Accueil. Les Pixies du Chaos, Tome 1: Les Ragasakis

11 Fantômes

— « À l’aide ! À l’aide ! »

Une vieille elfe franchit le seuil de la Maison des Ragasakis en faisant de grands gestes avec sa canne. Elle portait une tunique richement ornée et ses yeux étaient grands ouverts. Curieux, je fermai l’Histoire des peuples de Rosehack et je me levai. Loy était déjà auprès de la vieille dame, l’apaisant et lui demandant avec affabilité :

— « Que se passe-t-il, madame ? »

— « Matifi ! Elle a disparu ! Un fantôme l’a emportée. S’il vous plaît, je vous en prie, retrouvez-la ! Ma petite… »

Orih, Yanika, Livon et moi étions les seuls à nous trouver à la confrérie avec Loy ce jour-là. Nous nous approchâmes tous.

— « Quand est-ce que c’est arrivé ? » demanda Livon.

— « Il y a quelques heures ! Nous nous promenions dans le parc comme tous les matins, au pied de la colline, et, juste comme nous passions devant la Chapelle Rouge, le fantôme est apparu… J’ai senti un courant froid me transpercer ! Et alors… Matifi n’était plus là ! »

— « Quel âge a-t-elle ? » demanda Loy.

— « Oh… demain, c’est son cinquième anniversaire. Elle ne se sépare jamais de moi. Mais aujourd’hui… elle est partie en courant comme si le vent l’emportait, je ne sais pas quoi faire ! Je suis prête à vous donner tout mon argent, mais faites qu’elle revienne, s’il vous plaît… »

Livon sourit.

— « Nous la retrouverons. » Son ton optimiste et décidé ne laissait aucun doute. « Quels vêtements portait-elle ? »

La vieille dame secoua la tête.

— « Vêtements ? Elle a un ruban rouge sur la tête. Et un collier doré avec le nom de ma famille : Bisykaï. Oh, et elle a un pelage brun clair, sauf… la queue, sa queue est d’un blanc magnifique. »

Nous demeurâmes tous interdits. Brusquement, Orih éclata de rire.

— « Ta p’tite fille a une queue ? »

— « Comment oses-tu rire à un moment pareil ! Sans-cœur ! » s’offensa la vieille dame, la foudroyant du regard. « C’est une chienne. Elle s’appelle Matifi. Je n’ai jamais dit que c’était ma petite fille ! »

— « Désolée, j’ai mal entendu ! » s’étrangla Orih, riant encore.

Yanika menaçait de rire elle aussi et je lui lançai un regard d’avertissement. Ce n’était pas le meilleur moment pour que tous, ici, nous nous mettions à rire aux éclats devant la vieille dame. Captant mon message, ma sœur lutta contre elle-même et s’éloigna discrètement. Livon leva une main pour apaiser l’ambiance.

— « Madame, » dit-il, « quand je donne ma parole, je la tiens. Je retrouverai votre chienne, ne vous inquiétez pas. Tu viens, Tchag ? »

— « Ouaip ! » répondit l’imp, enthousiaste.

Sans plus attendre, tous deux sortirent de la Maison. Alors comme ça, Livon allait réellement accepter le travail. J’échangeai un regard avec Orih et Yanika… Et la première me sourit.

— « Réjouis-toi ! Tu es dans la confrérie depuis deux semaines déjà et tu n’as fait que t’entraîner avec Livon, fainéanter comme moi et manger des gâteaux. Et ça, c’est mon rôle, tu ne peux pas me le prendre. Zélif dit souvent : la force des Ragasakis est dans la diversité de leurs habiletés. Alors… en route pour ta première mission, Drey Arunaeh. Va délivrer la chienne Matifi Bisykaï des griffes du fantôme ! » Elle avait pris une voix profonde et levé un poing théâtral. Je soufflai. La situation telle qu’elle la présentait paraissait encore plus ridicule. Elle observa : « Moi, je reste avec Yani et la vieille. »

— « Qui traites-tu de vieille ! » grogna la vieille femme.

Je roulai les yeux tandis que la vieille dame déblatérait sur le respect dû aux aînés et je me tournai vers Yanika.

— « Tu es sûre que tu ne… ? »

— « Tout ira bien, frère, » me coupa-t-elle. Ses yeux noirs sourirent quand elle ajouta : « Tu n’as pas à toujours te préoccuper pour moi. Arrête de te tracasser tout le temps. »

Je savais qu’elle s’irritait chaque fois que je me faisais trop protecteur ; aussi, je n’insistai pas et je me contentai de lui répondre :

— « Alors, à tout à l’heure. »

Avant de partir, je vis que Loy sortait déjà son formulaire, demandant aimablement à la vieille dame combien elle était disposée à payer. J’entendis : cinquante kétales. Diables. N’avait-elle pas dit ‘Je suis prête à vous donner tout mon argent’ ? Comme on disait en Dagovil, les vieux brailleurs sont les plus radins de tous.

Une fois dans la rue, je cherchai Livon. Il n’était visible nulle part. Mar-haï, était-il si pressé ? Je me rappelai que la vieille avait parlé d’un parc au pied de la colline et je commençai à descendre la pente. De toute façon, pour chercher un chien fugueur, le mieux était de se disperser.

Un fantôme, pensai-je. Qu’avait voulu dire la vieille femme en affirmant qu’un courant froid l’avait transpercée ? Les fantômes, les créatures immatérielles, ces choses-là n’existaient pas. Il y avait des masses mobiles d’énergie encore plus immatérielles que les spectres, mais celles-ci ne pensaient pas, elles ne se contrôlaient pas, c’étaient de simples phénomènes naturels. Et elles n’apparaissaient que dans des lieux énergétiquement instables.

Après avoir fait quelques tours entre les arbres du parc sans trouver Livon, je pensai : Y a-t-il vraiment quelque chose d’étrange dans ce parc ? Se peut-il que la vieille femme ait tout inventé ?

Il était midi passé et le parc était vide. Des fleurs de toutes les couleurs parsemaient l’herbe et une brise froide les caressa. Je fis une moue railleuse. Peut-être était-ce ce courant d’air que la vieille avait confondu avec un fantôme.

J’avançai sur un chemin ombragé, je traversai un petit pont de bois et… brusquement, je vis un chien au pelage brun clair bouger au pied d’un arbre. Je venais tout juste de l’apercevoir quand il partit en courant, disparaissant au milieu des arbustes. Sans hésiter, je me précipitai. J’entendis le chien aboyer, j’accélérai et, arrivant dans une clairière, je le vis enfin à la lumière du soleil. Il avait un morceau de bois entre les dents et un enfant tentait de le lui enlever, en riant… Je m’arrêtai en pleine course.

