Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 3: Le Rêve des Pixies

9 Souvenirs d’une cartographe

Sans cœur, sans sang… comment une créature pouvait-elle vivre ainsi ? Tchag n’était pas un spectre. Il avait un corps bien tangible qui avait même besoin de manger. Et Yéren disait qu’il avait été fabriqué par des saïjits ? Qu’il était comme une magara dotée d’une conscience ? Mais d’où venait cette conscience ?

Allongé dans une chambre de La Vague d’Or, je tentais de dormir, essayant d’ignorer l’agitation de Kala. Je devais être reposé pour voyager le lendemain, me répétai-je, car Yéren et Zélif pensaient partir pour l’ouest dans une caravane qui voyageait vers les villages les plus reculés du pays de Kozéra, jusqu’au sommet de la Cascade de la Mort. Zélif disait avoir appris à l’Académie de Trasta des détails utiles qui l’avaient aidée à déterminer avec exactitude quels endroits pouvaient être utilisés par les dokohis, mais elle ne s’était pas étendue, disant que nous aurions le temps d’en parler en chemin.

“Une conscience dans un corps créé,” dit soudain Kala. “C’est trop étrange comme coïncidence !”

Je fronçai les sourcils, ravalant l’envie de lui répliquer qu’il cesse de tourner ça dans sa tête.

“Il n’y a pas que les laboratoires de la Guilde de Dagovil qui font des expériences de ce genre, Kala. En plus, toi, tu dis que ton corps a été saïjit autrefois avant d’être transformé. Tchag, ce n’est pas la même chose : d’après Yéren, son corps n’a pu appartenir à aucun animal d’Haréka.”

“C’est tout de même une expérience,” répliqua Kala, en tremblant. “Ils ont fusionné un esprit dans ce corps.”

J’ouvris brusquement les yeux dans l’obscurité.

“Et maintenant, tu vas me dire que cet esprit est celui d’un Pixie ?”

Je perçus sa négation.

“Non. Je m’en serais rendu compte.”

“Tu t’en serais rendu compte ?” m’étonnai-je.

“Oui…” Le Pixie hésita. “Je ne sais pas comment, mais… je l’aurais reconnu tout de suite si ç’avait été un de mes frères, comme j’ai reconnu tout de suite Jiyari et c’est pour ça que je me suis presque réveillé sur le bateau quand nous allions à Donaportella, tu te rappelles ?”

J’ouvris grand les yeux, me souvenant. Pour la première fois, je crois, il avait pris le contrôle de mon corps durant quelques instants, s’aidant du cauchemar de Yanika qui avait forcé mon Datsu à se débrider.

“Tchag n’est pas un des Huit Pixies du Chaos,” conclut-il.

“Du Chaos ?” répétai-je alors, surpris. “Je croyais que c’était ‘du Désastre’.”

“Eh bien non. La vieille légende parlait des Huit Pixies du Chaos. Nous autres, nous sommes les Pixies du Chaos. Si les gens ont changé le nom, c’est leur problème.”

“Je me demande pourquoi ils l’ont fait,” méditai-je. “Avez-vous causé tant de désastres après vous être enfuis du laboratoire ?”

Kala ne répondit pas immédiatement et, quand il le fit, ce fut avec des images. Il me fit voir une grande tour crachant de la fumée par ses fenêtres. Était-ce l’incendie de la Tour Mage de Dagovil ? Cela s’était produit il y avait environ cinquante-cinq ans, et on racontait que des milliers de livres et d’études avaient été perdus. L’image suivante était celle d’un groupe de créatures étranges qui se voyaient à peine dans l’obscurité et qui se traînaient dans un tunnel, criant de douleur. Boki sanglotait, Rao feulait, Jiyari appelait à l’aide et, par-dessus les autres cris, Tafaria émettait un son si puissant que la roche qui les entourait commença à se fissurer. Kala porta le coup final, heurtant la paroi rocheuse de tout son corps métallique. J’entendis un fracas comme si une caverne entière s’effondrait. Les sept Pixies étaient sortis de là vivants de justesse.

Quand les images s’éteignirent, je m’efforçai, encore sous le choc, de brider mon Datsu. Après un long silence lugubre, je murmurai :

“Et Lotus ? Où était-il quand vous souffriez ainsi et détruisiez tout sur votre passage ?”

