Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 1: La Flamme d'Ato

20 Excuses

Quand je me réveillai, Wiguy était dans la chambre et ouvrait les rideaux.

— Réveille-toi, Shaedra, aujourd’hui tu as les épreuves écrites. Courage.

Elle, pourtant, avait l’air abattu et engourdi de celui qui n’a pas assez dormi. Moi, par contre, je me sentais reposée et mes mains semblaient me faire moins mal.

Wiguy laissa échapper un soupir exaspéré et éteignit la lampe qui était restée allumée toute la nuit.

— Vraiment, Shaedra, tu n’apprendras jamais. On ne doit pas laisser ces lampes allumées quand on dort. Tu as failli mettre le feu à la taverne.

On aurait dit qu’elle croyait vraiment ce qu’elle disait. Je levai les yeux au ciel.

— Failli. Tu exagères vraiment…

Mon regard se posa sur le livre et je m’interrompis brusquement.

— Oh non.

— Quoi ? Je n’exagère pas…

— Non, non. Le livre —dis-je, les yeux rivés sur une ligne d’encre toute souillée.

Wiguy jeta un coup d’œil sur le livre et cligna des paupières.

— Qu’est-ce qu’il a le livre ?

Je lui signalai la ligne, imaginant mon triste destin. Le Grand Archiviste me pendrait par les oreilles et m’arracherait les yeux, pensai-je, atterrée.

— Quoi, ces petites tâches d’encre ? Tu as bavé ? —Elle se mit à rire et je la foudroyai du regard, sans vouloir reconnaître que la veille j’avais pensé à Sayn et que j’avais pleuré. Je n’avais pas eu de nouvelles de lui pendant toute une année et il pourrait très bien ne jamais être revenu. Alors, pourquoi me sentais-je si triste de le savoir mort ?—. Allons, Shaedra, ne me dis pas qu’à ton âge tu as peur d’une punition pour avoir abîmé une ligne d’un énorme livre ?

Je la dévisageai et je compris qu’elle n’avait pas la moindre idée de qui était le Grand Archiviste de la bibliothèque d’Ato.

— Je ferai n’importe quoi pour ne pas avoir à expliquer ça au Grand Archiviste —répliquai-je avec une moue pensive—. Au fait, merci pour le ruban, Wiguy.

— De rien. Dès que je l’ai vu, j’ai su que le bleu t’irait bien.

Eh bien, me dis-je, surprise. Pour une fois, elle faisait preuve de délicatesse et tenait des propos qu’aurait pu tenir une vraie sœur. Tout un détail !

Les minutes qui suivirent, j’essayai d’arranger la ligne abîmée. Je pris une plume, je la trempai dans l’encrier et je repassai les lettres où l’encre avait presque disparu : “considérant qu’il y a dans le monde autant de jaïpus différents que de personnes, je dirais…” Arrivée là, la ligne se terminait. Le résultat me parut acceptable. Je soufflai sur l’encre pendant tout une minute, je fermai le livre et je le mis dans mon sac, à l’abri de tout danger.

— Shaedra ! —me criait Wiguy d’en bas.

— J’arrive !

Je descendis les escaliers le plus légèrement possible. Les pieds me faisaient moins mal, mais ils étaient encore endoloris.

— Quelle heure est-il ? —demandai-je, quand j’arrivai en bas.

Wiguy, comme tous les matins, balayait.

— Il est sept heures et quelque. Il te reste encore du temps, mais je t’ai réveillée tôt parce que tu dois normalement arriver un quart d’heure avant les épreuves. En plus, un bon petit déjeuner ne te fera pas de mal.

— Je ne dis pas non.

Je vis qu’au fond de la salle était assise une silhouette qui m’était familière et je souris, en m’approchant avec un beignet et un bol plein de lait chaud.

— Bonjour, Lénissu !

— Bonjour, Shaedra. Prête à écrire ?

J’ouvris grand les yeux et je regardai mes mains. Si j’avais été capable de réparer une ligne du livre, je pourrais écrire, aussi j’acquiesçai et je mordis dans mon beignet, goulûment.

— On dirait que tu t’es requinquée cette nuit —observa mon oncle, tout en prenant et engloutissant un grand morceau d’œuf sur le plat.

