Accueil. Cycle de Dashvara, Tome 1: Le Prince du Sable

6 Vie shalussi

Il trouva le dénommé Rokuish en train de ronfler contre la barrière qui entourait l’enclos des chevaux. Le soleil s’inclinait déjà à l’ouest et l’ombre des écuries protégeait affablement le jeune endormi.

Le Xalya s’accouda à la barrière et contempla l’enclos. Il y avait au total quinze bêtes, et la plupart avaient plus l’air de chevaux de trait que de chevaux de guerre. Un cheval noir attira son attention. Il fit claquer ses lèvres et l’animal leva la tête, l’agita et s’approcha de la barrière docilement. Dashvara sourit lorsqu’il lui caressa le front. C’était un bel animal et il ressemblait beaucoup à Lusombre, la jument qu’il avait montée durant ces cinq dernières années. Au moins, aucun Shalussi, Essiméen ou Akinoa ne pourra jamais la monter, se dit-il. Quatre mois auparavant, Lusombre avait été volée par un Voleur de la Steppe. Enfin… volée, c’était une façon de parler. Les Voleurs de la Steppe ne s’amusaient pas à voler des chevaux normalement et, à vrai dire, ils ne s’amusaient tout simplement pas à voler. Le présumé voleur avait été trouvé par le capitaine Zorvun et sa patrouille en pleines terres xalyas, sans cheval ni eau ni armes, et ils avaient décidé de le mener au donjon. Finalement, après plusieurs jours passés à bavarder avec le prisonnier, Dashvara avait commis une des nombreuses folies qui exaspéraient le seigneur son père : il avait aidé le Voleur de la Steppe à s’enfuir en lui offrant son propre cheval. Il se rappelait encore les dernières paroles que lui avait adressées le mystérieux steppien : “Je te revaudrai ça, Xalya.” Il avait porté le poing sur son cœur et était parti en chevauchant à la vitesse de l’éclair au milieu des ombres de la steppe. Les deux compagnons patrouilleurs qui montaient la garde cette nuit-là s’étaient contentés de secouer la tête sans donner l’alarme : après tout, on disait que, si un Xalya défendait sa liberté de ses dents et de ses ongles, un Voleur de la Steppe la défendait jusqu’à la mort.

Dashvara sourit. Pour quelque raison, de tous les clans et les tribus qu’il connaissait, les Voleurs de la Steppe avaient toujours été ceux qu’il avait le plus respectés. D’après ce Voleur de la Steppe qu’il avait sauvé et dont il ignorait le nom, la plus grande préoccupation de son peuple était de défendre la steppe de Rocdinfer des mains avaricieuses des « civilisés ». Ce n’était pas tâche facile.

Un ronflement plus bruyant que le précédent le fit se retourner vers le Shalussi. Son foulard noir avait glissé sur le devant de sa tête et à présent on voyait à peine son visage.

Dashvara s’assit devant lui sur l’herbe et leva les yeux vers le ciel. Le soleil s’en allait déjà. Au bout d’un moment, comme il voyait que Rokuish ne se réveillait pas, il se leva et entra dans le bâtiment. Les stalles des chevaux étaient toutes propres. Il vit une table placée contre un mur, avec deux bancs, et, sur la table, un morceau de fromage.

Aussitôt, l’eau lui vint à la bouche. Il jeta un coup d’œil autour de lui, comme s’il était sur le point de commettre un terrible vol.

“Tu châtieras le voleur qui vole ton voisin”, avait dit un jour le shaard Maloven avec son habituelle solennité.

Châtier, j’ai déjà châtié trois bandits de mon propre fouet, Maloven, mais une chose est de voler et une autre de manger, réfléchit-il.

Sa pensée lui arracha un sourire ironique, mais cela ne l’empêcha pas de prendre le fromage et de l’engloutir avec délectation. C’était du fromage de chèvre. Lorsqu’il sortit des écuries, Rokuish n’avait pas bougé d’un pouce.

Doux comme un âne, hein ?

Dashvara souffla intérieurement.

— Si seulement tous les Shalussis étaient comme toi —murmura-t-il.

Et si seulement les Xalyas pouvaient dormir aussi tranquillement que toi, ajouta-t-il silencieusement avec amertume.