“Lui, il était parti chercher les larmes,” répondit Kala, hésitant. “Nous, nous fuyions la Guilde et nous suivions Rao. Elle a toujours été la plus raisonnable. Elle nous a dit que nous ne devions plus tuer personne d’autre. Moi non plus, je ne voulais pas, mais avant que je ne commence à rouiller et à me rompre, je ne pouvais pas rester tranquille et, si on m’effrayait… j’utilisais mes poings. Je les haïssais tellement…”

Je frissonnai. Kala parlait parfois avec tant de raison et d’intelligence que j’oubliais qu’il avait été un cobaye de laboratoire torturé physiquement et mentalement depuis sa plus tendre enfance… Il disait qu’il n’était pas saïjit bien qu’il l’ait été, et je me demandai quel était son véritable souhait, maintenant qu’il s’était ‘éveillé’.

“Dis-moi, Kala. Quand tu t’es transvasé dans le Sceau puis en moi… quel était ton but ? Fuir la douleur, ça je le sais, mais pourquoi avoir choisi un saïjit ? Pourquoi Rao a-t-elle choisi de transvaser Jiyari et de se transvaser elle-même dans des saïjits si vous les haïssez tant ?”

Kala grogna sourdement.

“N’importe quel bréjiste te le dirait : il est plus facile de se transvaser dans un esprit avec une structure semblable.”

“Alors, tu reconnais que tu es saïjit.”

“Je ne le suis pas !” s’insurgea Kala. “Un saïjit, non. Jamais.”

Je soupirai et me redressai sur le lit.

“Qu’est-ce que tu fais ?” demanda Kala, surpris. “Nous n’allions pas dormir ?”

“Avec toi qui rumines des souvenirs à côté ? Impossible. Je vais faire un tour.”

J’enfilais mes bottes quand Kala marmonna :

“Demain, on sera fatigués. Ce n’est pas raisonnable.”

Je souris légèrement.

“J’aime me promener quand il y a peu de monde dans les rues. Allez, je te laisse le corps un moment, qu’est-ce que tu en dis ?”

Kala fut aussitôt partant et je me moquai, pensant combien il était facile à acheter. Nous fermâmes la chambre à clé, descendîmes les escaliers jusqu’à la taverne et sortîmes, adressant un geste sec de la tête à l’employée du comptoir.

Nous marchions sur le port, écoutant la lente houle de la Mer d’Afah, suivant l’air qui dansait en tourbillonnant doucement. L’endroit était tranquille bien qu’il y ait encore plus de gens qu’à Firassa la nuit. Au loin, on voyait les lumières de bateaux de pêche sur les eaux noires. Nous passâmes près d’un homme chargé d’un filet tout juste réparé, nous suivîmes le mouvement brusque d’un chat qui bondit sur un tas de gravillons et partit en flèche vers la petite plage, et nous marchâmes avec plaisir sur le sable, nous asseyant finalement pour contempler le lointain, perdu dans les ténèbres et les colonnes de l’énorme caverne.

Nous n’étions pas là depuis longtemps quand je sentis que quelqu’un s’approchait à pas légers.

— « Drey… »

Kala sursauta et se tourna pour voir la petite faïngale avancer sur le sable. Elle était pieds nus. Kala fronça les sourcils.

— « Zélif… »

— « Je peux ? »

Kala hésita puis acquiesça, ajoutant alors qu’elle s’asseyait à côté de nous :

— « Tu ne devrais pas marcher nu-pieds. Cette plage n’est pas nettoyée comme celle de Firassa : il pourrait y avoir des morceaux de verre ou n’importe quelle autre chose dangereuse. »

Mar-haï… Il sermonnait la leader des Ragasakis ? Et il volait des informations de mes souvenirs, en plus. Zélif sourit.

— « Tu as raison. Sur ta gauche, là, il y a plusieurs morceaux de verre enterrés. Et là, une barre de fer rouillée et pointue. Rassure-toi, je sais éviter ce genre de danger. » Elle tourna une expression sereine et souriante vers moi. « Je ne suis pas perceptiste pour rien. »

Certes, et c’est pour ça qu’elle avait perçu que je sortais de ma chambre et qu’elle m’avait suivi, compris-je. Probablement pour me parler des Pixies. Suivant peut-être mon raisonnement, Kala déglutit et détourna les yeux des siens.

