Accueil. Cycle de Dashvara, Tome 3: L’Oiseau Éternel

18 Un phœnix renaît toujours

Oui, peut-être que la mort existait, mais Dashvara remarqua rapidement que son bras lui faisait toujours mal et qu’en vérité, il était toujours vivant et bien vivant. Il eut besoin d’un peu plus de temps pour accepter le fait qu’il n’allait vraisemblablement pas mourir dans l’immédiat. Et d’un autre moment pour que s’efface le sourire incrédule qui illuminait son visage.

— « Je suis vivant », murmura-t-il.

Il n’osait pas le dire trop fort, comme si la constatation pouvait cesser d’être vraie d’un instant à l’autre. C’est que les serpents rouges étaient aussi traîtres que les Essiméens et qui sait comment fonctionnait leur venin. Il savait qu’il était létal… et il savait aussi qu’il était très difficile d’obtenir ce venin. Il doutait qu’une simple steppienne vindicative ait pu s’en procurer. Quelqu’un devait le lui avoir donné ou vendu. Mais qui ? Il avait beau chercher un nom, Dashvara ne trouvait pas. Bon, en réalité, il lui en venait plusieurs à l’esprit, mais tous avaient de bonnes raisons de ne pas le tuer. Todakwa n’avait pas intérêt à refroidir sa relation avec Kuriag. Les Shalussis esclaves n’avaient pas intérêt à attirer la colère de Todakwa. À Dazbon, Lanamiag Korfu avait juré d’en finir avec les Xalyas pour venger la mort de son père, mais il était censé être retourné à Titiaka avec Fayrah et il doutait qu’il ose mettre en pratique quelque chose qui puisse peiner son épouse. En définitive, Dashvara fut incapable d’affirmer avec certitude lequel de ces trois groupes avait été le coupable : les Essiméens, les Shalussis ou les Titiakas.

Il secoua la tête et se leva. Cela ne servait à rien de retourner ça dans sa tête : le cas est qu’il était vivant et que la meurtrière avait raté son coup. Il se dirigea vers la porte et un sourire étira ses lèvres lorsqu’il imagina la tête que feraient ses frères quand il l’ouvrirait. Il tendit la main vers la poignée… et s’arrêta.

Une seconde, pensa-t-il. Il recula d’un pas et l’excitation l’envahit peu à peu alors qu’une idée absolument géniale s’épanouissait dans sa tête : et s’il faisait croire à Todakwa qu’il était mort ? Un mort était libre, il n’était l’esclave de personne, un mort, on le laissait en paix !

Retenant un éclat de rire, il s’écarta de la porte et commença à planifier. D’abord, il avait besoin de transmettre un message au capitaine sans que les Essiméens l’apprennent. Et, dans ces circonstances, il n’y avait pas de meilleur messager que Tahisran. Avec un peu de chance, il pointerait son nez pendant la nuit par une des meurtrières. L’ombre était curieuse par nature… et Dashvara paria que les Xalyas l’encourageraient pour qu’elle aille jeter un coup d’œil à l’intérieur de la tour. Si par chance il ne se trompait pas et si par chance les Essiméens respectaient le désir du seigneur des Xalyas de reposer en paix à la Plume jusqu’au matin… et si par chance cette crypte de Nabakaji existait réellement et qu’il puisse s’y cacher le temps de trouver un moyen de s’évader… alors, oui, peut-être que son plan fonctionnerait. Cependant, tant de « par chance » l’inquiéta un peu. Il avait l’impression d’empiler trop de pierres bancales.

Néanmoins, cela valait la peine d’essayer.

De la lumière passait encore à travers les étroites meurtrières, mais elle était de plus en plus faible et Dashvara en avait besoin pour chercher l’entrée de la crypte. Il espérait que les livres de Xalya ne mentaient pas… Il s’accroupit et sonda rapidement les mosaïques du sol et les statues du mur avant de tout examiner avec de plus en plus d’application. Comme la lumière déclinait sérieusement, il commença à tâtonner avec les mains, cherchant un trou qui puisse servir de serrure. Il en était là quand il entendit un souffle mental.

“Dash ?”

Envahi par le soulagement, Dashvara tourna la tête et murmura joyeusement :

— « Salut, Tah. »

Il aperçut l’ombre. Elle avançait pas à pas dans l’obscurité croissante, manifestement incrédule.