Il se retourna et se dirigea vers la rivière. Il but à grandes gorgées : il avait l’impression de s’être desséché tel un linge au soleil, en forgeant ces maudits chaînons.

Il leva brusquement la tête lorsqu’il entendit une musique joyeuse de guitares. Il se tourna vers la colline, les sourcils froncés, se leva et commença à monter. Sur la place, devant la maison de Nanda et près de la tour de garde, se trouvait un groupe de Shalussis avec des guitares invitant toute la population à se rassembler. Les habitants étaient venus et se trouvaient maintenant assis en cercle autour d’un homme portant des colliers d’or. Nanda de Shalussi.

Dashvara s’arrêta dans la pénombre du crépuscule, à plusieurs pas du cercle de lumière que projetaient les torches.

— Peuple de Nanda ! —s’écria le chef du clan tandis que les villageois se plongeaient dans un silence attentif—. Tous, ici, vous savez qu’il y a une semaine le dernier bastion des anciens rois de la steppe a été détruit. Le Donjon de Xalya est tombé et les guerriers xalyas qui menaçaient nos terres ont été vaincus grâce aux Shalussis. Grâce à nos guerriers !

Il inclina la tête avec respect dans une direction et, le teint blême, Dashvara aperçut les guerriers qui avaient voyagé avec lui jusqu’au village.

— Et grâce à notre chef ! —cria une voix parmi eux.

C’était le compagnon de Walek. Nanda sourit.

— Nous ne sommes pas des accapareurs comme les Xalyas —continua-t-il—. Nous ne voulons pas dominer toute la steppe : nous voulons seulement vivre en paix sur nos terres, sans avoir à nous préoccuper de plus de conquêtes et d’oppressions. La dignité des fils du Tyran est morte. Vous êtes des hommes libres, Shalussis. La vengeance de notre peuple a enfin été assouvie et dirigée par moi, Nanda de Shalussi !

Si un jour j’ai pu avoir quelques scrupules à te tuer, aujourd’hui tu viens de tous me les enlever, Nanda de Shalussi, cracha mentalement Dashvara, tandis que les villageois accompagnaient le cri de Nanda de leurs acclamations. Il y a une grande différence entre venger la mort de sa famille et venger l’oppression d’un peuple commise par un roi tyrannique mort il y a deux-cents ans. Ton objectif n’était-il pas tant la vengeance que l’or, truand ?

Dashvara s’assit finalement sur le sol pour ne pas attirer l’attention et s’efforça de calmer les battements de son cœur.

— Pleurons, cependant, aussi —prononça Nanda—, parce que nous avons perdu cinq hommes courageux. Trois hommes étaient mariés et avaient des enfants. Deux avaient des parents qui les avaient éduqués comme de bons Shalussis. Pleurons, mes frères, pour nos morts.

Les guerriers ne pleurèrent pas précisément, mais ils maintinrent un silence respectueux. Nanda s’approcha d’un enfant qui sanglotait discrètement et il posa une main sur sa tête.

— Pleure, mon fils. Demain tu seras un homme fort.

Il se redressa et conclut :

— Le butin de ce combat a été généreux. Les créateurs de nourriture redoubleront leur effort et nous ne connaîtrons pas la faim cette année. —Il sourit—. Les commerçants de Dazbon viendront dans une semaine. Nous vendrons nos prisonniers et une partie des gains sera répartie dans tout le village comme preuve de ma générosité. Et maintenant, que la fête commence !

Les villageois poussèrent des cris aigus de remerciement et les guitaristes recommencèrent à jouer. Ils se levèrent tous et se mirent de nouveau à crier comme des énergumènes. Dashvara secoua la tête, halluciné.

Et voilà ce que sont les Shalussis en réalité, tu en as une preuve manifeste, tu vois ? Des sauvages capables des pires monstruosités pour une poignée d’or. Il s’arrêta net et contempla la place avec un frisson. Et ils se mettent à danser maintenant ?

Les Shalussis, sans cesser de crier rythmiquement, levaient les poings vers le ciel et dansaient en cercle, se souriant les uns les autres.

— Oiseau Éternel —murmura Dashvara. Et il scella ses lèvres, se maudissant.

Parfait. Tous sont très contents que les miens aient été massacrés. Quelle joie. Ne peuvent-ils vraiment pas trouver de motifs moins macabres pour faire leurs fêtes ?