— « Attah… » marmonnai-je. Le chien n’avait pas de queue blanche. Je m’étais trompé de proie.

— « Qu’est-ce que tu fabriques, Drey ? » dit soudain une voix tranquille et curieuse.

Mon cœur manqua un battement puis, d’un coup, il s’emballa. Cette voix… je l’aurais reconnue entre mille. Je me tournai vers la silhouette qui venait de s’appuyer sur un chêne majestueux. Rien que de le voir là, debout, si près de moi, j’écarquillai les yeux comme si j’avais vu un véritable fantôme.

Que diables faisait-il là ?

Son regard bleu m’observait intensément lui aussi. Je me remis un peu, laissant échapper :

— « Je cherchais un fantôme, mais on dirait que j’en ai déjà trouvé un. »

Les lèvres de mon frère se courbèrent. Je tournai la tête sur les côtés, scrutant rapidement les arbres et les arbustes. Le drow aux cheveux en brosse n’avait pas l’air d’être dans les parages. Je grimaçai. Depuis combien de temps mon frère me suivait-il ?

L’enfant et le chien s’éloignaient déjà dans la clairière et, dans le silence du parc, on n’entendait que le murmure d’une fontaine lointaine, le gazouillement des oiseaux, l’ondoiement des feuilles et les courants de la brise. Cela ne m’aida pas à me détendre. Pourquoi diables maintenant ?, me disais-je. Pourquoi maintenant ? Étranger à ma tension, une paisible mer de glace entourait Lustogan. Je rompis le silence.

— « Pourquoi, Lust ? Pourquoi, au bout de trois ans, tu réapparais du néant ? »

À ma surprise, ma voix trembla un peu. Mon frère s’approcha et s’arrêta devant moi. Il n’avait pas du tout changé. Ses yeux étaient toujours aussi tranquilles, son visage aussi froid. Toutefois, il avait changé de vêtements : il avait troqué la sombre tunique de destructeur des Moines du Vent pour des habits de voyage simples et ordinaires. Son Datsu violacé occupait les deux côtés de son visage, intact. Quelques jours auparavant, Sirih m’avait dit que ce sceau me donnait des airs de chamane et Orih avait confirmé, ajoutant que cela allait beaucoup mieux à Yanika. Dans les Cités de l’Eau, il n’était pas étrange que les membres des guildes, des monastères et des confréries tatouent des symboles sur leur corps. Cependant, tous n’avaient pas un sceau. Et le sceau des Arunaeh, le Datsu, était très particulier.

— « Je n’ai pas pu avertir quand je suis parti, » dit-il enfin. « Je t’ai manqué ? »

Il n’y avait pas d’ironie dans sa voix. Je ne répondis pas à sa question.

— « Le Grand Moine m’a expulsé de sa confrérie, » dis-je.

Lustogan parut amusé.

— « Cela te fait de la peine ? »

Je fronçai les sourcils.

— « Toi, tu voulais faire de moi un Grand Moine. »

— « Et tu aurais pu en être un, » médita Lustogan.

J’eus un sourire en coin.

— « Le vieux m’a dit que, si je lui rapportais l’orbe, il se prononcerait en ma faveur pour que je devienne Grand Moine. »

Lustogan me transperça du regard.

— « Vraiment ? »

Je roulai les yeux, soufflant.

— « En fait, toute cette histoire ne m’intéresse pas, tout simplement. Et Père ? Savait-il que tu allais voler l’orbe ? »

Je me souvenais encore de l’humeur noire de Père, ce jour-là : j’avais rarement vu son Datsu délié à ce point.

Détournant le regard, Lustogan enfonça les mains dans les poches de sa veste et se tourna vers le ruisseau qui coulait quelques pas plus loin.

— « Lui, il pensait négocier et demander au Grand Moine la permission de l’emprunter, » dit-il calmement. « Mais, même s’il avait accepté, nous aurions ainsi dévoilé la faiblesse du clan Arunaeh. Alors, j’ai agi avant. »

Et c’était ça qui avait tant contrarié Père, compris-je. Prévoyant le refus du Grand Moine, mon frère s’était chargé de toute la faute, évitant que les Arunaeh entrent en guerre ouverte avec les Moines du Vent. Malgré tout… l’ambiance de tension qu’il avait créée ne s’effacerait pas en présentant de simples excuses. Je frissonnai et mon regard se perdit au milieu des eaux du ruisseau quand je demandai :

— « Pourquoi l’as-tu volé ? »

Je le vis lever les yeux au ciel et sourire légèrement.

— « Tu n’es donc pas au courant… Ça ne m’étonne pas. Père n’est pas du genre à bavarder. »

Toi non plus… Il se tourna vers moi.

— « Installons-nous tranquillement, je vais t’expliquer. »

D’un mouvement leste, il s’éloigna de quelques pas pour aller s’asseoir sur l’herbe, couverte de fleurs sylvestres. Après une hésitation, je l’imitai et le regardai, impatient de savoir. Combien de fois avions-nous été ainsi tous les deux assis, maître et élève, lui, me donnant des leçons et, moi, l’écoutant avec attention ? Je souris intérieurement. Comme au bon vieux temps. Cependant, maintenant, Lustogan n’allait pas me parler d’orique : il allait m’expliquer pourquoi il avait trahi l’Ordre du Vent. Il ne me fit pas attendre.

— « Comme tu dois t’en souvenir, l’Orbe du Vent a une force prodigieuse, mais surtout une précision qu’aucun maître orique ne peut atteindre tout seul. C’est pour cela que c’est devenu le meilleur instrument à ma portée pour l’utiliser sur le Sceau. Je l’ai volé et je suis parti à la recherche de la source du Sceau. »

Je clignai des yeux. L’utiliser sur le Sceau, me répétai-je. Mon frère avait-il utilisé cette magara si puissante sur la relique de notre famille ? Et Père, était-il d’accord avec ça ?

