Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 4: Destruction

22 L’union du passé

« Un homme sans passé est un pétale emporté par le vent. »

Sisséla Dradzahyn

* * *

La pièce où me conduisit Tojira se trouvait dans l’aile résidentielle de l’Académie Celmiste. Il n’y avait là que des serviteurs des Rotaeda qui, contrairement à Tojira, portaient des uniformes plus colorés.

J’entrai dans la salle, ôtant mes bottes avant de fouler le sol tapissé. Au Temple du Vent, nous étions plus austères, mais les Souterriens des Cités de l’Eau avaient l’habitude de revêtir le sol et les murs de leurs maisons avec toutes sortes de commodités. Et les nahôs de la Guilde de Dagovil plus que tout autre.

La pièce était grande et haute de plafond. Une des parois était recouverte d’une peinture murale saisissante : elle représentait un bois d’arbres-perles semblable à celui du Bosquet de Kofayura, avec une dizaine d’elfes, de drows et de kadaelfes aux corps voluptueux réunis autour d’un énorme félin velu. Sur celui-ci, un drow imposant soutenait une pierre qui émettait une lumière aveuglante. Il s’agissait du célèbre Aydjin le Conquérant, connu pour ses nombreuses campagnes contre les monstres. C’était un des grands “Civilisateurs” dans l’Histoire de Dagovil. Malgré la lumière, les bords du mur étaient plongés dans l’obscurité et on devinait les formes de créatures étranges dans la pénombre.

— « Celui qui tient la lumière crée l’ombre, » cita une voix derrière moi.

Je l’avais senti approcher avec mon orique. Je me tournai calmement. Celui qui avait parlé était un drow d’un certain âge, aux yeux d’un rouge pâle et à la peau ridée et usée par les ans. Sa tunique noire austère était plutôt inhabituelle pour un nahô. Malgré tout, il avait un port qui inspirait le respect. Je fronçai les sourcils.

— « Treyl Rotaeda ? »

Le vieux drow courba ses lèvres en un sourire.

— « Non. Je suis son père, Trylan Rotaeda. J’ai laissé la direction à mon fils depuis longtemps. »

Ceci ne changeait pas un fait : c’était toujours un nahô. Je m’inclinai profondément.

— « Bon rigu, nahô. »

— « Bon rigu, Drey Arunaeh. Passons dans l’autre pièce. Veux-tu une infusion de moïgat rouge ? »

Je haussai les épaules tout en le suivant, franchissant une porte coulissante. La deuxième pièce était mieux éclairée et plus meublée. Je m’assis à une table basse où reposait un plateau avec une théière, des beignets et des tasses. Le nahô nous servit. Curieux. N’y avait-il aucun serviteur alentour ? Je m’étonnais de ce détail quand je remarquai soudain la présence d’une silhouette forte et encapuchonnée dans un coin de la pièce. Mon orique ne l’avait pas perçue avant, car ce saïjit portait un masque. Un masque noir. Dans la pénombre de sa capuche immobile, on ne voyait même pas ses yeux.

Je le regardai un instant tandis que Trylan commentait :

— « L’autre jour, je parlais avec Varivak et lui disais à quel point notre Guilde devient frivole. L’esprit saïjit n’a pas de limites quand il s’agit d’inventer des méthodes de divertissement. En cela, vous autres, les Arunaeh, vous n’avez pas tant de problèmes. Vous êtes toujours satisfaits du moment présent, n’est-ce pas ? »

J’acceptai la tasse qu’il me tendait et humai l’air chaud du moïgat, pensant que j’aurais été plus satisfait du moment présent si j’avais été de retour à l’auberge avec les autres…

— « En cela, la vieillesse a un effet assez semblable à votre Datsu, » ajouta le vieil homme avec un petit sourire. « Je n’arrive plus à rien prendre au sérieux. Pas même la mort qui approche. Je suppose que, comme pour toute chose, plus on en est proche, plus celle-ci nous paraît familière et mieux on l’accepte. »

Je pris une gorgée de l’infusion. Malgré moi, je me sentais intrigué. Ce vieil homme m’avait-il invité uniquement pour papoter ? J’en doutais.

— « Tu n’es pas très bavard, » observa Trylan, me scrutant de ses yeux pâles. « Cela me rappelle que j’ai parlé avec un autre destructeur dans cette même pièce il y a quelques années. Lustogan Arunaeh est ton frère, n’est-ce pas ? Il a agrandi quelques salles de l’académie, lui tout seul, en deux semaines seulement, et il les a laissées impeccables. Comme on dit : fie-toi davantage aux actes qu’aux paroles. »

Je demeurai imperturbable, tentant de me rappeler si Lustogan m’avait mentionné avoir déjà travaillé pour la Guilde. Cela devait probablement remonter à un bon nombre d’années.

— « C’est du sucre, ça ? » demanda soudain Kala, indiquant un pot sur la table.

Arquant un sourcil surpris, Trylan acquiesça, et je m’efforçai de ne pas l’imiter tandis que Kala se servait. Je grommelai :

“Mais enfin, Kala, je ne sais pas si tu sais, mais on ne met pas de sucre dans le moïgat rouge. Il n’y a que les enfants qui font ça…”

“Mmpf, et alors, Drey ? J’aime le sucre.”

Et pas qu’un peu… Il versa pas moins de quatre cuillerées et mélangea.

“Que les dieux me viennent en aide,” soupirai-je.

Prenant une gorgée, Kala sourit largement au Rotaeda.

— « C’est bien meilleur comme ça. Ça pique comme l’huile noire… Que disais-tu ? »

Trylan jeta un coup d’œil à la silhouette encapuchonnée et masquée avant de reposer sa tasse.

— « Tojira m’a raconté hier ce qui s’est passé dans la salle des Gemmes de Yaraé. Apparemment, tu as résolu le problème de la clé sans avoir à utiliser tes sortilèges. »

Je me raidis légèrement. Jusqu’à quel point ce vieil homme savait-il ce qui s’était passé… ? Je haussai les épaules.

— « Je l’ai résolu, qu’importe comment ? »

Trylan appuya ses mains sur ses genoux comme un prêtre de Tatako.

— « Cela n’aurait pas d’importance s’il n’était pas arrivé ce qui est arrivé cet o-rianshu. »

Je jurai déjà mentalement.

— « Et qu’est-il arrivé cet o-rianshu ? »

Les yeux usés de Trylan plongèrent dans les miens.

— « Les Gemmes de Yaraé ont éclaté en mille morceaux. »

Il chercha une réaction. Et n’en trouva point : Kala fit une moue.

— « Elles ont éclaté pour de vrai ? » demanda-t-il.

