Accueil. Cycle de Dashvara, Tome 3: L’Oiseau Éternel
On ne tarda pas le lendemain à découvrir que la grande tête noire de l’Akinoa manquait parmi les Xalyas. Les Ragaïls étaient nerveux ; Djamin, irrité. Les Xalyas ne pouvaient s’empêcher de sourire avec goguenardise. Ils se préparaient déjà à partir, attendant l’ordre de Kuriag, quand le capitaine ragaïl s’approcha en disant :
— Son Excellence voudrait te parler dans sa tente, Dashvara de Xalya.
Dashvara grimaça mais acquiesça.
— J’arrive tout de suite.
Il finit d’installer la selle de Soleil-Levant, lui caressa le front et aperçut l’éclat courroucé dans les yeux de Djamin. Dashvara savait que, s’il avait été à Titiaka, il aurait reçu une volée de coups pour manque de diligence. Mais ici, dans la steppe, le capitaine ragaïl n’osait pas le traiter comme l’esclave qu’il était. Tu n’aurais pas peur d’une trentaine de sauvages steppiens, étranger ?, se moqua mentalement Dashvara. Et, lui adressant un salut sec, il s’éloigna vers la tente. À sa contrariété, Djamin le suivit. Lessi était sortie et, à l’intérieur, seuls se trouvaient Zraliprat, l’esclave d’enfance de Kuriag, et ce dernier. Assis sur un coussin, le Légitime n’avait pas l’air content.
— Ah —dit-il, en le voyant entrer—. S’il te plaît, capitaine. Laisse-nous seuls.
— Vous êtes sûr, Excellence ? —hésita Djamin.
Kuriag acquiesça fermement et, quand le capitaine ragaïl s’en fut à contrecœur, il laissa le livre qu’il tenait sur ses genoux et se leva.
— Je ne sais pas comment le prendre —admit-il, altéré—. Je lui ai laissé la vie sauve, je lui ai acheté un cheval, je lui ai permis de voyager avec moi jusqu’à la steppe… et Raxifar me le paie de cette façon ? En fuyant comme un rat ? Est-ce ainsi que fonctionne l’honneur steppien ?
Dashvara l’observa. Le jeune elfe était plus vexé qu’en colère. Il secoua la tête, en soupirant.
— Écoute, Excellence…
— Non, toi, tu vas m’écouter —l’interrompit vivement le Légitime—. Je sais que, toi et les tiens, vous l’avez aidé à fuir. Je ne vais pas le poursuivre. Parce que, si je le capturais, je ne pourrais faire autrement que le condamner à mort. Comprends-le. Je ne veux faire de tort à personne. Mais après tout ce que j’ai fait pour vous… j’attendais un peu plus de respect et de reconnaissance.
Dashvara acquiesça en silence. Kuriag avait raison. De son point de vue, il les avait achetés à un prix élevé, il les avait aidés à rejoindre la steppe armés et à cheval, ce que les Xalyas n’auraient pas obtenu sans se casser les reins durant des années à Dazbon ; en définitive, il leur avait fait un énorme cadeau en échange d’une loyauté supposément temporelle… mais absolue.
Dashvara baissa les yeux sur son bras droit, où était dissimulée la marque de l’oiseau des Dikaksunora. Il acquiesça de nouveau et dit :
— Tu as tout à fait raison, Excellence. Toutes mes excuses. Raxifar a pensé qu’étant donné ses actes passés, il valait mieux qu’il s’en aille seul à la recherche de son peuple. T’avertir, ç’aurait été le trahir, lui aussi. Et il m’a sauvé la vie à Titiaka. Comme tu le vois, l’Oiseau Éternel ne peut pas voler à deux endroits différents à la fois. Mais, maintenant, il s’est de nouveau tourné vers toi, Kuriag Dikaksunora. Si tu crois que je mérite un châtiment pour mon silence, je l’accepterai.
Kuriag lui rendit un regard troublé. Il fit un geste nerveux.
— Je ne vais pas te châtier.
Dashvara sourit légèrement.
— Et tu mérites davantage mon respect pour cela, Excellence.
— Vraiment ? —répliqua le jeune Légitime—. Suffisamment pour ne pas vous dire la nuit prochaine : « puisque le maître novice ne nous punit pas, nous partons nous aussi » ?
Le sourire de Dashvara s’élargit.