— « Je ne comprends pas, » avouai-je. « La source du Sceau ? N’est-elle pas sur l’île de Taey ? »

— « Rappelle-toi le cristal, Drey. Notre relique est un énorme pilier qui traverse la roche depuis les profondeurs et dont la cime aboutit dans notre chapelle. Elle naît très très loin en dessous. »

Je le regardai, sans comprendre encore. Ce n’était pas la première fois que j’entendais parler du Sceau comme d’un arbre de cristal qui aurait des racines et une cime, mais…

— « Pourquoi aller si bas ? A-t-il plus de pouvoir en profondeur ? »

— « Non, c’est tout le contraire, » affirma Lustogan. « La cime est plus puissante. Cependant, le mal venait des racines. Ce cristal n’est pas un cristal ordinaire. Il se comporte comme une plante. Il a des racines. Et il grandit. Très lentement, mais peut-être que dans deux-mille ans il aurait atteint le plafond de notre chapelle. J’ai mis un an à apprendre à manier l’orbe et presque un an de plus à trouver les racines, mais j’ai fini par les trouver et j’ai essayé de les réparer. Avec l’orbe, bien entendu. »

J’écarquillai les yeux. Les réparer ? Le Sceau ne fonctionnait-il donc pas correctement ? Ceci était nouveau pour moi. Le trésor du clan s’était détraqué… à cause du sceau de Yanika ?

Un oiseau trilla, s’envola, et Lustogan le suivit des yeux avant de déclarer :

— « Tout était fissuré. »

Il le dit calmement, mais je devinai que la découverte l’avait choqué. Il haussa les épaules.

— « Quelque chose a fait éclater la partie inférieure de la relique. Et, ça, il y a des années. J’ai essayé de la restaurer, mais elle était si altérée que j’avais besoin d’un expert bréjiste pour ça ; alors, finalement, il y a cinq mois, je suis rentré à la maison et Mère est descendue avec moi. Elle m’a dit : je suis la Scelliste, j’ai été formée pour ça depuis toute petite, je connais le Sceau par cœur… Mar-haï. Nous n’avons pas pris en compte le fait que son Datsu n’est plus ce qu’il était. Elle a eu une crise de nerfs en pleine opération et notre relique s’est… Bon, tout a raté. La seule chose qu’on a finalement pu faire, c’est de sectionner un morceau des racines qui était intact et de l’emporter sur l’île. Peut-être que, dans cinq-cents ans, le nouveau pilier aura suffisamment grandi pour être utilisé. » Sa voix avait un clair accent d’auto-dérision. Il se tourna vers moi et, changeant brusquement de sujet, il dit, adoptant un ton fraternel : « Tu devrais retourner à Taey. Mère n’arrête pas de t’écrire des lettres sans les envoyer parce qu’elle ne sait pas où tu es. Elle m’a chargé de te trouver. Père, ça ne le dérange plus que tu reviennes avec Yanika. Pour le moment, le Sceau n’est pas un danger pour elle. Et, en plus, je crois que Mère a enfin compris que ses dons de Scelliste ne sont plus ce qu’ils étaient. Elle n’oserait pas expérimenter sur sa fille. »

Il se tut. Moi, je le regardais, choqué. Jamais il ne m’était venu à l’idée que le Sceau, la relique par excellence des Arunaeh depuis des générations, puisse se briser. Quand j’avais entendu que Mère avait arrêté d’appliquer des Datsus, j’avais cru que c’était parce qu’elle ne pouvait plus le faire. Je n’avais pas pensé que le Sceau lui-même… Diables. Jusqu’alors je ne m’étais jamais posé la question, mais la perte du Sceau signifiait que mon clan ne pourrait plus donner un Datsu aux nouveau-nés. C’était pour ça que ma cousine Alissa, de quelques mois plus jeune que Yanika, n’avait pas de Datsu, compris-je : Mère savait déjà à l’époque que le Sceau ne fonctionnait pas correctement. Mar-haï… Si ma famille devenait incapable de reproduire les sceaux bréjiques sur ses nouveaux membres, alors… Je baissai les yeux vers mes mains, sentant mon propre Datsu se libérer légèrement pour calmer mes émotions. Sans Datsu, les Arunaeh redeviendraient potentiellement aussi sensibles et manipulables que n’importe quel autre saïjit. En définitive, la perte du Sceau signifierait un coup dur pour tout le clan.

— « Qu’est-il arrivé au vieux Sceau ? » demandai-je.

Je vis sa grimace.

— « Si tu veux vraiment le savoir… Quand Mère a lancé son sortilège, il est devenu complètement noir. » Noir, me répétai-je, saisi, et je tentai de m’imaginer le cristal rosâtre devenir noir comme un diamant de Kron, tandis qu’il affirmait : « Même la chapelle. Elle continue à vibrer d’énergie… mais ce n’est pas une énergie apaisante et équilibrée comme celle qu’il y avait autrefois. C’est tout le contraire. On a interdit l’entrée de la chapelle, mais toute l’île est couverte de cette tension étrange, un miasme bréjique… Je n’arrive toujours pas à comprendre ce que Mère a fait. » Il fronça les sourcils, en se rappelant. « Là-bas en bas, à la source, le pilier vibrait si fort que la roche qui l’entoure a commencé à se briser. C’est un miracle que nous en soyons sortis vivants. Sans l’Orbe du Vent, tous les deux, nous nous serions retrouvés ensevelis sous une montagne de roche. » Il pencha la tête de côté et médita : « Père est irrité, je dirais que plus par notre imprudence que par le Sceau ou le vol de l’Orbe. Lui, il a toujours été très prudent. »

Son sourire amusé m’arracha un soupir. Je devinai que, malgré l’infortune du Sceau, Lustogan ne se repentait pas d’avoir vécu une aventure comme celle-ci. Tout matériau extraordinaire l’attirait comme le sang attire un kéréjat. Néanmoins, mon frère n’avait rien d’un imprudent. Généralement, il s’assurait toujours d’avoir au moins une issue. Lors de la construction des tunnels, il était toujours le premier à contrôler la fiabilité des poutres et il n’oubliait jamais de mettre les vêtements de protection spéciaux pour destructeurs. Comme il le disait bien, il ne sert à rien de savoir détruire une roche si tu te détruis avec elle.

— « Et l’Orbe du Vent ? Qu’en avez-vous fait ? » demandai-je.

— « Mmpf. Père l’a gardé, » avoua-t-il. « Dommage, parce que j’avais de grands projets pour cette relique. »

— « Sûrement, » soufflai-je. Je me demandai ce que Père pensait faire de l’Orbe, le rendre au Grand Moine ou va savoir, mais, finalement, je me désintéressai du sujet et déclarai : « Je ne vais pas rentrer. Pas tout de suite. Tu peux le dire à Mère si tu veux. »

La réaction de Lustogan ne se fit pas attendre : ses yeux bleus me transpercèrent, comme pour essayer de lire ma pensée.