— Boh, c’est que j’ai pensé que peut-être que mes griffes pourraient repousser. Toi, qu’est-ce que tu en penses ?

Après tout, Lénissu était un ternian. Il devait savoir des choses sur les ternians, n’est-ce pas ? En tout cas, plus que moi qui dans toute ma vie n’en avais vu que très peu. Je ne perdais rien à lui demander son opinion.

Lénissu haussa les épaules.

— Eh bien, ma nièce, des fois elles repoussent. Et d’autres fois non. Je ne sais pas grand-chose sur le sujet ; moi, je n’ai jamais perdu de griffe. La seule chose que je sais, c’est que les griffes des vieux tombent et ne repoussent pas —dit-il les sourcils froncés—, mais, à moins que j’aie deux pièces de monnaie à la place des yeux, toi, tu n’es pas vieille.

En résumé : il n’avait aucune idée de si mes griffes repousseraient ou pas. Boh, songeai-je, avec philosophie, peut-être qu’elles repousseraient dans quelques années. Je fis une moue résignée et je secouai la tête.

— Qui sait si je ne suis pas vieille ?

Je finis de boire mon bol et je me levai, décidée à en finir avec ces histoires d’examens.

— Il faut que je m’en aille si je ne veux pas arriver en retard —dis-je.

— Bonne chance —lança Lénissu en levant un poing.

Je le regardai en fronçant les sourcils, puis je compris que c’était sa façon de saluer et qu’il s’attendait à ce que je tope mon poing contre le sien… Je baissai les yeux sur ma main bandée et j’entendis le soupir de Lénissu qui retirait sa main.

— Allez, vas-y et réveille-toi. Si tu réagis aussi lentement pendant l’examen, tu es capable de rendre une feuille blanche.

— Je parie que tu n’as pas passé un examen de toute ta vie —répliquai-je, en croisant les bras.

— Mmnon —admit-il—. Alors profite de l’occasion, parce que cela m’étonnerait que tu en repasses dans ta vie. Ces choses-là sont faites pour les Ajensoldranais. Les peuples de ternians, les véritables, ne s’embêtent pas avec ces bêtises. Les examens, ce sont les examens de la vie. Celui qui vit gagne, celui qui meurt perd. —Il fronça les sourcils, en regardant son assiette vide—. Je prendrai un deuxième petit déjeuner. Bonne chance —ajouta-t-il, adoptant une mine faussement solennelle.

Un second petit déjeuner ! Ce client privilégié était une ruine pour la taverne, pensai-je. Je m’éloignai et je sortis de l’établissement en réfléchissant à ce que m’avait dit Lénissu. Il avait parlé des Ajensoldranais comme d’un peuple étranger à sa réalité. Bien sûr, il existait beaucoup de peuples très différents des habitants d’Ajensoldra. Les Hautes Terres, les Hordes… Je perdis le fil de mes réflexions quand je vis Lisdren, le fils du tailleur, croiser mon regard et dévier le sien précipitamment.

Je regardai autour de moi et je vis que les gens s’éloignaient de moi comme de la peste. Une mère prit son enfant de six ans et l’écarta de moi, anxieuse.

— Ils nous ressemblent, mais ils ont dans le sang l’agressivité des barbares —dit tout bas une voix.

Je serrai les dents et je continuai à avancer d’un pas ferme ; la douleur de mes pieds me semblait minime en comparaison avec la rage que je ressentais. J’ai du sang de dragon !, aurais-je voulu crier à cette voix anonyme.

Pourquoi subitement s’en prenaient-ils tous à moi ? Je n’étais pas la première à m’être battue avec une camarade de classe, et je ne serais pas la dernière. Pourquoi cette haine soudaine ?

Cela s’était seulement accentué, me dis-je alors. On me voyait déjà d’un mauvais œil, mais certains toléraient ma différence. Lisdren me saluait depuis des années tous les jours. Et aujourd’hui il ne m’avait pas saluée. Les gens me regardaient comme une bête curieuse depuis des années. Aujourd’hui, ils me haïssaient parce que j’avais attaqué une Ashar.