Pensait-il qu’elles allaient éclater pour de faux ?, me moquai-je, grinçant des dents intérieurement. Mar-haï… Les Yaragas n’auraient-il pas pu attendre un peu plus ?

— « C’est malheureux, » fis-je. « Mais ton serviteur vient de me dire que Treyl Rotaeda paierait la récompense… »

— « Et il la paiera, » assura Trylan. « Mais tu dois comprendre que, selon le contrat, les Gemmes devaient rester intactes. »

Je l’observai, pinçant mes lèvres. Mon Datsu se libéra un peu plus.

— « Si elles ont éclaté en mille morceaux quelques heures après… alors, nous ne pouvons pas être responsables, » dis-je. « Nos arts sont des arts de contact. Nous détruisons sur le moment, pas avec des effets à retardement. »

— « Certainement, certainement, » concéda Trylan. « La récompense sera payée. Je te fais confiance pour ne pas parler de la triste fin des Gemmes de Yaraé à tes compagnons. »

— « Si tu ne me l’avais pas dit, je ne l’aurais pas su, » répliquai-je.

— « Vraiment ? »

Nous nous regardâmes. Argh… Ce vieil homme semblait lire les pensées comme un inquisiteur. Je me rembrunis.

— « Ce n’est pas moi qui les ai brisées, nahô. »

Trylan haussa les épaules.

— « Non, bien sûr que non. » Il reprit sa tasse. « Les malheureux qu’il y avait à l’intérieur de ces Gemmes ont parlé d’un certain Kala, fils de Lotus, avant de détruire la relique. Certainement, ce n’est pas toi. »

Mon Datsu se délia brusquement. Les yeux de Trylan étaient sereins comme les eaux d’un lac. Les miens flamboyèrent comme deux boules de feu. Kala serra les dents. Sa peur surgit du néant comme un volcan. Peut-être venait-il de se rappeler que nous étions en plein territoire de la Guilde…

“Ne sois pas si froussard, Kala,” m’exaspérai-je. “Contente-toi de boire ce moïgat imbuvable et laisse-moi m’occuper de ça.”

Démons. Avoir accepté l’invitation avait été une erreur. Si seulement j’avais trouvé une bonne excuse… Je posai la tasse d’un geste calme.

— « Kala, fils de Lotus, » répétai-je. « Qui est-ce ? »

— « Mm. Cela ne m’étonne pas que tu ne le connaisses pas, » dit Trylan Rotaeda avec un clair accent de moquerie. « En réalité… » il prit une gorgée, « Kala n’est pas son véritable nom et ce n’est pas non plus le fils de Lotus. Peu de gens se rappellent ces temps. J’étais alors un apprenti runiste dans cette même académie dont j’allais devenir directeur des années plus tard. Cette aile où nous nous trouvons n’existait même pas. C’étaient des temps sombres, » se rappela-t-il, « où la Guilde n’était qu’une union disparate de familles qui rivalisaient entre elles. Ah ! Nous avons beau vouloir aujourd’hui vendre à tous que la Guilde existait déjà il y a soixante ans, en réalité, elle ne s’est appelée ainsi que quelques années avant la Guerre de la Contre-Balance. Ainsi va notre monde, qui se veut à la fois jeune parce qu’il est moderne et vieux parce qu’il est fiable. Comme a dit un jour ton oncle Varivak : donne aux yeux ce que les yeux veulent voir et aux oreilles ce qu’elles veulent entendre. L’espoir calme l’impatience et l’imagination emporte toutes les peines. Les saïjits, ne sommes-nous pas des créatures incroyables ? Bien sûr, Kala l’était aussi, » affirma-t-il. « Une créature avec plus de sang sur les mains qu’il ne doit sûrement se rappeler. Apparemment, il continue aujourd’hui à détruire des reliques. On dit que c’est l’un des Huit Pixies du Désastre, après tout. »

Se taisant, il tendit une main vers l’assiette de beignets, en prit un et fit un bref geste pour m’encourager à me servir. Kala ne se fit pas prier et il saisit un beignet ; moi, je demeurai pensif. Le discours du vieil homme n’avait pas de sens. Cela n’avait pas de sens s’il pensait que j’ignorais qui étaient réellement les Huit Pixies. Mais apparemment… ce n’était pas ce qu’il croyait.

Je reposai ma tasse vide.

— « Désolé, grand-père, mais les Pixies du Désastre n’existent pas. »

Kala me fit taire en enfournant le beignet. Ce n’est qu’alors que je me rendis compte de la familiarité avec laquelle j’avais traité le nahô. Bah, Trylan n’eut pas l’air de s’offenser. Il haussa les épaules.

— « Ils n’existent pas, dis-tu ? Drey Arunaeh, je sais que ta famille est connue pour ses manières directes et ses conversations sans fioritures et je sais aussi qu’elle ne parle pas plus qu’il ne faut. Je ne vais pas te faire dire ce que tu ne veux pas. Je ne suis pas un inquisiteur et tu peux être sûr que je ne parlerai de ça à personne : les Gemmes se sont brisées en plein o-rianshu, ce sont les Yaragas les responsables et les deux-cent-mille kétales iront à ton temple, ne t’inquiète pas. Néanmoins, tu ne peux me cacher la vérité. Ton aspect me le montre clairement. De même que ta main. »

J’ouvris grand les yeux et compris. Mar-haï. J’avais oublié de mettre les gants de destructeur, et les trois cercles de Sheyra barrés de trois traits apparaissaient clairement sur ma main droite. J’eus un tic nerveux. Par contre, Kala avait l’air de s’être remis et d’apprécier les beignets. Il en prit un autre de l’assiette en marmonnant :

— « Quel problème y a-t-il avec ma main, vieil homme ? Je suis un fidèle de Sheyra. C’est normal que j’aie trois cercles sur la main. »

— « Tu as tout à fait raison, » sourit Trylan. « Et, dans ce cas, mes paroles doivent te sembler celles d’un vieux sénile qui relate le passé en le mêlant aux légendes… Tu te demandes assurément pourquoi je t’ai fait venir jusqu’ici pour te parler de ça. »

— « Assurément, nahô, » confirmai-je sur un ton un peu sec.

Nous nous regardâmes sans ciller. Que voulait donc ce vieil homme ? Et que savait-il exactement ? L’expression presque enjouée, Trylan leva un index et sortit un petit livre de sa poche. Je l’observai avec curiosité tandis qu’il cherchait apparemment une page concrète. Finalement, il lut :

Qui es-tu vraiment, toi, fantôme double,
Flamme de lumière et d’obscurité ?
Es-tu mensonge ? Ou es-tu vérité ?