— « C’est fâcheux, » répliqua-t-il. « Dis-le à Mère toi-même. Moi non plus, je n’ai pas l’intention de revenir pour l’instant. Mar-haï… Est-ce que cela ne te fait rien qu’elle demande après toi tout le temps ? »

Je serrai les dents. Cela m’agaça que Lustogan me reproche mon peu d’affection pour ma famille, car c’était faux. Que je ne souhaite pas les voir tout de suite ne signifiait pas qu’ils n’étaient pas importants pour moi. Je soufflai, mal à l’aise.

— « Mère demande toujours après moi, même si je suis à quelques mètres de distance, et tu le sais. »

Lustogan se mit à rire.

— « Tu es son fils favori, Drey ; tu ne vas pas te plaindre en plus ! Et puis, ça fait trois ans qu’elle ne te voit pas, » ajouta-t-il, plus sérieux. « Et après cette histoire de Sceau… elle est encore plus déprimée. Toi, tu pourrais l’égayer rien qu’en allant la saluer. »

Mon frère était un expert pour me faire sentir coupable. Sans le Sceau capable d’expérimenter sur Yanika, je n’avais plus de raison de fuir l’île. Du moins, je n’en aurais pas eu à Donaportella. Mais maintenant, j’étais à Firassa et…

— « Je vois, » reprit Lustogan. « Saoko, le type qui t’a espionné, il m’a dit que tu t’es uni à un groupe de jeunes chasseurs de récompenses. Bruyants et trop rieurs, à ce qu’il m’a dit. Ils sont amusants ? »

Je le regardai, surpris, hésitai puis affirmai :

— « Ils le sont. »

— « Et fiables ? »

Je haussai les épaules, tout en arrachant distraitement une herbe.

— « Je ne les connais pas à ce point, mais… ce sont des gens curieux. Ils ne sont pas nombreux et ils n’ont pas de devises grandioses comme d’autres confréries. Les leurs sont fondamentalement de ne pas se trahir, de s’aider et de se divertir. L’idée m’a plu. Et à Yanika aussi. Elle ne se sépare plus d’Orih. »

— « Orih ? »

— « C’est une mirole des montagnes, » expliquai-je. « Je ne sais pas très bien quelle habileté elle a à part celle d’être incroyablement maladroite et de raconter des bêtises, mais elle est toujours très positive et elle est si drôle que c’est difficile de ne pas la trouver sympathique. »

— « Mm… Et l’autre kadaelfe ? » demanda Lustogan.

J’inspirai. Alors, comme ça, le dénommé Saoko aux cheveux en brosse l’avait mis au courant de mes moindres faits et gestes… Je répondis cependant sans réserve :

— « Il s’appelle Livon. C’est un permutateur. » Je fis un sourire en coin, amusé. « Il n’a rien d’un érudit, il était berger de chèvres quand il était petit, et il ne sait rien faire d’autre que permuter, mais, en trois semaines depuis que je le connais, il a déjà sauvé deux personnes de la noyade, il a adopté une créature dont personne ne voulait et il nous a montré à Yanika et à moi tous les alentours de Firassa comme un guide professionnel. Il a même permuté depuis un arbre en risquant sa vie pour protéger Yani des dokohis… » Je souris largement. « Mais le plus étrange, c’est sa façon de se fier aveuglément aux autres, comme si on se connaissait de toute la vie. Hier, sans aller plus loin, il s’est jeté d’une falaise, juste pour voir quel effet ça faisait de tomber amorti par la force orique. Tu imagines ? Il est un peu fou, mais… je l’aime bien… je crois. »

Je prononçai les derniers mots en baissant le ton, gêné. Au temple, jamais je n’avais dit ça en parlant de quelqu’un qui n’appartenait pas à ma famille. J’avais grandi au milieu des moines comme un petit prodige qu’on ne touchait pas, entre les prières à Tokura, le silence, l’entraînement et la solitude, presque convaincu que parler de sentiments était un sujet tabou, ou sans intérêt, ou ridicule. Et je le pensais encore un peu, malgré moi. Mais je ne pouvais m’empêcher de constater l’évidence : je trouvais plaisir à être en compagnie des Ragasakis. Et je n’avais pas du tout envie de devoir les abandonner si vite pour retourner sur une île perdue dans la mer d’Afah.

Je continuai à parler à mon frère des membres des Ragasakis et lui m’écouta avec attention : les deux sœurs harmonistes, Sirih et Sanaytay, Yéren, le guérisseur albinos toujours soucieux de la diète de chaque membre, et sa rivale de cuisine, Kali, qui passait sa journée à la taverne de ses parents et arrivait le soir à la confrérie avec tous les gâteaux qui étaient restés… Lustogan ne perdait pas un mot. Mon frère pouvait parfois être froid, sec, imprévisible, et il n’était pas très sociable, mais, en tant que maître, il s’était toujours intéressé à ma vie. Je supposais que, dans sa tête, il analysait tout, comme un puzzle, dans lequel mon apprentissage était au centre. Quoi qu’il en soit, à ce moment, je fis abstraction de tout cela et profitai de sa compagnie et de ses questions.

— « Bon, » dit Lustogan durant un silence. « Ça ne me paraît pas mal que tu prennes goût à la vie, Drey, mais… et ton entraînement ? Tu ne l’as pas oublié par hasard ? »

Je soufflai bruyamment.

— « Je ne vais pas m’entraîner toute ma vie. Ces trois dernières années, Yanika et moi, nous avons vécu comme des rois et j’ai à peine eu besoin de travailler. Être destructeur doit bien avoir quelque avantage : c’est bien payé. »

Je croisai son regard pénétrant et détournai le mien, exaspéré. Je devinai ce qui allait suivre et je le devançai :

— « Je sais… »

— « Drey, » me coupa Lust. « Si j’ai passé dix ans de ma vie à t’entraîner, ce n’est pas pour rien. Tu as du génie pour l’orique et ce serait stupide de ne pas en profiter. Alors… tu ne devrais pas perdre trop ton temps avec cette confrérie banale : tu peux devenir un grand destructeur, Drey. Ton problème, c’est que tu n’as pas d’ambition. »

Il se leva. Je n’eus pas besoin de hausser les yeux pour sentir les siens, tranquilles, posés sur moi, m’observant, attendant ma décision. Je me mordis la langue. Mon entraînement… oui, mon frère ne m’avait pas enseigné tant de choses tout ce temps pour rien, n’est-ce pas ? Tant d’heures passées à chercher les points faibles des roches et à les faire éclater, à polir la pierre, à travailler les métaux… elles devaient avoir un sens. Cependant, j’avais beau chercher, je ne le trouvais pas. Accroître la réputation redoutable de ma famille m’importait une drimi et, moi, je n’avais pas de belle elfe à libérer d’une coque comme Livon. J’avais seulement… Je fronçai les sourcils et, finalement, je me levai à mon tour.