“Tu n’es pas mort ?”

Dashvara sourit tranquillement.

— « Justement, si, je suis mort. Ou du moins c’est ce que nous allons faire croire aux Essiméens. Sinon, je suis relativement en forme à part cette maudite flèche au bras. Comment vont les Xalyas ? »

Tahisran émit un son mental étouffé.

“Tu veux dire que tout ça, c’était du théâtre ? Que la flèche n’était pas empoisonnée ?”

Dashvara roula les yeux.

— « Mais si. Elle l’était. Mais depuis quand le venin de serpent rouge peut tuer un seigneur de la steppe ? » Il sourit largement et répéta, plus sérieux : « Comment vont les Xalyas, Tah ? »

L’ombre se racla la gorge et s’assit sur les mosaïques. Dashvara continuait à tâtonner le sol.

“Eh bien, comment veux-tu qu’ils soient”, soupira Tahisran. “Tristes.”

Dashvara acquiesça pour lui-même et l’ombre ajouta :

“Dis-moi, Dash. J’espère que tu ne vas pas me demander de ne pas leur dire que tu es vivant. Ce serait une canaillerie… Que fais-tu ?”, demanda-t-il, intrigué.

Dashvara se redressa, en soufflant.

— « Je cherche la crypte. Kuriag a la clé. Elle est dorée, avec des signes dessinés… Si tu pouvais me l’apporter maintenant… »

“En la lui volant ?”, répliqua Tahisran, réticent.

Dashvara fit une moue et regarda dans sa direction. Il hésita, puis se lança :

— « Je vais t’expliquer le plan. Le tout est de convaincre Todakwa que je suis mort. Mon peuple demandera qu’on lui permette d’emmener mon cadavre jusqu’au pied du Mont Bakhia, comme le dicte la tradition… Bon, en réalité, il n’existe pas une telle tradition, mais Todakwa l’avalera : il sait que cette montagne est sacrée pour nous. Si Kuriag réussit à convaincre Todakwa pour qu’il laisse mon peuple m’accompagner, problème résolu : le cadavre est transporté, je me cache dans la crypte et, disons, trois jours après, quand mon peuple sera déjà loin d’Essimée, je m’évaderai de la tour sans que personne ne s’en rende compte. »

Il acquiesça, convaincu et excité par l’idée. Tahisran s’agita et changea de place.

“Quel cadavre ?”, demanda-t-il.

Dashvara réalisa un geste vague.

— « Qu’importe. On le construit, on ajoute un peu de viande faisandée, peu importe de quoi, et ça empestera autant qu’un véritable cadavre. »

“Mmpf. Et, d’après toi, Todakwa n’exigera pas de te voir mort ?”

La question arracha à Dashvara une moue embarrassée.

— « Ça peut mal tourner », admit-il. « Mais tout, dans cette vie, peut mal tourner. L’avantage, c’est que, si ça fonctionne, Kuriag s’en tirera assez bien et, moi, j’aurai plus de possibilités de sortir vivant. C’est-à-dire, mort mais vivant », observa-t-il, très amusé. « Mais pour mener à bout le plan… j’ai besoin de toi, Tah. »

L’ombre ne répondit pas immédiatement. Après un instant, Dashvara perçut son sourire mental.

“Je suis content que tu sois vivant, Dash. Bien sûr que je vais t’aider. Je vais t’apporter cette clé. Mais il vaudra mieux que je dise tout à Kuriag…”

— « Non », le coupa Dashvara. « Uniquement si tu n’arrives pas à trouver la clé… Tu comprends, Kuriag ne sait pas mentir. Todakwa verrait tout de suite qu’il y a quelque chose de bizarre. Raconte le plan au capitaine et à Sashava. Rien qu’à eux. Si le capitaine estime nécessaire de le dire aux autres, qu’il le fasse, mais… je ne crois pas que ce soit une bonne idée de le dire à… tous mes frères. Juste à quelques-uns pour qu’ils barrent la vue et dissimulent mon cadavre. Il s’agit de trouver une façon de convaincre sans laisser voir. Et de demander à Kuriag de faire respecter la tradition xalya : aucun étranger ne doit voir le visage du dernier seigneur de la steppe », prononça-t-il avec un petit sourire. « Pas tant que celui-ci est mort. Et si Todakwa insiste pour me voir avant le départ… je peux toujours jouer les cadavres un moment jusqu’à ce que… »

