Accueil. Cycle de Dashvara, Tome 1: Le Prince du Sable
Il passa toute la matinée dans les écuries avec Rokuish et, lorsque l’heure arriva de manger, il vit le Shalussi le saluer, sortir du bâtiment… et pointer de nouveau sa tête par la porte.
— Dis, Odek, tu ne voudrais pas manger avec nous ?
Dashvara arqua les sourcils.
— Moi ? —Il hésita puis sourit—. Avec plaisir.
Le Shalussi lui rendit son sourire et ils se dirigèrent ensemble chez lui.
— Tu es marié ? —s’enquit Dashvara.
La question sembla l’amuser.
— Non. Je vis avec ma famille. J’ai une sœur et deux frères aînés. Le premier de mes frères, Shuwaga, lui, oui, il est marié. Avec la sœur de notre chef.
Il se tut, comme si cela le surprenait de parler autant. Il adressa à Dashvara un autre sourire et indiqua une maison près de laquelle une Shalussi aux cheveux gris suspendait le linge.
— Rokuish, mon fils ! —l’accueillit-elle—. Qui nous amènes-tu ?
— C’est mon nouveau compagnon de travail, mère —expliqua le jeune—. Je l’ai invité à manger… Il peut, n’est-ce pas ?
La mère acquiesça sans hésiter.
— Bien sûr qu’il peut. Entrez. Dans un rien de temps, ton frère Andrek va arriver et nous pourrons manger.
— Merci —dit Dashvara, avec une légère inclinaison de la tête.
— Et en plus il est poli —sourit la Shalussi, ravie—. Entrez, entrez, je finis tout de suite d’étendre ce linge.
Rokuish et Dashvara entrèrent dans la maison. L’intérieur n’était pas très grand. Il y avait des tapis et une grande marmite de fer qui fumait sur une plaque de pierre. Les bols étaient déjà sortis : une jeune fille au visage gracile et aux yeux fuyants, vêtue d’une tenue simple et pratique, venait de les poser.
— Je te présente Ménara —dit Rokuish—. Lui, c’est Odek, mon compagnon de travail.
Dashvara inclina brièvement la tête.
— Enchanté.
Il huma le repas. Cela sentait le blé et la menthe.
— C’est de la semoule avec des pois chiches —dit Ménara avec timidité—. L’eau s’est presque déjà toute évaporée. Comment s’est passée la matinée ?
— Oh, très bien —répondit Rokuish.
Soudain, on entendit une exclamation à l’extérieur :
— Rok, j’ai appris qu’on t’a flanqué l’étrang… !
La voix du nouveau venu s’éteignit d’un coup quand, en franchissant le seuil, il aperçut les occupants.
Dashvara se raidit. Il connaissait cet homme. C’était l’ami de Walek, celui qui l’avait fait entrer à la Main Blanche. Lui aussi avait participé à la bataille contre les Xalyas. Combien d’entre eux avait-il pu tuer ? Dashvara regretta aussitôt d’avoir accepté l’invitation.
Mal à l’aise, Rokuish tenta de rattraper la bévue de son frère.
— Andrek, je te présente Odek. C’était un Shalussi nomade. Et il en sait beaucoup sur les chevaux.
— Mmpf.
Avec une moue difficile à interpréter, Andrek s’avança et s’assit près de la marmite, adressant un simple geste de la tête à l’invité. La mère le suivait et elle se mit aussitôt à parler joyeusement pendant que Ménara servait le repas dans les bols.
— Tu es un Shalussi nomade ? —disait la mère tandis qu’ils mangeaient—. De ceux qui passent leur temps à parcourir les steppes ? Comme c’est intéressant. Et comment se fait-il que tu ne sois pas avec ta famille ?
Dashvara avala la semoule et les pois chiches. Ils étaient délicieux. Cependant, il aurait préféré les manger seul.
— Les Xalyas les ont tués —répondit-il d’une voix neutre.
La mère ouvrit la bouche, la referma et une expression de compréhension apparut sur son visage.
— Mon époux aussi, ils l’ont tué. Ces canailles pensaient qu’ils pouvaient faire justice comme bon leur semblait. Maintenant je comprends que tu aies voulu te faire guerrier. Tu vas t’entraîner avec Rokuish cet après-midi ? Un peu d’entraînement ne vous ferait pas de mal, vous ne croyez pas ? —ajouta-t-elle, adressant un regard éloquent à son fils.