J’essayai de me rappeler quel était le pouvoir des Ashar en Ajensoldra, mais je ne me souvins que de quelques noms vieux de plusieurs siècles. Une certaine Agriashi qui avait financé la conquête de l’est, jusqu’aux Hordes. Elle avait été aux côtés de Kabdans Ato, le fondateur de la ville d’Ato, et l’avait aidé à civiliser les terres, à dompter le Tonnerre et à construire l’autel. Mais elle avait aussi financé une guerre contre les peuples barbares des Hordes, provoquant un important exode. Elle avait fait s’endetter le roi d’Aefna, parce qu’à cette époque, à Aefna, il y avait un roi… Il y avait d’autres noms, mais je n’arrivai à me souvenir d’aucun nom actuel. Ce dont je me souvenais, c’est que c’était une puissante et influente famille de négociants qui luttaient pour se maintenir au sommet de la société.

Quant à Garvel, l’oncle de Suminaria, il devait lui aussi appartenir à la famille Ashar, bien que je ne l’aie jamais vu. Il ne sortait pas de sa forteresse… J’avais l’impression que c’était une personne peu agréable.

Cela me fit de la peine de penser à Suminaria. L’avais-je réellement défigurée ? Au moment où je l’avais attaquée, j’étais sous l’emprise d’une telle colère… Maintenant j’avais honte de ce que j’avais fait. Peut-être que Suminaria n’était même pas une traîtresse. Mais pourquoi nous avait-elle traités d’idiots de cette façon méprisante, comme si elle s’était soudain retournée contre nous ?

Je me souvins qu’une de mes punitions était de lui présenter mes excuses. J’entrai dans la Pagode Bleue et m’arrêtai net devant la porte des examens. La plupart étaient déjà là, assis, à attendre. Suminaria n’était pas encore arrivée. Au fond de la salle le maître Yinur était assis, derrière un énorme bureau. Était-ce lui qui nous surveillerait ? Probablement.

Quand j’entrai dans la salle, je sentis tous les regards se fixer sur moi. Yori me dévisageait avec effronterie, Marelta laissait paraître sur son visage une claire expression de mépris, Laya et les autres m’observaient, craintifs. Craintifs ? Je rivai mes yeux sur ceux de Salkysso et je reconnus l’éclat. C’était le même éclat qui y brillait le jour où les Gardes d’Ato avaient capturé un écaille-néfande vivant à la demande d’un chercheur qui souhaitait l’étudier. Bien que mal en point, l’écaille-néfande était toujours impressionnant.

Sauf que moi, je n’avais vraiment pas le sentiment d’être impressionnante et je ne voyais pas comment je pouvais leur inspirer de la peur. Je m’assis à une table à côté d’Akyn et je croisai son regard. Lui, il n’avait pas peur. Il semblait plutôt m’analyser pour deviner comment je me sentais.

Je laissai échapper un soupir de soulagement. Au moins, l’amitié était plus profonde que de simples griffures.

Quand Suminaria entra, mon soulagement s’évanouit et mon moral s’enfonça sous terre jusqu’aux enfers. Elle avait sur la joue gauche trois entailles qui lui avaient abîmé la peau pour toujours. Je crus mourir de honte. Suminaria évita mon regard et alla s’asseoir le plus loin possible. J’avais envie de sortir en courant ; de partir avec Lénissu pour aller accomplir une bonne action. Sauver Murry, Daïan et Aléria. Tuer Jaïxel. Le tuer ? Non, me dis-je. Je ne ferai jamais ça. Je ne le supporterais pas, même si c’était une liche mauvaise et cupide et tout ce que les dieux voulaient.

Je me tournai vers le bureau et je vis que le maître Yinur m’observait du coin de l’œil. Je serrai les dents et je me retins de crier et de me précipiter vers la sortie.

— L’examen a commencé —annonça le maître—. Vous avez deux heures.

Alors, je me rendis compte que devant moi se trouvaient plusieurs feuilles. Je les retournai et vis la première question : « Racontez ce que vous savez sur l’histoire récente de l’Empire d’Iskamangra en vous centrant sur l’évènement du débarquement d’Olitz ». Je restai quelques minutes sans bouger. De l’Histoire ! Décidément, ces derniers temps la chance ne m’accompagnait pas.