C’étaient les premiers vers du monologue théâtral peut-être le plus connu de Dagovil. Il racontait l’histoire de Shab, un homme au cœur bienveillant et blanc durant le rigu, et noir et monstrueux durant l’o-rianshu. Il n’avait pas choisi cette citation au hasard. Je roulai les yeux.

— « Un esprit si noble, dévoré de trouble, » complétai-je.

— « Tantôt ténébreux, tantôt généreux, » poursuivit Trylan, les yeux plus vifs, avant de refermer le livre. « Le fantôme double est mon œuvre préférée. Et sais-tu pourquoi ? Parce que le personnage de Shab est l’esclave du paradoxe et le plus grand fidèle que le dieu Dézéseth ait jamais eu. Un être de contradiction. Certains voient cela comme une fiction, mais de telles personnes déchirées entre le bien et le mal existent réellement. Je suppose que cela n’arrive pas aux Arunaeh… tant que le Datsu est en bon état, bien sûr. Malheureusement, comme pour toutes choses, il arrive que celui-ci se rompe parfois, n’est-ce pas ? C’est ce qui est arrivé à Lotus Arunaeh. »

Je soufflai de biais. Je me sermonnai : pourquoi diables continuais-je à feindre ? Le vieil homme disait qu’il n’en parlerait à personne et, même s’il mentait, ceci était l’occasion parfaite pour lui soutirer des informations et découvrir si la Guilde retenait réellement Lotus. Qu’est-ce que je risquais ? De dévoiler que j’avais un Pixie au-dedans ? Ça, le vieil homme l’avait déjà compris et je doutais que la Guilde aille s’en prendre à un Arunaeh et exerce des représailles pour des faits aussi anciens. Je lançai :

— « Lotus n’est pas très représentatif de ma famille. »

— « Non, » admit Trylan. Les commissures de ses lèvres s’étaient relevées de façon prononcée. « De fait, c’est tout le contraire. Il s’est impliqué dans le monde d’une manière qui ne serait venue à l’esprit d’aucun autre Arunaeh, n’est-ce pas ? » Il se pencha, s’appuyant sur la table. « Soyons directs, mon garçon. Je ne sais pas comment l’esprit d’un des sept fils de Lotus s’est retrouvé dans ton corps, mais je sais que les fusions bréjiques laissent à désirer et que ce genre de ‘résurrection’ comporte bon nombre de failles et de pertes de mémoire. Tu me suis ? »

— « Pas tout à fait, mais continue. »

Trylan hocha la tête.

— « En toute franchise, de nos jours, l’histoire réelle des Pixies a été oubliée peut-être même par les plus vieux de la Guilde. Par contre, l’histoire plus récente de Lotus est encore dans les mémoires, mais, à la demande de ta famille, ses agissements ont été occultés derrière son identité d’alors. »

— « Et vous l’avez emprisonné en faisant croire à ma famille que vous l’aviez tué, » dis-je calmement.

Trylan arqua un sourcil.

— « Qu’est-ce qui te fait penser cela ? »

Bah… Je lui répliquai par une autre question :

— « Pourquoi me parles-tu de tout ça à moi, nahô ? À ce que tu as dit, tu connais mieux mon oncle Varivak. Pourquoi t’adresser directement à un Arunaeh suspecté d’être un Pixie du Chaos ? »

— « Précisément pour cette raison, mon garçon ! » rit le vieil homme. « D’ailleurs, seuls les Pixies du Désastre se dénomment eux-mêmes les Pixies du Chaos. »

Ses yeux étincelaient. Attah…

— « Les Pixies du Chaos exècrent la Guilde de Dagovil, » dis-je. « Ne te paraît-il pas risqué d’en introduire un chez toi ? »

Kala approuva énergiquement par voie mentale. Trylan Rotaeda souriait, découvrant toute ses fausses dents.

— « En introduire un, dis-tu ? » Il marqua un temps. « Alors, tu te considères comme un Pixie ? »

Je soufflai.

— « Mar-haï, ce n’est pas ce que j’ai dit. »

— « Mais tu es curieux de savoir ce qui est advenu de Lotus Arunaeh, pas seulement parce que c’est un membre de ton clan mais parce que c’est aussi ton sauveur, » affirma-t-il.

Je le transperçai du regard. Je tendis la main et me servis une autre tasse de moïgat rouge en disant :

— « Laisse-moi deviner : tu sais où est Lotus. Tu sais peut-être même où est Boki, l’autre Pixie que la Guilde a volé. Et tu veux que je fasse quelque chose pour toi en échange de ces informations. »

— « En réalité, » admit posément Trylan, « j’étais surtout curieux de te voir et de m’assurer que Tojira ne s’était pas trompé. Sa vue est peut-être meilleure que la mienne, mais elle n’est pas non plus ce qu’elle était, et accepter que les Arunaeh aient laissé une telle chose t’arriver… eh bien, j’avais du mal à le croire. Toutefois, si tu veux vraiment savoir où est Lotus… » Il se tourna vers son protecteur encapuchonné, posté au coin de la pièce. « Kibo peut sûrement t’en parler. »

Mon attention se reporta sur la figure masquée. Ce protecteur connaissait Lotus mieux que Trylan ? J’écarquillai les yeux tout en me levant. Était-ce… ?

— « Père ? » balbutia Kala.

Le vieux partit d’un fou rire. Je sifflai.

“Tu veux bien arrêter de dire des sottises, Kala ? Ce type n’est pas Lotus.”

Et je dis :

— « Nom d’une harpie, nahô. Tu te moques de moi ? »

Trylan riait toujours et si fort que j’espérai qu’il n’allait pas avoir une crise cardiaque. L’encapuchonné bougea soudain et je le vis avancer vers moi. Il me dépassait d’une tête. Alors, il ôta son masque, dévoilant un visage gris et carré entouré de mèches bleues. Quand je croisai ses yeux, je ravalai ma salive. Ils étaient rouges. Rouges sur fond noir comme les miens. C’était incontestablement un fils de Lotus, mais ce ne pouvait pas être Roï, ni Tafaria qui était à présent une nurone, et ce n’était pas Lotus non plus, alors cela ne pouvait être que…

— « Boki ? »

— « Je suis Kibo, » me répliqua le masqué d’une voix profonde. Il jeta un regard impassible vers Trylan de Rotaeda, qui se calmait enfin. « Le maître me demande de te parler de Lotus ; alors, je vais t’en parler. » Et tandis que Kala emplissait nos yeux de larmes d’émotion, le dénommé Kibo reprit, presque comme s’il faisait un rapport : « Lotus a survécu à la guerre et il a été fait prisonnier par la famille des Norgalah-Odali. J’ai protégé Lotus jusqu’au jour où il a rejoint l’Académie. Alors, j’ai décidé de servir le maître… »

— « Boki ! »

Abandonnant soudain son immobilité stupéfaite, Kala cria et prit le géant dans ses bras en répétant :

— « Boki, c’est toi ! »

Le géant demeura comme une colonne de pierre. Son armure légère sentait l’encens et la transpiration. Je vis sa tête se tourner vers Trylan.