Celui-ci s’empourpra.
— Oui, mère. Cet après-midi, nous nous entraînerons.
— Parfait —approuva-t-elle, satisfaite.
Ils ne parlèrent guère davantage. Dashvara les remercia pour l’invitation et, quand il fit l’éloge du repas, la mère s’écria qu’il pouvait revenir manger quand il voudrait. Dashvara aurait souri devant son bon accueil s’il n’avait croisé le regard hautain d’Andrek.
Combien de soldats xalyas a abattu ton sabre, Shalussi ?, voulut-il lui demander. Et une autre question vint troubler son esprit. Combien d’hommes shalussis ont été exécutés par des sabres xalyas ? Il fronça les sourcils. Et qu’importait ? Les Shalussis existaient encore tandis que les Xalyas n’étaient à peine qu’une ombre de sable à présent.
Rokuish prit congé joyeusement et tous deux montèrent la côte vers la demeure de Fushek. Lorsqu’ils arrivèrent dans la cour et qu’ils eurent pris les sabres de bois, le Shalussi se racla la gorge.
— Ma mère a raison. Je devrais m’entraîner plus souvent. Tu vas sûrement penser que je ne sais pas lutter.
Dashvara secoua la tête.
— Ne pense jamais que l’adversaire ne sait pas lutter avant de le vérifier réellement —fit-il en souriant.
Il attaqua. Il savait que Rokuish n’avait probablement jamais vu un Xalya combattre, mais néanmoins il ne se déconcentra pas : n’importe quel Shalussi pouvait le voir. Fushek pouvait le voir.
Même en se déplaçant comme un cheval boiteux et en attaquant de face, il l’emporta sur Rokuish facilement. Le jeune Shalussi haletait. Il était clair qu’il n’avait pas l’habitude de s’entraîner. “Tu dois avoir le niveau de Rokuish”, avait dit Fushek. Maintenant il comprenait que ses paroles n’étaient pas très flatteuses. Dashvara se redressa et regarda le Shalussi.
— Tu sais ce que tu devrais faire ? —réfléchit le Xalya—. Courir tous les jours. Faire des étirements. Et acquérir de l’agilité. Comme ça, tu as l’air d’une tortue qui essaie de se protéger, sauf que tu n’as pas de carapace.
Rokuish grimaça et souffla bruyamment.
— Je sais. Je t’ai déjà averti. Avec moi, tu n’apprendras pas grand-chose, je le crains.
Dashvara sourit.
— Ne t’inquiète pas de ce que j’apprends et occupe-toi d’apprendre. Si tu ne t’entraînes pas, tu ne t’amélioreras pas.
Comme le jeune Shalussi acquiesçait et se redressait de nouveau, un rire résonna. Dashvara se tourna et vit Andrek et Walek s’approcher tous deux avec leurs propres sabres dégainés et leurs boucliers.
— A-t-on jamais vu ça ? Un novice en train de donner des leçons à un autre ! —lança Walek, sur un ton désinvolte—. Nous pouvons vous tenir compagnie ? Andrek et moi aussi, nous voulons nous entraîner ici.
Dashvara devina que leur objectif principal n’était pas exactement de s’entraîner mais de les déranger. Et, vu la soudaine pâleur de Rokuish, ils y étaient parvenus.
— Allez-y —dit Dashvara sans perdre son calme—. Le terrain est grand.
Les deux guerriers prirent place un peu plus loin et commencèrent à lutter. Ils se mouvaient avec rapidité, frappaient leurs boucliers ; leur jeu de jambes était précis et correct. Dashvara adressa un coup d’œil éloquent à Rokuish, mais celui-ci était si absorbé à regarder son frère lutter qu’il ne s’en rendit pas compte. Dashvara se racla la gorge et, avec l’arme d’entraînement, il lui donna un léger coup sur le bras pour le réveiller. Le Shalussi sursauta.
— Ne te laisse jamais déconcentrer dans un combat ou tu mourras —fit le Xalya.