— Suffisamment —assura-t-il—. Ce qui ne signifie pas que je ne puisse pas avoir des réserves sur la destination de ton voyage. Tu veux que nous entrions en territoire essiméen. Tu crois peut-être que ta seule présence empêchera les Essiméens de nous sauter dessus. Je n’en suis pas si sûr.
Kuriag haussa les épaules.
— Les Essiméens ont passé plus d’un accord avec mon père et ils continuent à faire du commerce avec ma famille. Ils n’oseront pas « nous sauter dessus ». Vous êtes sous ma protection. Je sais un peu comment raisonnent les Essiméens. Tant que vous serez mes gardes, ils n’oseront pas vous toucher.
— Admettons —toussota Dashvara—, mais et nos femmes ? Elles ne portent pas la marque. Je serais beaucoup plus tranquille si nous les laissions en lieu sûr.
Kuriag fronça les sourcils.
— En lieu sûr ? Où ?
Dashvara hésita et se lança :
— Au nord. Avec les Honyrs. Dès que nous passerons le territoire essiméen, il suffirait que quelques-uns d’entre nous les accompagnent. Et cela retarderait à peine le voyage.
Kuriag s’était assombri.
— Contourner ainsi Essimée attirerait des soupçons —objecta-t-il. Il fit une pause et prononça— : Je prendrai en compte ta proposition, Dashvara de Xalya. Tu peux t’en aller.
— M’en aller voir les Honyrs ? —répliqua Dashvara sur un ton léger. Et il s’esclaffa face à l’expression alarmée du Légitime—. C’était une plaisanterie, Excellence. Je ne m’enfuirai pas, ne t’inquiète pas.
Il inclina brièvement la tête et sortit de la tente. Dehors, ses frères le reçurent avec des regards interrogateurs, Zorvun le scruta et Dashvara haussa les épaules avec amusement.
— Je crains qu’à présent, les Ragaïls ne nous quittent pas des yeux.
Plusieurs soufflèrent. Orafe grogna :
— Rien de nouveau sous le soleil.
Dashvara n’en était pas si sûr : il était clair que le capitaine ragaïl n’avait pas apprécié d’être trompé. L’ayant observé durant le voyage à travers les tunnels, Dashvara se faisait une image de lui semblable à celle de Faag Yordark : un homme pragmatique, raisonnable, strict… et Titiaka jusqu’à la moelle. Il supportait mal la liberté dont jouissaient les Xalyas sous la tutelle de Kuriag parce que cela allait tout simplement contre la tradition. Jusqu’alors, il s’était contenté de les ignorer. Mais Dashvara devinait bien, en voyant ses frères, que le retour dans la steppe les faisait se sentir plus libres que jamais… Un jour ou l’autre, ils étaient capables d’oublier qu’ils étaient encore esclaves, ils verraient les Ragaïls comme des intrus, une altercation surgirait… et Dashvara préférait ne pas imaginer le dénouement.
Ils allaient ranger la tente de Kuriag quand Zorvun le retint.
— Dash. Tu lui as parlé des Honyrs et… ? —En voyant Dashvara acquiescer de la tête, le capitaine s’interrompit et s’enquit, anxieux de savoir— : Et ?
Dashvara se racla la gorge.
— Je ne sais pas si c’était le meilleur moment pour en parler —admit-il—, mais il a dit qu’il le prendrait en compte.
Zorvun grimaça et secoua la tête, contrarié.
— Le prendre en compte, ça ne suffit pas. Je vais lui parler —décida-t-il.
Dashvara esquissa un sourire tout en s’éloignant pour aider ses frères. Que le nouveau maître soit le gendre du capitaine avait ses avantages : à présent, celui-ci n’insistait pas auprès de Dashvara comme lorsqu’il voulait transmettre des messages à Atasiag. Il pensait avoir une certaine influence sur Kuriag. Et peut-être en avait-il. Le problème, c’est que le capitaine ragaïl en avait également.
Aussi, quand ils se mirent en marche, les steppiens virent avec inquiétude qu’ils se dirigeaient vers le nord, vers le village de Lifdor. Sous le ciel de plomb, un vent froid et persistant balayait l’herbe et s’immisçait entre les habits et les armures des Xalyas. L’hiver était aux portes de la steppe.
Ils traversèrent une rivière et pénétrèrent dans une zone de collines un peu plus hautes. Il n’y avait pas un seul arbre dans toute cette vaste étendue de terres presque désertiques. Ils passèrent près d’une bande de chevaux sauvages et, vers midi, ils aperçurent une chaumière et un troupeau de moutons que gardait une fillette shalussi. Du haut de la colline, elle regarda fixement la ligne de cavaliers qui avançait. Le ciel s’était alors déjà complètement dégagé, mais le vent soufflait toujours, aussi insistant.