— « Maître… »

Il était mal à l’aise. Tout comme moi.

— « Kala, peux-tu arrêter d’embrasser les inconnus ? »

— « Mais c’est Boki, Drey, c’est Boki ! »

Les larmes coulaient à flots de mes yeux heureux. Des images d’un enfant silencieux, velu et bienveillant assaillaient mon esprit. Nous sentîmes soudain des mains fortes et gantées nous écarter, tandis que le garde persistait à dire :

— « Je suis Kibo. »

Trylan se leva, joignant ses mains avec le calme d’un moine.

— « Intéressant. Je commence à mieux comprendre ta situation, Drey Arunaeh… Deux esprits dans un corps, c’est quelque chose de fascinant. Je vais te faire une proposition. Je te dirai où se trouve Lotus, mais, en échange, tu devras me promettre une chose. »

Kala essuya ses yeux avec la manche de ma tunique de destructeur et inspira bruyamment.

— « Tu sais où est Lotus ? C’est vrai, grand-père ? Tu sais où il est ? » le pressa-t-il.

— « Oui, mais tu devras me pro… »

Kala l’interrompit par un sanglot et nous projeta à terre. L’émotion l’étouffait et engourdissait tous les membres de mon corps. Dieux, toujours aussi excessif…

— « P-Père, » bégaya-t-il. « Je veux le voir ! Où est-il ? »

Les yeux pleins d’espoir que nous levions vers le vieux Rotaeda arrachèrent à celui-ci une moue impatiente.

— « Par Dézéseth, c’est la première fois que je vois un Arunaeh faire une telle tête, Drey A… »

— « Drey, penses-tu, » le coupai-je. « C’est Kala ; moi, je n’ai rien à voir avec ça, je suis très calme et je te préviens que, si ta promesse est trop avaricieuse, je ne vais pas l’accepter. »

Kala bondit.

— « Ah non ? Je ferai n’importe quoi pour voir Lotus ! Si tu t’interposes sur mon chemin, Drey… ! »

— « Je ne peux pas m’interposer sur ton chemin : nous sommes dans le même corps, » lui répliquai-je, « et ne te mets pas hors de toi maintenant : nous sommes en train de négocier avec un membre de la Guilde, je te rappelle. »

Trylan toussota avec un amusement évident.

— « Que pense ta famille de tout cela ? »

Kala et moi, nous tournâmes les yeux en même temps pour le foudroyer. Je me relevai.

— « Que veux-tu qu’elle pense ? C’est mon corps. Notre corps. Nous faisons avec lui ce que nous voulons. Alors, nahô ? Quelle est cette promesse ? »

Trylan me regarda, l’air pensif. Kibo avait reculé de quelques pas, remettant son masque, mais il était resté à moins de distance qu’avant, comme si le comportement instable de l’invité de son maître l’inquiétait sérieusement. Je soupirai. Trylan avait dit que les résurrections comportaient souvent des failles et des pertes de mémoire… Rien de nouveau, mais il semblait que Boki était plus affecté que les autres Pixies, car, visiblement, il ne reconnaissait même pas son nom antérieur comme sien —même si celui qu’il se donnait à présent n’était en fait qu’une simple inversion de syllabes.

— « Bien, » dit alors Trylan. « Tu dois sûrement connaître Erla, ma petite-fille et fille-héritière de la famille. »

— « Je n’ai pas ce plaisir. »

Je savais seulement qu’on avait envoyé mon compagnon de travail l’aider à choisir un anobe. Le vieil homme eut l’air franchement surpris.

— « Bon… Je suppose que je ne devrais pas m’en étonner. Les Moines du Vent ne sont pas particulièrement assidus à la Cour de la Guilde. Où en étais-je ? Ah, oui. Erla, contrairement à son père, a un esprit aventurier et bagarreur. Et un grand talent pour les runes. L’année dernière, à quinze ans seulement, elle est arrivée deuxième à la Coupe Celmiste de Dagovil. »

Sa voix débordait de fierté. Je demeurai impassible et, après un silence, il poursuivit sur un ton patient :

— « Erla est décidée à voyager à la Superficie pour participer au Festival de Trasta. Son père lui a dit que non, mais tu sais bien comment sont les jeunes. Erla pense y aller de toute façon. Alors, je… »

— « Tu vas l’en empêcher, » devinai-je.

— « L’en empêcher ? Je suis son grand-père ! » protesta-t-il sur un ton défensif brusquement moins posé. « Si elle veut se rendre au Festival et faire d’autres compétitions, comment vais-je m’y opposer ? Imagine-toi que tu as une petite-fille ravissante et particulièrement brillante et que tu l’aimes de tout ton cœur… »

— « Je ne peux pas me l’imaginer, » le coupai-je. « Alors, que veux-tu que je fasse ? »

— « Que tu l’accompagnes. Avec Kibo. »

— « À Trasta ?! » croassai-je, incrédule. C’était la capitale de Rosehack, c’était à la Superficie, en quoi un destructeur de roche allait-il être utile à cette jeune fille gâtée ?

— « Je paierai tous les frais du voyage, bien entendu. Acceptes-tu ? »

Je regardai le vieil homme, l’expression interdite. Il m’adressa un léger sourire.

— « Si tu la voyais, tu accepterais immédiatement, mon garçon. »

Euh. Était-ce là son meilleur argument ?

— « Les Arunaeh, nous ne nous laissons pas autant influencer par les apparences, nahô. N’as-tu vraiment pas trouvé une personne plus appropriée pour ce travail ? »

— « Vraiment, crois-moi. En plus, les Arunaeh ne m’ont jamais déçu. Sache qu’en échange, tu gagneras mon appui… et je ne parlerai pas de Kala, bien sûr. »

Je demeurai un instant silencieux, considérant son offre. Elle prenait une meilleure tournure. Avoir l’appui d’un membre de la deuxième famille la plus influente de la Guilde, même si cela venait d’un vieil homme… Trylan roula les yeux.

