Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 3: Le Rêve des Pixies

12 La Mélodie de la Vie

Nous contournâmes un grand lac et grimpâmes par des chemins escarpés avant de retrouver le Fleuve Noir et de le remonter le long d’une rive couverte de sable. Hormis quelques tronçons difficiles, la journée se passa tranquillement. Durant des heures, je restai à la queue de la caravane à parler par bréjique avec Yodah et à répondre à ses questions sur mes impressions au sujet de Kala. Il mêlait toutes sortes de questions, demandant si nous étions capables de contrôler le corps en même temps, quels étaient nos points communs et nos divergences… Quand Yodah s’intéressa au point de vue du Pixie, je laissai volontiers celui-ci répondre et contrôler le corps pendant que je me concentrai sur mon orique et sur mon diamant de Kron.

Ce ne fut qu’après la pause que je réussis à me débarrasser de lui, quand Yanika lui demanda des précisions sur je ne sais quel sortilège bréjique et tous deux se mirent à causer entre eux par voie mentale comme deux professionnels, étrangers à leur entourage. Je ne les entendais pas, mais, vu l’aura de Yanika, celle-ci prenait plaisir à la conversation. C’était étrange de les voir rire et souffler sans entendre le moindre mot, mais cela n’avait pas l’air de les déranger. À un moment, je sentis que l’aura se troublait et se réjouissait à la fois, et je me tournai pour voir Yanika empourprée. Je plissai les yeux et foudroyai Yodah. N’avait-il pas dit que cela ne le dérangeait pas d’attendre ?

Je soupirai et rattrapai Jiyari, Yéren et Reyk. Nous avancions à côté d’une roulotte chargée de pèlerins et, à un moment, je vis Zélif passer la tête à l’extérieur, la mine ennuyée.

— « Si seulement je n’avais pas marché sur ce morceau de verre ! » se plaignit-elle.

— « Réjouis-toi, » lui dit Yéren, « toi, tu n’as pas à marcher. Moi, je commence à en avoir assez de mettre un pied devant l’autre. »

— « Marcher est bon pour la santé, » cita Zélif, un éclat moqueur dans ses yeux bleus. « N’est-ce pas ce que tu as l’habitude de dire ? »

Le guérisseur soupira.

— « Oui. Mais ça… ce n’est pas marcher sur du plat comme sur la plage de Firassa. Va savoir combien de centaines de mètres nous avons déjà grimpés depuis que nous sommes partis de Kozéra. »

— « Et on n’a pas fini de grimper… » dis-je. « Ce plafond s’élève bien plus haut, vous avez remarqué ? La lumière rouge de la Cascade de la Mort vient d’apparaître. Vous la voyez ? »

— « Moi non ! » se plaignit Zélif, se tordant pour voir devant. Elle était assise à l’arrière de la roulotte.

Yéren souffla.

— « Cette lumière ? Celle qui est tout en haut ? »

— « Oui. Elle est située vers le milieu de la cascade. C’est une roche-flamme. Elle émet très peu de lumière, mais on la voit de loin. »

— « Le milieu de la cascade ? Tu veux dire que ce n’est pas le sommet ? » balbutia le guérisseur, abasourdi.

Je souris.

— « Eh bien non. »

— « Santé céleste, » murmura Yéren.

— « Il reste encore longtemps pour arriver au sanatorium ? » demanda Zélif.

Je haussai les épaules.

— « Je ne sais pas. En fait… je n’avais jamais vu la Cascade de la Mort, » avouai-je.

Mais maintenant je commençais à la voir. Et, au fur et à mesure que nous avancions le long de la rive du Fleuve Noir, le fracas se fit de plus en plus fort avant de se stabiliser.

— « Pourquoi donc ont-ils construit un sanatorium dans un lieu pareil ? » grogna Reyk, ne s’adressant à personne en particulier.

— « Ça, c’est parce que… » commença à dire Jiyari.

Mais Yéren et Zélif avaient aussi commencé à expliquer et, finalement, Jiyari et Zélif laissèrent la parole au guérisseur. Celui-ci sourit, se frottant le cou.

— « Bon… En fait, il a été construit ici pour plusieurs raisons. Il se trouve à mi-chemin entre Kozéra et la Forêt de Ribol, un endroit où, dit-on, poussent toutes les plantes curatives du monde. De plus, les Waris racontent que c’est là que le grand Dogoyaba, dieu de l’Eau et de la Fortune, fut recueilli par Nééka, alors qu’il était mortellement blessé, et qu’une larme de celle-ci le ramena à la vie. C’est pourquoi l’on dit que la vie naît dans la forêt, descend par le Fleuve Noir, sombre dans la Cascade de la Mort et renaît. »

Pendant que Yéren continuait de parler du sanatorium où nous nous dirigions, je remarquai le regard impressionné de Jiyari.

