Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 5: Le Cœur d'Irsa
— « Ragasakis ! »
Debout sur le comptoir de la confrérie, Zélif leva son verre devant tout le monde.
— « Cette année a été pleine de dangers, mais qu’est-ce que la vie d’un aventurier sans danger ? Nous avons gagné de l’expérience et de nouveaux amis ! » Elle fit un signe amical vers Yanika et moi, puis vers Saoko, et enfin vers Xarif : le jeune gnome fils de marchand, qui s’était enfui de chez lui et avait rêvé à un moment de devenir pirate, était finalement descendu de son nuage et, à force de traîner chez les Ragasakis, il était devenu membre de la guilde. Zélif reprit, drôlement cérémonieuse : « Sans plus de paroles futiles, je vous souhaite une nouvelle année emplie de joie et de nouveautés. »
— « Et de trésors ! », dit Sirih.
— « Et d’aventures ! », appuya la petite Shaïki.
— « Et de bien-être », renchérit Yéren, alors que Naylah approuvait à tout d’un signe de tête.
— « Buvons à notre confrérie ! », conclut Zélif.
Comme si ç’avait été un signal, les Ragasakis s’écrièrent :
— « À LA SANTÉ DES RAGASAKIS ! »
— « À notre santé à tous ! » sourit Loy, notre cher secrétaire, en levant une pile de documents, l’air de trinquer.
— « Sérieusement, Loy, arrête de travailler la nuit du nouvel an », le sermonna Praxan.
— « Ne prends pas exemple sur lui, Drey ! », protesta Livon en me voyant m’installer sur les coussins de la confrérie et prendre un livre. « C’est pas le moment de lire tes livres d’orique ! »
C’était un volume que j’avais acheté dans une librairie de Trasta. Je l’avais précieusement rapporté à Firassa tellement j’avais été happé par les réflexions de cet oriste, réflexions qui venaient ouvrir mes horizons…
— « Oh ! J’ai dit : ne te défile pas ! »
Il permuta avec moi et je me retrouvai debout, un verre de vin à la main, le coude d’Orih posé sur mon épaule. La mirole et moi soufflâmes en même temps de surprise. Je protestai :
— « Je ne bois pas d’alcool… »
— « Bois de l’eau, alors ! », s’écria joyeusement Orih Hissa. « L’important, c’est de fêter l’anniversaire de notre sublime confrérie ! »
— « C’est bon, va pour de l’eau », acceptai-je, amusé.
Zélif soupira en s’asseyant sur le comptoir :
— « N’empêche… Si j’avais su que le leader du Dragon Noir, la plus grande guilde de Trasta, avait une dette envers les Arunaeh, je t’aurais fait participer à toutes les compétitions du Festival, Drey. Bah », ajouta-t-elle, un petit sourire aux lèvres, « si une certaine Ragasaki n’avait pas fait un trou dans l’arène pour son “spectacle expérimental de feux d’artifice”, notre réputation aurait été parfaite. »
Orih fit une grimace boudeuse. On rit. On ne lui en voulait pas : après tout, d’après ce qu’on nous avait dit, l’Arène du Festival souffrait des dégâts à chaque tournoi. Le trou en question avait pourtant fait pâlir les intendants, mais… heureusement, on ne nous avait pas demandé de payer une compensation. Mieux encore, à la grande joie de Zélif, Orih était devenue l’objet de rumeurs pendant des jours, et un barde l’avait même surnommée la Fleur de Phénix des Ragasakis. Enfin, si quelqu’un, parmi nous tous, avait attiré l’attention pendant le Festival, c’était bien Livon.
Pendant les épreuves d’habileté, le kadaelfe avait abusé de ses pouvoirs de permutation, gagnant d’abord le titre pas très flatteur de Voleur des Victoires. Qui aurait deviné qu’il deviendrait un héros de Trasta et serait surnommé le Chevalier Bondissant quelques jours après ?