— « Tu as raison, frère. Je n’ai pas d’ambition. Je n’en ai jamais eu. Et les expériences sur les roches ne m’intéressent pas autant que toi. Je suis peut-être un destructeur, mais je ne suis pas un scientifique. Moi, je veux seulement protéger Yanika. Et pourquoi pas, connaître ces Ragasakis. »

— « Et c’est ça ton point faible : tu veux toujours comprendre les gens. » Je l’entendis inspirer, pensif. « Tu sais ? Même le diamant le plus pur peut se briser si tu trouves son point faible. Je ne fais que t’avertir. Cette créature que tu appelles sœur… un jour, elle pourrait provoquer ton malheur. »

Je demeurai glacé. À ce moment, je me rappelai la promesse que Lust m’avait faite des années plus tôt. “Si un jour elle te fait du mal, tu ne la reverras pas,” m’avait-il dit. Je me mis à trembler à cette seule pensée ; alors, mon Datsu se libéra et je sentis mes sentiments s’atténuer de manière drastique. Je fermai brièvement les yeux et murmurai :

— « Que diables t’a fait Yani pour que tu la méprises comme ça ? » Lustogan arqua un sourcil, et j’ajoutai sur un ton de défi : « C’est notre sœur, Lust. Je l’aime de toute mon âme. » Je rivai mes yeux dans les siens en sifflant : « Tu ne comprends donc pas ? »

— « Ce que je comprends, c’est que ton Datsu est altéré, » commenta Lustogan. « Je te l’ai déjà dit : je n’ai rien de personnel contre ta sœur. Son pouvoir est un danger, c’est tout. Et après tant de temps passé à ses côtés, tu en subis les conséquences, j’en ai peur. »

Je le regardai, perplexe.

— « De quoi tu parles ? »

Mon frère roula les yeux, me tournant à moitié le dos.

— « Je t’en parlerai une autre fois. Juste une autre chose, Drey, et je te laisserai tranquille avec tes amis. Si le Sceau était fissuré, là-bas en bas, ce n’était pas la faute de Yanika. Quand elle a reçu le Datsu… le Sceau était déjà brisé. »

Je clignai des yeux, stupéfait. Le jour où Mère avait appliqué le Datsu sur Yanika avait profondément marqué le clan des Arunaeh. Moi, je n’étais pas présent, étant alors au Temple et non sur l’île, mais j’avais toujours insisté, répétant que Yanika n’était coupable de rien, que c’était Mère qui avait mal réalisé le rituel, que si tout s’était mal passé… c’était de la faute de Mère. Je ne l’en blâmai pas vraiment mais… maintenant, je me rendais compte que mes conclusions avaient été injustes. Car, si le Sceau avait réellement été brisé avant, ni Yanika ni Mère n’étaient coupables de rien. Je me sentis légèrement honteux. Mon grand-père maternel m’avait bien dit un jour : “Les Arunaeh, nous n’accusons pas, mon garçon : nous constatons”. Et, visiblement, j’avais mal constaté. Mais alors, pourquoi le Sceau s’était-il brisé ? L’avant-dernier à avoir reçu le Datsu, c’était moi. J’avais cinq ans de plus que ma sœur, ce qui signifiait que : soit le Sceau s’était brisé avec moi… soit il l’avait fait après. Mais comment ?

Je me troublai quand une idée me vint soudain à l’esprit en pensant aux étranges cauchemars que je faisais de temps à autre. Ce sentiment d’avoir des souvenirs bien réels d’une autre vie emplie de souffrance, cette impression que mon Datsu se déliait plus que d’ordinaire… Est-ce que tout cela pouvait avoir un rapport avec l’état du Sceau ? Mais alors, pourquoi le Datsu de ma Mère s’était-il abîmé avec Yanika et non pas avec moi ? Je secouai la tête.

— « Qui l’a brisé, alors ? »

Lustogan haussa les épaules.

— « Ne tire pas de conclusions trop vite. L’affaire est encore trop floue… Ce qui est sûr, c’est qu’au moins deux personnes s’étaient rendues au pied du Sceau avant nous. Selon Mère, l’une d’elles était bréjiste. »

Bréjiste ? Je le regardai, perplexe. Ce bréjiste ne pouvait pas être un Arunaeh : aucun Arunaeh n’aurait brisé le Sceau de son propre clan. Cela limitait les possibilités, car les bréjistes habiles étaient vraiment peu nombreux. Alors, je captai le regard observateur de Lust. Celui-ci se racla la gorge.

— « N’y réfléchis pas trop pour l’instant. Nous découvrirons bien la vérité. »

— « Tu t’en vas déjà ? » demandai-je, quelque peu déçu.

— « Oui. Je ne vais pas te déranger davantage pour le moment. Je donnerai ton adresse à Mère. Tu es d’accord ? »

Je grimaçai mais acquiesçai.

— « Fais ce que tu voudras. »

Je le vis sourire.

— « Prépare-toi à recevoir une montagne de lettres. »

Je soufflai. Qu’y faire… Je m’avançai.

— « Attends, Lust. Qu’est-ce que tu as voulu dire quand tu as dit que mon Datsu… est altéré ? Je veux juste savoir. »

Lustogan me regarda de biais et, à ma surprise, il inspira avec lassitude.

— « Désolé, Drey. Nos parents m’ont fait promettre de ne pas t’en parler. Tu devras revenir à la maison pour avoir plus d’explications, » se moqua-t-il. Il leva une main, s’éloignant déjà. « Profite de tes vacances, petit frère. »

Je voulus le poursuivre pour qu’il me dise la vérité, mais je me ravisai. Avec Lust, insister, c’était comme essayer de soutirer quelque chose à une roche. Je le vis s’éloigner à travers la clairière, troublé. Ses paroles m’avaient laissé un arrière-goût d’inquiétude. Que voulait-il dire quand il affirmait que mon sceau s’altérait à cause de Yanika ? Si seulement j’avais pu savoir ce que tout cela signifiait… Mais cela n’avait pas l’air d’inquiéter beaucoup mon frère non plus.