— « Par Tatako ! » dit-il quand le guérisseur se tut. « Où as-tu appris tant de choses ? »

— « Oh… J’ai lu un très bon livre sur la vie de Dogoyaba, » expliqua Yéren.

Aussitôt, Jiyari se démoralisa.

— « Oh… En lisant. »

J’éclatai de rire.

— « Jiyari est allergique à la lecture, » expliquai-je.

— « Mais raconté comme ça, » dit Jiyari avec entrain, « raconté comme ça, le savoir est impressionnant ! »

Le guérisseur rit, amusé. Le blond secoua la tête.

— « N’empêche que… je pense quand même que je ne suis pas fait pour apprendre. » Il pencha la tête, les yeux rieurs. « Ma mémoire n’est pas faite pour ça. Et les livres m’ont toujours… fait un peu peur. »

— « Peur ? » s’étonna Yéren.

— « Cela s’explique, » intervins-je. « Quand il était petit, son maître l’a frappé avec les Saintes Écritures et, depuis, il est traumatisé. »

— « Ne t’invente pas d’histoires ! » protesta Jiyari.

— « Comment sais-tu que je les invente si tu ne t’en souviens pas ? » le taquinai-je.

Le Pixie souffla et se vengea, m’attrapant par le bras et me disant sur un ton doucereux :

— « Je te pardonne si tu me consacres plus de temps cet o-rianshu, Grand Chamane. »

Je décidai d’entrer dans son jeu et lui adressai un sourire mielleux.

— « Quand tu voudras, Champion. »

Jiyari écarquilla les yeux… et nous nous esclaffâmes. Kala grogna sourdement.

“Ne flirte pas avec mon frère, toi. Laisse-moi maintenant, c’est mon tour,” ajouta-t-il.

Je lui laissai le contrôle du corps. Peu après, nous quittâmes la rive du Fleuve Noir et commençâmes à avancer sur un chemin plus entretenu, au milieu d’arbres aux feuilles rouges. Nous ne tardâmes pas à voir apparaître l’édifice le plus haut du sanatorium, au pied de la Cascade de la Mort. Il était en marbre blanc, avec de nombreuses fenêtres, pour que les pèlerins et les malades en traitement puissent contempler la caverne et la cascade. Quand nous sortîmes du bosquet rouge, j’aperçus la palissade avec les diverses terrasses des maisons au pied de l’édifice principal. Le chemin se rétrécissait à tel point que tous ceux qui allaient à pied durent se situer en queue de procession pour laisser passer les roulottes. Nous marchions derrière et, quand nous atteignîmes la palissade, la place s’emplissait déjà de voyageurs qui descendaient des véhicules.

Tandis que Kala suivait les autres par un chemin qui montait, je remarquai que beaucoup de ces petites maisons étaient en réalité des dortoirs pour les patients du sanatorium. Nous croisâmes un bon nombre d’infirmiers avec des tuniques mauves. Bien que le sanatorium soit à l’origine consacré à la Jouvencelle, beaucoup d’infirmiers portaient sur le visage le tatouage de Mahura, la déesse de l’Air et de l’Univers, d’autres portaient celui de l’Ancienne Mosoldabir, d’autres celui de Sayiro de la Nature. En définitive, ce lieu n’était pas celui d’une seule divinité mais un véritable paradis de la guérison où se réunissaient des guérisseurs de toutes croyances, races et cultures. Je commençai à mieux comprendre la croissante excitation de Yéren. Le drow albinos souriait tout seul, ému.

“Nous allons à un endroit particulier ?” demandai-je, surpris, en voyant que nous continuions à monter.

“Tu n’as pas écouté ?” s’impatienta Kala. “Yéren a dit qu’il voulait voir la Fontaine de Jouvence.”

J’arquai mentalement un sourcil. La Fontaine de Jouvence ? À cet instant, je vis passer un vieil homme qui avait passé de loin la centaine et je commentai :

“Eh bien, ça n’a pas l’air d’être très efficace.”

Kala lâcha un gros rire et, recevant des regards étonnés de plusieurs passants, je soupirai.

“Kala… J’ai entendu dire que le sanatorium avait une section spéciale pour les déments. S’il te plaît, ne tente pas le diable.”