— « J’ai oublié de te dire. Erla est adoptée. Par un de ces hasards de la vie, elle est devenue la fille-héritière des Rotaeda. Elle a gagné un pari contre son frère en le battant aux examens de l’académie ; elle a obtenu les meilleures notes de toute sa promotion. Tel est son talent. Mais, en tant que grand-père, je la connais suffisamment bien pour savoir que le poste de leader du clan ne ferait que gâcher sa vie. Je le dis par expérience, alors… apprends à la connaître, Drey Arunaeh. Peut-être que toi… ou Kala… vous pouvez lui insuffler un peu de prudence. En l’aidant à se rappeler, peut-être… Je sais que sa résurrection l’a totalement changé et qu’Erla n’est pas Lotus. Mais qui sait, un incident ou un évènement peut l’aider à se rappeler le passé. Si elle s’intéressait à la bréjique, elle pourrait devenir la celmiste la plus puissante de toutes les Cités de l’Eau. Bien entendu, je vous fais confiance pour garder ceci secret. Elle, elle n’est au courant de rien. »

Un profond silence tomba dans la pièce. L’ambition brillait dans les yeux du vieil homme. J’expirai très lentement, essayant de calmer Kala, bien que moi non plus je n’arrive pas à assimiler ce que Trylan venait de nous dire. D’après lui, Erla était… Erla était… Par Sheyra, Lotus s’était réincarné dans une fillette ? Et les Rotaeda l’avaient adoptée ? Quel était ce délire ? Kala laissa échapper un hoquet. Il semblait sur le point de se précipiter vers la sortie pour aller voir cette fille dans la cour. Je le retins. J’avais besoin de réponses. Je rivai mes yeux sur le visage de Trylan Rotaeda. Je savais que ceux de la Cour étaient des professionnels de l’intrigue et de la fourberie. Était-il en train de me jouer un tour ? Me révéler que sa petite-fille portait en elle l’esprit du Grand Mage Noir était risqué.

— « Pourquoi l’avez-vous adoptée ? » fis-je.

Trylan roula les yeux.

— « Qui ne voudrait pas avoir un génie chez soi ? Elle ne se souvient pas de Lotus, ni de ses connaissances, mais elle apprend à une vitesse incroyable. Nous nous en sommes rendu compte les premiers et nous avons devancé les Norgalah-Odali. À cinq ans, elle se distinguait déjà. C’est le petit joyau de notre famille. »

Je fis une moue méprisante.

— « Pourquoi alors courir le risque qu’elle se souvienne ? Tu dis qu’elle ne sait rien. Si vous ne lui avez rien raconté au sujet de Lotus, c’est que tu ne veux pas qu’elle l’apprenne. »

— « Je ne veux pas que cela la perturbe, » affirma le vieil homme. « Mais si elle réussissait à se souvenir de ses arts bréjiques… Étant donné que Lotus était peut-être un des bréjistes les plus habiles de ton clan, sinon le plus habile… »

— « En fait, tu as l’intention de voler des connaissances bréjiques à mon clan et tu me le dis en face, » dis-je calmement. « N’aurait-il pas été plus utile de demander à mon oncle de lui enseigner la bréjique pour réveiller ses souvenirs ? »

Trylan secoua la tête.

— « J’ai déjà essayé. Varivak a refusé. Il dit qu’il est un inquisiteur, pas un maître. Et le professeur bréjiste de notre académie… Erla ne l’aime pas. C’est compliqué. De toute manière, tu n’aurais rien à faire de particulier. Tu aurais juste à l’accompagner. Étant donné qu’elle est la réincarnation de Lotus… cela ne devrait pas te déranger. Et étant Arunaeh… je suis sûr que tu supporteras son caractère. »

Il se racla la gorge. Son caractère ? Il leva une main.

— « Je viens de me rappeler que je dois aller présenter mes félicitations au nouveau couple Isylavi. Ils doivent avoir terminé la cérémonie maintenant… Je trouverai le moment opportun pour te présenter Erla. Si tu me dis où tu loges, je te tiendrai au courant. »

Kala me vola le corps pour protester :

— « Je ne vais pas voir Lotus maintenant ? Mais avant tu as dit que… »

— « Je préfèrerais m’assurer qu’elle ne va pas t’envoyer promener aux quatre vents, » le coupa Trylan. « La connaissant, ce ne serait pas impossible. »

Euh… Promener aux quatre vents, hein ? Je secouai la tête. Si Lotus avait été retenu prisonnier par la Guilde, je n’aurais assurément pas pris la décision téméraire de le sauver sans l’appui de ma famille, mais, là, il s’agissait d’une jeune fille apprentie de l’Académie, fille-héritière des Rotaeda… Mar-haï, je ne perdais pas grand-chose à rencontrer Erla même si elle ne se rappelait pas sa vie passée et, en plus, j’aurais ainsi une bonne excuse pour quitter Dagovil et retourner à la Superficie… Je m’imaginais déjà à nouveau allongé sur l’herbe verte entre Yanika et Livon, regardant les nuages. Je me moquai de moi-même et lançai :

— « Le Maillon. C’est là que je logerai ces jours-ci. » Trylan acquiesça, satisfait. Je vis venir le moment où il allait mettre un terme à la conversation et j’ajoutai : « Juste une question. Si elle a seize ans, Lotus s’est forcément réincarné il y a moins de seize ans. Qui était-elle avant et pourquoi Lotus s’est-il réincarné ? »

— « Pourquoi ? Eh bien… d’après ce qu’on m’a raconté, Lotus se refusait à le faire, mais on l’a forcé, d’une façon ou d’une autre. Il était malade et je suppose que les Norgalah-Odali voulaient éviter qu’il meure et que tant de connaissances ne se perdent avec lui. Quant à elle… » il haussa les épaules. « les dieux savent d’où ils l’ont sortie. Ses origines ne m’importent pas de toutes façons. »

— « Dirais-tu la même chose si ta petite-fille avait été une bonne à rien ? » me moquai-je.

Les yeux pâles de Trylan me parurent soudain glaciaux quand ils se posèrent sur moi.

— « Il n’y a pas de bons à rien chez les Rotaeda, jeune mahi. Et s’il y en a, on les laisse dans l’ombre. Les Arunaeh ne font-ils pas de même ? »

Je lus dans sa question un sens implicite qui me troubla. Faisait-il allusion à Yanika ? Au Sceau ? Ou à moi ? Il reprit sur un ton léger en disant :

— « Bon ! Merci pour cette conversation. Je parlerais volontiers plus longuement, mais les responsabilités m’appellent même à mon âge. »

Je m’inclinai profondément, jetant un coup d’œil à Kibo. Le Pixie évitait de me regarder, conservant une pose de garde impeccable. Se pouvait-il qu’il ait vraiment tout oublié ? Je percevais le malaise de Kala et devinai que lui non plus ne savait pas comment agir.