De toute façon, me dis-je, si mon Datsu s’altérait, qu’il s’altère. Je n’allais pas me séparer de Yanika pour autant.

Je pensai alors à ma sœur et je me demandai combien de temps s’était écoulé depuis que j’étais sorti de la Maison. Durant ces trois ans, je m’étais rarement éloigné de Yani autant de temps. Est-ce qu’elle allait bien ? Je pris le chemin du retour, un peu inquiet.

“Arrête de te tracasser tout le temps…”

Les paroles de Yanika m’arrêtèrent net. Bon sang. Je ne me tracassais pas tout le temps. C’était juste que… ma conversation avec Lustogan m’avait empli de mauvais pressentiments.

Je sortais déjà du parc quand je me souvins de la chienne des Bisykaï et du présumé fantôme, et je me demandai que diables je fabriquais. J’étais censé aider Livon. Je jetai un coup d’œil à mon anneau de Nashtag. Il n’était même pas encore quatre heures de l’après-midi. J’avais encore le temps de chercher.

La vieille dame avait parlé d’une chapelle rouge dans le parc et je ne tardai pas à la trouver. Elle ressemblait à la chapelle près du Temple du Vent, sauf qu’au lieu d’être de marbre, elle était faite de roche rouge. De la méradite, reconnus-je, en passant une main sur une de ses colonnes. C’était une roche sédimentaire et elle était érodée à de nombreux endroits. Le sol de l’intérieur, par contre, était bien entretenu et plusieurs statuettes et des bougies avaient été déposées là comme offrandes. Ce devait être une chapelle multi-confessionnelle, car je discernai parmi celles-ci, les deux cercles de l’Ancienne, divinité wari, une statue huwala et un verset qui ne me disait rien.

Et aucune trace du fantôme.

Je souris mentalement. Il fallait s’y attendre. Je bâillai et j’allais descendre les marches quand un brusque courant d’air me fit faire volte-face.

— « Drey ! » s’exclama soudain une voix.

Je me tournai de tous côtés, déconcerté. Qui… ? Enfin, je remarquai l’imp. Il venait de passer la tête entre deux colonnes.

— « Tchag ? Tu n’étais pas avec Livon ? »

— « Drey, il est arrivé quelque chose d’horrible ! » dit-il d’une voix paniquée. « En bas… en bas… Par ici ! »

L’urgence de son ton me fit réagir. Je sortis en courant de la chapelle et vis l’imp m’indiquer une sorte de petit portillon au pied de l’édifice.

— « Il est entré là ! »

Je clignai des yeux.

— « Livon est entré là ? »

— « Quelque chose l’a attaqué, une masse noire très bizarre, et elle a traîné tout son corps jusque-là. Je n’ai rien pu faire ! » se lamenta-t-il. « S’il te plaît, aide-le… »

Une masse noire, me répétai-je. Ça… c’était une information plutôt vague. Mais il était possible que ce soit un doagal : c’étaient des créatures gélatineuses et noires. Dans ce cas… Livon était en danger. Je me concentrai.

— « Qu’est-ce que tu fais ? Qu’est-ce que tu fais ? » me pressa Tchag, s’agrippant à ma veste. « On doit le sauver ! »

— « C’est ce que j’essaie de faire, » grognai-je.

Je terminai mon sortilège, sortis un sachet de poudre de mon sac et, finalement, j’ouvris grand le volet. Je déchargeai aussitôt l’orique entraînant la poudre grise. Juste à temps : je sentis une énorme masse bouger, mais je savais que la créature ne pouvait être aussi grande : elle était simplement en train de se détacher du corps de Livon à cause du poivre. Je finis de la décoller avec la force orique. Le doagal était si léger que mon vent put le contrôler facilement. Je le lançai au loin, visant une zone en plein soleil : je le vis se tordre de douleur, silencieusement, car il n’avait pas de bouche. Attah… Ces créatures m’avaient toujours dégoûté. Je reportai mon regard vers l’ouverture sombre.

— « Il est là ! » s’écria Tchag.

Il allait entrer, mais je le retins par son pantalon vert.

— « C’est moi qui le sors. Toi, surveille la bestiole, qu’elle n’approche pas. »

Il ne manquait plus que l’imp entre dans ce trou et se transforme en spectre… Je tendis une main et, après avoir tâtonné un peu, je trouvai le bras de Livon. Je tirai avec force et finis par le sortir de là. Après un regard rapide, je constatai avec soulagement que la créature ne lui avait fait aucun mal.

— « Il est vivant ? Il va bien ? » demanda Tchag. Il lui toucha la joue et prit un air horrifié. « Il est mort ! »

— « Il dort, » lui assurai-je.

— « Il dort ! »

— « Cette créature… » Je jetai un coup d’œil à la bestiole qui tentait désespérément de retourner à l’ombre. Face aux yeux anxieux de Tchag, j’expliquai : « C’est un doagal. En Dagovil, ils sont un fléau. Ils se plaquent au plafond des tunnels et des cavernes, se jettent sur la victime et l’entourent pour la refroidir. C’est un des avantages : ils ne peuvent pas manger tant que leur proie ne s’est pas suffisamment refroidie. La chaleur les tue. Et, visiblement, ils n’aiment pas le poivre, » ajoutai-je avec un demi-sourire. La technique du poivre en poudre, je la tenais d’un marchand avec lequel nous avions voyagé à Donaportella, Yani et moi : celui-ci disait l’utiliser contre divers monstres, y compris contre les bandits, et il m’avait offert un sachet de poivre en poudre avant de nous dire adieu. Qui m’aurait dit qu’un jour, cela s’avèrerait utile et efficace.

Tchag avait inspiré bruyamment.

— « I-i-ils nous mangent ? Ils mangent des saïjits ? »

Je trouvai amusant qu’il s’inclue dans la catégorie des saïjits. J’acquiesçai et me levai.