Kala se mordit les lèvres, luttant pour ne pas sourire, et répliqua :

“Pour une fois que c’est moi qui me fais remarquer…”

Je roulai les yeux et, tentant de faire abstraction du fracas de l’eau de la cascade, je concentrai de nouveau mon attention sur le diamant de Kron. Cependant, ma concentration ne dura pas longtemps car, à ce moment, je me rappelai une des questions banales de Yodah, ce matin-là, et mes pensées dérivèrent. “Quelle est votre couleur favorite ?” avait-il demandé. Et j’avais répondu : “Eh bien… je n’en ai pas.” Mais Kala, lui, avait répondu : “Le gris.” Tout en remontant la rue avec les autres, je méditai cela. Yanika aimait le blanc parce que, d’après elle, c’était la couleur de la vie et des émotions.

“Kala ?” l’appelai-je. “Je peux te poser une question ? Pourquoi as-tu dit que ta couleur préférée était le gris ?”

Kala arqua les sourcils.

“Eh bien… Parce que c’est la couleur des nuages quand il pleut.”

Mar-haï, la raison était encore plus simple que celle de Yanika. Après un silence, Kala demanda :

“Pourquoi, toi, tu n’as pas de couleur préférée ?”

La réponse me paraissait évidente et j’avais déjà expliqué pourquoi à Yanika.

“Parce que tu peux associer une couleur avec quelque chose de positif ou de négatif, tu peux penser une chose à un moment et une autre très différente l’instant d’après… C’est pourquoi cela n’a pas de sens pour moi d’avoir une couleur préférée,” réfléchis-je. “Et c’est pour cela aussi que je trouve… incompréhensible qu’on puisse justifier que sa couleur préférée est le gris juste parce que les nuages chargés d’eau sont gris.”

“Tu veux dire que ce n’est pas une bonne raison ?” s’offensa Kala.

Je soufflai mentalement.

“Qu’est-ce qui est bon ou mauvais ? C’est une raison, c’est tout. C’est juste que, moi, je suis incapable de prendre une décision pour de tels détails, parce que cela m’est totalement égal que ce soit une chose ou l’autre. Il est clair que Yodah a voulu me faire penser à nos différences, mais… quelle est son intention ? Veut-il que je parvienne à partager le Datsu avec toi ? Ou que j’apprenne à te connaître plus à fond ?”

Kala fit une moue ennuyée.

“Tu me donnes le tournis avec tant de papotage stupide. Tu dis que tu ne sais pas prendre des décisions pour les détails ? Sottises. Ne préfères-tu pas les zorfs aux Yeux de Sheyra ? Ne préfères-tu pas la chaleur au froid ?”

“Ce ne sont pas précisément des détails,” soufflai-je.

Kala émit un petit rire moqueur.

“Ah non ? Je me rappelle qu’une fois, Yanika avait dit que les rubans rouges dans mes cheveux nous donnaient belle allure… C’est pour ça qu’ensuite, tu nous en as acheté des rouges. Pas vrai ? Enfin, voilà : chacun décide si quelque chose est un détail ou pas. Pas vrai ?”

Fichtre… Il allait s’avérer que Kala avait raison. Soudain, Kala trébucha sur un des pavés et il tomba la tête la première, poussant un grognement de surprise. Je parvins à amortir un peu la chute avec l’orique, mais je sentis malgré tout la douleur dans un des coudes quand celui-ci heurta le sol. Attah…

“Par exemple, pour toi,” grommelai-je, “faire le ridicule est un détail, n’est-ce pas ?”

Nous nous relevâmes au milieu des questions inquiètes de mes compagnons et des regards de quelques pèlerins. Pour comble, deux infirmières nous assaillirent, préoccupées, en demandant :

— « Tu vas bien ? Tu t’es fait mal ? »

Kala s’agita nerveusement. L’une d’elles, s’apercevant qu’il tenait son coude, tendit une main en disant :

— « S’il te plaît, laisse-moi voir. »

Elle le dit avec une telle douceur que Kala se détendit et dévisagea son visage de sibilienne, aussi grisâtre que le nôtre, tandis qu’il la laissait retrousser son ample manche. Kala bredouilla :

— « Je vais bien. Ça ne fait pas mal. Je suis dur comme le métal. »

Y croyait-il encore ? L’infirmière plongea ses yeux bleus et souriants dans les miens.

— « Sûrement. C’est une petite égratignure. Je vais la désinfecter et y mettre de suite un coton, d’accord ? »

Elle était si douce que Kala, subjugué, acquiesça comme un enfant obéissant. L’infirmière souriait, sortant un flacon désinfectant de sa poche.