“Nous allons partir comme ça, sans rien dire à ton frère ?” demandai-je.

Kala hésita. Et à ma surprise, il répondit :

“Nous aurons le temps de parler quand nous voyagerons à Trasta. Il a dit que lui aussi viendrait…”

Il se dirigea vers la sortie d’une démarche décidée. Impossible, pensai-je. Kala, attendre ? Depuis quand était-il si patient ? Avec un Pixie en face de lui… ! Comme je m’en doutais, il ne put se contenir. Arrivé devant la porte coulissante, il se retourna et fixa des yeux intenses sur le masque du grand saïjit.

— « Boki. Peut-être que tu ne te rappelles rien… mais je t’aiderai à te rappeler. Je te le jure sur le Rêve des Pixies. »

Masqué comme il était, nous ne pûmes voir sa réaction. Kala s’éloigna et, cette fois-ci, je n’oubliai pas d’enfiler mes gants. Si Trylan avait comparé mon aspect avec celui de son serviteur, les Norgalah-Odali le feraient sûrement. Qui sait, peut-être que Zenfroz, le commandant des Zombras, l’avait déjà compris… J’espérais seulement que cela n’aurait pas de conséquences fâcheuses.

Quand je descendis dans la cour de l’Académie, je ne vis Bluz nulle part ni aucune jeune fille vêtue de bleu. Erla avait donc déjà dû choisir son anobe. Était-elle déjà en train de préparer son voyage à Trasta ? Tandis que nous avancions entre les statues des Quatre Inventeurs, droit vers le portail, je secouai la tête.

“Lotus, une fille-héritière, et Boki, un garde des Rotaeda. Sheyra équilibre les choses d’une étrange façon, tu ne trouves pas, Kala ?”

Le Pixie arqua un de nos sourcils. Et il s’arrêta net au milieu de la place.

“Équilibrer ?” répéta-t-il. “Non. L’Équilibre n’existe pas si Lotus ne peut pas se souvenir. Les dieux n’existent pas si mes frères ne savent pas qui ils sont. Les rêves n’existent pas si on les oublie.” Il ferma les poings gantés avec tant de force que cela nous fit mal à tous deux. “Nous n’existons pas si nous ne savons pas qui nous sommes. C’est pour cela que Boki me préoccupe tant, Drey…”

Notre vue s’emplit de points noirs tandis que Kala donnait libre cours à un flot d’émotions chaotiques.

“Que veux-tu dire ?” m’inquiétai-je.

“Boki,” murmura-t-il mentalement. “Boki a perdu le lien. Quand je touche un frère, je sens toujours quelque chose. Un lien qui nous unit. Lotus l’a créé avant de nous mettre dans les larmes. C’est nous qui lui avons demandé de le faire, de même que les cercles de Sheyra. Mais je n’ai pas senti le lien de Boki…”

“Attends une seconde,” le coupai-je, incrédule. “Tu es en train de me dire que Lotus a créé un lien bréjique entre vous et qu’il s’active quand vous vous touchez ? Ça, c’est nouveau. Quelle sorte de sortilège est-ce là ?”

“C’est à moi que tu le demandes ?” marmonna Kala. “Je ne comprends rien à ces choses. Si j’avais fusionné avec toi et que j’aie appris la bréjique, peut-être que j’aurais su en faire autant que Rao et Lotus.”

“Ne t’en fais pas, tu n’aurais pas pu. Tu n’arrives même pas à apprendre à lire,” me moquai-je.

Kala grogna. Je perçus aussitôt son état d’âme et soufflai.

“Tu ne vas pas t’offenser, quand même ?”

Il ne me répondit pas et reprit la marche dans la cour. Il s’était offensé. Attah… J’ajoutai :

“Il n’y a pas de mal à ne pas savoir lire, Kala. Chacun a ses qualités, et ne pas savoir faire quelque chose peut aussi être un avantage.” Je marquai un temps. “Allons, Kala, ne te fâche pas, c’est ridicule. C’est pour cela que j’aimerais parfois que mon Datsu te protège, toi aussi ; comme ça tu cesserais de te comporter comme un gamin. Mar-haï, tout de suite, tu devrais être joyeux : nous allons voir Lotus sans avoir à le sortir d’aucune cellule de la Guilde ; nous devrons tout au plus échapper à la surveillance de son père. Je suis sûr que Rao va ressentir une déception de mille démons, avec tout l’attirail qu’elle a introduit dans la ville… Kala ?”

Nous arrivions déjà au portail et j’avais remarqué un changement dans l’état d’âme du Pixie. Je plissai un œil.

“Tu m’écoutes, Kala ?”

Nos lèvres se tordirent en une moue moqueuse.

“Mmpf. Non. Pour quoi faire ? Tu ne disais que des bêtises. Tu sais bien que je ne m’offense pas si facilement.”

Heureusement que, moi non plus, je ne m’offensais pas… Kala n’ajouta rien et il me laissa même contrôler le corps sans protester. Diables, à quoi pouvait-il bien penser ? À Lotus ou à Boki et à son lien perdu, qui sait. Quoi qu’il en soit, il était inhabituellement méditatif.

Je venais de franchir le portail quand je sentis un soudain courant d’air sur ma droite : une main me saisit par le bras et me tira. Je rattrapai mon équilibre tout en voyant quatre anobes entrer dans l’Académie à vive allure. Quels endiablés… J’allais regarder mon sauveur quand, soudainement, un des quatre cavaliers attira mon attention. Une jeune fille, sur un anobe de race rouge-noire, portait une robe bleue. Kala inspira, décontenancé, en voyant passer le jeune visage souriant de la kadaelfe. Ses deux tresses entrelacées, d’un bleu saphir, étaient ornées de perles argentées. Un instant, je revis l’image de Lotus avec son masque blanc… et je souris, arrêtant Kala avant qu’il ne fasse une bêtise.

“Si tu l’appelles ‘Père’, je te jure que je ne mets pas un grain de sel à mes plats durant un mois,” le prévins-je.

Kala demeura immobile, mais il répliqua à voix haute :

— « Mon sauveur vaut tout le sel du monde. »

À côté de moi, Saoko me jeta un regard las.

— « Tu m’agaces. Je ne suis pas ton sauveur. »

Je lui adressai un grand sourire.