Il attaqua et tous deux engagèrent une lutte durant laquelle Dashvara releva peu à peu les multiples erreurs de son adversaire. Il releva également ses propres erreurs, certaines commises volontairement. “Ne montre jamais à ton ennemi ce dont tu es capable”, lui disait la voix autoritaire du capitaine Zorvun. “Mais ne laisse pas non plus transparaître tes faiblesses face à l’ennemi déclaré.”
Il se tourna, évita facilement le coup assené par Rokuish et lui frappa le dos du plat de son arme. Dashvara se maudit dès qu’il vit Fushek les observer avec intérêt depuis le pas de sa porte.
— Il combat comme un Xalya —cracha brusquement la voix de Walek.
Dashvara s’éloigna de Rokuish et foudroya le guerrier du regard.
— Ça, c’est une technique des Voleurs de la Steppe —siffla-t-il—. Pas des Xalyas. Les Xalyas essaient seulement de les imiter sans y parvenir.
— Bien dit —approuva alors Fushek en s’approchant—. Le garçon a raison, Walek. Notre jeune Shalussi nomade semble avoir appris à lutter auprès d’un Voleur de la Steppe.
Andrek souffla.
— Les Voleurs de la Steppe ne sont que des femelles qui attaquent par derrière.
Dashvara laissa échapper un petit rire sarcastique.
— Dis-moi, tu as déjà vu lutter un Voleur de la Steppe ?
Andrek haussa les épaules.
— Non. Mais j’ai entendu des histoires.
Sans cesser de sourire sombrement, Dashvara s’approcha de lui, brandissant son sabre de bois pour donner à ses propos un caractère plus théâtral.
— Les Voleurs de la Steppe se déplacent comme le vent —raconta-t-il—. Tu crois un instant qu’ils sont devant toi et, la seconde d’après, tu en trouves deux derrière toi. Ils sont comme des lynx quand ils avancent sur la terre et le sable. Ils ressemblent aux Xalyas parce qu’ils utilisent deux sabres mais, quand ils combattent, on dirait que le vent lui-même leur révèle les secrets de leur adversaire. —Il murmura— : Ils savent… exactement… quel va être son prochain mouvement.
Il baissa la pointe du sabre et retourna auprès de Rokuish tandis qu’Andrek et Walek le regardaient, les sourcils froncés.
— Attends —dit soudain Walek, moqueur—. Si ce que tu dis est vrai et que tu as appris leurs techniques, tu dois être un expert combattant.
Dashvara sourit et répondit humblement :
— Ce que j’ai appris d’eux, je l’ai fait en les observant. Je suis loin d’être un Voleur de la Steppe.
Walek s’approcha avec son sabre.
— Prends ces deux sabres de bois. Et maintenant essaie de les manier. Montre-nous comment luttent ces Voleurs de la Steppe. Allez, à moins qu’un Shalussi nomade ne lutte aussi mal que Rok le ronfleur ?
— Walek —le prévint Andrek—. Ne t’en prends pas à mon frère.
Walek haussa les épaules sans quitter Dashvara des yeux. Celui-ci jeta un coup d’œil à Fushek, qui semblait plus disposé à observer qu’à intervenir. Avec un soupir, il prit le sabre de bois à un Rokuish intrigué et Walek et lui s’éloignèrent des autres.
— Je vais mettre une protection au sabre pour ne pas te blesser —sourit moqueusement Walek, en joignant le geste à la parole.
Dashvara le regarda avec ironie.
— Tu n’avais pas pris autant de précautions hier, devant la Main Blanche —murmura-t-il.
Walek haussa un sourcil, surpris, et il déclara alors à voix basse :
— Tant que tu te tiens éloigné de Silkia, nous sommes en paix.
Dashvara acquiesça.
— Cela me semble correct.
Walek s’esclaffa tout bas, se mettant en position.
— Alors comme ça tu préfères la bâtarde ? —demanda-t-il, très amusé.
Il attaqua et Dashvara fit un bond en arrière, perplexe.
— Bâtarde ? —répéta-t-il.
Le sourire de Walek s’élargit.
— Elle ne te l’a pas raconté ? Cette sorcière est la fille bâtarde d’un sénateur de Dazbon —expliqua-t-il. Et il attaqua sérieusement.