— « Ça va piquer, » avertit-elle, tandis qu’elle agrippait mon coude, « mais, comme on dit, il faut souffrir pour guérir, n’est-ce pas ? »

Nous n’avions pas reçu trois gouttes quand, à ma stupéfaction, Kala se jeta en arrière et recula en soufflant :

— « Non ! Je ne veux plus jamais être soigné… Jamais… »

Je compris ce qui se passait sur-le-champ. Je sifflai et luttai pour reprendre le contrôle du corps, mais Kala ne voulait pas : il était trop effrayé.

“Écoute, Kala ! Ce n’est pas un Masque Blanc. Tu es aveugle ou quoi ?”

Kala respirait précipitamment. Attah, Jiyari était plus traumatisé que Kala, mais celui-ci ne l’était guère moins…

Alors, je sentis une main se poser sur mon épaule droite, et une autre agripper mon bras gauche. Jiyari. Et Yanika. L’aura de celle-ci était inquiète, mais, par-dessus cette inquiétude, régnait contradictoirement une douce sérénité qui calma Kala en quelques secondes.

“Tu nous donnes en spectacle,” marmonnai-je.

Cependant, les infirmières ne me regardaient plus, moi ; elles regardaient Jiyari. Je ne sais pour quelle raison, la peau de celui-ci était devenue grise et ses yeux étaient rouges sur fond noir comme les miens. Il ne semblait pas encore s’en être rendu compte, contrairement à mes compagnons. Yéren clignait des paupières, en murmurant :

— « Une mutation contagieuse ? »

Zélif regardait le Pixie blond fixement, l’air de penser : lui aussi ? Reyk avait les sourcils froncés quand il demanda :

— « Que diables se passe-t-il maintenant ? Pourquoi faites-vous ces têtes-là ? »

Le Zorkia ne s’était-il pas rendu compte ? Yodah passa une main devant sa bouche en bâillant, l’expression tout à fait détendue, et il répondit :

— « Rien de très étrange. Merci pour votre aide, » ajouta-t-il s’adressant aux infirmières. « Nous continuons l’ascension ? »

Ayant réussi à récupérer le corps, j’acquiesçai, remerciai rapidement les infirmières avec courtoisie, espérant qu’elles garderaient la dernière impression et non la première, et nous continuâmes à monter vers la Fontaine de Jouvence. La place était large, la fontaine magnifique. De là, on pouvait voir les eaux noires du fleuve tomber dans un fracas d’écume. Je m’appuyais contre la balustrade, contemplant les lumières des lanternes du sanatorium et de notre caravane tout juste installée quand j’entendis des murmures derrière moi et me retournai. Zélif, Yodah et Yéren parlementaient. À un moment, Zélif acquiesça et s’approcha avec eux avant de se poster devant moi, devant Jiyari, Reyk et Yanika.

— « Nous ne monterons pas en haut de la Cascade de la Mort avant demain, » déclara-t-elle. Ses yeux étincelèrent quand elle ajouta : « Nous avons le temps de bavarder et de mettre les choses au clair. Vous ne croyez pas ? »

Elle me regardait, moi, mais, ensuite, elle se tourna aussi vers Jiyari. Celui-ci avait récupéré sa couleur de peau hâlée depuis quelques minutes à peine. La petite leader des Ragasakis s’avança vers la balustrade. Son regard se perdit au loin dans les profondeurs de la caverne et elle murmura :

— « Je crois que c’est nécessaire pour tous. »

* * *

Malgré les réserves de Kala, je suivis le conseil de Zélif et, dans la petite maison que nous louâmes pour l’o-rianshu, assis à une table ronde avec les autres, Yodah, Yanika et moi, nous expliquâmes plus ou moins tout ce que nous savions sur les Pixies. Jiyari participa uniquement pour dire que, lui, il ne se rappelait pas bien de tout cela, mais que son cœur lui disait qu’il était un Pixie et que j’étais son frère. Heureusement, les autres, nous fûmes plus explicites.

— « Alors, ce Lotus et Liireth seraient la même personne, » murmura Zélif, encore sous le choc.

Yéren jouait avec son bonnet, songeur et silencieux depuis un bon moment. Il rompit alors le silence.

— « Il y a quelque chose que je n’arrive toujours pas à comprendre. Je comprends que, si cette dénommée Rao s’est spécialisée dans cette branche de la bréjique, elle ait transvasé l’esprit de Jiyari dans un nouveau-né et qu’elle l’ait confié à un temple de Tatako. Mais… comment a-t-elle fait pour parvenir à un nouveau-né Arunaeh ? J’ai lu il y a peu que, tant que vous ne receviez pas le Datsu, vous ne pouviez pas sortir de l’île. Sans vouloir être indiscret… comment a-t-elle fait ? »

Il y eut un bref silence et, alors, Yodah s’appuya en arrière croisant les pieds sur la table. Je saisis son message sans besoin de bréjique.