Ils l’écœuraient. Il se leva et il allait s’éloigner quand Orolf sortit de la foule, en le hélant.

— Odek ! Alors comment ça s’est passé avec Bashak ?

Le forgeron souriait et il tenait par la main une fillette aux cheveux embroussaillés qui venait de mettre dans sa bouche un pouce plein de terre.

— Euh… —dit Dashvara en levant les yeux vers lui—. Très bien. Je vais travailler comme guerrier. Avec un certain Rokuish.

Orolf lui donna une forte tape sur l’épaule.

— Alors, tu vas devoir commencer à t’entraîner et à manger davantage. Viens dîner chez moi. Ma femme cuisine merveilleusement.

Viens manger chez ceux qui t’ont ôté le sang de ton sang, traduisit l’esprit macabre de Dashvara. Un frisson le parcourut.

— Non, merci, Orolf. Je n’ai pas faim.

Le guerrier fronça les sourcils, surpris, il jeta un coup d’œil dans une direction et, alors, il parut comprendre quelque chose.

— Ne va pas à la Main Blanche cette nuit —murmura-t-il—. Walek t’y attend pour te tuer si tu t’approches de cette… femme. C’est un guerrier aux idées confuses. Tous lui disent de se marier et d’oublier cette Silkia mais, visiblement, cette vipère le tient enchaîné. Cet établissement est un poison pour le village.

Dashvara écouta ses paroles avec intérêt.

— Alors comme ça, Walek veut me tuer.

— Je ne crois pas qu’il le veuille vraiment. Simplement, il ne veut pas que tu t’approches de cette femme. Si tu as deux sous de jugeote, mon garçon, ne t’approche pas de cet antre.

— Pourquoi est-il encore ouvert s’il ne plaît à personne ? —demanda le Xalya.

Orolf grimaça.

— Je n’ai jamais dit qu’il ne plaisait à personne. En plus, c’est une sorte de « cadeau » qu’un homme important de Diumcili a fait à Nanda pour entretenir leur bonne relation commerciale. Tu comprends, Nanda lui vend des prisonniers et des pépites de salbronix, et Arviyag, l’envoyé de Diumcili, lui donne de l’or. Mais, pour t’être sincère, je n’ai pas vu Nanda entrer dans cet établissement une seule fois. L’or enivre davantage notre chef que la fumée de Diumcili —plaisanta-t-il—. Crois-moi, mon garçon, tiens-toi éloigné de cette femme et tout ira beaucoup mieux pour toi.

Le forgeron le salua et s’en alla avec sa fille vers la fête. Les guitaristes avaient commencé à descendre la colline. Derrière eux, portant des torches, les villageois dansaient et, de temps à autre, ils poussaient une salve de cris jubilatoires qui déchirait la nuit.

Dashvara les regarda s’éloigner. Ils fêtaient la victoire. Leur victoire. Et la mort de son père. De sa famille. De tant de personnes… Il avait envie de vomir.

— Qu’est-ce que tu fais encore dehors, mon chéri ? —demanda soudain une voix lointaine et sensuelle.

Dashvara leva les yeux vers la Main Blanche et aperçut une figure pâle à la fenêtre du premier étage. Il souffla et il allait partir chercher un endroit où dormir quand il s’arrêta. Il réfléchit. Et si Walek avait réellement l’intention de le tuer s’il s’approchait de cette femme ? Que se passerait-il s’il tuait ce Shalussi à son corps défendant ? On ne pouvait pas l’accuser d’assassinat, n’est-ce pas ?

Mais il lui manquait un sabre pour se défendre et il n’était pas sûr que Walek soit suffisamment honorable pour lui en donner un en cas de duel. Cependant, il n’avait pas oublié la barre de métal cachée dans sa botte. Selon comment tournaient les choses, il pouvait s’en servir efficacement.

“Sois prudent comme un serpent. Et, lorsque le moment sera venu, tue.” Il frémit en se rappelant les paroles du seigneur Vifkan.

Le moment est-il venu, père ?, se demanda-t-il. Il secoua la tête et jeta un regard vers la maison de Nanda de Shalussi. Il ne pouvait passer sa vie dans ce village de sauvages à attendre jour après jour que son père lui réponde : « maintenant ». Le seigneur son père ne lui répondrait plus jamais, pas plus que le capitaine Zorvun. Maintenant, c’était à lui de choisir le meilleur chemin et d’assumer les conséquences de ses actes, qu’ils soient bons ou mauvais.