Il interrompit d’un coup ses divagations quand sa main tomba sur un petit trou au pied de la statue de l’Oiseau Éternel. Il tâtonna et secoua la tête en marmonnant :

— « Je n’y vois rien du tout, mais ça pourrait être l’entrée. »

Il sentit une légère énergie à côté de lui. Tahisran s’était approché. Soudain, une lumière surgit, aussi ténue que les papillons de lumière qu’invoquait sa naâsga, et Dashvara put voir cinq doigts noirs la soutenir… Ravalant sa frayeur, il examina rapidement le trou. La lumière disparut.

“Mince”, grogna Tahisran. “Je n’ai jamais été très doué pour les harmonies.”

Dashvara sourit.

— « Ça ne fait rien. Apporte la clé et nous verrons bien si elle rentre. »

Sans répondre, Tahisran s’approcha davantage et commenta finalement :

“Je suis peut-être un mauvais harmonique, mais je suis un bon perceptiste. Et c’est curieux… Ce trou a une forme étrange.” Après un silence, il souffla mentalement. “Il y a un sortilège là-dedans. Un sortilège assez subtil. Et complexe.”

Dashvara arqua un sourcil. D’après Kuriag, la clé dorée était enchantée. Dans ce cas, il n’était pas étonnant que la serrure le soit aussi. Ce qui lui paraissait bizarre, c’est que les Anciens Rois aient utilisé des fermetures magiques, alors qu’ils aimaient si peu la magie…

Et que sais-tu réellement des Anciens Rois, Dash, toi qui ignorais même que c’étaient des démons. Les livres ne racontent pas forcément des vérités.

Il se lissa la barbe un moment et, enfin, il réagit.

— « Alors, tu m’apportes cette clé, Tah ? »

L’ombre émit un son amusé. L’énigme de cette serrure semblait l’avoir motivée.

“Je reviens tout de suite”, promit Tah.

Et il s’en fut. Dès qu’il fut parti, Dashvara regretta de ne pas lui avoir demandé d’apporter quelque instrument pour retirer la pointe de la flèche. Il n’avait jamais fait ça tout seul et il doutait qu’il puisse y arriver, mais… faire venir Tsu pouvait éveiller des soupçons.

En même temps, si tu perds tout ton sang ici, Dash, tu ne vas pas avoir besoin de feindre cette histoire de cadavre.

Il roula les yeux et, jetant un autre coup d’œil à sa blessure, il grimaça. Il n’avait même pas un couteau pour couper la manche imbibée de sang et pour retirer l’armure de cuir. Il essaya de la décoller de la peau… et renonça presque aussitôt. C’était inutile et cela ne faisait qu’empirer la douleur. Le temps que Tahisran revienne, il resta assis au pied de l’Oiseau Éternel, près de la serrure, étourdi, exaspéré et assoiffé. Son moral remonta un peu quand l’ombre lui posa la clé dorée dans la paume de la main.

— « Merci, Tah », murmura-t-il. « Qu’est-ce que je ferais sans toi… »

“Eh bien, tu serais probablement sorti de la tour et ils ne seraient pas tous en train de pleurer ta mort, maintenant”, lui répliqua Tahisran.

Dashvara déglutit. Fichtre. Tahisran avait raison, d’une certaine façon, mais… Sans répondre, il se redressa lourdement et, prenant la clé avec fermeté, il allait l’introduire dans la serrure quand Tahisran insista :

“Tu sais, Dash ? Les Xalyas montent la garde dehors… Et il est possible qu’ils s’étonnent que je ne sois pas encore sorti leur dire… si tu es mort ou non. Tu devrais les laisser entrer. Au moins Tsu. Tu es blessé. Ton plan ne fonctionnera pas si tu laisses une traînée de sang là où tu passes.”

Dashvara fronça les sourcils, réfléchit et acquiesça, fatigué. Une fois de plus, Tahisran avait raison.

— « C’est bon », céda-t-il. « Parle au capitaine et laisse-le entrer avec Tsu. »

Il perçut le sourire soulagé de Tahisran.

“J’y vole.”