Il restait encore une heure pour arriver au village de Lifdor, selon Asmoan, quand ils distinguèrent trois guerriers à cheval arrêtés de l’autre côté d’un large cours d’eau peu profond. C’était le fleuve Bakhia, qui naissait dans la montagne du même nom, en terre xalya, et débouchait dans l’océan Pèlerin. Il traversait toutes les terres shalussis. Ou du moins, ce qu’il en restait, rectifia Dashvara.
Les guerriers étaient, vraisemblablement, essiméens : contrairement aux Shalussis ou Akinoas, ils portaient l’uniforme, un uniforme bleu sombre et noir. D’après leur culture, le noir symbolisait la mort et le bleu l’immortalité de leur dieu. Tout de suite, Dashvara sentit monter la tension dans le groupe, parmi les Ragaïls, mais surtout parmi les Xalyas.
Calmons-nous, mes frères, pensa-t-il, le cœur lugubre. L’heure n’est pas venue de combattre.
Ils s’arrêtèrent à une certaine distance et les trois cavaliers essiméens traversèrent le fleuve. Avant que Kuriag prenne la parole, celui qui allait au milieu salua :
— Bienvenue en Essimée, Kuriag Dikaksunora.
Il s’adressa directement au Légitime, sans hésiter. Il avait même prononcé son nom. Dashvara fronça les sourcils. Certainement, l’habit plutôt raffiné du jeune elfe le distinguait au milieu de tant de guerriers avec armures, et les Essiméens connaissaient le blason du Maître si renommé, mais… même ainsi, l’accueil ne lui paraissait pas moins étrange. On aurait dit qu’ils étaient déjà au courant de la venue du Légitime. Et peut-être était-ce le cas, se dit-il. En fin de compte, il semblait logique d’informer Todakwa de la visite de l’héritier de Menfag Dikaksunora en personne.
Entouré d’un côté par les Xalyas et de l’autre par les Ragaïls, Kuriag Dikaksunora fit un geste courtois de la tête.
— Merci.
L’Essiméen se présenta :
— Mon nom est Ashiwa d’Essimée, frère de Todakwa d’Essimée. Mon frère et seigneur se sent honoré par votre visite en nos terres et il a ordonné que, ses sujets, nous fassions tout notre possible pour que vous et votre épouse vous sentiez à vos aises.
Dashvara avait blêmi. De sorte que cet homme en livrée de soldat n’était autre qu’un frère cadet de Todakwa. Il grinça discrètement des dents et, un instant, il croisa le regard de l’Essiméen. Ce ne fut qu’un instant, une seconde à peine, mais Dashvara fut certain de voir un éclat de peur au fond des yeux d’Ashiwa. Rien d’étonnant, car tous les Xalyas devaient alors le regarder avec des yeux criminels. Dashvara ne l’enviait pas.
— Merci —répéta Kuriag.
Ashiwa d’Essimée déglutit.
— Si cela vous convient, je vous escorterai jusqu’à Lamasta, la ville la plus proche de nos terres. Il y a peu, elle appartenait encore à un sauvage du nom de Lifdor. N’importe quel marchand pourra vous assurer qu’en quelques années, toute la zone a beaucoup changé, et en mieux. En partie grâce à l’aide de votre père —observa-t-il, flatteur.
Kuriag inclina de nouveau la tête et la procession se remit en marche. L’Oiseau Éternel de Dashvara bouillait intérieurement. L’affabilité d’Ashiwa d’Essimée lui semblait une illusion cruelle.
Tu sais comment sont les Essiméens, Dash : ils sont pires que les serpents rouges. Ils te sourient et te trahissent. Ils nous ont trahis en s’unissant aux sauvages pour anéantir notre peuple. Ils ont balayé les shaards de la steppe et, avec eux, la sagesse des Anciens Rois. S’ils ont décidé de ne pas nous exterminer, ce n’est pas par clémence : c’est parce qu’ils ont pensé que nous n’étions plus une menace. Et à vrai dire… le sommes-nous ?