Il prit une inspiration et se dirigea vers la Main Blanche, tous ses sens en éveil. Il s’attendait à ce qu’à tout moment, une ombre se détache d’une encoignure, sabre au clair. Il pouvait le désarmer s’il était assez habile. Et alors, il le tuerait.

Il était si concentré que, lorsqu’une voix résonna derrière lui, il fit un bond de mille démons :

— Je te cherchais ! Tu m’as dit que tu viendrais cette nuit et c’est ici que je te trouve, devant la porte de la Main Blanche ?

Alors qu’il se retournait, il aperçut du coin de l’œil une silhouette bougeant derrière un arbuste. Une autre traversait la place avec des airs de femme abusée.

— Zaadma —murmura Dashvara en plissant les yeux. Quelle mouche l’avait piquée maintenant ? Elle continua à se lamenter à voix haute :

— Toi qui m’as promis de m’aimer jusqu’à la fin des temps, tu te jettes dans les bras d’une autre si vite ?

On entendit les volets d’une fenêtre se fermer brusquement et Zaadma laissa échapper un petit rire malveillant.

— Tu es un idiot —ajouta-t-elle à voix basse lorsqu’elle arriva près de Dashvara—. Il y a deux hommes cachés derrière un arbuste qui attendent que tu t’approches de la porte pour te tuer.

Dashvara tenta de ravaler sa colère et échoua.

— Maudite bâtarde —siffla-t-il—. Je le savais déjà.

Zaadma s’arrêta net. Un parfum de fleurs flotta dans l’air de la nuit.

— Oh. Je vois. Ton intention était de mourir. Bien. Magnifique. Eh bien, vas-y. Après m’avoir insultée de la sorte, je n’aurai aucun remords à te laisser entre les mains de ces hommes. En réalité, tu es comme eux. Eh, Silkia ! —s’écria-t-elle soudain d’une voix plus normale—. Je t’ai menti. Cet homme est un cœur naïf. Il est sûrement tombé amoureux de toi. Je parie même qu’il serait capable de t’apporter tout un trésor de pièces d’or rien que pour toi. Silkia ! Eh, Silk… !

Elle se tut quand Dashvara la prit par les épaules et se mit à la secouer comme une maraca.

— Lâche-moi !

Dashvara la lâcha, se sentant tout à coup honteux. Jamais de la vie il n’avait brusqué une femme.

— Je regrette. Et je regrette de t’avoir traitée de bâtarde. Je ne voulais pas dire ça.

Incroyable, tu es en train de t’excuser ? Zaadma le regarda dans les yeux. Les siens étaient brillants, comme si elle était prête à pleurer.

— Va-t’en en enfer —éclata-t-elle. Elle lui tourna le dos et s’éloigna à grandes enjambées.

— C’est vrai ce qu’a dit Zaadma ? —demanda de loin Silkia.

Dashvara emplit ses poumons d’air et expira bruyamment. Il ne répondit pas à Silkia. Deux guerriers shalussis armés, c’était trop. Il ne pourrait pas désarmer l’un pendant que l’autre l’attaquait.

Brusquement, il se mit à courir. Il rattrapa Zaadma en bas de la colline.

— Attends ! —lui dit-il.

La femme se retourna et poussa un feulement avant de continuer à avancer.

— Tu me poursuis, maintenant, Shalussi ?

— Avant, c’est toi qui me poursuivais —répliqua Dashvara, marchant rapidement à ses côtés.

Comme elle ne disait rien, il continua :

— Orolf, le forgeron, m’a averti de ce que Walek manigançait. C’est précisément pour ça que je voulais feindre d’entrer à la Main Blanche. Pour qu’il sorte de l’ombre.

— Et qu’est-ce que j’en ai à faire de toute cette histoire ? —rétorqua-t-elle.

Dashvara resta un moment sans savoir quoi répondre.

— Eh bien… À vrai dire, je suppose que pas grand-chose. Mais tu es venue m’avertir. En jouant la comédie.