Je fis mon possible pour écrire quelque chose à chaque question. Au bout de quelques minutes, ma main commença à me faire mal, mais je continuai, imperturbable. Deux heures plus tard, le maître Yinur ramassa nos feuilles et en distribua de nouvelles. Quand je retournai la première page, je soupirai de soulagement. C’était l’examen sur les énergies. Je répondis aux questions sans grande difficulté, tout en sachant que je ne m’étais pas toujours très bien expliquée. Par exemple, à une question, incapable de m’exprimer avec clarté avec des termes techniques, j’avais eu recours à une métaphore sur la construction des chemins et des tunnels. J’étais sûre que les correcteurs allaient le prendre comme un coup de massue sur la tête.

Je me retrouvai rapidement dans le couloir avec toute une après-midi de libre devant moi et avec l’impression d’être haïe de toute ma classe. Je sortais déjà de la Pagode Bleue, analysant d’un regard critique l’état de ma main, quand quelqu’un m’appela :

— Shaedra !

J’attendis qu’Akyn m’ait rattrapée et nous marchâmes dans la rue en silence, sans qu’aucun d’entre nous n’ose parler. Et certainement, aucun de nous deux ne pensait aux examens.

— Aléria a disparu —lança Akyn soudain.

— Oui, je le sais.

Il s’arrêta net et nous nous regardâmes attentivement.

— Tu ne penses rien faire ?

Akyn avait pris un ton accusateur et presque… furieux. J’étais perplexe. Quelle raison avait Akyn de se fâcher avec moi ?

— Ce n’est pas ma faute si elle est partie —répliquai-je plus sèchement que je ne l’aurais voulu—, peut-être a-t-elle pensé pouvoir trouver Daïan.

— Et toi, tu penses qu’elle ne va pas la trouver, n’est-ce pas ?

Je plissai les yeux.

— Pourquoi tu t’en prends à moi ?

Akyn se mordit la lèvre et détourna brusquement le regard.

— Si tu ne t’étais pas jetée sur Suminaria comme une sauvage, peut-être que nous aurions pu la raisonner et lui dire…

— Lui dire qu’il est probable qu’elle ne revoie pas sa mère ? —rétorquai-je de mauvaise humeur, blessée par ses paroles—. Non, Akyn. Si tu veux, je t’aiderai à la retrouver, mais je ne lui dirai pas que ce qu’elle cherche n’existe peut-être plus… —ma voix se brisa.

Akyn me regarda fixement, surpris.

— Tu ferais ça pour moi ?

J’éclatai de rire, incrédule.

— Pour toi ? Excuse-moi, mais Aléria n’a pas qu’un seul ami dans ce monde, d’accord ?

Comme il semblait un peu étourdi, je lui donnai quelques tapes sur l’épaule, mais je grimaçai aussitôt, les yeux rivés sur mes mains. Akyn suivit mon regard et fit lui aussi une grimace, comme s’il ressentait ma douleur.

— Ils t’ont enlevé les griffes. Je croyais que c’était une fausse rumeur.

— Eh bien, il faut croire que certaines rumeurs sont vraies —soupirai-je.

— Ça a dû être très dur. —Il semblait avoir mal au cœur, comme s’il s’imaginait la douleur que cela supposait. C’était l’une des rares personnes qui semblaient se rendre compte de ce que pouvait représenter pour moi la perte de mes griffes.

Je haussai les épaules.

— Bah. J’étais évanouie quand ils l’ont fait.

Une lueur brilla dans les yeux d’Akyn.

— Je ne sais pas comment ils ont osé. Tu ne lui as fait que quelques égratignures. Rien d’autre.

— Si j’avais su qui elle était en réalité, peut-être que j’y aurais pensé à deux fois avant de…

— Quoi ? —m’interrompit Akyn, médusé—. Tu ne savais pas que Suminaria était une Ashar ?

Je le regardai bouche bée.

— Alors, toi, tu le savais ? Moi, je n’en avais aucune idée…

Akyn laissa échapper un gros rire, mais se plaqua aussitôt la main devant la bouche et se racla la gorge quand les regards se tournèrent vers nous.