— « Désolé, Yéren. Ce sont des secrets de famille, » dis-je.

— « Oh… J’aurais dû l’imaginer. Excuse-moi, » dit Yéren avec une moue sincère. « Venant d’une famille de maîtres-joueurs, je comprends bien la valeur des secrets. »

— « Eh bien, je m’en réjouis, » dit tranquillement Yodah. « Mais vous devrez quand même garder le silence pour le reste. Si l’on découvrait que Drey a un Pixie en lui, cela pourrait être problématique. Dans la Guilde des Ombres, il y a encore de vieux croûtons de l’époque où tout ceci s’est passé. Les pires sont déjà morts… mais, quand on ne les réprime pas, les mauvaises conduites se transmettent et qui sait si les fameux laboratoires de la Guilde ne continuent pas à ‘soigner’ des saïjits. »

Il me jeta un regard de biais. Je grimaçai et me servis un autre verre d’eau avec du miel de kéréjat. Alors que je buvais une gorgée, Zélif s’appuya sur la table en disant :

— « À mon tour, je dois vous dire une chose que, manifestement, vous ne savez pas. À Trasta, j’ai fait des recherches sur Liireth et j’ai fini par remarquer que les circonstances de sa mort… étaient très étranges. »

Ses paroles attirèrent toute notre attention. Le front plissé, Zélif expliqua :

— « Apparemment, avant d’être piégé, le Grand Mage Noir aurait été vu dans un village. Il serait passé en pleine rue sans peur, et quelqu’un a déclaré dans un rapport que ses yeux étincelants ne paraissaient pas de ce monde. » Elle marqua un temps. « Quelques heures plus tard, dans une caverne à l’est de Blagra, Liireth était cerné et abattu par des celmistes. La logique aurait voulu qu’ils le capturent pour l’interroger et lui soutirer tout ce qu’il savait sur les dernières enclaves rebelles de la Contre-Balance. Mais, à aucun endroit, il n’est dit qu’ils aient pris le temps de le faire. Ils l’ont tué et ont transporté son corps à la capitale de Dagovil, où il a été brûlé mort sur un bûcher devant les citoyens. Cela ne vous semble-t-il pas étrange ? »

Il y eut un silence. La colère de Kala m’écarta comme l’éclair et nous frappâmes la table d’un poing ganté.

— « Étrange ? » croassa Kala. « Les saïjits sont des monstres ! Qu’est-ce que ça a d’étrange ? Ne parlez pas comme ça de Lotus comme si c’était de l’histoire ancienne. Jiyari et moi, nous sommes ses fils. Nous savons qu’il ne peut pas être mort. »

Ils me dévisagèrent tous durant quelques secondes. Je soupirai. Alors, Yodah s’assit d’une manière plus conforme à son titre de fils-héritier et s’éclaircit la voix.

— « Ce que tu racontes est intéressant, Zélif. De fait, après des recherches, je suis arrivé à la même conclusion. »

La leader des Ragasakis avait l’air presque déçue.

— « Vraiment ? Bon, » s’anima-t-elle. « Cela veut dire que je ne divague peut-être pas alors. »

— « Désolé, mais… de quoi parlez-vous ? » demanda Yéren, perdu.

Zélif croisa les bras et clarifia :

— « Je crois que cet homme qui est mort n’était pas Liireth. Si ceci est vrai, alors, sa mort a été feinte. Et les hauts responsables dagoviliens le savent. »

Kala et moi, nous demeurâmes aussi stupéfaits l’un que l’autre. Pour une fois que quelqu’un n’enterrait pas Lotus… La faïngale ajouta :

— « Ce qui me pousse à me demander : l’ont-ils enlevé ? Sont-ils parvenus ou non à un accord avec lui ? Ou alors, ignorent-ils tout simplement où il est et ont-ils décidé de publier une fausse mort ? »

— « Mais… » intervint timidement Jiyari, « comment pourraient-ils cacher quelqu’un comme Père ? C’est le Grand Mage Noir… »

— « La Guilde des Ombres projette son ombre même sur les vérités les plus claires, » affirma Yodah sur un ton léger.

Zélif fit une moue.

— « Je ne sais pas ce qu’il est arrivé à Liireth, mais sachant qu’il est considéré comme l’un des plus grands celmistes du siècle passé… il doit avoir des connaissances que lui seul possède. Enfin, maintenant il doit être très vieux… »

— « À moins qu’il se soit transvasé dans une larme draconide ou dans un autre corps, » intervint Yodah. « En tout cas, s’il est en vie, soit il est avec la Guilde soit il est quelque part ailleurs. Bref : nous ne savons rien. »

Durant un moment, l’ambiance s’emplit de réflexions silencieuses. Si Liireth avait perdu son corps et s’était transvasé dans une larme draconide… où était donc cette larme ? Était-elle restée abandonnée dans quelque caverne ? Était-elle aux mains des Dagoviliens ?