— La comédie ? —Zaadma s’arrêta non loin de l’olivier de sa maison—. J’essayais simplement de convaincre Silkia de te laisser tranquille. C’est une vipère comme il y en a peu et la plus ambitieuse de toutes. Elle a même réussi à faire enrager Walek. Depuis qu’il la connaît, cet idiot n’est plus le même.

— Tu voulais me sauver la vie —murmura Dashvara—. Comme Orolf.

Zaadma laissa échapper un bref éclat de rire sarcastique.

— Sauver la vie d’un rustre qui n’arrête pas de me dire que je suis une dévergondée et une bâtarde ?

Dashvara la vit entrer chez elle comme un tourbillon de vent et s’enfermer avec ses fleurs. Zaadma écarta le rideau d’une fenêtre.

— Et tu n’as pas intérêt à dormir sous mon olivier ! —ajouta-t-elle.

Elle laissa retomber le rideau et la lumière d’une bougie éclaira l’intérieur. Dashvara soupira. Il ne savait pas très bien pourquoi il se sentait si mal ; était-ce parce qu’il avait laissé passer l’occasion de se défaire de Walek ou parce que Zaadma lui embrouillait la tête en se faisant passer pour une femme honnête ?

Il s’assit au pied de l’olivier et écouta la musique lointaine de la fête tandis que ses yeux scrutaient la lumière tremblante derrière la fenêtre. Lorsqu’il entendit des pas s’approcher, il esquissa un sourire narquois. Il se leva et s’interposa sur la route d’un jeune Shalussi imberbe qui était un peu éméché et qui, de plus, ne prenait pas le bon chemin.

— Fais demi-tour, chenapan —gronda Dashvara à voix basse—. Cette maison est une maison digne.

Le jeune homme cligna des paupières.

— Mais qu’est-ce que tu racontes ? Elle m’a dit de venir aujourd’hui.

Dashvara lui adressa une moue dégoûtée et, sans y penser à deux fois, il lui donna un coup de poing précis en plein ventre, suffisamment fort pour lui ôter tout l’air des poumons. Le garçon se plia en deux, le souffle coupé, incapable de crier.

— Qui t’a dit quoi ? —demanda suavement le Xalya.

Après quelques secondes, il le prit par l’épaule et le guida aimablement loin de la maison. Finalement, alors que le Shalussi se laissait tomber sur l’herbe en serrant un bras contre son ventre, il lui conseilla :

— Ne reviens pas par ici, compris ? —Il le vit acquiescer de la tête, les yeux dilatés, et il sourit—. Bon garçon.

Il se redressa et se dirigea de nouveau vers l’olivier. Il se laissa choir contre l’écorce rugueuse et contempla la Lune, distante et froide. Comme une litanie, il se répéta les noms des chefs de clans, encore et encore. Et il finit par sombrer dans un sommeil agité.

Il fit un rêve différent et en même temps toujours semblable. Il vit son père tomber devant lui à genoux, une blessure de hache akinoa dans le ventre. Il murmura quelque chose entre ses dents, quelque chose d’important, mais Dashvara ne l’entendit pas. Et son père disparut. Alors, il vit ses frères et sa mère, puis Makarva et Boron, et tous ses compagnons de patrouille. Incompréhensiblement, tous souriaient. Comme une sirène de sable, Fayrah surgit d’un cercle de lumière et apparut devant lui ; les larmes brillaient dans ses yeux sombres mais, incompréhensiblement, elle aussi souriait. Pourquoi diables tous me sourient ?, se demandait Dashvara. Quand il vit Walek, il se dressa et se précipita sur lui, les sabres dégainés, il bondit léger comme le vent, tourna comme un serpent rouge, un rayon de soleil fit resplendir la lame de ses armes et…

Il se réveilla brutalement, recevant un seau d’eau en pleine figure.

— Oups… —Zaadma se couvrit la bouche tandis que le Xalya crachait de l’eau et se frottait le front ensanglanté—. Je ne voulais pas jeter le seau. Je t’ai fait mal ?

Dashvara était trempé. Il soupira et fit non de la tête.

— Alors, réponds-moi à une question, gredin insolent ! —éclata soudain Zaadma—. Tu veux me dire ce que tu as fait à ce pauvre Fatiek ? Il n’est pas venu hier soir. C’est la première fois que quelqu’un ne se rend pas à un de mes rendez-vous, tu sais ? Enfin, presque la première fois. Réponds-moi —siffla-t-elle.