— Je ne devrais pas être là —murmura-t-il—. Mon père m’a interdit de te parler, alors écoute, ne te préoccupe pas pour Suminaria. Ses parents ont beaucoup d’argent et ils pourront payer tous les remèdes et toutes les opérations dont elle aura besoin pour qu’il ne lui reste pas de cicatrices. En tout cas, ce n’est pas si grave, mais je ne comprends toujours pas pourquoi tu l’as attaquée.

— J’ai cru qu’elle nous avait trahis —dis-je sur un ton peu convaincu—. Elle nous a trahis, n’est-ce pas ?

Akyn secoua la tête.

— Elle nous a dit que le jour où nous allions libérer Sayn, son oncle lui avait interdit de sortir parce qu’ils avaient un dîner avec je ne sais plus qui.

Nous marchâmes en silence pendant une longue minute. Alors Suminaria n’était pas venue parce que son oncle Garvel lui avait défendu de sortir.

— Suminaria a une vie beaucoup moins libre que la nôtre —ajouta Akyn au bout d’un moment—. Cela ne doit pas être très agréable d’être la fille des Ashar.

J’enrageai en entendant ces mots.

— Sayn n’a plus de liberté du tout, lui maintenant. Tout ça, à cause d’un maudit dîner —crachai-je.

Akyn m’observa, troublé.

— Ce n’était pas sa faute.

— Non —soupirai-je—. Je suppose que non —mes yeux brillèrent—. C’est la faute du Mahir.

— Shaedra —chuchota-t-il—. Ne dis pas ce genre de choses si fort.

Je regardai autour de moi et je me rendis compte que nous étions déjà arrivés devant la taverne.

— Je déteste toute cette histoire —déclarai-je soudain—. Il faut que je m’en aille rapidement d’ici, je n’en peux plus.

— Si tu vas chercher Aléria, je vais avec toi.

Je me tournai vers Akyn brusquement.

— Tu parles sérieusement ?

— Oui. —Il serra les dents—. Je ne serai jamais un orilh comme mon père ou comme mes frères. Je suis la brebis noire de la famille et —il sourit— je prétends le rester jusqu’au bout.

Je souris et croisai les bras.

— Nous partons dans quatre jours.

— Le dernier jour avant les résultats ? —s’étonna-t-il.

— C’est ça.

— Je serai prêt. —Il sourit largement, content d’avoir pris une décision—. Et nous la retrouverons. —Sa voix était forte et décidée et, à ce moment, je crus presque que notre mission était possible.

— Nous la retrouverons —répétai-je.

— Au fait, comment ça s’est passé les examens ? —demanda joyeusement Akyn. Il paraissait s’être libéré d’un grand poids. Sa joie était contagieuse.

— Oh. Pour moi, le deuxième examen, super. Mais l’Histoire, ça a été une catastrophe.

— Bon, c’est déjà ça. J’ai l’impression que, pour moi, ça a été une catastrophe partout. Mais c’est vrai que je n’étais pas d’humeur à cela.

— Je crois que peu d’entre nous étaient d’humeur à passer les examens —raisonnai-je.

Quand j’entrai dans la taverne, Lénissu et Kirlens se précipitèrent pour me demander comment s’étaient passés les examens. On aurait dit qu’ils rivalisaient entre eux et cherchaient à montrer qui des deux s’occupait le mieux de moi.

Je mangeai avec Lénissu à la cuisine, puis Wiguy me changea les bandages de mes mains. À trois heures, je sortis pour me rendre à la bibliothèque. Ce serait une des dernières fois que je pourrais y aller et je voulais donc en profiter. En plus, je devais rendre le livre sur l’équilibre du jaïpu, que j’avais à peine pu commencer.

Avec Lénissu, nous avions décidé que je donnerais l’argent le jour suivant et qu’il m’accompagnerait, “au cas où des singes gawalts apparaîtraient et te voleraient tout”. Avec la chance que j’avais, je ne pus qu’admettre que me promener seule avec deux mille kétales, c’était risqué.