— « Si, si, je t’assure, je pense que tu vaux tout le sel du monde, Saoko. Sans toi, les dokohis m’auraient empalé, Kala n’aurait pas retrouvé Rao et les anobes m’auraient écrasé… Comment as-tu su que j’étais là ? »

Le Brassarien tordit ses lèvres et indiqua quelque chose du menton, de l’autre côté de la large avenue. J’arquai un sourcil, curieux, et regardai. Là-bas, il y avait une taverne avec une terrasse couverte de vitres transparentes. Je la reconnus : c’était l’aile nord de La Vanganise. Postée derrière une fenêtre, je vis Yanika lever la main vers moi et, ce fut sûrement mon imagination, mais je crus percevoir son aura joviale depuis là. En m’approchant avec Saoko, je constatai qu’elle se trouvait avec Yodah et de nombreux convives… Presque tous avaient les yeux rivés sur une personne, en bout de table : Perky d’Isylavi. Le drow roux levait un verre à ses invités et se tournait, rayonnant, vers une humaine. Tous deux revêtaient des tuniques orange, symbole de l’union. Je souris largement. Le scientifique était finalement bien arrivé à temps pour réaliser son rêve.

J’entrai dans la taverne et, cette fois, Saoko ne me suivit pas : je devinai que, de toute façon, les gardes, à la porte, ne l’auraient pas laissé entrer avec tant d’armes. Quand j’arrivai dans la salle, le discours des fiancés était déjà terminé et les gens étaient debout, causant par petits groupes. Je m’avançai vers Perky et lui souhaitai bonne fortune avec courtoisie. Le scientifique inclina la tête, radieux, et se tourna vers son épouse qui bavardait un peu plus loin d’une voix joyeuse. J’eus l’impression qu’il ne m’avait même pas reconnu. Il devait être vraiment ému.

Je m’éloignai, cherchant Yanika et Yodah parmi tant de visages —il y avait tant de monde dans la salle que je parvenais à peine à distinguer l’aura de ma sœur. J’étais en train de contourner une table et un grand pot avec une plante exotique quand je tombai sur le maître Draken assis dans son fauteuil roulant. Il tenait une coupe à la main. Je souris intérieurement et m’approchai, le saluant :

— « Je crois que c’est la première fois que je te vois un verre à la main au lieu d’une bouteille, maître. »

Draken m’adressa une moue moqueuse.

— « Toujours aussi subtil. Alors, toi aussi, tu es là. On m’a raconté que tu as travaillé pour la Guilde et que tu as emporté une belle récompense. Cela paie mieux que le travail avec ces chasseurs de primes, hein ? »

Je haussai les épaules, pensant que l’argent gagné irait directement payer la dette de mon frère, ce dont je ne me repentais pas : ne pas avoir encore détruit le diamant de Kron qu’il m’avait donné me dérangeait davantage. Une voix derrière moi lança alors :

— « Drey ! »

Je me tournai et vis Pargwal d’Isylavi passer près de moi. Le jeune Moine du Vent me murmura :

— « Je me réjouis que tu sois rétabli. La tâche n’était pas facile. »

Il le disait avec sincérité. Je compris qu’il était au courant de notre aventure avec les Gemmes de Yaraé. L’affaire l’intéressait, logiquement : lui, il avait subi les effets de cette relique durant plus longtemps. Il avait l’air remis cependant, quoique sa peau sombre de drow soit un peu pâle. Je lui répondis par un petit sourire.

— « Qui est le meilleur alors ? »

Pargwal ouvrit légèrement plus grand les yeux et, soudain, il partit d’un éclat de rire.

— « Tu veux faire une autre bataille rocale ? »

— « Si tu t’ennuies, » acceptai-je. « Je vais rester quelques jours dans la capitale. Au fait, remercie ta mère pour le bouillon. Il était délicieux. »

Pargwal s’esclaffa.

— « Toi aussi, tu as dû en boire ? Par tous les dieux, si tu savais combien de bouillons revigorants elle nous préparait quand on était petits… Ce n’est pas pour rien que je me suis fait ordonner au temple. Je me demande comment mes frères sont encore en vie. »

— « Je t’ai entendu, fils ingrat ! »

Une drow, éblouissante dans son élégante robe, s’arrêta près de nous et asséna un coup d’éventail à Pargwal. Euh… ?

— « Mère… » protesta Pargwal. « Je plaisantais… ou peut-être pas, » ajouta-t-il tout bas.

Les yeux rouges de Rayel d’Isylavi se posèrent sur moi. Je m’inclinai.

— « Merci pour ta potion revigorante d’hier, nahô. »

Rayel ouvrit et agita son éventail en affirmant :

— « Mais je t’en prie. Déjà que mon fils a peu d’amis, je n’allais pas permettre qu’il en perde un. » L’expression de Pargwal se crispa tandis qu’elle continuait : « Tu dois être Drey Arunaeh, n’est-ce pas ? Je vois que les rumeurs sur ton étrange apparence sont vraies. Cette mutation… comme elle a l’air intéressante ! Elle affecte même ton Datsu ? Ou simplement son aspect extérieur ? Et ces yeux… Ho ! Ton ami est intrigant, Pargwi. »

Rayel d’Isylavi était sans nul doute une alchimiste née, vu comme elle s’intéressait à mon cas avec une telle spontanéité… Pargwal ouvrit la bouche avec tout l’air de vouloir se porter à ma rescousse. Je pris la parole avant.

— « Heureusement la mutation n’affecte pas mon Datsu. Merci pour ton intérêt, nahô. Tant que j’y pense, le Grand Moine du Vent m’a demandé hier de te remettre une lettre. Si cela ne te dérange pas que je te la donne maintenant… »

Je sortis ladite lettre de mon sac et la lui tendis. Rayel passa son éventail à son fils et, à ma surprise, ouvrit la lettre sur-le-champ. Elle la lut en quelques secondes, leva son regard vers moi et une lueur d’amusement passa dans ses yeux emplis d’une bienveillance condescendante.

— « En post-scriptum, le Grand Moine charge le porteur de la lettre de s’assurer que Pargwal est en bonne santé et il vous demande à tous deux de rester en contact. On dirait qu’il veut que vous formiez équipe. Qu’en dis-tu, Pargwi ? »

Sans attendre de réponse, Rayel récupéra son éventail et s’éloigna, saluant d’un simple geste de la tête. J’avalai ma salive. Que nous formions équipe… ? Voulait-elle parler d’une équipe de destructeurs ? Lustogan et Sharozza avaient travaillé en équipe, avant, comme bien d’autres jeunes destructeurs ; c’était une chose qui se faisait couramment afin d’accomplir des missions mais… Ce vieux furet… il voulait clairement m’attacher à une équipe pour éviter que je reparte à la Superficie avec les Ragasakis. Tch.