— « Où as-tu appris ces arts ? » demanda-t-il.

Je fus surpris. Jamais je ne le lui avais demandé, mais il est vrai aussi que c’était la première fois que je parlais seul avec Zélif. Celle-ci enlaça ses genoux et regarda le va-et-vient des eaux sur le sable.

— « Mes parents, » dit Zélif, « étaient cartographes et perceptistes. Je voyageais avec eux et nous travaillions côte à côte. »

— « Ils sont morts ? »

Zélif arqua les sourcils et acquiesça lentement de la tête.

— « Oui. »

— « Comment ? »

J’avais l’impression d’être trop indiscret et trop curieux, mais Kala, visiblement, n’avait pas ce genre de scrupules.

— « Eh bien… » Zélif changea de position, étendant ses jambes sur le sable avant de répondre : « Il y a dix-huit ans, une femme nous a engagés pour chercher une relique dans les profondeurs. Nous y avons passé des mois. La récompense était bonne, mais le travail était trop risqué. Je crois que c’est après avoir trouvé la relique que des monstres nous ont attaqués. Je ne me rappelle pas lesquels. Je sais seulement que j’ai perdu connaissance et, quand je me suis réveillée pour de bon, j’étais de retour à Donaportella, sans mes parents, et toute seule, avec une bourse pleine à craquer de kétales. J’avais alors quatorze ans. »

Kala ne répondit pas. Il semblait s’être enfin rendu compte qu’il était trop curieux. Cependant, Zélif continua :

— « J’ai eu la chance d’être recueillie par Duï, un érudit, vieil ami de mes parents. Quand je lui ai raconté ce qui s’était passé, il m’a dit que tant de trous de mémoire étaient dus à une amnésie. Il voulait me rassurer mais, avec les années, je suis arrivée à me demander : et si cette amnésie avait été provoquée ? Je me souvenais vaguement des visages des deux gardes, mais la femme… au début, je ne m’en souvenais même plus. Jusqu’au jour où, à Donaportella, j’ai croisé un adorateur de Sheyra, j’ai vu les trois cercles tatoués sur son torse et je me suis rappelé un détail. Cette femme… elle portait ces trois cercles sur son front. » Elle leva des yeux intenses vers les miens. « Trois cercles avec trois lignes entrecroisées. »

Kala et moi frissonnâmes en même temps. Yodah ne lui avait donc rien dit sur les Pixies, ce qui était logique. C’était le symbole qui avait perturbé Zélif et l’avait fait se souvenir… Attah, trois cercles sur son front, me répétai-je, le cœur saisi. Rao… Se pouvait-il que ce soit Rao ?

La petite faïngale fit une grimace gênée et se racla la gorge.

— « Après ça, j’ai commencé à douter de tout ce dont je me souvenais, me disant que cette femme était une inquisitrice Arunaeh qui avait changé mon esprit. J’ai passé en revue ton clan pendant longtemps, cherchant celle qui avait engagé mes parents. Je pensais : et si l’histoire des monstres est inventée ? Et si en réalité c’est elle qui les a tués ? » Elle secoua la tête tandis que Kala et moi ravalions notre salive. « J’ai procédé par élimination, et puis un jour j’ai dû me rendre à l’évidence : aucun Arunaeh n’avait porté ni ne portait ce symbole sur son front. Et bon, j’ai essayé d’oublier toute cette histoire. Une bonne leader ne se cramponne pas à son passé, » sourit-elle, arrondissant ses joues. Elle fronça les sourcils, plongée dans ses souvenirs. « Un jour, j’en ai parlé à Néfikel. Tu sais bien, celui qui a quitté l’Ordre d’Ishap et a fondé avec moi et Shimaba la confrérie des Ragasakis. Il a dit qu’il était sûr d’avoir déjà vu quelque part quelqu’un correspondant à la description. Je lui ai dit de laisser tomber, mais il a quand même voulu mener sa propre enquête… Et il n’est pas revenu. » Zélif tambourina nerveusement sur ses genoux. « Par les Yeux de Zarbandil, je suis sûre que tu comprends pourquoi je te raconte tout cela, n’est-ce pas ? Je ne pensais pas qu’un jour j’arriverais à éclaircir tout ce mystère. Jusqu’à aujourd’hui. » Elle fixa son regard dans le mien. « Aujourd’hui, peut-être, tu vas me l’expliquer. Dis-moi, Drey. As-tu déjà vu d’autres personnes avec la même mutation que toi ? Avec le même symbole ? »