En fait, le tout dernier jour du Festival, lors des duels finaux, la princesse de Trasta, admirée du peuple, s’était confrontée à son adversaire, un énorme guerrier dont les origines n’étaient pas claires. Ce géant avait remporté tous les duels précédents en maniant la hache avec adresse. Cependant, pour ce dernier duel, quelque chose avait mal tourné, il était devenu comme fou, avait réussi à désarmer la princesse, pourtant habile elle aussi, et, malgré sa victoire déjà annoncée, il avait voulu la tuer. Sous les regards horrifiés de la foule, Livon, téméraire à l’extrême, avait permuté avec elle, se retrouvant au milieu de l’arène, sous l’attaque imminente de ce géant. Puis il avait repermuté, ayant déjà repéré dans la foule son meilleur atout : celui-ci n’était autre que le leader de la Guilde du Dragon Noir de Trasta, réputé être l’homme de Rosehack le plus invincible… Le géant avait été abattu d’un coup.
Plus tard, nous avions découvert que ce guerrier devenu berserk portait un collier de dokohi. Ces diables de Dagovil étaient-ils derrière l’attaque ? Nous n’en savions rien, mais, en tout cas, Erla Rotaeda avait été tout aussi surprise que nous. Zélif tendait à penser que ce dokohi était un égaré devenu l’esclave d’un bréjiste indépendant. Nous ne saurions probablement jamais toute l’histoire.
— « Boh, ne parlons plus du passé ! », dit Orih. « À présent que les Ragasakis sont mondialement connus, ce n’est plus des chats perdus qu’on va chercher dans les rues, mais des dragons, des gargouilles, des vampires… ! » Elle s’interrompit d’un coup. « Mince… Maintenant que j’y pense, on n’a pas déjà fait un peu ça, cette année ? On est déjà des héros, en fait. »
— « Houhou. Même qu’on a un chevalier dans nos rangs », se vanta Zélif, faisant rougir Livon.
On partit d’un rire. Tout le monde repensait sûrement au moment où le permutateur avait reçu le mouchoir rouge et blanc de Trasta des mains même de la princesse. Celle-ci l’avait officiellement remercié et, tout embarrassé sous le regard direct d’Orih, Livon avait répondu : “C-Ce n’est rien, c’est le gros Dragon Noir qui a fait tout le travail”… Traiter l’un des hommes les plus puissants de Rosehack de « gros Dragon Noir »… Il n’y avait que Livon pour lâcher un truc pareil devant une cohorte de ministres et de courtisans.
— « Peut-être que le gros Dragon Noir nous enverra quelque requête bien payée, cette année », lança Loy.
— « Le gros Dragon Noir est connu pour être très riche », commenta Sirih.
Livon était devenu rouge comme une pivoine. Yanika intervint et leva un index en disant comme s’il s’agissait d’un poème moral :
— « Même si le gros Dragon Noir ne passe pas par le comptoir, chercher un chat perdu, ce n’est pas moins héroïque que d’aller braver la mer dans l’Océan Mirvique. »
Ma sœur était de plus en plus férue de rimes… Staykel rit.
— « Ha ! Tu as bien raison ! »
Dans une ambiance de plus en plus chaotique, la petite Shaïki s’écria :
— « Sanaytay, joue de ta flûte ! Je veux écouter la flûte ! »
L’harmoniste de sons sourit, s’assit et prit sa flûte. Alors qu’un vent froid hivernal soufflait au-dehors, une joyeuse mélodie s’éleva sous le toit de la confrérie.
* * *
Je secouai la tête avec l’impression d’entendre encore le brouhaha des Ragasakis. La veille, ils avaient été particulièrement bruyants, car nous avions fêté l’anniversaire de la guilde avec le nouvel an. Bah… Après tout ce temps, j’aurais dû être habitué à leur tapage…
D’un coup de pelle, j’écartai la neige de la dernière marche des escaliers qui menaient à la maison puis m’arrêtai pour contempler mon œuvre : tout était impeccable. Cependant, la neige s’amoncellerait sûrement à nouveau très vite. D’ailleurs, constatai-je en levant les yeux vers le ciel, quelques flocons tombaient déjà.