Dashvara secoua la tête et rangea la clé. Plus vite qu’il ne s’y attendait, la porte de la tour s’ouvrit et plusieurs silhouettes entrèrent. Plus de deux, remarqua-t-il avec une certaine exaspération. Le capitaine venait le premier, une bougie allumée à la main. Miflin ferma la porte. Au total, une bonne douzaine était entrée. En percevant l’ombre sur sa droite, Dashvara marmonna dans un murmure :

— « Pour la discrétion, bravo. »

Tahisran émit un grognement innocent et moqueur. Alors, comme le capitaine avançait, en plissant les yeux, tentant de voir dans l’obscurité, Dashvara lança d’une voix d’outre-tombe :

— « L’Oiseau Éternel de Nabakaji vous salue, Xalyas. »

Il les vit se tendre et il s’esclaffa tout bas, en se levant.

— « Quelqu’un a-t-il une outre ? Je meurs de soif, mes frères. Et, au fait, cette flèche, Tsu, si tu veux bien me l’enlever… »

Les paroles de Dashvara générèrent des souffles, des commentaires, des malédictions et des bénédictions. Tsu fut rapidement à ses côtés et il le pria de s’allonger pour pouvoir le soigner. Il envoya Miflin chercher de l’eau, Arvara se vit assigner la tâche de maintenir Dashvara immobile quand le drow commencerait l’opération et, entretemps, le capitaine, accroupi à côté de lui, commentait :

— « Tah nous a expliqué ton plan. Sincèrement, Dash, je ne crois pas que ça fonctionne. Todakwa est un Essiméen. Un magicien de la Mort. Qui sait, peut-être est-il même capable de savoir de loin que le cadavre que nous emmenons n’est pas le tien. Et nous éveillerions des soupçons tout de suite, tu connais bien ton peuple… »

Tsu palpa le bras de Dashvara et celui-ci émit un grognement sourd, cessant d’écouter le capitaine. Diables, comme ça faisait mal. Quelqu’un lui tendit un ceinturon et il le mordit. L’opération se réalisa aussi silencieusement que possible. Pendant que Tsu bricolait son bras et emplissait des coupelles de sang, Dashvara tentait de centrer ses pensées sur autre chose. Son plan pour quitter Aralika sous la forme de cadavre lui paraissait de plus en plus farfelu et, en même temps, il n’en trouvait pas de meilleur. Envoyer son peuple sain et sauf au mont Bakhia sous la protection de Kuriag aurait été un coup de maître.

Comme il se sentait défaillir, il craignit de perdre conscience, il ôta avec effort le ceinturon de sa bouche et croassa :

— « Capitaine… »

Celui-ci était resté près de lui, soutenant son bras sain en guise d’appui. Son expression s’anima quand il entendit Dashvara.

— « Oui, fils ? »

Dashvara serra les dents, inspira et fit :

— « Prends la clé que j’ai dans la poche. Et ouvre la porte de la crypte. Tahisran te montrera où elle est. Peut-être… qu’il y a quelque chose d’intéressant à l’intérieur. »

Un éclair de douleur lui arracha un cri étouffé et il s’empressa de mordre de nouveau le ceinturon. Zorvun hocha la tête, le regardant avec stupéfaction.

— « La crypte ? », murmura-t-il tout en fouillant dans sa poche. « La crypte de Nabakaji ? »

Dashvara acquiesça en silence et le capitaine sortit la clé. À ce moment, Tsu dit d’une voix chargée de tension :

— « Je vais te l’enlever, Dash. Lumon, tu peux le tenir aussi ? Tiens bon. »

Dashvara souffla et laissa échapper le ceinturon. Il répondit d’une voix tendue et ironique à la fois :

— « Qu’importe si je meurs. J’ai déjà ressuscité deux fois et on dit qu’il n’y a pas deux sans trois… » Suffoquant, il haleta, les yeux larmoyants et fébriles. « Oh, Lia-dir-la… Tu vas l’arracher ? »

Il aperçut le regard sombre de Tsu. Le drow ramassa le ceinturon et le lui remit dans la bouche en répliquant :

— « Arrête de parler, seigneur de la steppe. »

Le seigneur de la steppe arrêta de parler. Et, lorsque Tsu commença à retirer la pointe de la flèche, son esprit s’envola comme un oiseau et cessa même de penser. L’obscurité l’écrasa.