Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 4: Destruction

16 La voix du clan

« Si tous les frères jumeaux étaient comme Lotus et moi, ce monde serait un désastre. »

Sombaw Arunaeh

* * *

Lorsque nous parvînmes en vue du village, nous le contournâmes jusqu’au bas du Chemin Bleu qui montait vers le Temple du Vent. Plus d’une âme nous avait déjà vus et j’étais certain que le Grand Moine était au courant de notre arrivée. J’aperçus Rao, Jiyari et Saoko assis sur une roche au pied de la colline et, face à mon regard interrogateur, Rao lança :

— « Le fiancé nous a filé entre les mains, il a esquivé l’invitation du Grand Moine et il est parti comme le vent sur un anobe de l’étable. »

— « Un départ rapide, » soufflai-je.

Je sentis que la Pixie établissait une connexion bréjique avec moi et je demandai :

“Crois-tu qu’il ne peut vraiment se souvenir de rien au sujet du laboratoire ?”

“J’en suis sûre. La seule chose que je ne sais pas, c’est si, étant lui-même un peu bréjiste, il ne serait pas capable de découvrir que ses souvenirs ont été effacés.” Elle s’approcha et, percevant soudain la présence d’un nouveau lien bréjique, elle regarda Sombaw, avec les bras croisés et une moue inquisitrice. “Alors… Tu lui as tout raconté, n’est-ce pas ?”

“Il marchait très lentement…” toussotai-je.

Les yeux usés de Sombaw étincelèrent.

“Alors, c’est toi l’apprentie de mon frère Lotus ? Aéma la Disciple du Grand Mage Noir. On te surnommait ainsi pendant la guerre, n’est-ce pas ?” Il marqua une pause. “Dis-moi, a-t-il été un bon maître ?”

Les yeux de la Pixie le scrutèrent.

“Il l’a été.”

Sombaw acquiesça, pensif.

“Mm. Mais vous vous êtes séparés très tôt sans qu’il ait pu tout t’enseigner, n’est-ce pas ? Cela a dû être dur de réincarner des esprits sans aide. Assurément, tu dois vraiment beaucoup les aimer.”

Il parlait des Pixies. Rao sourit de toutes ses dents, me regarda et répondit à voix haute :

— « De tout mon cœur. »

À cet instant, Kala ressentit une vive émotion pour elle. Je m’empourprai et mon Datsu se libéra. Je m’éclaircis la voix.

— « Montons. »

À peine arrivés en haut, je vis apparaître par la porte du temple plusieurs silhouettes bien connues. Le Grand Moine et son conseiller Dalfa, bien entendu. Mais pas seulement. Ils étaient accompagnés de deux Arunaeh : mon père et Méwyl. Que pouvait bien faire là le frère du leader du clan ? Alors, avant que nous ne les rejoignions, je perçus l’aura anxieuse de Yanika. Je la vis sortir du temple en courant, suivie de Yodah.

— « Frère ! » souffla-t-elle.

La joie de la voir me fit oublier tout le reste et je souris largement en m’avançant.

— « Yanika. Ça va ? »

Ma sœur acquiesça fermement, portant la main sur sa tempe, là où s’était trouvée la blessure que le médecin du commandant des Zombras avait soignée, il y avait à peine une semaine.

— « Avant-hier, on m’a enlevé les points et nous sommes arrivés au temple hier, » répondit-elle. « Yodah a dit que tu étais allé à Dagovil. Nous n’espérions pas te revoir si tôt ! » Elle sourit en voyant mes compagnons. « Salut, Jiyari ! Et Saoko ! Tu es donc revenu ! » se réjouit-elle. Ses yeux noirs se posèrent sur Rao. « Qui… ? »

Elle se tut, parce que la présence de tant d’Arunaeh adultes l’intimidait. Souriant, je posai une main sur ses tresses avant de me tourner vers Yodah, Méwyl et mon père. Sombaw les saluait avec sérénité :

— « Salut, la famille. Salut, Grand Moine. Comment vas-tu ? Cela fait longtemps que je ne passais pas par là. »

— « Assurément, peut-être vingt ans ? » estima le Grand Moine. « S’il te plaît, sens-toi comme chez toi et permettez-moi de tous vous inviter ce soir à dîner. Ce n’est pas tous les jours qu’on a tant d’Arunaeh réunis à la fois dans mon Ordre. Un tel honneur vaut bien un dîner. »

Méwyl fit un geste sec de la tête, pour faire signe qu’il acceptait l’invitation. Le Grand Moine ajouta :

— « Drey. Si ça ne te dérange pas, passe me voir avant le dîner. »

J’acquiesçai.