J’observai un long silence. Dieux. Tout concordait. Il y avait dix-huit ans, Rao avait aidé Kala à fusionner dans le Sceau des Arunaeh. Pour cela, elle avait dû chercher la racine de celui-ci. Sachant que Lustogan avait mis plus d’un an à la trouver, ce n’était pas étonnant que Rao ait eu recours à des cartographes experts perceptistes. Et après avoir trouvé le Sceau… les avait-elle tués ? Avait-elle pu altérer la mémoire de Zélif ?

“Est-ce qu’elle en serait capable, Kala ? Rao… est-ce qu’elle serait capable de tuer pour garder un secret ?”

“Non !” gronda Kala.

Sa réaction fut telle que je dus raidir tous les muscles de ma gorge pour étouffer son exclamation indignée. Cependant, sa rage se transforma très vite en confusion. Zélif continuait à nous regarder et Kala balbutia :

— « J-Je suis désolé. Je suis sûr qu’il y a une explication… Ça ne peut pas être elle. »

— « Elle ? » répéta Zélif.

La houle murmurait, caressant le sable. La faïngale tendit une main vers moi et prit la mienne pour l’observer. Nous ne l’en empêchâmes pas. Quand je vis quelque chose briller dans ses yeux, je serrai les dents et essayai de brider mon Datsu. Ce n’était pas un bon moment pour fuir mes sentiments.

— « Il était pareil que celui-ci, » assura Zélif, libérant ma main. « Que signifie ce symbole ? Excuse-moi, Drey, mais je dois le savoir. »

Kala demeura silencieux. Je grommelai :

“Kala, laisse-moi maintenant : c’est mon tour jusqu’à trois heures de l’après-midi demain d’après l’accord, tu te rappelles ?”

“Ne lui parle pas de mes frères,” dit Kala. “Elle… elle ne le comprendra pas. Elle n’est pas comme les Arunaeh. Elle nous haïra, et la Guilde nous poursuivra une nouvelle fois.”

— « Je ne sais pas ce que cela signifie, » dis-je à voix haute, ignorant Kala, « mais je sais qui le porte. »

Zélif ne me quittait pas des yeux. La leader des Ragasakis n’avait pas peur de découvrir la vérité. Elle ne perdait pas son sang-froid non plus. Elle attendait patiemment, exigeant des réponses.

— « Je vais essayer de t’expliquer ce que je sais, » promis-je enfin. « Tout cela est très nouveau pour moi aussi. Je sais seulement que ceux qui ont cette mutation partagent une même origine. »

Je détournai le regard vers les ombres de la mer. La houle tranquille ne m’apaisait plus et c’était le Datsu qui se chargeait de calmer mes nerfs. L’altération de Kala n’arrangeait pas les choses.

— « En fait, j’ai dans ma tête… »

Je reçus un coup mental et hoquetai. Kala protesta :

“Nous y revoilà. C’est ma tête, Drey. La mienne ! Ne divulgue pas des secrets qui pourraient nous mettre tous en danger. Les Arunaeh sont différents. Mais elle…”

“Il se pourrait que Rao ait vraiment troublé ses souvenirs,” sifflai-je. “C’est elle qui a engagé ses parents et ils sont morts. Et tu me dis que Zélif n’a pas le droit de savoir ? Ne te mêle pas de ça.”

Kala demeura surpris, sans savoir quoi répondre. Avant qu’il ne réagisse, je déclarai :

— « Les Huit Pixies du Chaos. En as-tu entendu parler ? »

Zélif me regardait, déconcertée par mon comportement.