À Firassa, l’hiver était souvent doux et, selon Livon, la neige n’était pas tous les ans au rendez-vous. Alors, bien sûr, Yanika était ravie. Notre premier hiver passé à la Superficie était aussi blanc que le décrivaient les livres qu’elle avait lus dans les Souterrains. Naarashi aussi semblait fascinée par la neige. Après tout, malgré sa nature quasi-divine, la petite boule de poils qui me suivait partout n’avait, elle non plus, jamais vu le ciel jusqu’alors.
De l’index, je la caressai entre les deux oreilles.
— « Il est temps de réveiller tout le monde et de prendre le petit-déjeuner », lui dis-je.
Naarashi couina joyeusement. Je remontai les marches, regardant les toits blanchis des maisons en contrebas.
Quatre mois s’étaient écoulés depuis que nous étions revenus à la Superficie par le portail de Merbel. Après le Festival de Trasta, les travaux proposés à la confrérie n’avaient pas changé tant que ça, mais l’argent gagné pendant le Festival — surtout grâce à l’acte héroïque de Livon — avait arraché à Zélif un sourire plein de fierté… et à Sirih un rire chronique qui avait mis tout le voyage de retour à s’apaiser.
Nous avions hébergé les millénaires pendant près d’un mois, puis Galaka Dra, Weyna, Bellim, Yata et Del avaient décidé d’aller découvrir le monde qu’ils n’avaient pas vu depuis tellement, tellement longtemps. Ils voulaient sûrement revisiter les terres qu’ils avaient quittées mille ans auparavant à cause de la guerre. Je ne m’inquiétais pas trop pour eux : même en terre inconnue, s’ils restaient tous les cinq ensemble, avec leurs pouvoirs et leurs étranges savoirs, ils se débrouilleraient sans problème.
Quant à Tchag, peu à peu, il avait repris conscience de sa vraie nature et avait cessé de grimacer chaque fois que Lustogan l’appelait Irsa. Il, ou plutôt elle, était encore un peu confuse, mais, peu après les premiers vents hivernaux, elle avait accepté d’accompagner Yodah et mon frère à l’Île de Taey en tant que fondatrice du clan des Arunaeh. Elle avait assuré à Livon : “C’est quelque chose que je dois faire”. Yodah avait redemandé à Yanika si elle préférait vraiment rester à la Superficie. Il avait longuement soupiré puis s’était repris et avait souri.
— « Puisque tu choisis le ciel et le soleil, je serai l’ombre qui te suivra de loin… Jusqu’à notre prochaine rencontre. »
Ce chasseur de criminels n’avait pas renoncé à l’idée de courtiser la prochaine Scelliste du clan… Le voyant encore hésiter, je l’avais poussé hors de notre maison sans ménagement. Dannélah… Si l’héritier des Arunaeh continuait à gambader par monts et par vaux et à prendre des vacances, son père allait finir par venir le chercher lui-même.
Lustogan était parti avec lui. Avec le tohu-bohu des Ragasakis, qui débarquaient souvent chez nous, j’étais presque surpris qu’il soit parvenu à rester aussi longtemps… Il avait patiemment attendu que je réussisse à briser mon diamant de Kron. Puis je l’avais entendu dire à Saoko : “Je vais bientôt rentrer sur l’Île de Taey avec Yodah et Irsa. Si tu hésites sur le chemin à prendre, reste avec Drey. Ça me fera un souci en moins.” “Ça m’agace, mais je reste,” avait simplement répliqué Saoko. Le drow n’était sûrement pas resté juste pour garder un œil sur Yanika et moi. Si je devais deviner, le soleil de la Superficie lui faisait oublier un peu sa vie passée avec les criminels de la Brassarie.
— « Drey ! »
Une voix soudaine brisa le calme du matin.
Plongé dans mes pensées, j’avais rangé ma pelle et j’allais rentrer à la maison pour surveiller le bouillon qui mijotait sur le feu. À la voix de Livon, je me retournai. Le kadaelfe levait une main tout en courant, l’air surexcité. J’arquai un sourcil. Je perçus un changement dans l’air et, soudain, je me retrouvai à la place de Livon. Ce maudit permutateur… Qu’est-ce que… ?