— « Avec plaisir, Grand Moine. »

Quand le leader de l’Ordre du Vent s’en fut, je remarquai les regards inquisiteurs de tous, posés sur moi.

— « Rentrons à la maison, Fralm, » proposa Méwyl à Père. « Nous mangerons tranquillement tout en causant. »

Ils se mirent en marche, descendant la colline. Rao toussota mentalement.

“Y a-t-il des auberges dans le village ?”

Je compris que ni Rao ni Jiyari ne se sentaient à leur place au milieu de tant d’Arunaeh. Je répondis à voix haute :

— « Il y a une auberge dénommée Le Gant Rouge. Avez-vous de quoi payer ? »

Rao roula les yeux.

— « J’ai de quoi. On se voit demain. »

“Si tu as un problème, tu sais où nous trouver,” ajouta-t-elle.

Une nouvelle fois, j’eus cette impression que Rao me voyait un peu comme le petit Kala atterré qu’elle devait encore protéger. En arrivant en bas, je tapotai l’épaule de Jiyari.

— « Passez un bon après-midi et profitez-en pour visiter le lac et la cascade. Peut-être que je pourrai vous rejoindre… si j’ai le temps. »

Je vis Rao et Jiyari s’éloigner vers le village. Dans l’aura de Yanika, transparaissait la déception.

— « Ne peuvent-ils pas eux aussi rester dormir à la maison ? »

— « Ils ne logeraient pas, sœur, » me moquai-je. « Moi-même, je dormirai au temple. »

— « J’ai acheté une maison plus grande, » répliqua Père sans se retourner ni ralentir le pas. « Toi, tu loges. Ceux qui ne logent pas sont ceux qui ne sont pas de la famille. Par exemple, le drow qui te suit. »

Il faisait allusion à Saoko. Fichtre, c’était vrai, il me suivait si bien que, parfois, j’oubliais qu’il occupait de la place… Je roulai les yeux face à cette pensée cruelle et dis :

— « Saoko ne dérange pas, Père. C’est Lustogan qui l’a envoyé. »

— « Peu m’importe qui l’a envoyé, fils. Il n’entrera pas chez moi. »

Je ne dis rien. L’aura de Yanika s’emplit de reproche.

— « Ce n’est rien, Yani, » murmurai-je. Et je souris, reprenant plus haut : « Je louerai une chambre au Gant Rouge et je dormirai avec Saoko et mes autres compagnons. Si tu veux te joindre à nous, Yani… »

Le visage de ma sœur s’illumina.

— « J’irai ! Je veux connaître la fille qui t’accompagnait. Kala et elle ont l’air d’avoir un lien fort. Qui est-ce ? »

Elle ne l’avait vue que quelques minutes et elle en savait déjà tant ? Je soufflai.

— « C’est Rao. »

Je perçus le léger temps d’arrêt que marquèrent Méwyl et mon père. Mais ils ne firent aucun commentaire. L’aura de Yanika, par contre, était un tourbillon de stupéfaction.

— « Rao ! »

Yodah déclara sur un ton léger :

— « Ceci devient intéressant. Nous allons avoir tout l’après-midi pour parler longuement. »

La maison se situait non loin du lac et plus près du temple que l’ancienne. En arrivant devant elle, Saoko s’appuya à un arbre près du chemin. Il n’avait pas l’air si agacé de devoir attendre et je préférai ne pas lui rappeler qu’il était libre d’aller où bon lui semblait. Je me dirigeai vers la porte principale avec les autres. La maison était de fait plus grande que celle où nous avions vécu Yanika et moi durant les derniers mois avant notre étape de vagabondages. Toutefois, elle était dépourvue de décorations. Comme beaucoup d’Arunaeh, Père n’aimait pas les fioritures.

Quand je montai sur la véranda, je remarquai une jeune adoptée Arunaeh qui nettoyait le plancher avec une éponge. En nous voyant, son Datsu noir s’étendit sur son visage et elle se leva en s’inclinant. Comment s’appelait-elle déjà ? Je l’avais vue plus d’une fois sur l’île, mais je ne me rappelais pas son nom. Laytel ? Kaytel ?

— « Teytel, » fit Méwyl.

Il dut ajouter un ordre par bréjique, car Teytel acquiesça prestement et entra avec nous pour se diriger directement vers ce qui avait tout l’air d’être la cuisine. La salle où nous étions arrivés était presque vide, signe que Père venait tout juste d’acheter la maison. Il n’y avait même pas de table basse ni de coussins.