— « Ils sont carnivores. » Je traînai Livon vers le soleil, car, couvert comme il l’était de la substance du doagal, il devait être en train de se congeler. Une fois cela fait, j’envoyai la créature encore plus loin, en plein milieu d’une pelouse ensoleillée. « Bien. Ils se déplacent si lentement que le plus probable, c’est qu’il n’arrive pas à bon port vivant. Franchement, quelle idée de s’approcher autant de la Superficie… Les doagals non plus n’échappent pas à la stupidité. Maintenant que j’y pense, peut-être que c’est ce qui a effrayé la chienne de la vieille dame. Ils ont une faible odeur, mais elle est très particulière. » Je regardai l’ouverture sombre, les sourcils froncés. « Je me demande s’il y a d’autres victimes là-dedans. »

Je lançai au cas où un sortilège orique et l’air parcourut le trou. C’était loin d’être aussi efficace qu’un sortilège perceptiste capable de pister les énergies, mais il ne me sembla discerner aucun os. Par contre, je trouvai une curieuse brèche par laquelle le doagal était probablement venu. Livon avait-il été sa première victime ? C’était difficile d’en être sûr. Peut-être que les doagals digéraient tout et ne laissaient pas de trace… J’entendis soudain une toux. Livon se redressa en toussant.

— « Aaaar… Que m’est-il arrivé ? Je me sens comme si j’étais tombé dans un… dans un… dans un bourbier ! »

— « C’est ça qui t’est tombé dessus, » dis-je, en montrant la créature.

Face à son regard confus, je lui expliquai ce qui s’était passé et terminai en disant :

— « Heureusement que j’avais le poivre, parce qu’aucune arme contondante ou tranchante n’est efficace contre ces créatures. »

Quand je me tus, ses yeux étaient rivés sur le doagal.

— « C’est dégoûtant, » fit-il. « Attaquer de cette façon… Et pourtant je l’ai vu, sous l’auvent, mais je n’ai pas reconnu ce que c’était. J’ai voulu le voir de plus près et… Bah. Comment aurais-je pu imaginer qu’il y avait un doagal dans la Chapelle Rouge… »

— « Idiot, » bondis-je, halluciné. « Tu l’as vu et tu l’as laissé te tomber dessus ? »

— « Ben… Je n’ai pas eu le temps de l’esquiver, » se justifia-t-il en se tournant vers moi. « Pardon, Drey. Et merci. Firassa n’est pas aussi sûre qu’on le croirait. Il vaut mieux être prudent. »

Et c’est toi qui me le dis ?, soufflai-je intérieurement. Je grommelai :

— « Remercie Tchag : sans lui, personne n’aurait su où tu étais. » Je vis les yeux de l’imp s’illuminer et je levai les miens au ciel. « Il vaudra mieux qu’on rentre et que tu te débarrasses de tout ce produit. »

— « Avant, nous devons nous assurer que le doagal ne causera pas d’autres problèmes, » protesta Livon.

Il dégaina son poignard. Mar-haï !, feulai-je, incrédule. Il n’avait rien écouté de ce que j’avais dit. Je soufflai :

— « Range ça, Livon. Un doagal est invulnérable aux attaques tranchantes. Si tu veux le détruire, fais-le avec le feu. »

Finalement, nous utilisâmes la flamme d’une bougie de la chapelle qui brûlait encore, Livon fit un feu et, moi, je poussai le doagal au milieu avec mon orique.

— « Adieu fantôme ! » se réjouit Livon.

Je le regardai avec curiosité. J’avais vu plus d’une victime de doagals s’en tirer vivant —dans les mines de Dagovil, ce n’était pas un accident si rare—, mais Livon était la première personne que je voyais s’en remettre si vite. Comme si le produit glaçant du doagal l’affectait à peine. On aurait même dit qu’après la petite sieste passée avec le doagal, il avait l’air plus énergique.

Grâce au feu, nous examinâmes aussi l’intérieur du trou et nous ne trouvâmes aucune trace de possibles victimes. Je fis éclater une roche à l’intérieur pour boucher la brèche.

— « Comme ça, ils ne passeront plus, » opinai-je, sortant du trou. « Dis donc, tu n’es pas chanceux. On dirait que tu es le seul à être tombé dans le piège. »

— « Et heureusement, » dit Livon. Nous prîmes le chemin de retour tandis qu’il ajoutait : « Je dois t’avertir : ce n’est pas la première fois qu’il m’arrive des choses bizarres. En fait… ça m’arrive souvent. Un jour, Loy m’a dit que j’ai dû être piqué par la Puce de l’Infortune quand j’étais petit. Tu connais la légende ? Non ? Bah… Ça raconte qu’une seule piqûre de cette puce attire les malheurs jusqu’à ce que tu réalises une prouesse vraiment héroïque. »

— « La puce faiseuse de héros, c’est ça ? » plaisantai-je.

Livon grimaça tandis que nous sortions du parc.

— « C’est bête, » admit-il, « mais il y a eu une époque où j’y croyais vraiment. Surtout il y a trois ans, quand… Eh bien, » murmura-t-il, soudain mal à l’aise, ralentissant le rythme, « quand j’ai perdu mon meilleur ami. »

J’agrandis les yeux, m’arrêtant net, et Livon me lança un regard gêné en pleine rue. Étonné, Tchag arrêta de fureter partout pour se tourner vers nous avec curiosité. Son meilleur ami…

— « Rayn, » expliqua Livon, mal à l’aise, « a attrapé la grippe à cause de moi. Il est venu chez moi tous les jours quand j’étais malade et, après, lui, il… Enfin, c’est pour ça qu’à la fin, j’ai vraiment cru à cette histoire de Puce de l’Infortune. Loy a fini par me convaincre que je me trompais et il a maudit le jour où il m’avait parlé de cette légende, mais… Diables, ce n’est pas toujours facile de ne pas être superstitieux. Regarde, tu me connais à peine, et tu es déjà tombé sur trois spectres et un doagal… »

— « Mais qu’est-ce que tu me racontes ? » l’interrompis-je, agacé.

Livon déglutit et haussa les épaules.

— « Non. Rien. Je… Je t’avertis, c’est tout. »

— « Tu m’avertis que tu as été piqué par une puce étant petit ? » me moquai-je. Il y eut un silence et, quand nous reprîmes la marche, je dis : « Ces dernières années, j’ai pas mal voyagé et j’ai vu toutes sortes de misères. Il y a des malheurs qui ne peuvent pas être évités, et ça n’arrive pas qu’autour de toi : ça arrive partout. »

— « Je sais, » murmura Livon. « Je me sens bête. Je ne voulais pas parler de ça. Je savais que cette superstition te paraîtrait ridicule. Rayn le pensait aussi. C’était le fils de chapeliers et, comme il disait, pour que le chapeau t’aille bien, il faut avant tout avoir la tête sur les épaules. Crois-moi, je ne suis pas superstitieux. »

Je le regardai de biais et ne commentai rien. La facilité avec laquelle Livon me parlait de ses inquiétudes me troublait. Je crois que c’était la première fois que j’essayais de réconforter un minimum une personne autre que Yanika. Alors, le permutateur rougit et grogna en se pinçant les joues.