— « Oui… C’est une légende traditionnelle vieille de plusieurs siècles. Qu’a-t-elle à voir là-dedans ? »

— « Tu vas comprendre. Il y a cinquante ans et quelques, sept enfants sont sortis d’un laboratoire de la Guilde de Dagovil après avoir subi des expériences de toutes sortes sur leurs corps… et peut-être sur leurs esprits. L’un avait un corps métallique, un autre un corps élastique, un autre était couvert de plumes… mais il ne pouvait pas voler et il avait mal partout. Durant des années, ils ont cru que les scientifiques les soignaient. Quand ils ont compris qu’il n’en était rien, ils se sont enfuis, massacrant tout le monde et ils se sont fait appeler les Huit Pixies du Chaos, incluant le bréjiste qui les avait aidés. » Je levai les yeux vers les lointaines stalactites. « Ce bréjiste avait compris que peu à peu leurs corps instables se décomposaient et il a alors transvasé chacun d’eux dans une larme draconide. Il les a laissés ainsi, en repos, durant des décennies, sauf une. Celle-là… il l’a transvasée dans un nouveau-né. Et c’est sans doute la personne que tu as vue. La personne qui a connu la guerre de la Contre-Balance et qui s’est chargée de transférer les esprits de ses compagnons dans de nouveaux corps. Maintenant, crois-moi ou non, le transfert n’a pas fonctionné avec moi, j’ai toujours la même conscience qu’à ma naissance et… »

Je me tus quand Zélif se leva brusquement. Je la regardai, surpris. Quand elle parla, ses yeux brillaient, sa voix tremblait.

— « Es-tu en train de me dire que tu possèdes dans ta tête un esprit qui a connu cette femme ? Et je suis censée croire ça ? » Je sentis sa respiration se précipiter. Elle qui était normalement si tranquille… Elle me tourna soudain le dos comme pour dissimuler son expression troublée et ajouta d’une voix étouffée : « D-Dis, Drey. Ai-je trop eu confiance en toi ? »

Légèrement courbée, clairement confuse, elle s’éloigna à pas silencieux et hésitants. Fichtre. Ne m’avait-elle pas cru ?

“Je te l’avais dit,” lança Kala, de mauvaise humeur.

Je fronçai les sourcils et, tandis qu’elle s’éloignait, j’affirmai avec franchise :

— « J’ai appris ce qu’est la véritable confiance avec vous, Ragasakis. » Saisie, la leader s’arrêta sans se retourner, et j’en profitai pour lui avouer : « Vous m’avez appris à cesser de fuir, vous m’avez donné un foyer que j’aime autant que celui de ma véritable famille. C’est pour cela, » dis-je ; j’empoignai le sable des deux mains et haussai la voix, « c’est pour cela que je veux à tout prix vous rendre la pareille. Ce que je t’ai dit sur les Pixies, tout est vrai. Je le jure par Sheyra. »

De dos à moi, Zélif serrait ses bras autour d’elle, gardant le silence. La petite faïngale me semblait si fragile en cet instant… Alors, elle commença à se retourner et… soudain, elle poussa un cri de douleur. Je fis un bond de surprise et me retrouvai près de la faïngale en un tournemain.

— « Zélif ? Ça va ? »

— « J’ai marché sur un morceau de verre, » grogna-t-elle. « Ça saigne. »

C’était vrai. Et la vision du sang commençait étrangement à me donner mal au cœur. Non, compris-je, étonné. C’était Kala qui, effrayé, se sentait mal. Est-ce que Jiyari n’était pas le seul Pixie à qui cela arrivait ? Au moins, il ne s’évanouissait pas… Je libérai le Datsu et m’accroupis près de la faïngale.

— « Monte, allez. Je vais te ramener à l’auberge. »

Les yeux encore brillants de larmes, Zélif cligna des paupières.

— « Quoi ? »

— « Monte sur mon dos. Un morceau de verre pourrait être resté à l’intérieur : il vaut mieux que tu n’appuies pas le pied. »

Je la vis hésiter. Diables, qu’attendait-elle ? Finalement, la petite faïngale grimpa, je l’agrippai, me relevai et pris la direction de La Vague d’Or.

— « Tu pèses encore moins que ma sœur, » commentai-je.

