Accueil. Cycle de Dashvara, Tome 2: Le Seigneur des Esclaves

18 Les ombres d’un cœur

Atasiag Peykat parcourut les rues de Titiaka, traversa l’Avenue du Sacrifice, passa devant la taverne du Nadre Joyeux, tourna à gauche quand il atteignit le quartier général et arriva enfin devant une jolie maison de pierre rouge avec un magnifique arc de jasmins blancs à l’entrée. Alors seulement, il se tourna vers Dashvara et observa :

— Tu marches comme un vieux.

Dashvara fit une moue et répliqua :

— J’en profite, vu que je ne suis pas sûr de faire de vieux os.

Atasiag arqua un sourcil et sourit.

— C’est les Ragaïls ? —s’enquit-il.

Dashvara comprit tout de suite ce qu’il sous-entendait et, un instant, il voulut mentir et acquiescer, mais son acquiescement se transforma en négation.

— Pas du tout. Les Ragaïls se sont très bien comportés. C’est arrivé sur le chemin du retour —expliqua-t-il—. Je suis tombé sur la grand-mère des Korfu et le petit-fils s’est jeté sur moi.

Atasiag allait frapper à la porte mais il s’arrêta en l’entendant.

— Lanamiag Korfu ? —Il semblait étonné—. Tu es tombé sur la grand-mère des Korfu ? Que veux-tu dire par là ?

— Je lui suis rentré dedans. J’étais plongé dans mes pensées, comme tout bon philosophe.

Atasiag pouffa.

— Je vois.

— Et après j’ai eu l’idée géniale de partir en courant —compléta Dashvara.

Atasiag secoua la tête.

— Je vais devoir demander à Loxarios de vous donner à tous quelques leçons pour que vous surviviez à Titiaka sans avoir le dos moulu tous les jours. Enfin… —soupira-t-il. Il se retourna et frappa à la porte. Celle-ci ne tarda pas à s’ouvrir et Dashvara reconnut aussitôt la femme qui apparut dans l’encadrement. C’était Aligra de Xalya. Ses yeux lunatiques n’avaient pas changé. Et son étrange pâleur s’était même intensifiée. Elle portait une simple tunique et un pantalon ordinaire. Elle n’avait pas du tout suivi le même chemin que Fayrah et Lessi, observa-t-il.

— Entrez —fit Aligra en ouvrant grand la porte. Elle la referma dès qu’ils eurent franchi le seuil—. Shéroda est dans le salon.

Atasiag acquiesça et se tourna vers Dashvara.

— Attends ici —ordonna-t-il. Il laissa son bâton de commandement contre le mur et, pensif, Dashvara le vit disparaître par une porte du vestibule. Cet homme prétendait-il vraiment épouser Shéroda ? Chaque fois qu’il se souvenait du visage de la Suprême, Dashvara frémissait. Il pouvait s’imaginer Atasiag éperdument amoureux d’elle, mais il ne pouvait imaginer cette femme aux yeux dorés nourrir d’aussi profonds sentiments.

Laissés seuls, Dashvara et Aligra s’observèrent quelques secondes. La jeune fille avait grandi, elle avait dix-neuf ans maintenant et tout trait de l’enfance avait disparu. Enfin, Dashvara rompit le silence :

— Je suis heureux de te revoir, Aligra. Comment vas-tu ?

La jeune fille avait la mâchoire crispée.

— Moi, je ne sais pas encore si je suis heureuse de te revoir —rétorqua-t-elle—. Tu as vu Fayrah et Lessi ?

Dashvara perçut ce vieil accent accusateur dans sa voix et se demanda si elle ne lui reprochait pas encore la mort de son frère Showag. S’il en était ainsi… diables, Showag avait eu de la chance de connaître dans sa courte vie une femme qui l’aimait tant.

— Je les ai vues —répondit-il d’une voix neutre.

— Et ? —lança vivement Aligra—. Tu ne les as pas reniées, n’est-ce pas ? Tu n’en as pas été capable. Ce sont des traîtres —cracha-t-elle.

Dashvara arqua les sourcils puis, soudain, il se mit à rire.

— Ah, Aligra ! C’est toi qui devrais diriger le clan, pas moi. Tu respecterais le Dahars sans hésiter, et tu finirais par renier tout le clan, en commençant par moi. Oiseau Éternel —soupira-t-il. Il se calma et reprit avec gravité— : Bien sûr que je les ai reniées. Fayrah nous a reniés avant. Si elle est heureuse ainsi, avec son dieu Cili et ses robes, je ne vais pas l’obliger à être ce qu’elle ne veut pas être. C’est sa décision. Elle nous a pris pour des monstres et elle a blessé mon orgueil —avoua-t-il.