Kala grogna.

— « S’il a perdu son corps, il a dû se réincarner dans un autre comme nous, » dit-il. « Et mes frères et moi, nous le trouverons. Pas vous. »

Je remarquai plusieurs grimaces parmi mes compagnons. Yéren se racla la gorge et dit sur ton embarrassé :

— « Drey… Ou Kala… Je sais que cet homme vous a sauvés, mais il avait joué avec vos corps comme les autres scientifiques durant des années, ne l’oublie pas. Et, durant la guerre, il a commis le crime de créer les colliers des dokohis. Des centaines de personnes innocentes ont été contraintes à lutter à mort contre les forces de la Guilde… »

Il se tut, sidéré, quand Kala se leva d’un bond, tremblant, et rugit :

— « Je vous hais tous ! »

Attah… Nous avions trop parlé du passé. Et visiblement, quand on parlait de Lotus, Kala s’avérait bien plus sensible que Jiyari. Je devinai ses sentiments : il se sentait attaqué, effrayé, se demandant si, finalement, ces saïjits n’étaient pas aussi horribles que les Masques Blancs qu’il avait connus dans son corps précédent. L’atmosphère se chargea d’une aura de peur et d’alarme.

— « Frère, » murmura Yanika d’une voix aigüe.

Je l’effrayais. Voyant cela, je me sentis si mal que mon Datsu se libéra. Et avec la rage aveugle de Kala… il se libéra totalement. Fichtre, compris-je. Je me retrouvais une nouvelle fois sans sentiments.

Kala s’était éloigné brusquement de la table et venait de se cogner contre un mur avec force, émettant des cris étouffés. Tentait-il de se contrôler ? Ou plutôt de décharger sa rage ? Sachant que tant de coups ne parviendraient qu’à abîmer notre corps, je tentai d’amortir la force avec l’orique.

— « Frère ! » cria Yanika.

Les six s’étaient levés de la table. J’analysai la situation : si quelqu’un s’approchait trop, il serait blessé. Et ceci était mauvais. Je devais empêcher Kala d’utiliser l’orique : il ne savait pas la contrôler et non seulement il allait consumer toute la tige énergétique, mais il allait aussi détruire la maison…

Kala inspira de surprise quand deux mains saisirent mes bras par derrière, me les tordant presque. Un coup de genoux le fit trébucher et nous tombâmes sur le sol, immobilisés par un poids. Reyk ? Oui, c’était le Zorkia. Le Pixie cessa aussitôt de lutter. Notre tête était en feu, notre cœur battait comme un tambour, nos yeux brûlaient de larmes. Kala souffrait, compris-je. Je parvins à brider un peu le Datsu et je sentis sa douleur asphyxiante. Il ne dit rien. Sa rage était morte, remplacée par cette douleur si familière qui terrassait son esprit et le laissait exténué.

— « Désolé. Je n’ai pas pu le calmer. »

De fait, en perdant durant un moment mes sentiments, la possibilité de le calmer par des mots ne m’avait pas effleuré. Je doutais qu’ils aient eu un effet de toute manière. Reyk souffla.

— « Deux personnes en une, » dit-il. « C’est de la folie. »

Au moins, il me croyait maintenant, me réjouis-je. Quand je m’aperçus que l’aura de Yanika était redevenue sereine et même quelque peu joyeuse, je levai les yeux vers elle, incrédule. Ce n’étaient sûrement pas ses vrais sentiments. Se pouvait-il qu’elle commence à contrôler son pouvoir ?

En tout cas, cela fonctionna : Kala se tranquillisa un peu, je récupérai le contrôle total du corps et dis :

— « Tu peux me lâcher, Reyk. C’est moi, Drey. »

Le Zorkia hésita un instant avant de me lâcher. Je me levai sous le regard méditatif de Yodah, les yeux stupéfiés de Zélif et de Yéren, la moue tremblante de Jiyari. Et je leur adressai un petit sourire embarrassé.