Dashvara écarta la main de son front et se rendit compte qu’il saignait pas mal. Il leva les yeux vers la robe rouge, le décolleté, le cou et enfin vers les lèvres serrées et les yeux noirs, qui, en ce moment même, étincelaient dangereusement. Il ouvrit la bouche et dit :

— Tu me parles de ce gamin qui est venu hier soir te rendre visite ?

— Il a dix-huit ans, Odek. Il n’a que trois ans de moins que moi. Alors comme ça il est venu et, toi, tu ne l’as pas laissé passer.

— Je lui ai dit que cette maison était une maison digne et je l’ai aidé à retrouver le bon chemin. C’est tout.

Au lieu de crier, Zaadma se tut et ne répondit pas immédiatement.

— Une maison digne ? —répéta-t-elle. Et soudain elle partit d’un grand rire—. Tu lui as vraiment dit ça ? Tu es un gredin fini, Odek. Je te dis de ne pas dormir sous mon olivier et je te trouve là. Et en plus, tu interfères dans mon travail. J’ai perdu trois pièces d’or à cause de toi.

Dashvara haussa les épaules.

— Je regrette. J’ai cru que tu voulais devenir une femme honnête.

Zaadma souffla sans cesser de sourire.

— Tu adores te moquer des gens, hein ? Je suis embarrassée avec toi —avoua-t-elle—. Parfois j’ai l’impression que tu gardes un terrible secret à l’intérieur et je meurs d’envie d’en savoir davantage sur toi. Et d’autres fois, je voudrais t’oublier et laisser ces guerriers shalussis t’assommer dès que tu ouvriras la bouche pour lancer une de tes idées géniales. Et maintenant, entre à la maison pour que je puisse arrêter cette hémorragie.

Dashvara se leva et la suivit à l’intérieur, les pensées confuses.

— Tu ne parles pas comme une Shalussi —dit-il soudain, alors que Zaadma posait sur le tapis doré une cuvette d’eau et un linge blanc.

— C’est que je ne suis pas une Shalussi, comme je te l’ai déjà dit —répliqua-t-elle patiemment.

Elle s’approcha, appliqua le linge mouillé sur son front et le retira. Elle mouilla un autre coin et l’appliqua de nouveau sur la blessure. S’il ne s’était pas senti aussi confus, Dashvara se serait chargé lui-même depuis le début de nettoyer sa blessure, mais… quelque chose l’empêcha de retirer le linge des mains de Zaadma.

— Puisque tu n’arrêtes pas de dire « je regrette », moi aussi, je vais te dire que je regrette —fit-elle sans avoir l’air très coupable—. Je ne voulais pas te jeter le seau d’eau. Juste l’eau. Mais tu dois comprendre que je suis furieuse contre toi. Qui va me payer ces trois pièces d’or perdues à jamais ? —se lamenta-t-elle, affligée.

Dashvara remarqua son regard éloquent et il secoua la tête.

— Hier Fushek m’a engagé…

— Génial ! —s’exclama Zaadma.

— Mais il a dit qu’il n’allait pas me payer en argent tant qu’il ne me donnerait pas de travail important, alors… tu devras survivre sans ces trois pièces d’or, je le crains. Je compatis à ta peine —se moqua-t-il, portant une main sur sa poitrine.

Zaadma le foudroya des yeux et lui jeta le linge taché de sang à la figure avant de se lever d’un bond. Dashvara s’esclaffa.

— La dignité vaut bien davantage que trois pièces d’or, femme. Le coup de poing que j’ai donné à ce lourdaud n’avait pas de prix.

Zaadma croisa les bras. Son visage reflétait un mélange d’incrédulité et d’exaspération.

— Pourquoi, chaque fois que tu franchis le seuil de cette maison, j’ai envie de te mettre à la porte à coups de pied ?

Dashvara fit mine d’y réfléchir sérieusement.

— Peut-être parce que nous sommes trop différents ?

Zaadma tambourina avec ses doigts.

— Peut-être —admit-elle.

— Et pourtant, nous avons peut-être un point commun —reprit Dashvara.

Ne parle pas trop ou tu le regretteras…

Ses paroles, cependant, avaient déjà aiguisé la curiosité de Zaadma.

— Lequel ? Nous sommes des humains, c’est ça ?

Dashvara roula les yeux.