— « Je… » toussota Pargwal. Apparemment, la nouvelle l’avait surpris autant que moi. « Je suppose que… si c’est le Grand Moine qui l’a proposé, il ne me reste qu’à accepter. »

Quelle genre d’acceptation était-ce là ? Je soufflai.

— « Cela n’a rien de personnel, Pargwal, mais je n’ai pas l’intention d’accepter des travaux de destruction dans les mois à venir. »

— « Hein… ? Euh… Moi non plus, » assura Pargwal en croisant les bras. « J’ai l’intention de faire comme Perky, de profiter de la jeunesse et de me marier. Oui. Enfin, je ne sais pas encore avec qui… » Il lança un coup d’œil au nouveau marié qui bavardait, un peu plus loin, et il sourit. « Mar-haï, ce Perky, quel chanceux ! Cette jeune fille n’est peut-être pas fortunée, mais elle est charmante. Prions pour avoir autant de chance, Drey… ! Quoique, maintenant que j’y pense… » Il me regarda avec curiosité. « J’ai entendu dire que, toi, tu avais déjà des connaissances. »

Il faisait probablement allusion à Rao. Les nouvelles volaient comme les païskos. Je roulai les yeux. Je ne sus que répondre. Heureusement, à cet instant, Perky appela ses frères, car il voulait faire une image fixe avec ces appareils récemment inventés que certains appelaient des capteurs. Les groupes se dispersèrent et je pus enfin m’approcher de Yanika et de Yodah, près des baies vitrées. Méwyl les avait rejoints ; sous son bras, il portait deux livres marqués du sceau de la bibliothèque de l’Académie. Il n’avait pas l’air d’être venu à la fête volontairement et je devinai que le fils-héritier l’avait traîné là d’une façon ou d’une autre. Ce dernier me jaugea de l’œil.

— « C’est la première fois que je vois un Moine du Vent avec une tunique et des gants de destructeur à un mariage, » fit-il.

Je jetai un coup d’œil sur ma tenue, surpris. Je ne m’en rendais compte que maintenant. Yanika sourit largement.

— « Ça lui va très bien ! » assura-t-elle. « Frère, c’est la première fois que j’assiste à une noce ! C’est presque comme si j’étais entrée dans le panthéon des dieux. Le prêtre du temple parlait en vers. Je ne savais pas que les Écritures Sacrées de Mahura étaient si jolies ! »

— « Tu viens d’avouer que tu ne les as pas lues, » me moquai-je.

Yanika poussa les lèvres en avant, amusée.

— « Je parie que toi non plus. Comment s’est passé ton travail ? »

Je souris et enfonçai les mains dans les poches de ma tunique, en répondant :

— « Parfaitem… »

Je me tus brusquement quand je touchai, dans ma poche gauche, un objet métallique à la forme allongée. Euh… ? Le sortant pour le regarder, je pâlis. C’était la clé, la relique des Rotaeda qui avait été libérée par les Gemmes. Je me rappelais l’avoir mise là dans la salle des runes, mais…

— « Mille harpies, » laissai-je échapper dans un murmure étouffé. Yanika et Yodah haussèrent les sourcils en même temps, Méwyl me regarda, intrigué, et je chuchotai : « Pourquoi m’arrive-t-il des choses pareilles ? J’ai mis la relique dans ma poche sans réfléchir. J’avais complètement oublié. »

— « Tu as gaffé, » se moqua Kala.

Ce maudit Pixie se fichait de moi… Yodah tendit la main.

— « Je peux la voir ? »

Il me la prit et je remarquai que son Datsu s’étendait davantage sur son visage. Je m’empourprai. Diables. Mais pourquoi personne ne s’en était rendu compte avant ? Une relique n’était pas un morceau de ferraille… Soudain, à ma stupéfaction, Yodah mit la clé dans sa propre poche et dit posément :

— « Tout va bien. C’est à nous. »

À nous ? J’échangeai un regard abasourdi avec ma sœur, et le fils-héritier de notre famille expliqua par voie mentale, se tournant vers la salle animée :

“La Guilde nous avait dit qu’elle avait été perdue durant la guerre. Je ne l’avais jamais vue, mais ça ne peut être que ce que je crois : la Clé de l’Esprit. Elle porte le symbole de Sheyra sur la tige, tu n’as pas remarqué ? C’est à nous,” affirma-t-il. Et ses lèvres se courbèrent. “C’est sûrement pour cela qu’ils ne t’ont rien dit : parce qu’ils ont pensé que tu l’avais reconnue et que tu ne voulais pas la rendre. Vu que tu es sorti de l’Académie, je parie que tes clients étaient les Rotaeda, n’est-ce pas ? Je ne crois pas qu’ils aient jamais beaucoup utilisé cette relique… On raconte que seule Dahila, la Cinquième Scelliste, savait l’utiliser correctement. Mais je crois qu’elle va nous être particulièrement précieuse.” Il adressa un petit sourire à Yanika et me regarda avec une satisfaction amusée. “Que la vie est curieuse, n’est-ce pas ?”

Je le regardai un moment sans réagir. Les Rotaeda avaient donc oublié volontairement la relique ? Parce qu’ils croyaient que je l’avais reconnue… ? Brusquement, Yanika se mit à rire.

— « Tu ne savais vraiment pas que tu l’avais emportée, frère ? »

Elle se tordait de rire et les invités de Perky, déjà joyeux, commencèrent à rire eux aussi, certains plus ouvertement que d’autres. Je roulai les yeux, mon Datsu légèrement délié.

— « Yani… Heureusement que nous ne sommes pas à un enterrement. »

Nous entendîmes alors un soufflement et, Yodah et moi, nous nous retournâmes brusquement vers Méwyl. Son expression, l’espace d’un instant, ne nous laissa pas de doutes : il avait ri ! Je découvris toutes mes dents et dis :

— « J’ai gagné le pari. »

— « C’est Yanika qui a gagné, pas toi, » protesta Yodah.

— « Il a ri parce que j’ai parlé de l’enterrement. »

— « Comment le sais-tu ? »

— « Parce qu’il a ri juste après, » intervint Kala, m’appuyant.

J’éprouvai un élan de sympathie pour le Pixie. Dans la salle, on entendait toujours des rires, mais Yanika s’était remise et elle nous regardait, intriguée. Yodah déclara :

— « Demandons-lui. Oncle Méwyl… »

Nous nous rendîmes compte alors que Méwyl s’était éloigné, probablement ennuyé par notre pari d’enfance. J’échangeai un regard avec Yodah et soufflai de biais :

— « Bon, c’est Yanika qui gagne. »

— « Qui gagne quoi ? » demanda celle-ci, déconcertée.

Nous la regardâmes tous deux avec curiosité. Quel souhait nous demanderait-elle ?