— « Arrrg… Pardon ! Je pense bizarrement. C’est bizarre. »

— « Très bizarre. » Je découvris mes dents, railleur. « C’est sûrement le doagal qui a ralenti tes neurones. Tiens, je me disais aussi, tu as encore un petit doagal, là, sur la tête, ça doit être pour ça. »

— « Quoi ?! » s’exclama le permutateur portant les mains sur son crâne. J’éclatai de rire. « Ce n’est pas drôle ! » protesta-t-il. La grimace que m’adressa Tchag me fit comprendre que, lui non plus, il ne trouvait pas ça drôle du tout. Cependant, le permutateur finit par sourire, se détendit et, se frottant une tempe, ajouta : « Ça aurait pu, tu sais. Si seulement tu savais toutes les choses qui m’arrivent… Sais-tu qu’un jour un aigle m’a attaqué en plein marché ? »

Je clignai des yeux.

— « Dannélah… »

— « Comme je te le dis. Le maître de l’aigle était distrait, ou alors il a fait comme s’il l’était, je ne sais pas, en tout cas, l’oiseau a volé tout droit sur moi, et j’ai permuté avec son maître. »

Je lâchai un bruyant éclat de rire m’imaginant la scène.

— « Et l’aigle a attaqué son maître ? »

— « Il a bien failli, mais il s’est retenu à temps, » assura Livon. « Ça, oui, le maître a eu la peur de sa vie et je ne l’ai pas revu se promener avec ce maudit oiseau. »

— « Diables… Il s’est excusé, au moins ? »

— « Tu parles : il est venu à la confrérie pour m’accuser de l’avoir ensorcelé et, finalement, j’ai dû demander pardon pour éviter des problèmes. À Firassa, il est interdit d’utiliser la permutation sans bonnes raisons… Moi, j’avais une bonne raison, mais comme ce type croyait presque que je lui avais volé son âme… » Il secoua la tête. « Parfois j’oublie que tout le monde ne sait pas comment fonctionne la permutation. »

Amusé, j’affirmai :

— « Moi-même, je n’en sais trop rien. En tout cas, il t’arrive de drôles de choses, c’est sûr. »

Livon s’esclaffa :

— « Bah, je ne les compte même plus ! »

Et, retrouvant toute sa bonne humeur, il continua à bavarder tandis que nous rentrions à la Maison. Moi, je souriais. Mon frère pouvait dire ce qu’il voulait, je préférais de beaucoup écouter Livon plutôt que de passer mes journées à m’entraîner seul avec la roche. S’il pensait que je perdais mon temps en prenant des vacances… ça m’était égal. Complètement égal.

— « Drey ? Alors comme ça tu avais déjà été attaqué par un doagal ? » demanda Livon, me tirant de mes pensées.

Je soufflai de biais, goguenard.

— « Moi ? Non. Je ne suis pas si maladroit. Mais oui, j’ai vu plus d’un mineur mourir d’hypothermie à cause de ces bestioles. »

Je l’entendis déglutir, mais je perçus aussi sa curiosité et, amusé, je me mis à mon tour à lui raconter mes travaux comme apprenti du Vent et mes rencontres avec les monstres des Souterrains.

— « Ça a l’air amusant de vivre là-bas ! » s’émerveilla Livon au bout d’un moment.

Je soufflai. Mar-haï. Après lui avoir dit que Dagovil était plein de mauvaises surprises, d’ardoxias, de kraokdals et de dragons de terre… Je m’esclaffai.

— « Et tu le dis sérieusement ! » fis-je en riant. « En quoi est-ce amusant d’être dévoré par un kraokdal ou d’être enseveli dans un tunnel qui s’écroule à cause d’un dragon de terre ? »

Ma question le laissa pensif.

— « Mm. Je suppose que l’amusant, c’est d’en sortir vivant, » répondit-il, et il sourit largement, en expliquant : « C’est comme un jeu. Myriah me disait toujours : la vie est un jeu, un jeu contre la mort. À la fin, tu perds toujours, mais l’important est de jouer une partie longue et amusante en même temps. En fait, elle n’est pas seulement permutatrice : c’est aussi une joueuse d’Erlun. C’est une professionnelle. Quand je jouais avec elle dans la grotte, elle gagnait toujours ! »

Une professionnelle… peut-être, mais elle a fini par commettre une erreur et par rester prisonnière de cette varadia, pensai-je. Je secouai la tête et, face au regard enthousiaste de Livon, je souris, mais je ne répondis pas. Nous arrivions déjà à la Maison. Quand nous poussâmes la porte, Orih s’écria :

— « Voilà les travailleurs qui reviennent ! »

Un simple coup d’œil à Yanika m’informa qu’elle allait bien : elle lisait un livre, confortablement assise sur les coussins. Loy se pencha sur le comptoir réajustant ses lunettes et dit :

— « Je regrette de vous annoncer que vous n’allez pas avoir de récomp… Livon ! » hoqueta-t-il soudain. « Que diables t’est-il arrivé ? »

Livon sourit et passa une main sur son visage, brillant de gélatine, en disant :

— « Nous avons trouvé le fantôme ! »

Il raconta l’aventure du doagal à la petite bande de Ragasakis. Yéren et Naylah aussi étaient là et, quand Livon termina, le guérisseur commenta :

— « Tu devrais enlever ce produit le plus vite possible, Livon. Avec cette couche de froid… tu devrais être en train de grelotter. »

— « Ça va, » assura Livon. « C’est l’avantage d’être un berger de chèvres, on s’habitue au froid ! »

— « S’habituer au froid ne signifie pas que tu ne peux pas en mourir, » le sermonna Yéren.

La voix du drow albinos était si douce que cela avait à peine l’air d’une réprimande. Sans l’écouter, Livon ouvrit soudain grand les yeux et s’exclama :

— « Bon sang, Drey ! On a oublié le chien. »

Orih s’esclaffa et Loy se racla la gorge.

— « Bon… Comme je disais, la cliente a retiré sa demande. Quand elle est rentrée chez elle, elle a trouvé la chienne devant sa porte. » Livon le regarda, abasourdi. « Mais… Je suppose que, si vous remettez le corps du doagal au Conseil, vous recevrez quelque récompense. »

Livon et moi échangeâmes un regard. Et nous soupirâmes.

— « Ya-naï, » dis-je.

Et Livon expliqua :

— « Nous l’avons brûlé. »