— « Désolé pour l’interruption. Peut-être que la prochaine fois que vous parlerez de Liireth, il vaudra mieux m’exclure de la conversation… »

— « Non, » me coupa soudain Jiyari, s’avançant. Le ton de sa voix était inhabituellement sérieux. « Nous devons entendre la vérité, Grand Chamane. Crois-moi : si nous voulons trouver notre père et nos frères, nous avons besoin d’aide. Eux, ils ne sont pas nos ennemis. Tous les saïjits ne sont pas des monstres, Kala. Tous ne sont pas comme ceux qui nous soignaient. Nous devons ouvrir les yeux à la réalité. C’est ce que Père aurait voulu. Nous devons le surmonter. »

Je le dévisageai, songeur. Le surmonter. C’est ce que Kala avait voulu faire depuis le début. “Le surmonter…” murmura Kala faiblement. “Comment ?” Il était évident que ni lui ni Jiyari n’avaient de réponse à cela.

— « Euh… » intervint Zélif, avançant de quelques pas, les mains jointes derrière son dos et l’expression inquiète. « Je regrette ce qui s’est passé. Je voulais juste exposer ma vision sur le sujet, mais il nous manque encore des indices pour connaître la vérité. »

— « On dirait une détective, » se moqua Yéren sur un ton badin un peu forcé. « Tu sais ? Je ne sais pas si nous ne devrions pas arrêter de parler de ça pour le moment… »

— « Ils ont tué le vrai, » dit soudainement Reyk.

Tous nos regards convergèrent vers le Zorkia et, s’en apercevant, celui-ci grimaça et expliqua sommairement :

— « J’étais dans une des patrouilles qui l’ont cerné. Et j’ai vu quand ils l’ont tué. Ils l’ont transpercé avec plusieurs piques. Ensuite, ils l’ont recouvert d’un linceul et nous l’avons escorté jusqu’à Dagovil. La petite blonde a raison : ils ne l’ont pas laissé parler avant de mourir. Pourquoi l’auraient-ils fait ? Il a provoqué la mort de mes compagnons… C’est tout ce que je sais. »

Ses yeux m’observèrent calmement. Ils semblaient me dire : oui, j’ai pris part à la mort de Liireth, est-ce que notre alliance tient toujours ou dois-je partir de là en courant poursuivi par les gardes ? Je soupirai.

“Arrête de te tourmenter, Kala. Ça ne sert à rien. Reyk ne connaissait pas Liireth : il peut se tromper.”

Et je dis à voix haute :

— « Merci, Reyk, pour les précisions. Moi-même, j’ignore ce que Liireth voulait faire, de même que j’ignore ce que veulent réellement les Pixies. Mais j’espère que nous nous aiderons mutuellement et que nous résoudrons nos problèmes. »

Reyk plissa le front et la cicatrice qui sillonnait son visage se rida près de l’Œil de Norobi. Il réajusta le bandeau et, à mon soulagement, il acquiesça avec un léger sourire torve.

— « Moi aussi, je l’espère. Tous deux, nous avons un ennemi commun : la Guilde. Mais si tu veux que je t’aide vraiment, mon garçon… je vais avoir besoin d’une épée, d’une dague, d’un casque et d’une armure légère. Sinon, je crains que nous n’allions pas très loin. »

Je clignai des yeux.

— « Euh… Je vais voir ce que je peux faire. Certainement, ce n’est pas une mauvaise idée. »

Reyk eut l’air satisfait. Je le maudis mentalement de ne pas y avoir pensé à Kozéra. Je doutais qu’on puisse acheter des armes dans un sanatorium.

À ce moment, Zélif leva la tête.

— « Tiens… Le chef de la caravane vient par ici. »

À peine eut-elle averti que j’entendis des voix et quelqu’un frappa à la porte. Yodah alla ouvrir. La haute figure excentrique et imposante de Mag’yohi Robelawt apparut dans l’encadrement de la porte, accompagnée de trois autres saïjits.

— « Oh… Mahi, » dit-il, s’inclinant avec respect. Il était clair qu’il aurait préféré avoir affaire à un autre d’entre nous.

— « Que se passe-t-il ? » demanda Yodah.

— « Ah… Eh bien, voilà. Nous venions vous avertir d’un évènement extraordinaire. Apparemment, cet o-rianshu, une patiente du sanatorium va donner un concert orchestral en utilisant le bruit de la cascade. Elle l’a déjà fait hier et il paraît que c’était une œuvre d’art qui a envoûté tout le monde. Certains disent d’elle que c’est la Réincarnation de la Jouvencelle. Si cela vous intéresse, cela va commencer tout de suite. Nous, nous allons vers le fleuve : ma sœur dit qu’on entend mieux de là-bas. Ah, au fait ! Eux, ce sont les trois infirmiers qui vont nous accompagner jusqu’à la Forêt de Ribol. »

C’étaient deux humains et un nuron. Tous trois inclinèrent légèrement la tête en se présentant :

— « Yango Bertol. »

— « Pynnaklo Dorwa. »

— « Saboth Robelawt, » dit le dernier, le nuron. « Enchanté. »

Je les regardais, la tête penchée. Ces visages avec des tatouages de la déesse Mahura me disaient quelque chose…

— « Mais vous êtes ceux du Lac Blanc ! » s’exclama Yanika, franchissant le seuil.