Quand je me fus installée à la section de Mathématiques, je cherchai le livre intitulé Les mathématiques de base pour les forces énergétiques. C’était un livre fondamental et, si je ne savais pas ce qu’il contenait, j’avais de fortes probabilités de rater l’examen du lendemain.

Je m’assis et j’allumai une lampe. J’étais plongée dans la lecture d’une théorie sur je ne sais quels angles qui devaient former un éclair d’énergie brulique quand je sentis que quelqu’un m’observait. Je levai les yeux et trouvai les yeux pourpres de Suminaria.

— Bonjour, Shaedra —dit-elle timidement.

Je la dévisageai un long moment sans répondre. Quelque chose d’anormal était en train de se passer. Suminaria semblait honteuse. Ce n’était pas logique qu’elle me regarde avec cet air coupable quand c’était moi la coupable de tout, non ? Une fois passée la surprise, je me sentis un peu en colère parce que c’était seulement le lendemain qu’il était prévu que j’aille m’excuser. À présent, je devais improviser.

— Bonjour —dis-je enfin sur un ton parfaitement neutre—. Je suppose que tu es venue pour réclamer ton argent et pour que je te présente mes excuses.

Suminaria devint livide.

— Non, moi… bon.

— Eh bien, je te demande sincèrement pardon —fis-je, agitée, me levant de mon siège—. J’étais furieuse et je ne savais pas ce que je faisais. L’argent, tu l’auras demain, à moins que tu veuilles passer le chercher.

Je parle avec Suminaria Ashar, pensai-je. Je parle à une Ashar. Pouvais-je être plus mal tombée ? J’avais envie de sortir en courant. Je serrai fortement le poing. La douleur m’aida à me concentrer à nouveau.

Le visage de Suminaria avait une expression de douleur. Pourquoi chaque fois que je me sentais mal, les autres semblaient souffrir davantage ?

— Je regrette —fit Suminaria. Sa voix se brisa. J’étais stupéfaite : elle était au bord des larmes !

— Tu n’as rien à regretter —répondis-je, en me rasseyant.

— Je regrette —répéta-t-elle avec plus de fermeté—, parce que c’est ma faute. J’aurais dû prévenir que, probablement, je ne pourrais pas venir. Je ne peux pas m’échapper de cette maison. Elle est pleine de… d’alarmes et de gardes. Mais je ne le regrette pas seulement pour ça.

Elle semblait suffoquer lorsqu’elle ajouta :

— Quand tu m’as attaquée, j’ai été prise de panique. La douleur m’a aveuglée et j’ai activé un sortilège très puissant. Une sphère nerveuse. —Elle déglutit pendant que je la regardais, stupéfaite, sans avoir la moindre idée de ce qu’était une sphère nerveuse—. Si je l’avais faite correctement, tu aurais pu rester complètement paralysée, ou pire, tu aurais pu mourir.

Je fronçai les sourcils. Alors c’était ça. Suminaria se sentait coupable parce qu’elle avait risqué de provoquer ma mort. C’était pour ça que je ressentais encore une impression d’abrutissement qui persistait… Mais Suminaria avait seulement voulu se défendre.

— Je crois que je préfèrerais mourir à rester complètement paralysée —mon visage s’illumina—. En tout cas, je me réjouis que tu ne sois pas aussi bonne celmiste que tu le prétends. Cependant… —je fis une pause— je continue à penser que ce n’est pas ta faute. Toi, tu essayais seulement de te défendre.

— Pour sûr —répliqua Suminaria, levant les yeux au ciel.

J’éclatai de rire. Finalement, elle semblait avoir un peu d’humour, pensai-je.

— Tu acceptes mes excuses, alors ? —lui demandai-je.

— Si tu acceptes les miennes.

Je me levai et je mis ma main sur son cœur.

— Eh bien, faisons un échange d’excuses.

Suminaria regarda ma main et pâlit.

— Ça, c’était une idée de l’oncle Garvel —murmura-t-elle.

Je fis une moue malicieuse.

— Eh bien, je lui recommande de ne croiser ni le chemin de Lénissu ni le mien. Pour son bien.

Suminaria ouvrit grand les yeux et, moi, je lui adressai un immense sourire pendant qu’elle portait sa main sur mon cœur et que nous faisions la paix.