Yodah s’assit en tailleur sur le parquet propre. Sombaw l’imita en commentant :

— « Ah-ah ! Quel soulagement de s’asseoir enfin après une longue marche. Mais je ne sais pas si je serai capable de me relever, » rit-il.

Nous sourîmes tous. Sauf Méwyl. Le frère de Liyen était connu dans le clan comme un des membres les moins enclins à sourire. Moi, je ne l’avais jamais vu le faire. Cependant, d’après Père, c’était un grand érudit, pas aussi bon bréjiste que son frère aîné, mais il avait des connaissances diversifiées dans de nombreuses matières, ce qui faisait de lui un conseiller dont les avis étaient presque toujours judicieux. Je me rappelais que des années auparavant, la Guilde des Ombres lui avait proposé un poste de juge anti-corruption à Dagovil et, après l’avoir refusé, je l’avais moi-même entendu dire à Père que, le jour où les Arunaeh se mêleraient de politique, Sheyra pleurerait inconsolablement jusqu’à inonder l’île de Taey. Méwyl était, en définitive, un Arunaeh jusqu’à la moelle qui se tenait à l’écart des affaires mondaines. Mais il défendait sa famille avec acharnement.

Une fois tous les six assis en cercle, Père dit :

— « Fils. Je te vois reposé. À ce que m’a dit Yodah, il t’a chargé d’une mission. L’as-tu accomplie ? »

Ma gorge se noua un instant.

— « Tu veux parler de la destruction des colliers, je suppose. Non. Je ne l’ai pas encore fait. À ce que je sais, il y avait une caisse de ces colliers à spectres au fort de Karvil, et Perky d’Isylavi devait les vendre à la Guilde. Mais je n’ai pas pu mettre la main dessus. Pour l’instant, » fis-je.

— « Raconte depuis le début, Drey, » intervint Yodah, levant un index. « Les histoires s’apprécient bien mieux quand elles sont chronologiques. Depuis que tu as quitté le poste frontalier. Jusqu’au Temple de la Vérité, d’où tu es semble-t-il reparti en emmenant notre grand Sombaw. »

L’attention était entièrement centrée sur moi. Je déglutis et j’observai un instant le silence de la maison, ordonnant mes pensées. Alors, je me lançai. Je leur racontai tout sur les Couteaux Rouges et les Pixies libérés. Je modérai l’épisode du laboratoire pour que Yanika ne réagisse pas violemment et présentai les scientifiques comme des fous, ce qu’ils étaient : aucun d’eux, excepté Perky, n’avait montré de scrupules. Malgré tout, cette histoire troubla profondément Yanika. Elle se réjouit, néanmoins, de savoir Orih saine et sauve.

— « As-tu tué quelqu’un ? » demanda Yodah posément.

— « Non, » assurai-je. « Je ne suis pas un guerrier. Je me suis occupé de détruire les colliers que portaient les onze dokohis et Orih. »

— « Et ces dokohis libérés ? » s’enquit Père. « Qu’avez-vous fait d’eux ? »

Je fis une moue.

— « Nous les avons emmenés à la Superficie avec l’aide des gargouilles. »

Un instant, je sentis leur surprise à tous. Emmener onze dokohis inconscients dans les tunnels avait été, de fait, toute une odyssée. Je poursuivis le résumé. Je parlai de la roche-éternelle et de cet énorme havre de paix conique dont la cime donnait sur l’île de Daguettra. Je parlai du trouble d’Orih sur un ton purement technique et je terminai par ma rencontre au Temple de la Vérité avec Sombaw, l’aventure avec les démons et ma récente découverte sur la véritable identité de Mani. Quand je me tus, Teytel avait déjà posé devant chacun de nous une assiette de céréales variées. Ma voix était devenue rauque et je bus d’un trait tout le verre d’eau avant de commencer à manger.

— « Eh bien, il t’en est arrivé des choses en une semaine, » dit Yodah avec amusement. « Enfin, quand j’ai entendu ce qui s’était passé au Grand Lac, je me suis douté que tu étais peut-être bien mêlé à cela. Ne t’inquiète pas ! Je n’ai entendu aucune rumeur sur des Arunaeh qui attaqueraient des pèlerins ou des laboratoires. La Guilde a tant d’ennemis qu’elle ne sait pas qui accuser. Alors, pour l’instant, ils ont accusé la gargouille. Apparemment, le malveillant Axtayah a capturé plusieurs pèlerins et a disparu. Adieu gargouille des miracles. Quant aux scientifiques du laboratoire secret, évidemment, ils ne vont pas en parler. Travail secret, mort secrète. Mais Zenfroz a bel et bien tenté de découvrir si je savais quelque chose. »

Je fronçai les sourcils.