— À part ça. Tu veux te venger de Walek, n’est-ce pas ?

Zaadma prit une mine lasse.

— Walek ? Qu’est-ce que j’ai à voir avec cet homme ?

Dashvara plissa les yeux. Peut-être que mon instinct me conduit sur une fausse route. Ou peut-être que non.

— Walek t’a trompée, n’est-ce pas ? Tu hais cet homme.

Zaadma fronça les sourcils.

— Je ne le hais pas. La haine ne produit rien de bon. En plus, un homme ne peut pas me tromper tant qu’il paye bien.

Dashvara perçut un léger tremblement dans sa voix. Il haussa les épaules sans répondre et passa de nouveau le linge sur son front. Il ne saignait déjà presque plus.

Zaadma grogna.

— Et qu’est-ce que ça peut faire s’il m’a trompée ? —dit-elle enfin, s’asseyant devant le Xalya—. Dans ce cas, ce n’était pas sa faute, mais la mienne, pour avoir cru qu’un guerrier shalussi allait vraiment m’épouser. Après avoir déjà connu tant de désillusions, voilà que je prends pour argent comptant tout ce que me raconte ce fou. —Elle eut un sourire torve—. Parfois, ma bêtise m’impressionne. C’était ma faute —reprit-elle—. Et j’ai eu ma vengeance : maintenant, il est avec cette Diumcilienne, cette Silkia, et elle l’a rendu plus fou qu’il ne l’était déjà. Cette vipère réussira à l’envoyer chercher le Trésor Secret de la Pyramide-Fantôme. Enfin —soupira-t-elle. Elle leva un regard curieux vers le Xalya—. Conclusion : tu veux te venger de Walek pour quelque raison et tu veux que je t’aide. —Elle laissa échapper un petit rire moqueur—. Tu peux toujours rêver : je ne t’aiderai pas.

— Je veux seulement que tu me donnes vingt pièces d’or pour acheter un sabre —prononça Dashvara.

Zaadma secoua la tête.

— Même si je les avais, je ne te les donnerais pas par principe. Je ne veux pas que tu fasses de mal à qui que soit. Tu ne crois pas qu’il y a déjà eu assez de morts pour cette année ?

Dashvara la contempla, surpris.

— Oh, bien sûr —poursuivit Zaadma—. Peut-être que, toi, ça t’a bien servi que les Xalyas meurent et que les Shalussis te libèrent. Mais, moi, ces guerres absurdes ne m’amusent pas du tout. Tu as raison, Odek. Nous sommes très différents. Toi, tu es un Shalussi et un guerrier digne. Et je suis sûre que tu as tué quelque homme dans ta vie. Et moi, je suis une bâtarde et je cultive des fleurs. Sincèrement, je préfère ma condition. Et maintenant, si cela ne te dérange pas, laisse-moi. Je dois arroser mes plantes et aller remplir le seau que je t’ai jeté.

Étourdi, Dashvara la vit se lever avec énergie. Il inspira profondément.

— Mon intention n’est pas de tuer Walek.

— Je m’en réjouis —fit Zaadma sur un ton indifférent tout en ramassant le seau vide—. Tu veux bien me faire le plaisir de sortir ?

Dashvara acquiesça en silence, laissa le linge souillé de sang dans la cuvette et se leva. Un demi-sourire étira ses lèvres.

— Pourquoi, chaque fois que je franchis le seuil de cette maison, tu veux me mettre à la porte à coups de pieds ? —demanda-t-il.

Tais-toi et va-t’en, lui ordonna une voix plus sérieuse. Va-t’en, vole deux sabres, tue Nanda, prends un cheval et disparais. Et laisse ce Walek tranquille : ce n’est pas le chef du clan, ce n’est qu’un mercenaire. Va-t’en…

Les yeux noirs de Zaadma reflétèrent une légère surprise.

— Tu veux… rester ?

Dashvara eut un sursaut.

— Non ! —fit-il. Et se rendant compte que son refus avait été trop brusque, il ajouta— : Je ne… C’est-à-dire… Ça ne fait rien. Je m’en vais.

Il était déjà sur le seuil quand Zaadma dit avec affabilité :

— Reste si tu veux. Je t’offre de nouveau le même accord qu’avant. Une chambre où dormir. Ce que tu ne trouveras peut-être pas si facilement ailleurs, à moins que tu aies déjà sympathisé avec une famille. Une chambre et de bons repas… en échange de la moitié de tes futures rétributions.