Elle ne répondit pas. Quand nous passâmes par la réception, j’assurai que nous n’avions pas besoin de médecin, que nous en avions déjà un, et nous nous rendîmes directement dans la chambre de Yéren. Celui-ci ouvrit la porte, la mine à moitié endormie.

— « Qu’est-ce qu’il se paaasse ? C’est déjà le matin ? »

— « Zélif s’est enfoncé un morceau de verre dans le pied, » expliquai-je.

Le guérisseur se dégourdit aussitôt et, tout en nettoyant la blessure, il sermonna la petite faïngale en grommelant :

— « Pour l’amour du ciel, Zélif, ne sois pas si imprudente. Qui sait ce que pourraient avoir ces morceaux de verre. Étant perceptiste, ça m’étonne que tu ne les aies pas évités. »

Assise sur son lit défait, Zélif avait rougi. Elle soupira et leva les yeux vers moi.

— « Drey. Désolé. Je me suis précipitée. »

Je savais qu’elle ne faisait pas allusion au morceau de verre mais à mon histoire de Pixies. J’inclinai légèrement la tête.

— « C’est ma faute. J’ai été trop direct. »

Yéren nous regarda tour à tour, déconcerté.

— « Comment ça direct ? De quoi parlez-vous ? Qu’est-ce que vous faisiez dehors à cette heure de toute façon ? »

Je consultai mon anneau de Nashtag.

— « C’est vrai qu’il est très tard. Il vaudra mieux que je retourne dans ma chambre, sinon personne ne pourra me faire sortir du lit demain matin. Avec votre permission. »

Je m’inclinai et m’éloignai dans le couloir jusqu’à ma chambre. Quelle ne fut pas ma surprise quand j’entendis un sanglot provenant d’une pièce voisine. Celle de Jiyari… Mon corps avança tout seul, ouvrit la porte et la referma en murmurant :

— « Jiyari ? Tu vas bien ? »

“Kala…” grommelai-je.

Mais l’inquiétude de Kala me vainquit et je m’approchai des sanglots dans l’obscurité complète.

— « D-Drey ? » demanda le jeune homme, la voix étranglée. « C’est toi ? »

— « C’est moi. Drey. Kala. Et le Grand Chamane. »

Les sanglots s’arrêtèrent. Je m’arrêtai près du lit et sentis une main me chercher à tâtons, agitant l’air. Avant que je puisse l’attraper, Jiyari agrippa mon gilet.

— « Grand Chamane… »

Il tira avec force. Je ne m’y attendais pas et je tombai sur lui émettant un grognement.

— « Attah… Que diables fais-tu ? » marmonnai-je, tentant de me relever.

Mais Jiyari ne me lâchait pas.

— « S’il te plaît. Juste cette nuit. Cette nuit, j’ai si mal. J’ai peur… S’il te plaît… »

Je restai immobile quelques instants tandis qu’il se cramponnait à moi sans vouloir me laisser partir. Kala tremblait intérieurement.

“Ne le lâche pas,” me dit-il.

“Mais…” protestai-je. “Ce n’est pas normal. Que diables lui arrive-t-il ?”

“Serre-le dans tes bras, Drey,” me répliqua Kala sans répondre.

Quoi ? Kala se sentait si secoué que je ne trouvai pas de raison de ne pas l’écouter. Malgré tout, je me sentis ridicule quand je répondis à l’étreinte de Jiyari.

“Lui…” murmura Kala dans mon esprit. “Jiyari est le plus sensible de nous tous. Il souffre plus que tous. Il en a toujours été ainsi. Il ne se rappelle que rarement, mais… quand il le fait, tout lui vient, comme s’il le revivait. Il est mort de peur. Console-le ou laisse-moi le faire. L’entendre pleurer comme ça… cela me déchire le cœur.”

Je fermai les yeux dans l’obscurité, le corps de Jiyari agrippé au mien comme s’il m’avait pris pour une bouée de sauvetage. Sa respiration précipitée mourait contre ma poitrine, ses bras tremblaient, son cœur battait si fort que je l’entendais cogner contre le mien. Le plus sensible, disait-il, et celui qui souffrait le plus… Je me rappelai vaguement l’immense douleur de Kala et, écoutant le souffle entrecoupé de Jiyari, je me demandai : comment la supporte-t-il ?

La réponse était simple : il ne la supportait pas.