— « Presse-toi à l’intérieur ! », me dit-il avec un grand sourire. « J’ai un truc à vous dire, à tous les trois ! »
Et, depuis le haut des escaliers, il s’invita chez nous sans plus tarder. Sérieusement ? Il avait permuté avec moi juste parce qu’il voulait fuir le froid ? Tiquant des sourcils, je montai les marches. Quand je le rattrapai, dans le salon, il s’était déjà installé auprès du feu. Je lui lançai une bourrasque de vent, ébouriffant ses cheveux bleus.
— « Ne te fâche pas, Drey ! », rit Livon, levant les mains. « J’ai des nouvelles des Pixies. »
J’arrêtai immédiatement mon attaque orique. Yanika ouvrit la porte de sa chambre d’un coup.
— « C’est vrai ? », demanda-t-elle.
D’habitude, je devais aller la réveiller tous les matins. N’était-ce pas là de l’ouïe sélective… ?
— « J’ai… j’ai bien entendu ? », dit alors Jiyari, sortant de sa propre chambre, les cheveux en bataille et encore emmitouflé dans ses couvertures. « Tu as des nouvelles de mes frères… ? »
Alors que, la mine inquisitrice, je m’asseyais sur le sofa, Livon expliqua :
— « Rao a envoyé une lettre à la guilde, sûrement parce qu’elle ne connaissait pas ton adresse. »
Je hochai la tête.
— « Ils vont bien ? »
— « Aucune idée. Je n’ai pas encore lu la lettre. J’ai couru jusqu’ici dès que j’ai vu qu’elle était écrite par Rao. La voilà. »
Il me la tendit. Je la pris et la dépliai sous les yeux avides de Livon, de Jiyari et de ma sœur.
Avant même que le Festival de Trasta ne se termine, Rao, Kala, Boki, Jiyari, Melzar et Tafaria s’étaient tous réunis et avaient demandé à parler avec Erla en privé. J’ignorais de quoi ils avaient discuté, mais une chose était sûre : Erla n’avait pas retrouvé ses souvenirs de Lotus Arunaeh. La laissant sous la bonne garde de Boki, Rao, Kala et Melzar étaient alors partis, ne laissant qu’un bref mot énigmatique : « (Rao :) Merci pour tout, Ragasakis et Arunaeh. Il nous faut encore entreprendre un voyage. Nous partons. Encore merci. (Kala :) Drey, je te laisse prendre soin de Jiyari : son cœur est trop fragile pour participer à cette chasse. (Melzar :) Rien à ajouter. » Le message m’avait laissé perplexe. Jiyari m’avait confié qu’ils avaient rencontré Roï Zaku, le septième Pixie du Chaos, à Trasta. Mais même lui ignorait de quelle « chasse » parlait Kala. Roï, qui se faisait actuellement appeler Mani, s’était-il enfui, et Rao, Kala et Melzar étaient-ils partis le poursuivre ? Ou bien étaient-ils tous les quatre partis ensemble à la recherche de… de quoi, en fait ? J’étais resté intrigué. Et voilà qu’enfin Rao se décidait à donner de leurs nouvelles… ou pas, me dis-je, en jetant un coup d’œil à la lettre. Celle-ci disait :
« Bonjour les Ragasakis, je vous demande de bien vouloir faire passer ce mot à Drey et à Jiyari. »
Je battis des paupières. Euh ? C’était tout ?
Soudain, on entendit un bruit de voix au-dehors. Quelqu’un frappa à la porte. Si tôt, le matin ? On n’attendit même pas de réponse : la porte s’ouvrit et plusieurs personnes entrèrent, époussetant la neige de leurs capes et se plaignant du froid : une jeune femme élancée aux cheveux mauves suivie d’un chat noir — Rao et Samba —, un adolescent au teint pâle camouflé derrière sa capuche — c’était Melzar —, un homme d’âge mûr dans une longue cape brune — le Pixie Roï devenu un démon et appelé Mani que nous avions croisé Livon et moi dans les montagnes avec son apprenti… Le suivait un grand homme costaud à l’air sévère, accompagné d’une jeune nurone aux airs de sirène — Boki et Tafaria. Le premier à s’avancer à grandes enjambées fut un kadaelfe qui me ressemblait de manière effrayante…
— « Drey ! Jiyari ! Mes frères ! On est de retour ! »
— « Kala », fis-je, quittant le sofa, le souffle coupé.