L’accord était généreux et, par conséquent, suspect. Que gagnait Zaadma en proposant un tel accord à une personne qui ne gagnerait sûrement pas plus d’une pièce d’or de temps en temps ?

Dashvara ignora la petite voix de sa conscience et préféra ne pas penser à des manigances. Il avait besoin d’un lit où dormir et il préférait mille fois la maison d’une femme de mauvaise vie qui abominait les guerres que celle d’une famille de Shalussis assassins. Il se tourna vers Zaadma et esquissa un sourire.

— Le temps indéfini, ça tient toujours ?

Zaadma lui rendit son sourire.

— Bien sûr. —Elle lui tendit le seau—. Tiens, commence déjà à travailler et apporte-moi de l’eau. Après, tu iras faire ce que tu as à faire.

Dashvara haussa les épaules, prit le seau et s’en fut le remplir à la rivière. C’était la bonne décision, se dit-il. Il aurait été ridicule de continuer à dormir à la belle étoile. Lorsqu’il revint, il entendit un chant joyeux et mélodieux.

Un œillet, dans tes yeux, je suis allé
Chercher, chercher, bien-aimée, un œillet !
Sur ta bouche je me suis égaré
Croisant une fleur dorée d’oranger.

Le Xalya s’arrêta un instant avant de tendre le seau par la fenêtre, amusé. Zaadma poussa un cri.

— Tu es fou ? La prochaine fois, entre par la porte avec le seau. Tu n’as pas intérêt à toucher un seul pétale de mes fleurs tant que tu es là, compris ?

Dashvara souffla.

— Compris. Passe une bonne journée.

Zaadma parut surprise et, alors que le Xalya s’en allait déjà, elle répondit, hésitante :

— Toi aussi.

Lorsque Dashvara arriva aux écuries, Rokuish travaillait déjà. Visiblement, Fushek l’avait déjà mis au courant qu’il avait un nouveau compagnon parce qu’il le salua aussitôt par son nom et lui sourit amicalement.

— La dernière fois que je t’ai vu, je n’ai pas pu te saluer —dit Dashvara, moqueur—. Mais j’ai salué les chevaux. Bon, qu’est-ce que je dois faire ?

— En principe, la même chose que moi —répondit l’apprenti guerrier—. Tout de suite, je nettoyais les selles des chevaux. Tu sais nettoyer les selles ?

— Bien sûr —affirma Dashvara.

Rokuish et lui s’assirent à la table d’où avait disparu ce fameux morceau de fromage et commencèrent à travailler. Comme l’avait averti Fushek, Rokuish n’était pas très bavard, mais cela ne dérangea pas Dashvara. Et même, cela lui convenait. Cela aurait été beaucoup plus embêtant d’avoir un curieux lui posant des questions sur son passé et l’obligeant à improviser.

— Tu aimes les chevaux ? —demanda soudain Rokuish.

Dashvara sourit. Ça, par contre, c’était le genre de questions qui avaient véritablement de la valeur.

— Beaucoup —affirma-t-il—. Surtout si je les connais. En réalité, c’est un peu pareil avec les humains. —Il pencha la tête de côté—. Et toi ?

Rokuish sourit avec franchise.

— Ma mère dit que le premier mot que j’ai prononcé, c’est « Brise », le nom du cheval de mon père. Lui, c’était un guerrier.

Dashvara prit une mine attristée.

— Il est mort ?

Rokuish haussa les épaules.

— Eh bien, oui. C’est les Xalyas qui l’ont tué.

Il n’en dit pas plus, mais Dashvara ressentit ces mots comme un coup de poignard glacé. Il inspira silencieusement pour calmer sa respiration et fit :

— Toutes mes condoléances.

Rokuish sourit.

— Merci. Mais ça s’est passé il y a déjà plus de quinze ans. Je me souviens à peine de lui.

Dashvara acquiesça de la tête sans répondre et feignit de se concentrer sur le nettoyage de la selle tout en se rappelant une maxime des Anciens Rois : Skia distalur hunás kay vayhatur gas distalur askalonat duk. Venge-toi de ton ennemi et tu découvriras qu’il ne faisait que se venger de toi.