Dashvara écarta toute pensée qui aurait pu le déconcentrer quand il vit venir le coup de bouclier. Cette fois, il ne se contrôla pas autant qu’avant. Il tentait d’imiter les mouvements des Voleurs de la Steppe et, comme il ne les connaissait pas non plus vraiment, il se débrouillait suffisamment mal pour ne pas impressionner et suffisamment bien pour ne pas recevoir de coups.
En toute honnêteté, il n’avait jamais lutté contre les Voleurs de la Steppe, mais le capitaine Zorvun lui avait enseigné quelques-unes de leurs techniques et Dashvara savait que, s’il avait dû combattre un Voleur de la Steppe, il aurait probablement servi de pitance aux vautours.
Il fit un bond de côté et contrattaqua. À un moment, il faillit faire lâcher son sabre à Walek, mais alors celui-ci fit un mouvement inattendu. Le même qu’avait réalisé Fushek la veille. Sauf que cette fois-ci il avait un bouclier. Il le heurta sur le flanc et Dashvara fut violemment propulsé à terre. Il leva la tête, contrarié. Il aurait pu se relever d’un bond, mais il n’en fit rien. Je ne suis pas ici pour lutter contre Walek, se rappela-t-il. Calme-toi et laisse ce grand gaillard savourer sa victoire.
De fait, le Shalussi semblait très satisfait.
— Tu te défends bien, mon gars —reconnut-il—. Tous les guerriers shalussis ne durent pas autant contre moi. Mais… tu n’as réussi à me donner aucun coup. Il faut attaquer, Odek. Et pas danser autant dans le vent —se moqua-t-il.
Dashvara le vit lui tourner le dos et s’en aller avec Andrek après avoir dit au revoir à Fushek. Ce dernier rentra de nouveau chez lui étouffant à demi un bâillement.
Plus je connais les Shalussis, plus je me sens perplexe, s’avoua-t-il. Walek n’avait pas l’air aussi cruel qu’au début. Et cependant, il avait tué.
Mais, moi aussi, j’ai tué. Vais-je donc maintenant me prendre pour un saint ermite de l’Oiseau Éternel ?
Il allait se redresser complètement quand il s’aperçut que sa barre de métal avait presque glissé hors de sa botte. Un peu pâle, il se releva, la remettant discrètement, et il rendit son sabre de bois à Rokuish.
— Par ma mère, tu as été impressionnant —fit celui-ci, enthousiasmé—. Tu as failli battre Walek ! C’est un des meilleurs guerriers du village. Avec mon frère. —Comme Dashvara se massait le côté endolori, il proposa— : Faisons une pause.
Dashvara acquiesça et tous deux s’assirent à l’ombre d’une corde sur laquelle du linge était étendu.
— Dis-moi, Rokuish, tu t’entraînais avec qui avant ?
La question sembla embarrasser le jeune Shalussi.
— Eh bien… Avec Fushek quelquefois. Et avec quelques amis.
Il y eut un silence et il rectifia alors :
— Pour t’être sincère, la vérité, c’est que je ne m’entraîne presque pas. Mes anciens amis qui veulent devenir guerriers ne veulent pas s’entraîner avec moi parce qu’ils trouvent que je ne m’améliore pas. Fushek est le seul qui essaie parfois de me donner des leçons, mais… je dois dire que, moi-même, je n’insiste pas beaucoup pour qu’il m’en donne. Andrek dit que Bashak s’est trompé sur ma vocation et que c’est ma mère qui a dicté au vieux ce qu’il devait me dire. —Il sourit, quoique sans joie—. Bashak et Andrek peuvent bien dire ce qu’ils veulent, c’est Fushek le maître de guerre. C’est lui qui décidera si je sers vraiment à quelque chose ou pas.
Dashvara demeura un instant silencieux. Rokuish commençait à lui être sympathique, se rendit-il compte. Et ça, ce n’était pas une bonne chose.
— Si Fushek est le maître de guerre, pourquoi n’a-t-il pas participé à l’assaut du Donjon des Xalyas ? —demanda-t-il.
— Oh —s’étonna Rokuish—. Tu ne t’en es pas aperçu ? Son bras, celui du bouclier, il est estropié. Il ne peut pas lutter sur un champ de bataille. Mais c’est le fils de l’ancien maître de guerre et il en sait davantage sur les techniques de combat que n’importe qui.