Aligra le regarda avec étonnement. Ses lèvres tremblèrent.

— Alors… le clan xalya existe toujours ?

Dashvara l’observa avec compassion. Elle devait s’être sentie très seule ces trois dernières années. Indécis, il lui tendit une main amie, lui sourit et, espérant que la jeune fille montrerait un peu plus de joie, il confirma :

— Le clan xalya existe toujours.

À sa surprise, Aligra répondit à son geste en reculant brusquement. Ses yeux s’illuminèrent.

— Tu n’es pas le seigneur des Xalyas —prononça-t-elle—. Tu as trahi ton Oiseau Éternel.

Dashvara se racla la gorge et laissa retomber sa main. Trois ans n’avaient rien changé. Aligra était toujours aussi obstinée et justicière.

— Comme tu voudras, ma jolie.

Aligra secoua la tête.

— Tu n’es pas digne. Showag l’aurait été.

Dashvara réprima difficilement un feulement exaspéré.

— Si tu veux, viens avec moi et explique ça à nos frères. Je suis ouvert à un vote si tu te présentes comme candidate. Démons, Aligra —soupira-t-il—. Une chose est d’avoir les idées claires et d’avoir un Oiseau Éternel avec de bons principes et une autre de maintenir tout cela quand on te torture. Tu as tout le droit de me mépriser pour ne pas y être parvenu, mais, franchement, ce n’est pas parce que j’ai trahi des alliés sous la torture que mon Oiseau Éternel ne sert plus à rien. Ce n’est pas vrai. Ça ne l’est pas —insista-t-il—. Écoute. Arikava de Xalya, le second seigneur du clan, a trahi ses alliés pour sauver sa vie et tous l’ont haï pour cela. Puis il s’est avéré le plus courageux de tous et a sauvé plusieurs clans de la steppe au prix de sa vie. —Comme Aligra ne répondait pas, il haussa les épaules—. Bah, continue à penser ce que tu voudras, Aligra. Moi, je ne suis le seigneur que de celui qui le souhaite.

Il se tut et le silence s’éternisa. Aligra et ses bizarreries… Il paria qu’à aucun moment il ne lui était passé par la tête de lui demander comment il se portait ou comment se portaient les autres Xalyas. Son esprit était si obnubilé par le Dahars qu’elle ne voyait pas les personnes derrière celui-ci. En réalité, elle raisonnait un peu comme le seigneur son père.

Atasiag revint enfin et Dashvara le suivit dans le salon avec un certain soulagement mais, à peine le seuil franchi, une nouvelle crainte l’envahit. L’heure était venue de savoir à quel point Shéroda le considérait comme coupable de la mort de ses deux amis assassinés par Arviyag et ses hommes.

Tu leur as donné ta vie, Dash, se rappela-t-il. Il tenta de s’armer de courage, décidé à réitérer sa promesse devant la Suprême.

Elle était debout, près d’une cheminée éteinte, vêtue d’une robe blanche. Dès que Dashvara la vit, une partie de son esprit confirma que ce nouvel étourdissement et cette fascination se devaient à quelque sortilège. Elle n’est pas humaine, se dit-il. Il croisa alors ses yeux dorés et toute pensée mourut en s’y noyant. Il se perdit dans ce regard envoûtant qui l’attirait comme la caresse d’une Mort miséricordieuse et son cœur fut dévasté. Il se demanda : comment ai-je pu la trahir ? Subjugué, il se jeta à genoux si près d’elle qu’il fut surpris de s’être autant avancé. Ses paroles jaillirent de sa bouche distinctement :

— Je vous ai tous trahis et j’ai provoqué la mort de tes gens. Ma vie t’appartient. Et si je dois mourir pour que tu me pardonnes, qu’il en soit ainsi.

Il faisait ce qu’il devait, sans aucun doute. N’importe quel Xalya aurait fait la même chose. Quand il croisa de nouveau les yeux froids et impitoyables de la Suprême, il n’eut pas peur. Il sut simplement que, quoi qu’elle fasse, Shéroda prendrait la bonne décision.

Brusquement, Shéroda sortit une dague de sa manche et Dashvara déglutit, le regard rivé sur la lame d’acier.

Euh… Et maintenant, sincèrement, jusqu’à quel point es-tu prêt à mourir, Dash ?