— « Zenfroz ? »

Yodah rit de bon cœur.

— « Tu l’as déjà oublié, Drey ? Zenfroz Norgalah-Odali. Le grand commandant des Zombras, deuxième fils de Varandil et cetera… »

Je soufflai.

— « Ah oui. Alors comme ça il t’a sondé ? »

— « Et plutôt grossièrement, à mon avis. Mais je suis resté courtois, comme toujours, » sourit le fils-héritier.

Il engloutit une grande cuillerée de céréales. Mon père reposa son verre, pensif.

— « Alors, les colliers qui allaient être vendus par cet Isylavi étaient au fort de Karvil. C’est une bonne et une mauvaise nouvelle. »

— « Avec un peu de chance, il se peut qu’ils y soient encore, » fis-je. « Perky était avec nous il y a tout juste un moment, alors… »

— « Peu importe cet Isylavi, » intervint Méwyl. « L’o-rianshu même où vous avez assailli le laboratoire, le fort de Karvil a été attaqué par des dokohis et ils ont très probablement emporté la caisse avec les colliers. »

L’espace d’un instant, je crus avoir mal entendu. Alors, je soufflai. Les dokohis de Zyro avaient récupéré les colliers ?

— « Des colliers modifiés, » fit Yodah, méditatif. « On ne sait pas jusqu’à quel point ils pourront les utiliser comme ils veulent. »

— « Si j’étais la Guilde, » dit Père avec un petit sourire, « j’aurais modifié les instructions des colliers pour ordonner la mort de Zyro. On feint de perdre un chargement et on le laisse aux mains des dokohis… »

— « La Guilde n’est pas aussi subtile, » le coupa Méwyl, levant les yeux au ciel. « Mais une chose est sûre : ils entraînent plus de bréjistes qu’ils ne le disent. »

— « Il n’y a pas de quoi se préoccuper, » assura Yodah. « La plupart doivent être des bréjistes de pacotille. Dommage que cet Isylavi soit parti, Drey. J’aurais aimé parler avec lui. Les Isylavi ne sont pas une famille qui excelle particulièrement en bréjique. »

Non. Ils étaient davantage connus pour leurs négoces et leurs intrigues. Méwyl avait les sourcils froncés quand il dit :

— « Il y a néanmoins une chose qui me préoccupe. Comprendre le fonctionnement de ces colliers requiert un niveau très avancé de bréjique. Et les modifier à sa guise est encore plus difficile. Je le sais parce que je les ai étudiés. »

Il y eut un silence. Père se tourna vers moi, pensif.

— « Drey. Tu dis que Lotus pourrait être aux mains de la Guilde. Si cela est vrai, ils pourraient lui avoir soutiré des connaissances sur ces colliers, mais… sur quoi te fondes-tu pour croire que la Guilde le retient ? »

Je me mordis la langue, embarrassé.

— « Sur rien de sûr, » avouai-je. « Rao dit que, vers la fin de la guerre, Lotus lui avait laissé une pierre bréjique lui disant qu’il allait se livrer à la Guilde. »

— « Lotus s’est livré à la Guilde ? » s’étonna Yanika.

— « Oui. En échange d’information, la Guilde lui a permis de sauver Boki et de le réincarner. Après tant d’années, je ne sais pas s’ils sont encore en vie. »

Je reçus les regards songeurs de mes aînés. Yodah s’éclaircit la voix.

— « Dis-moi… Rao étant qui elle est, elle en sait davantage que nous sur le Lotus de la guerre. Elle sait que Lotus et Liireth sont une même personne. Et j’ai l’impression qu’elle sait aussi que Lotus est Arunaeh. »

J’acquiesçai.

— « Elle le sait. »

Je captai l’échange de regards et me raidis. Qu’importait que Rao sache que Lotus était Arunaeh ? Elle respectait Lotus comme un Père. Elle voulait le sauver comme les Arunaeh.

— « Quelqu’un d’autre sait-il qui était Lotus ? » demanda mon père.

Il y eut un silence durant lequel je ne réagis pas.

— « Nous devons le savoir, Drey, » insista Méwyl. « Jiyari, peut-être ? »

J’acquiesçai sans dire un mot. Oui, Jiyari aussi le savait et… et aussi…

— « Les Ragasakis ? » lança Yodah avec un soupir.

J’acquiesçai, sentant le sang me monter à la tête.