Dashvara perçut dans sa voix un timbre manifeste de respect. Il acquiesça.
— Je vois. —Il se leva—. Eh bien alors tu as intérêt à commencer à prendre l’entraînement au sérieux, parce que je ne suis pas un homme patient. Je te promets que, si tu y mets de la bonne volonté, tu t’amélioreras.
Rokuish fit une grimace, mais il se leva.
— C’est bon. Je ferai ce que je peux.
— Tu feras ce que tu dois —répliqua Dashvara et, comme le jeune Shalussi arquait un sourcil, perplexe, il sourit et s’éloigna vers le terrain d’entraînement en pensant : Tu sais, Dash ? Contente-toi de te dire à toi-même ce que tu dois faire et laisse les autres faire ce qu’ils peuvent, hein ?
* * *
Lorsqu’il revint chez Zaadma, la nuit tombait déjà. Rokuish avait assuré que cette nuit ils n’avaient pas à monter à la tour de guet car ils étaient plusieurs guerriers à se relayer. Ce ne serait pas leur tour de garde avant plusieurs jours.
Dashvara s’approcha de la porte de la maison avec indécision. Maintenant qu’il commençait à relativiser la haine sans distinction qu’il éprouvait envers les Shalussis, il se demandait s’il agissait correctement en acceptant de dormir là. Mais, en y réfléchissant bien, Zaadma avait fait preuve de bon cœur en l’hébergeant alors qu’elle savait qu’il n’avait pas une seule pièce d’or. Comme disaient les anciens sages de la steppe : “Ne repousse pas celui qui, au lieu de t’abandonner, te donne du pain et un toit”.
À l’intérieur, on entendait des murmures. Dashvara soupira et laissa retomber sa main prête à frapper à la porte. Il fit demi-tour, s’assit au pied de l’olivier et contempla les reflets de la Lune sur la rivière. Celle-ci avait à peine un pied de profondeur. Il paria que, pendant les périodes de grande sécheresse, elle devait se réduire à un simple ruisseau.
Il attendit un long moment avant d’entendre des voix plus fortes et le bruit d’une porte qui s’ouvre. Caché derrière l’olivier, Dashvara aperçut la silhouette d’un homme… Il roula les yeux. Bien sûr que c’était un homme. Il écarquilla les yeux lorsqu’il le reconnut. C’était Nanda de Shalussi.
Il faillit se lever et se précipiter sur lui. Il était seul, loin du village… C’était le moment idéal.
Il le laissa passer sans pouvoir le croire. Il grogna tout bas quand les pas du Shalussi s’éteignirent. Une chose était d’être prudent et une autre d’être un lâche. Et il avait la terrible impression qu’en cet instant, il avait agi comme un maudit lâche.
Réfléchis un peu. Si Nanda est venu, il viendra d’autres fois. Il suffit de demander à Zaadma qu’elle t’avertisse quand il reviendra. Tu le tues, tu voles un cheval et tu fiches le camp d’ici. Tu as déjà assez hésité comme ça.
Il se leva et entra par la porte que Zaadma avait laissée ouverte. La bougie éclairait l’intérieur. Cela sentait le jasmin. Et Zaadma fredonnait tout bas une chanson tout en tassant un peu la terre d’un pot de fleurs blanches. Dashvara l’observa fixement.
Cette femme vient de s’offrir à l’homme qui s’est allié aux Akinoas et aux Essiméens pour détruire ma famille. Et, moi, je ne trouve rien de mieux que d’accepter qu’elle m’héberge. Où est donc passé mon honneur ? Dashvara secoua la tête. Tais-toi donc. Si tu veux vraiment le savoir, ton honneur est resté au donjon de Xalya, Dash. Il est trop tard maintenant pour le récupérer de toutes façons.
Il repoussa cette pensée avec un gros soupir et Zaadma sursauta en s’apercevant de sa présence.
— Ah ! Odek. Entre donc. Je t’ai préparé ta chambre… —Elle se tut en voyant l’expression du Xalya et elle sourit, goguenarde—. Tu l’as vu sortir ? À lui, tu n’as pas osé lui donner un coup de poing pour protéger ma dignité, hein ?