Derrière tout ce monde, je devinai une fille à la chevelure bleutée. Nous demeurâmes ébahis. Erla ? Que faisait la petite-fille de Trylan Rotaeda ici ? Non, plutôt, que diable faisaient les huit Pixies du Chaos chez nous, alors que nous venions de recevoir leur lettre ?
Peut-être sous le coup de la surprise, Yanika éclata soudain de rire, et un sourire incrédule se dessina sur mes lèvres. Malgré ces abruptes retrouvailles, je ne pus m’empêcher de demander de but en blanc :
— « Kala, Rao… Vous n’avez tout de même pas kidnappé Erla ? »
Rao roula des yeux.
— « Sûrement pas. N’est-ce pas… Lotus ? »
Erla ne nous regardait pas : ses yeux s’étaient fixés sur Jiyari. Les yeux embués, elle murmura :
— « Ah… ! Jiyari… Te voilà… Vous voilà tous réunis. »
Elle sourit. Jamais je n’avais vu d’expression aussi vive et chargée d’émotions que la sienne à cet instant.
— « L-Lotus ? », fit Jiyari, la voix tremblante.
— « C’est bien moi, mon enfant. Je suis de retour. Après tout ce temps. Cinquante ans. Enfin, je vous vois tous ensemble et en bonne santé, comme je le désirais tant… Après tant de souffrances, vous voilà enfin libérés… Enfin. »
Les six autres Pixies entourèrent Lotus et Jiyari. Kala souriait largement. La scène avait un je-ne-sais-quoi de mythique.
Je n’en revenais pas. Erla avait regagné ses souvenirs. L’esprit de Lotus Arunaeh était revenu. Mais comment ?
* * *
Il s’avéra que Rao avait laissé la lettre chez les Ragasakis pour suivre Livon jusque chez nous. Elle disait vouloir rester discrète et elle avait sûrement raison. Si Lotus avait récupéré sa mémoire, Erla Rotaeda, elle, était sûrement en train d’être recherchée par sa famille depuis Dagovil.
À ce que les Pixies nous racontèrent, Roï avait avoué à Rao savoir comment réveiller la mémoire de Lotus, mais, à l’exaspération de Kala, il n’avait accepté de procéder au réveil qu’à une condition : ils devaient l’aider à sauver son apprenti. L’enfant, appelé Rood, était né démon comme lui mais il avait un défaut de naissance qui avait conduit sa communauté d’origine à l’abandonner.
— « Le défaut, c’était plutôt cette “communauté” qui l’avait ! », se révolta Kala.
Malheureusement, cette même communauté de démons avait appris que Rood était toujours en vie et, pour quelque épreuve initiatique, on avait assigné à de jeunes démons la tâche de tuer cette « abomination ».
— « C’est donc pour ça que tu voyageais toujours sans t’arrêter ! », comprit Livon, s’adressant à Roï. « Mais où donc se trouve ton apprenti à présent ? »
— « Je l’ai laissé à l’auberge, ici, à Firassa », répondit Mani. « Maintenant que le problème de ces démons a été résolu, je vais retourner voir ma famille dans les Souterrains. Mais je compte poursuivre mes voyages. »
— « Hm », fis-je avec une grimace. « Alors, les démons, ils ont déjà du mal à survivre à cause des saïjits, et ils se bagarrent quand même entre eux ? »
— « Est-ce différent pour les saïjits ? », répliqua Rao avec un petit sourire.
— « Non », avouai-je.
En tout cas, je ne savais pas exactement comment ils avaient « résolu » le problème, mais je me dis qu’il valait mieux ne pas demander.
— « Moi aussi », dit soudain Lotus.
Nous nous tournâmes tous vers la jeune femme de Dagovil, les sourcils haussés. Assis sur le sofa, entouré de Jiyari, Kala, Boki et Tafaria, il serra les mains des deux premiers et poursuivit d’une voix mélancolique mais calme :
— « Moi aussi, je vais continuer mon voyage. »
Rao fronça les sourcils.