— « Je croyais qu’ils l’avaient déjà deviné, alors… je le leur ai dit. »

J’entendis les soupirs de ma famille. Méwyl reprit :

— « En tout cas, si la Guilde retient vraiment Lotus, elle nous a trompés complètement. »

— « Et nous, nous continuons à travailler pour eux, à résoudre des cas pour leurs juges et à interroger des espions, » déplora Yodah. « Ce n’est pas pour rien que j’ai décidé de travailler à Donaportella et non à Dagovil. Ces serpents ont toujours voulu nous utiliser comme bon leur semblait. »

Ils continuèrent à parler, mais je cessai de les écouter vraiment. Je réfléchissais aux conséquences que pouvait avoir un secret comme celui que j’avais révélé aux Ragasakis. Si l’on venait à apprendre publiquement que Lotus Arunaeh était Liireth, le Grand Mage Noir de la guerre de la Contre-Balance… notre clan allait devoir subir un enfer d’accusations, de compensations et de condamnations. Autrement dit, cela pouvait provoquer un sacré pétrin.

Tandis que les voix de mes parents discutaient tranquillement sur la Guilde, je sentis mon Datsu se débrider lentement mais sûrement, dissipant mes sentiments. Je n’avais pas su tenir ma langue et je n’avais même pas pensé qu’une telle chose pourrait mettre ma famille en danger. Et c’était ce qui me préoccupait le plus : que je n’y aie pas pensé.

Yanika finit par se rendre compte que j’avais un problème, car elle se faufila jusqu’à moi, troublée.

— « Frère ? Qu’est-ce que… ? »

Avec l’aplomb de celui qui n’éprouve pas d’impatience, je posai mes mains contre le bois et m’inclinai très bas vers ma famille. Au lieu de me prêter attention, ils m’ignorèrent. Ils savaient pourquoi je me sentais ou plutôt pourquoi je m’étais senti honteux. Et ils considéraient que demander pardon n’était pas une manière de se racheter. Ce devait être ça. Ou peut-être étaient-ils simplement si absorbés par leur conversation qu’ils ne m’avaient pas vu. Je n’étais pas pressé. Et pourtant disait-on, plus on s’inclinait pour demander pardon, plus de fautes on commettait. Question de probabilité. Mais j’étais un Arunaeh : je ne commettrai pas une deuxième fois l’erreur de parler de trop. Même avec Kala dans ma tête. Je ne voulais pour rien au monde mettre ma famille en danger…

— « Mon garçon, tes céréales vont refroidir, » lança soudain Sombaw.

J’ouvris les yeux. Les voix, cette fois, s’étaient tues. Au bout d’un silence, Yodah souffla.

— « Tout le monde commet des erreurs. Même les Arunaeh, Drey. Heureusement, ceux qui t’ont entendu sont des amis à toi, des aventuriers sans aucune influence et, en plus, de la Superficie. La probabilité que cela nous atteigne est réduite. Même si les langues se déliaient, ils devraient révéler cette information à un ennemi influant qui ait envie de nous tourmenter, et le plus grand ennemi qui me vient à l’esprit en ce moment, c’est la Guilde et elle est déjà au courant. »

Il avait raison. Néanmoins, je n’avais pas su tenir ma langue. Mais Yodah avait raison.

“Dis-moi, Drey, si tu as un traumatisme, je peux essayer de te l’enlever comme à Anuhi,” me proposa aimablement Kala.

Je serrai les dents, étouffant difficilement un éclat de rire, et je heurtai sans le vouloir mon front contre le sol.

“Ne me fais pas rire maintenant…”

“Ça fait du bien de rire,” m’encouragea-t-il. “Mais ne te frappe pas contre le sol, s’il te plaît. Notre tête n’est plus en acier.”

Je laissai échapper un autre rire étouffé.

“Là, c’est toi qui te moques de moi, Kala.”

“Mais noon, quelle idée.”

Le Pixie répétait avec mordant ce que je lui avais répliqué avant. L’aura de Yanika s’était soudain détendue, s’emplissant d’amusement, et je levai la tête pour croiser les regards surpris de ma famille. Je leur adressai un sourire irrépressible.

— « Pardon, je ne suis pas devenu fou, rassurez-vous, c’est Kala, » dis-je. « C’est un rigolo. »

— « Vous voilà deux, » toussota Père, railleur.

Avec mon Datsu déjà revenu à son niveau normal, je saisis de nouveau mon assiette. Voyant tant de membres de ma famille réunis et me rappelant depuis combien de temps je ne mangeais pas avec mon père, je sentis une légère émotion s’emparer de moi. Mon sourire s’apaisa, songeur.

— « Merci. Je veux dire… pour le repas. Il est délicieux. »

Ils me répondirent par des sourires moqueurs. Sauf Méwyl, bien sûr. Lui, il ne souriait jamais.