Je compris enfin.

— « Diables, c’est vrai, » m’étonnai-je, m’avançant aussi. « Ceux des sankras. N’aviez-vous pas dit que vous travailliez dans un hôpital ? »

La rencontre nous arracha des sourires et des souvenirs. Répondant, Yango assura :

— « L’hôpital va bien. Finalement, nous avons offert les sankras au sanatorium, parce qu’ils avaient plus de moyens pour en prendre soin. En échange, ils ont promis de fournir l’hôpital où nous travaillions en médicaments, et un mécène nous a donné des fonds. C’est pourquoi… »

Il se tourna vers ses compagnons avec un sourire et Saboth Robelawt termina :

— « Nous avons décidé de remercier la grande Mahura et de nous porter volontaires pour donner des remèdes et des soins aux villages les plus perdus de Kozéra. »

— « Mon cousin n’est-il pas merveilleux ? » rit le chef de la caravane. Il donna un coup amical de sa queue de nuron à celui-ci en s’exclamant : « Un véritable altruiste ! »

Saboth fronça le nez, amusé, et demanda :

— « Comment va Livon, le permutateur ? Je n’oublierai jamais que ce garçon m’a sauvé la vie. »

— « Euh… » toussotai-je. « Eh bien, c’est un de ceux qui sont partis chercher une Ragasaki enlevée par les Yeux Blancs… Vous ne les avez pas croisés ici ? Ne vous inquiétez pas, le connaissant, il va sûrement bien. »

Mes paroles optimistes ne durent pas paraître convaincantes car les trois infirmiers avaient ouvert grand les yeux, stupéfiés. Pynn était pâle.

— « Les Yeux Blancs… ? »

— « Oh, allons-y, ne restons pas là, » s’impatienta Mag’yohi. « Désolé de vous presser, mais je ne veux pas rater le spectacle après que tu me l’as si bien vanté, cousin. Les autres doivent déjà être en bas. »

Le caravanier s’éloigna en descendant la rue, agitant sa puissante queue et, après avoir échangé des regards interrogatifs, nous sortîmes tous de la maison, refermâmes la porte et nous hâtâmes derrière les infirmiers vers la partie basse du sanatorium, curieux d’entendre cet orchestre extraordinaire.

Il commença avant que nous arrivions en bas. D’abord, le fracas de la cascade s’altéra. Puis, il se fit plus doux avant que l’on ne commence à entendre des tintements mesurés. Nous traversâmes la place pleine de roulottes et nous fondîmes dans la foule qui s’était installée là pour écouter. Je m’avançai avec Yanika, Yodah et Jiyari jusqu’aux rochers du fleuve et m’assis, plissant les yeux vers la cascade noire. De là, nous parvenaient les sons, de plus en plus nets, justes et frais, s’entremêlant à une mélodie harmonieuse. Le bruit de l’eau s’alliait à des sons semblables à des modulations de harpe et de flûte. Les notes s’écoulaient maintenant librement à travers les cordes de l’eau comme sur les cordes d’un luth.

— « C’est beau, » murmura Yanika, émerveillée.

Jamais je n’avais été très versé en musique, mais… oui, c’était beau sans aucun doute. La mélodie était claire et douce comme un chaud rayon de soleil. Je fus surpris par ma comparaison et je souris quand je constatai que Kala n’éprouvait plus aucune douleur, ni peur, ni haine : il était captivé.

Alors, une voix s’éleva, haute, claire et envoûtante, chantant dans une langue suave et mélodieuse. Je tentai de la comprendre. Ce n’était pas de l’abrianais. Du caeldrique ? Non plus…

— « Du daercien, » murmura Yodah. « C’est du daercien. »

L’aura émerveillée de Yanika devait quelque peu l’affecter, car le fils-héritier ne quittait pas des yeux la cascade. Du daercien ? La langue du pays au sud de Rosehack ? Alors, j’ouvris grand les yeux pris d’une brusque idée et me levai. Dannélah. Était-ce possible ? Assurément, cette mélodie était un peu modifiée, mais ce n’était pas la première fois que je l’entendais.

— « Harmonieuse et harmonique, » murmurai-je.

Je souris largement. Que diables faisait Sanaytay au sanatorium ?