Dashvara fit claquer sa langue.
— Comment peux-tu plaisanter sur la dignité ? Tu n’as donc plus de valeurs ?
Zaadma inspira, levant les yeux au ciel.
— Diables, Shalussi. Je vois que les préjugés sont bien ancrés dans ta tête. Mes valeurs se portent très bien, merci. Enfin, veux-tu que nous philosophions ou veux-tu dîner ?
Dashvara dut reconnaître qu’après tant d’entraînement, il avait faim.
— Dînons —déclara-t-il.
Zaadma sourit, amusée, et elle indiqua un plat froid avec des légumes et des figues sur le tapis doré.
— C’est le plat que tu aurais dû manger à midi —observa-t-elle—. Je l’ai préparé avec tout le dévouement et l’amour dont je suis capable et j’ai attendu, attendu… j’ai attendu comme une femme mariée que tu reviennes, mais tu n’es pas revenu. Alors j’ai décidé de te le garder fidèlement pour qu’il ne manque pas une seule figue à ton retour.
Dashvara la regarda sans très bien savoir comment prendre sa réponse moqueuse. Il s’excusa :
— Je regrette. Je n’ai pas pensé à t’avertir. J’ai mangé chez Rokuish.
Zaadma s’assit et croisa les bras.
— Je suppose que je dois me réjouir que tu n’aies pas mangé à la Main Blanche.
Dashvara arqua un sourcil. Il s’assit et répliqua :
— J’ai pensé à toi et à la terrible jalousie que tu éprouverais et j’ai décidé de me tenir éloigné de cet établissement.
Zaadma sourit.
— Merci pour ta compréhension. Tu veux que je fasse réchauffer les légumes ? J’ai une plaque chauffante fabriquée à Dazbon. Elle marche encore.
Dashvara fit non de la tête.
— Non, non, tout est parfait. Merci —ajouta-t-il, tout en portant à sa bouche une cuillerée de légumes.
Lorsqu’il eut vidé l’assiette, il se rendit compte que Zaadma l’observait. Il fronça les sourcils.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Zaadma haussa les épaules et sourit avec timidité.
— Je ne sais pas… Cela faisait longtemps que personne ne dînait avec moi. Enfin, moi, j’ai déjà dîné. Je veux dire que cela faisait longtemps que je… —Elle fit un geste de la main—. Tu me comprends.
— À vrai dire, non —se moqua Dashvara.
Ils échangèrent un regard. Dehors, on n’entendait que le silence. Zaadma se racla la gorge.
— Ta chambre est là —indiqua-t-elle.
Dashvara acquiesça et se leva.
— Merci de m’héberger. Et merci pour le dîner.
— Arrête de me remercier et de t’excuser et va-t’en dormir —répliqua Zaadma.
Dashvara s’arrêta devant le voilage qui séparait les deux pièces.
— Tu n’attends pas d’autres visites, n’est-ce pas ? —demanda-t-il avec une certaine brusquerie—. Parce que, dans ce cas, je préfère dormir au pied de l’olivier.
Zaadma souffla.
— Rassure-toi. Cette nuit, je dormirai comme une sainte. Bonne nuit, jeune Shalussi. Et au fait —ajouta-t-elle—, tu ne penses plus à te venger de Walek, j’espère ?
Dashvara esquissa un sourire sinistre.
— Non. Rassure-toi, je ne tuerai pas Walek. Bonne nuit.
Il écarta le voilage et se dirigea à tâtons vers le lit. La chambre était petite, mais elle avait une fenêtre par laquelle il pouvait voir, s’il tirait le rideau, la lumière de la Lune reflétée dans la rivière. Il ôta le foulard de sa tête, retira ses bottes et jeta un coup d’œil vers l’autre pièce. La bougie était encore allumée.
Il s’étendit, se sentant agréablement fatigué. Toutefois, il ne pouvait le nier : Rokuish était un vrai désastre au combat, et ce qui l’avait le plus épuisé, c’étaient les conseils maintes fois répétés qu’il lui avait donnés pour qu’il ne commette pas sans cesse les mêmes erreurs. Enfin, il avait manié le sabre, certes, mais c’était un sabre en bois. Et il n’allait pas tuer Nanda avec un sabre en bois.