Ses doutes grimpèrent en flèche quand ils aperçurent la ville de Lamasta. Ce n’était pas une ville comme Titiaka, mais c’était plus qu’un village steppien. Là, construites le long du fleuve et même sur la petite colline voisine, s’amassaient peut-être cent constructions. Il y avait des huttes, mais aussi des maisons de pierre et, sur la colline, se dressait un petit temple essiméen à l’architecture clairement titiaka. Lamasta vibrait d’animation. Le cœur de Dashvara, lui, se serrait de confusion.
Enfin quoi, se dit-il tandis que la procession avançait vers la ville, tu pensais que la steppe mourait ? Eh bien, regarde, Dash, que voient tes yeux maintenant ? Vie, paix et richesse. Effrayant, n’est-ce pas ? Toi qui pensais arriver avec tes frères sur des terres dévastées et vides, contemple le pouvoir des Essiméens !
Comme aurait dit Siranaga, dans ses mémoires : Rocdinfer est redevenu un royaume heureux. Ou du moins, c’était l’apparence qu’il donnait. Et, étrangement, le constater fit que Dashvara se sente à la fois stupéfait, intimidé et indigné.
Plusieurs fois, il sentit que Kuriag leur jetait à lui et à ses frères des regards inquiets. Craignait-il peut-être qu’ils perdent leur sang-froid ? Bon. Eh bien, qu’il ne craigne rien pour le moment : tous étaient trop estomaqués par la grandeur essiméenne. C’est que, si Lamasta était ainsi, comment devait être Aralika, la Cité de la Tour ?
Tout ceci, ce sont les esclaves qui l’ont construit, pensa-t-il. Peut-être même que les Xalyas qui avaient survécu avaient travaillé ici. Dashvara foudroya du regard les maisons et les habitants de Lamasta. Les Essiméens n’avaient obtenu aucune merveille : leur royaume flottait sur une mer de sang. Comme celui de Shaotara et Siranaga. Comme celui des Anciens Rois.
L’histoire se répète. Sauf que maintenant, il n’y avait plus de seigneurs de la steppe, les sauvages étaient soumis, les Honyrs vivaient isolés au nord…
Et nous autres, nous ne sommes plus que trente-cinq Xalyas esclaves de Diumcili, acheva l’esprit sombre de Dashvara. Vingt-trois guerriers. Cinq femmes pirates. Une fanatique de l’Oiseau Éternel. Une épouse titiaka. Un estropié. Un médecin. Et un seigneur de la steppe avec sa naâsga et son ombre. Ses lèvres se tordirent quand il ajouta : Et un gamin de six ans. Sois réaliste, Dash : pour le moment, le petit Shivara a autant de possibilités que nous de sauver les Xalyas prisonniers et d’en sortir vivant.
Son regard s’était posé sur un groupe de gardes essiméens qui patrouillait la périphérie de la ville. Il percevait la respiration bruyante des Xalyas. Maef renâclait comme un cheval. À tel point qu’on aurait dit qu’il allait s’asphyxier. Zorvun tendit la main pour lui serrer l’épaule et lui murmura quelque chose. Peut-être grâce à cela, Maef n’éclata pas, mais ses yeux ne cessèrent de lancer des éclairs de furie. Api l’observait du coin de l’œil, non pas avec son habituelle moquerie mais avec un mélange d’admiration et d’appréhension.
Après avoir parcouru la rue principale, ils s’arrêtèrent devant un bâtiment de pierre, probablement édifié à partir de quelque construction antérieure des seigneurs de la steppe. Le capitaine ragaïl donna l’ordre de mettre pied à terre. Dashvara descendit de sa monture. Et ses frères après lui, de mauvais gré. Il était clair que tous avaient envie de talonner leurs chevaux et de partir de là à bride abattue. C’était ça ou sortir les sabres pour décharger leur rage. Cependant, ils n’avaient pas fait tout ce voyage pour mourir bêtement. Aussi, ils retinrent leurs impulsions.
Ashiwa d’Essimée invita Kuriag, Lessi et Asmoan à l’intérieur du bâtiment et il laissa passer à leur tour Djamin et deux autres Ragaïls, ainsi qu’Api et une Hézaé vêtue d’habits titiakas… mais ce fut tout. Quand Dashvara s’approcha de la porte, un des gardes essiméens s’interposa en disant :
— Les écuries sont derrière le bâtiment.
Dashvara le foudroya des yeux. L’Essiméen était plus grand que lui mais plus jeune : il soutint mal son regard, le détourna du sien, s’agita et, alors, de l’intérieur, Kuriag intervint :
— Entre ces quatre murs, je serai en sécurité, ne t’inquiète pas. Suivez les consignes et il n’y aura aucun problème.