Du coin de l’œil, il vit le visage d’Atasiag pâlir et il se sentit atterré. Shéroda allait-elle vraiment… ? Le contact froid de l’acier mordit sa main gauche mais le fit à peine saigner. Shéroda ouvrit ses lèvres fines et, Dashvara, horrifié, vit apparaître des dents affilées et bleues.

— Lia… Liadirlá ! —bégaya-t-il.

Ses pupilles dorées se divisèrent en plusieurs fentes et une langue bifide et blanche récupéra la goutte de sang qui coulait sur sa dague. Dashvara la regarda se transformer, bouche bée. Ce n’étaient pas des illusions comme celles de Yira. C’était la pure réalité. Shéroda était… un monstre.

Il ne put le supporter davantage. Maladroitement, il recula et se leva en chancelant, souhaitant pouvoir s’enfuir en volant comme l’Oiseau Éternel pour mettre le plus de distance possible entre cette abomination et lui. Une vague de peur le paralysa.

Non, Dash, ce ne sont que des sortilèges qu’elle te lance. Bouge. Sors d’ici. Ou tue-la. Mais tu ne peux pas donner ta vie à ce monstre…

— Je ne suis pas un monstre —murmura doucement Shéroda, comme si elle avait lu ses pensées—. Je suis une shixane. Un des Frères de la Perle dont tu as provoqué la mort l’était aussi. C’était mon fils. Et tu l’as tué.

Elle s’était arrêtée devant lui, levant un visage à la fois beau et monstrueux. Dashvara ne pouvait bouger. Il se sentait entouré d’une énergie qui l’asphyxiait et menaçait de déferler sur lui. Il n’avait aucune idée de ce qu’était un shixan, mais il était clair que c’étaient des créatures puissantes. Et c’est avec ça que tu veux te marier, Atasiag Peykat ? Pas même pour une armée de chevaux ! Oiseau Éternel… Et maintenant il s’avérait qu’il avait tué son fils.

— Je… je regrette —bredouilla-t-il. Ses propres paroles lui semblèrent creuses et offensives. Il fit d’énormes efforts pour détourner ses yeux de ceux de Shéroda, et il n’y parvint pas. Il était comme tétanisé. Il vit alors que la shixane avait approché ses deux mains, blanches comme le lait, et qu’elle les posait à présent sur son front. Dashvara voulut l’en empêcher, mais il ne put même pas décoller ses lèvres.

Ce qui s’ensuivit fut… la mort. Ou du moins cela y ressembla beaucoup. Dans son esprit troublé, il vit une femme vêtue de blanc et crut reconnaître en elle une de ces fées mythiques de la steppe capable de lire les cœurs et de mettre au jour tous les coins noirs. Il se trouva sans défense face à un juge impartial qui venait de découvrir ses défauts et les lui jetait à la tête sans pitié. Il fut assailli par tous ses remords, l’un après l’autre. Ce n’était pas la shixane qui les lui arrachait pour les lui montrer : c’était plutôt lui qui s’empressait de les dévoiler, convaincu que, plus vite il admettrait ses erreurs, plus le juge serait clément. Tremblant, il ouvrit finalement la bouche et s’entendit proférer des folies.

— J’ai tué —bredouilla-t-il—. Je suis coupable.

— Combien d’êtres vivants as-tu tués ? —demanda Shéroda, en s’agenouillant près de lui.

— Je ne sais pas —croassa-t-il—. Beaucoup. Des nadres. Des humains. Des orcs. Des milfides. J’ai tué un vieux cheval quand j’avais dix ans. Mais c’était pour lui éviter de souffrir —protesta-t-il contre lui-même. Les mains de Shéroda saisirent ses tempes comme des crochets. Il haleta—. J-j’ai assassiné un homme. Je l’ai tué par-derrière et je lui ai tranché la gorge. Mais, lui, il avait envoyé ses guerriers contre mon peuple. J’ai exécuté un assassin. Il le méritait. C’était un assassin. Et aussi… aussi j’ai tué deux autres hommes. Mais c’étaient des esclavagistes. Je devais les tuer. Et j’ai tué ton fils. Mais ce n’est pas moi qui l’ai tué. Je ne suis pas coupable.

— Tu es coupable —fit Shéroda.

— Je suis coupable —répéta Dashvara, la voix terrorisée.

— Tu m’as trahie.

— Je t’ai trahie —avoua Dashvara.

— Tu as tué mon fils.

— Je l’ai tué.

— Tu as été faible.

Dashvara acquiesça, le cœur de plus en plus vide.

— Je l’ai été —murmura-t-il.