Il eut un sourire torve dans l’obscurité. Zaadma avait déjà éteint la bougie. Il entendit des froissements de tissu, puis le silence. Il ferma les yeux et tendit l’oreille. Il écouta la respiration de Zaadma, paisible et rythmique. Il écouta la légère brise. Et, finalement, il s’endormit.
Il se réveilla plusieurs fois pendant la nuit, se sentant perdu. Curieusement, il ne rêva pas qu’il assassinait les chefs des clans sauvages ni qu’il perdait sa famille. Il rêva qu’il luttait contre des nadres rouges aux côtés de ses compagnons de patrouille. Makarva, Lumon, Sigfen, Boron, les Triplés… le capitaine Zorvun. Tous étaient bien vivants et leurs visages avaient une netteté impressionnante. À un moment, ils se mirent à jouer aux katutas.
Il plissa le nez, se réveillant au beau milieu de la nuit. Tant de parfums le déconcertaient et l’empêchaient de dormir profondément. Dès qu’il fit jour, il se leva. Il réajusta son foulard, remit ses bottes et sortit de la chambre discrètement. Le rideau était à moitié tiré et la lumière du matin éclairait doucement l’intérieur de la maison. Les rayons du soleil rougissaient les pétales des emzarouges, embellissaient les kalreas d’un blanc immaculé, s’étiraient sur le sol de terre battue, glissaient sur le drap et caressaient le dos de Zaadma, à moitié découverte.
Dashvara la contempla un instant, se demandant comment une jeune femme aussi belle pouvait avoir choisi un chemin si malséant. Mais pensait-elle seulement que ce chemin était malséant ? Il secoua la tête comme pour se réveiller et se dirigea vers la porte. Il sortit en silence et s’en fut directement vers le terrain d’entraînement devant la maison de Fushek. Le village s’étirait encore paresseusement, mais on voyait qu’il allait bientôt s’animer.
Il s’installa sur le sol de la cour et, quelques instants après, il se surprit à dessiner avec un des sabres de bois sur la terre sableuse. Lorsqu’il se rendit compte qu’il écrivait stupidement son nom en oy’vat, il s’empressa d’effacer toutes traces. Je ne cesserai jamais de me surprendre, soupira-t-il, jetant des regards inquiets alentour.
Rokuish n’apparaissait pas. Après avoir attendu un bon moment dans la cour, Dashvara finit par se lever et il allait ranger les sabres de bois quand ses yeux se posèrent sur une ombre qui glissait vers un groupe de trois enfants assis sur le sol, devant une maison.
C’était un serpent rouge.
Dashvara demeura paralysé une seconde. Et il se rappela les paroles de son père : “Mais avant de les tuer, mon fils, tue leurs familles.”
Dashvara hésita. Il était peu probable qu’il y ait, parmi ces enfants, un fils de Nanda de Shalussi. En plus… Il secoua la tête, halluciné par ses propres pensées.
Non, père. Moi, je ne tue pas des innocents.
Et il s’élança.
— Ne bougez pas —ordonna-t-il en voyant que les trois enfants se tournaient vers lui en entendant ses pas.
Lorsqu’il s’agissait de donner des ordres, Dashvara les donnait comme Zorvun et le seigneur Vifkan. Les enfants ne bougèrent pas. De toute façon, ils comprirent rapidement ce qu’il se passait.
Dashvara s’approcha du serpent avec prudence. Le reptile n’était pas très grand, mais son venin était mortel et son corps se mouvait à la vitesse de l’éclair. Dashvara approcha un des sabres de bois, se préparant à toute attaque de la part du serpent. Un mouvement erroné pouvait lui coûter la vie.
Léger comme le vent. Subtil comme le sable. Frappe.
Dashvara frappa, et sans erreurs. La tête du serpent se retrouva écrasée sur la terre sableuse. Bien. Il la broya en faisant vriller son bâton pour s’assurer qu’il était bien mort. Sortant de leur silence anxieux, les enfants poussèrent des cris de joie et l’entourèrent pour le remercier. L’un d’eux se pencha pour attraper le serpent mort par la queue et il descendit la colline en courant, brandissant le cadavre comme un trophée.
— Un serpent rouge ! —criait-il—. Il l’a tué ! Il l’a tué !