— « Quel voyage ? »
Lotus sourit.
— « Le voyage de la vie. J’ai peut-être passé cinquante ans à dormir, mais le temps est un curieux phénomène : même endormi, on dirait qu’on devient plus sage. Je pense comprendre davantage mes erreurs à présent. Je regrette beaucoup. Mais je ne regrette pas de vous avoir donné cette seconde vie. Je ne sais pas ce que vous en ferez. Mais, en tout cas, je suis heureux que vous ayez répondu à mon dernier souhait avant de partir. »
Certains Pixies pâlirent, d’autres s’assombrirent. Interdit, Kala répéta :
— « Partir ? Père, où vas-tu partir ? »
— « Continuer mon voyage. Ne l’ai-je pas déjà dit ? Mes enfants, il y a une dernière chose que je veux partager avec vous. Un secret que j’ai découvert trop tard mais qui ne m’a plus jamais quitté. »
Il regarda les Pixies tour à tour et nous regarda aussi, Livon, Yanika et moi, puis il reprit doucement :
— « On se cramponne à la corde de la vie alors qu’on est déjà attaché à elle. On la griffe, on l’abîme, et on essaie de la renforcer. Vous savez pourquoi ? Parce que la vie est le meilleur des trésors. Finalement, j’ai commis des erreurs impardonnables, j’ai voulu arranger les dégâts, et j’ai défié les lois même de la nature. Je ne regrette pas de l’avoir fait pour vous sauver. Mais je ne suis pas prêt à sacrifier la précieuse vie d’une jeune fille pour continuer dans ce bas monde. Il y a une fin à tout. Ma corde est depuis longtemps tombée. Il est grand temps que je rende à Erla ce qui est sien. »
Il voulait dire par là qu’il allait effacer son esprit et laisser Erla Rotaeda revenir. Il n’exprimait aucune peur. La mort avait depuis longtemps perdu son sens pour lui.
Kala se leva d’un bond.
— « Non ! Juste quand tu viens de revenir ! Tu ne peux pas faire ça ! Reste au moins quelques jours… quelques mois… »
— « Quelques années ? », fit Lotus Arunaeh, un léger sourire aux lèvres. « Sais-tu comme un seul jour peut être précieux ? Un simple chant d’oiseau, la douceur de la brise, un flocon de neige, et la vue de mes enfants… Cela est plus qu’assez pour moi, Kala. Je vais laisser à Erla quelques-uns de mes souvenirs sur les arts celmistes, mais je vais omettre la bréjique et tout ce qui trafique l’âme. Cette malédiction que les Arunaeh portent depuis des générations… je l’ai portée jusqu’à l’extrême. Si j’ai gagné quelque chose à jouer à être un dieu, c’est de vous voir à présent tous ici, mes enfants. » Il sourit face aux regards sombres des Pixies. « Ne soyez pas si dramatiques. C’est mon choix. Traitez Erla comme votre sœur, quand elle reviendra. Je vous aime, mes enfants. Je vous aime de tout mon cœur. »
— « Père ! », lancèrent les Pixies à l’unisson, voyant imminent le moment où il effacerait son esprit.
Lotus sourit alors largement et dit :
— « Vivez bien. »
Il ferma les yeux. Quand la jeune femme les rouvrit, elle adressa à toute l’assemblée en pleurs un regard perplexe.
— « Euh ? », fit-elle. « Kibo ? Qu’est-ce qu’il se passe ? »
Son garde du corps ne répondit pas. Malgré son visage peu expressif, il pleurait silencieusement. Je soupirai, me levai pour tirer la Rotaeda de cette scène tragique et la guidai aux cuisines avec Yanika et Livon.
— « Vous pouvez m’expliquer ? », s’impatienta Erla, un peu paniquée. Puis, soudain, elle fronça les sourcils. « Attendez. Je crois me souvenir. Les Pixies du Chaos… Un moment, j’ai vraiment cru qu’ils étaient mes enfants ! » Elle nous regarda, abasourdie. « C’est de la folie ! »
Je souris légèrement. Bon. Au moins, Lotus Arunaeh avait fait ses adieux en beauté.