Il perdit le compte des accusations que lui jetait Shéroda. Par moments, il répétait « je suis coupable » et, petit à petit, son esprit fut libéré de la pression énergétique ; néanmoins il lui fallut encore du temps pour s’en rendre compte. Les questions de Shéroda commencèrent à ne plus avoir de sens, il se mit à délirer, puis l’air commença à lui manquer. Il entendit la voix d’Atasiag, mais il ne comprit pas ce qu’il dit. Il le vit simplement apparaître entre Shéroda et lui et il vit son visage préoccupé. Il crut distinguer un :

— Ça suffit. Tu vas le rendre fou.

— Cet homme ne mérite pas de vivre —dit une autre voix avec un sanglot.

— Non, Shéroda !

Il s’ensuivit une discussion enflammée. La shixane s’était écartée, mais Dashvara sentait encore les mains insidieuses de Shéroda contre sa tête. Il se sentait vide, indigne et l’âme dépouillée. Finalement, la dispute s’acheva. Il n’avait pas réussi à comprendre les mots, mais il avait compris qu’Atasiag essayait de le sauver des griffes de la Suprême. Mais il ne peut pas me sauver de moi-même, pensa-t-il, en tremblotant. La main du Diumcilien lui serra l’épaule avec fermeté.

— Comment te sens-tu ?

Sa question lui parvint seulement quelques secondes après et, entretemps, Atasiag tenta de l’aider à se relever. Chancelant, Dashvara fut incapable d’interrompre le flux de mots qui jaillit de sa bouche.

— Je suis méprisable —balbutia-t-il, horrifié—. Mon Oiseau Éternel est mort. Je vais aller en enfer. Tous les dieux du monde me puniront. —Il s’agrippa au bras d’Atasiag comme un enfant perdu—. Je suis coupable. Je suis mauvais !

— Ce n’est pas vrai, Philosophe —murmura Atasiag.

— Si, c’est vrai —sanglota Dashvara—. Fayrah avait raison. Notre Dahars est empoisonné. Mon clan est mort. Mon monde est mort. Et moi, je n’ai rien fait pour le sauver. Et j’ai tué. Je suis coupable.

Atasiag le laissa pleurer sur son épaule durant un bon moment et lui tapota rythmiquement le dos, avec douceur.

— Allons, mon garçon —dit-il enfin—. Rentrons à la maison. Tu peux marcher ?

Dashvara s’écarta, étourdi, et passa sa manche sur ses yeux avant de chercher Shéroda du regard. Elle n’était pas dans le salon.

— Elle ne te châtiera plus —assura Atasiag.

Dashvara le regarda dans les yeux. Il y vit de l’inquiétude. Et une inattendue tendresse. Il inspira une bouffée d’air. Wassag avait raison. Atasiag est un homme bon.

— Si tu veux, tu peux rester avec Aligra jusqu’à ce que tu sois remis —lui proposa le fédéré.

Dashvara écarquilla les yeux et fit non de la tête.

— Non. Je reviens avec toi. —Il ne serait pas resté une minute de plus dans cette maison—. Si seulement je mérite vraiment de vivre —murmura-t-il.

Atasiag soupira.

— Bien sûr que tu mérites de vivre, Philosophe. Tu dois vivre. C’est moi qui le dis et je suis ton maître. Et maintenant, en marche.

Dashvara croisa le regard accusateur d’Aligra dans le vestibule et réprima un grognement avant de suivre Atasiag dehors. Ce fut comme retourner au monde réel après avoir passé une vie au tribunal de l’enfer. Là, dans la rue, il y avait des gens qui riaient, bavardaient, avec leurs propres vies, leurs propres péchés et vertus. Tout n’était pas noir ou blanc.

Il passa ses mains sur son front, comme pour finir de se débarrasser des sortilèges de Shéroda. Cependant, il ne pouvait se débarrasser de ses propres pensées. Dans sa tête, tambourinait encore la terrible vérité. Il était coupable. Et il ne pourrait jamais cesser de l’être jusqu’à ce que vienne l’heure de sa mort.

Atasiag se mit à marcher plus lentement qu’à l’aller et Dashvara lui en sut gré : maintenant, en plus d’un dos courbaturé, il avait l’esprit engourdi et l’Oiseau Éternel anéanti. Après un bon nombre de réflexions intérieures qui ne firent que confirmer son opinion, il lança :

— Jusqu’à quel point un coupable est-il capable de se convaincre qu’il est innocent ?

Atasiag jeta un coup d’œil en arrière et se mit à marcher à ses côtés, agitant son bâton de commandement avec élégance.

