandait une jeune fille.
— « Attention, Mander, » dit un nain trapu. « On dit que les Arunaeh savent lire les pensées et qu’ils peuvent te faire éclater le cerveau rien qu’en te regardant. »
— « Sottises ! » rit un humain émacié.
Je ne pus le supporter davantage. Je lançai presque d’une voix accusatrice :
— « Frère, qu’est-ce que tu fais ? Le coupable, ce n’est pas… »
Ses yeux bleus me transpercèrent et je me paralysai à la moitié de ma phrase. Je connaissais ce regard. Je déglutis et flanchai. Finalement, le bourgmestre acquiesça de la tête et dit :
— « J’accepte tes excuses, Lustogan Arunaeh. Accepte les miennes pour mes rudes manières. »
— « Ne te rabaisse pas, Mander ! » protesta une villageoise. « C’est lui qui a détruit notre Antaka ! »
D’autres l’appuyèrent, mais, quand Lustogan se leva, un silence tendu se fit. Mon frère semblait avoir recouvré toute sa sérénité quand il dit :
— « Ne fais pas cette tête, contremaître. Si tu appelles les meilleurs médecins pour qu’ils soignent mes deux compagnons, mon frère et moi, nous finirons d’élargir le tunnel en moins de trois jours. »
— « Moins de trois jours ? » s’exclama le contremaître.
Lustogan me jeta un regard complice et sourit.
— « Nous avons été plus vite que prévu. Je prendrai donc un jour pour réparer Antaka. Alors n’oublie pas mes compagnons. »
— « Je vais faire quérir les meilleurs médecins de Dagovil ! » assura le contremaître, visiblement satisfait.
Tandis qu’il repartait par où il était venu avec ses ouvriers, je soupirai. Je me sentais encore mal de laisser Lustogan endosser toute la faute.
— « Drey. » La voix de mon frère me tira de mes pensées. Il me remit la lanterne. « Tu as une mine horrible. Rentre avec eux et va te reposer. Sans toucher les roches cette fois. Promis ? »
Je grimaçai, baissant les yeux sur moi. Par “horrible”, il faisait allusion à mes vêtements de protection qui, après tant d’explosions, étaient dans un état lamentable, en particulier les gants. Peut-être que mes sortilèges avaient été froids et réussis, mais, dans l’état zombi dans lequel j’étais tombé, je ne m’étais pas soucié d’établir de barrière de protection.
Mon frère s’en alla vers le village sans attendre ma réponse. Je le regardai s’éloigner, les sourcils froncés. Pourquoi ne m’avait-il pas au moins demandé de l’aider à désintégrer la roche tombée sur Antaka ? C’était ma faute si le dieu avait été écrasé.
Un brusque malaise répondit à ma propre question. Mar-haï. Je compris que je n’étais pas en condition de lancer plus de sortilèges. Je soupirai et pris le chemin de retour, pensant que, finalement, Lust n’était pas si froid. Malgré les apparences, il se préoccupait pour ses compagnons. Et… oui, je me rappelais aussi que le ton de sa voix m’avait frappé quand il m’avait appelé par mon nom, dans le tunnel. J’avais senti l’alarme dans cette voix. Et aussi la peur. La peur dans ses yeux quand je m’étais tourné vers lui.
Mon inquiétude revint. Le Datsu m’avait complètement recouvert. Je ne savais pas très bien comment fonctionnait le sceau, mais je savais qu’il aidait à contrôler les sentiments. Jamais personne ne m’avait dit qu’il pouvait simplement les faire disparaître. La peur et la douleur d’imaginer Lust mort avaient été si fortes que le Datsu, percevant un danger, les avait réprimées. Et, au passage, il avait tout réprimé. On aurait presque dit que c’était le contraire de ce qui arrivait à Yanika. Était-ce normal ?
Je passai une main sur mon visage et, tout en marchant dans le tunnel, je ne pus éviter de souffler plusieurs fois, tournant la lanterne dans tous les sens. C’était moi ? C’était moi qui avais fait ça ?
— « Dannélah, » murmurai-je, bouche bée.
Malgré tout, je ne pus m’empêcher de sourire à nouveau. Lustogan m’avait comparé à Tokura. Il ne m’avait jamais fait un tel éloge. Pendant les entraînements, il se contentait de dire “bien” et de me donner la tâche suivante. Je me mordis la lèvre. Peut-être qu’à partir de maintenant, Lustogan allait me voir plus comme un frère que comme un apprenti, pensai-je avec espoir.
Oui, me dis-je. Lust peut être froid, mais c’est seulement un masque. En réalité, il ressent les choses comme moi. Et il m’aime bien. Sinon, il ne m’aurait pas protégé pendant que je brisais la roche. Il ne me dirait pas de me reposer. Et il n’aurait pas endossé toute la faute pour la statue d’Antaka.
Je souris tout seul.
— « Après tout, c’est mon frère, » murmurai-je.
Et je continuai à avancer sur les cailloux du tunnel que j’avais balayé, réconforté par cette pensée.
Je ne savais pas combien je me trompais. C’est-à-dire, Lustogan était incontestablement mon frère et j’avais la certitude que j’étais la personne qui, de toutes, lui importait le plus ; cependant… à partir de ce jour, Lust devint plus froid et plus distant que jamais. Il continua à m’entraîner, mais quelque chose entre nous s’était brisé. Et, moi, je ne compris pas quoi.
* * *
Un arc de couleurs était apparu sur les eaux de la cascade et il me tira de mes lointains souvenirs. La cabine du téléphérique de Lellet montait toujours avec une lenteur soporifique. Assis sur le banc, je clignai des yeux, scrutai l’arc coloré et, brusquement, je me redressai, captivé.
— « Yanika… Yanika, regarde. Un arc-en-ciel de sept couleurs ! »
C’était le premier que je voyais de ma vie. Ceux des Souterrains étaient en général monochromes ou avaient, tout au plus, trois ou quatre tonalités. En tout cas, à côté de cet arc-en-ciel, il me sembla que l’aura de Yanika resplendissait elle aussi davantage, étincelant de couleurs. Assurément, son Datsu n’était pas comme le mien. De fait, c’était tout le contraire. Mais il était plus fort. Beaucoup plus fort. Selon Lust, il parvenait même à altérer le mien.
— « Frère, frère, là-bas, il y en a un autre, un double ! » dit Yani, me montrant les arcs-en-ciel.
— « Moi aussi, je veux les voir ! » s’écria Tchag.
L’imp grimpa sur mon épaule, les yeux émerveillés. Curieux et le cœur léger, je jetai un autre coup d’œil par la vitre.