Dashvara sourit.
— Il va même réveiller Rokuish s’il continue à crier comme ça.
Il entendit le rire de la fillette qui s’agrippait à sa manche et il se rendit compte que son visage lui était familier.
— Eh, tu es la fille d’Orolf, le forgeron ?
La fillette acquiesça.
— Moi, je suis son frère —dit l’autre enfant, qui paraissait encore plus jeune.
Dashvara fit une moue souriante.
— Vous vous rendez compte que, si ce serpent vous avait mordus, vous seriez morts en quelques minutes ? Soyez toujours attentifs à ce qui vous entoure, les enfants. —Et comme tous deux acquiesçaient, le regardant comme s’ils buvaient ses paroles, son sourire s’élargit— : Allez, rentrez tous les deux chez vous et dites à votre père de vous donner un sabre pour que vous puissiez vous protéger la prochaine fois.
Il les vit courir vers la forge et il dissimula un rire sous un raclement de gorge. Ça allait être de plus en plus difficile pour Orolf de lui refuser ce fameux sabre promis.
Bon, pensa-t-il, jetant un coup d’œil alentour. Où es-tu donc passé, Rokuish ?
En principe, il aurait déjà dû être arrivé. Dashvara laissa les sabres de bois, descendit la colline et, en passant devant la maison du Shalussi, il vit sa sœur Ménara en train de ramasser le linge et il la salua.
— Rokuish dort encore ?
La Shalussi fit non de la tête.
— Non. Il a dit qu’il allait s’entraîner. Il est parti il y a un moment déjà. Tu ne l’as pas vu ?
Dashvara fit un geste pour la tranquilliser.
— Non, mais peut-être qu’il était avec Fushek dans la maison. Ne t’inquiète pas. Je le trouverai.
— Maintenant que j’y pense —ajouta soudain Ménara, alors que Dashvara s’éloignait déjà remontant la colline—. Il n’est pas parti vers la cour de Fushek mais vers la rivière.
Vers la rivière ? Les sourcils arqués, le Xalya la remercia, revint à la cour de Fushek chercher les armes d’entraînement et se dirigea vers la rivière. Lorsqu’il arriva, il jeta un coup d’œil à droite et à gauche, il regarda en face et… il laissa échapper un éclat de rire. Incliné de biais contre le tronc d’un mutsomo, Rokuish faisait des étirements. Dashvara traversa la rivière et s’arrêta devant le Shalussi. Celui-ci était si concentré à lever une jambe le plus haut possible qu’il ne s’aperçut pas de sa présence.
— Qu’est-ce que tu fais exactement, Rokuish ? —s’enquit Dashvara, en se retenant de rire.
Rokuish sursauta et manqua perdre l’équilibre.
— Odek ! Tu as failli me faire mourir de peur —haleta-t-il.
— Tu es en train d’apprendre à marcher en diagonale ? —continua Dashvara, moqueur.
— Non —répliqua Rokuish, levant les deux mains vers le ciel—. Je fais ce que tu m’as conseillé de faire. J’ai couru et maintenant je m’étire. Ce n’est pas ce que tu m’as dit de faire ?
Dashvara sourit largement.
— Eh bien, d’une certaine façon, oui. Je suis content de voir que tu le prends aussi au sérieux. Où il y a de la volonté, il y a du génie. —Il lui tendit un des sabres de bois—. Observe.
Il recula de quelques pas, étendit son bras armé et le courba ; il leva une botte, fit un tour complet sur lui-même, s’inclina en arrière de telle sorte qu’un homme normal serait tombé, se retint d’une main sur le sol, puis se releva immédiatement faisant un bond de côté et effectuant un arc avec son sabre.
Rokuish riait.
— Moi, je marche peut-être en diagonale, mais, si tu combats vraiment en te jetant tout seul par terre… toi, tu marches sur la tête. Mais, tout de même, ce n’était pas mal. J’aimerais bien avoir ton agilité.
— Il suffit de t’entraîner alors. —Dashvara sourit—. Et maintenant que tu es déjà étiré, il n’y a rien de mieux que de s’exercer contre un adversaire. —Comme Rokuish acquiesçait, il ajouta— : Et cette fois, Rok, c’est toi qui attaques.