— Jusqu’à des limites insoupçonnées, crois-moi —répondit-il—. Je connais plusieurs Conseillers qui, coupables de guerres et de morts, se considèrent toujours comme les sauveurs de Diumcili.

Dashvara arqua un sourcil, tout simplement surpris qu’il lui ait donné une réponse.

— Tu parles du Légitime Dikaksunora ?

— De lui —affirma Atasiag—, et d’autres qui l’appuient. Un crime perpétré pour survivre peut se justifier, mais les crimes perpétrés par cupidité ne se justifient jamais.

Dashvara fit une moue.

— Quand j’ai tué Nanda de Shalussi, je ne l’ai pas fait pour survivre —murmura-t-il—. Je l’ai tué par vengeance, de la manière la plus infâme.

Atasiag soupira sans répondre. Dashvara sourit, la mine lugubre.

— Un des esclavagistes que j’ai tués voulait se rendre et je ne l’ai pas écouté. Et puis Tsu m’a torturé et je n’ai pas été capable de mourir dignement comme l’a fait mon père. Et, malgré tout, il a suffi que je sorte de chez la Suprême pour commencer à relativiser. Je crains que je sois trop habitué à pardonner mes fautes. À tel point que je pourrais devenir un homme aussi mauvais que le Maître et continuer à penser que j’obéis à mon Oiseau Éternel…

— Tsu, le drow ? —l’interrompit soudain Atasiag, sincèrement stupéfait—. Celui qui est maintenant avec vous ?

Dashvara acquiesça.

— Il est médecin. Arviyag l’utilisait comme tortionnaire. Avec ces espèces de dés, tu sais.

Atasiag pâlit.

— Non, je ne sais pas, Philosophe, et je préfère ne pas le savoir. Cili miséricordieuse —murmura-t-il.

Il n’ajouta rien. Ils traversaient la Place de l’Hommage quand Dashvara rompit de nouveau le silence.

— Tu m’as sauvé la vie. Pourquoi ?

Atasiag arqua les sourcils.

— Parce que je pouvais le faire, c’est évident, non ?

Dashvara secoua la tête.

— Tu t’es fâché avec ce… —Il allait dire « monstre », mais il n’osa pas et prononça simplement— : Avec elle.

Atasiag sourit.

— Je ne me suis pas fâché avec elle. Shéroda est une femme merveilleuse. Mais… dans ce cas, elle était si furieuse contre toi qu’elle a été sur le point de commettre une folie. Je l’ai simplement aidée à se calmer. Un jour, elle m’en remerciera.

Atasiag accéléra un peu le rythme et Dashvara le suivit, perplexe. Cet homme avait empêché Shéroda de commettre un crime et, ensuite, au lieu de la consoler, elle, comme on aurait dû s’y attendre, il l’avait consolé, lui.

— Tu l’aimes vraiment ? —demanda-t-il alors qu’ils étaient déjà dans la dernière rue.

Atasiag sembla ne pas avoir entendu la question. Cependant, quelques secondes après, il s’arrêta.

— De toute mon âme —affirma-t-il—. Tu ne la connais pas. Son cœur est aussi pur que celui d’une déesse.

— C’est précisément ce qui m’épouvante —fit Dashvara en se raclant la gorge. En plus des dents et des yeux, compléta-t-il pour lui-même—. Elle n’est pas humaine.

Atasiag eut une moue souriante.

— Pas tout à fait —concéda-t-il—. Mais je l’aime. Et c’est pourquoi tu dois lui témoigner du respect.

— Ah. Ça, pour ça, elle m’inspire du respect —souffla Dashvara—. Après ce qu’elle m’a fait, comment faire autrement. On dirait que mon Oiseau Éternel en personne est venu me voir pour me châtier.

Le sourire d’Atasiag s’élargit.

— Le respect ne s’obtient pas seulement par la peur, Philosophe. Il s’obtient aussi par l’amour.

Il lui tourna le dos et entra par le portail de la maison. Saisi, Dashvara le suivit. Dans la cour, il constata que tous les Xalyas étaient rentrés. Certains jouaient aux katutas assis sur le sol, d’autres aidaient Wassag et Yorlen à embellir les colonnes. Il hésita et, subitement, il laissa échapper avec empressement :

— Éminence.

Avec un soupir patient, Atasiag se retourna. Dashvara le regarda dans les yeux et lui adressa un geste ferme de la tête.

— Merci —prononça-t-il.

Les yeux du fédéré l’étudièrent quelques instants ; et, finalement, ils sourirent.

En silence, Son Éminence Atasiag Peykat lui tourna de nouveau le dos et entra chez lui pour préparer la fête citoyenne de Sursyn.