Dashvara demeura imperturbable. Il n’y aurait aucun problème, disait-il ? Diables, dans ce cas, pourquoi s’inquiéter ? Il fit un geste sec de la tête, fit demi-tour et reprit les rênes de Soleil-Levant. Si Kuriag faisait confiance aux Essiméens, s’il croyait qu’ils n’allaient pas les trahir, qu’il fasse comme bon lui semblait. C’était déjà bien assez qu’ils l’aient suivi jusqu’à entrer dans une ville essiméenne et être accueillis ni plus ni moins que par un frère du nouveau roitelet de la steppe. Maintenant, la seule chose que Dashvara pouvait faire était de s’assurer que, si les Essiméens sortaient les sabres, les Xalyas seraient prêts. Et, pour le moment, ils l’étaient tout à fait.
Ils allèrent aux dites écuries, qui étaient en réalité de simples enclos sans abri. À peine étaient-ils entrés dans l’un d’eux qu’Orafe lança un grognement à un garçon d’écurie serviable qui s’était approché de son cheval. À partir de là, aucun garçon n’osa les déranger. Quand ils terminèrent de soigner les bêtes, ils s’installèrent près de la barrière pour manger eux aussi, balayant les alentours de regards attentifs. Les trois Honyrs continuaient de chuchoter à leurs chevaux. Appuyé contre la barrière, Dashvara contemplait les silhouettes qui se mouvaient sur le toit du temple voisin. On entendait les coups de marteaux depuis là. Y avait-il des Xalyas parmi ces ouvriers ? Y avait-il des Xalyas parmi les voix distantes qu’on entendait dans la ville ?
Tu n’en sauras rien si tu restes ici.
Il jeta un coup d’œil aux Ragaïls. Ceux-ci avaient laissé leurs chevaux dans l’autre enclos et se tenaient en alerte, mais ils parlaient avec une plus grande tranquillité que d’habitude, comme si l’inquiétude des Xalyas se voyant entourés d’Essiméens leur inspirait plus de calme.
“Dash ? Tu es là, n’est-ce pas ?”, demanda soudain Tahisran.
L’ombre était toujours dans le sac d’Api. Dashvara s’approcha discrètement.
— Tu ne peux pas sortir —lui murmura-t-il—. Il y a des yeux partout.
“Je sais”, répliqua Tahisran avec entrain. “De toute façon, je ne peux techniquement pas sortir : ce sac n’est pas comme le tien, il est attaché avec une boucle. Et le pire, c’est qu’il est tout plein d’objets… Si tu voyais… Je jurerais qu’il y a même des restes de nourriture vieille de plusieurs mois. Heureusement que les mauvaises odeurs ne me dérangent pas… Dis, Dash.”
— Mm ? —répondit Dashvara.
Il s’était retourné pour s’appuyer contre la barrière, près de Coparène, le cheval de Tsu. Ce jour-là, le jeune démon avait voyagé avec le drow. Un curieux choix, vu que Tsu n’était pas de ceux capables de parler des heures d’affilée avec un garçon bavard comme Api. Il remarqua l’excitation de Tahisran et arqua un sourcil, intrigué, avant de s’approcher et de caresser le front du cheval de Tsu.
— Il se passe quelque chose, Tah ? —demanda-t-il.
“Tu ne vas pas le croire”, sourit l’ombre. “Tu te rappelles ce qu’Api a raconté à Rocavita ? Cette histoire de petite fille perdue dans une tour des Souterrains ? Au début, je me suis dit que c’était impossible que ce soit elle, mais… hier, j’ai surmonté mes craintes et j’ai longuement parlé avec Api, dans la tente d’Asmoan. Lui, il ne l’a pas connue personnellement, mais… maintenant je suis sûr que c’est elle !”
Dashvara se sentait confus.
— Elle ? Un instant, c’est qui « elle » ? —Et avant que Tahisran n’explique, il se souvint et souffla— : Fichtre. Je me rappelle maintenant.
De fait, il se rappelait. Le premier jour où il l’avait connu, à Rocavita, Tahisran lui avait raconté que, des années auparavant, il avait connu une fillette perdue très loin d’ici, il avait voyagé en vain à la recherche de ses parents et, au retour, il n’avait pas retrouvé la fillette et il l’avait crue morte. Et apparemment, Api l’avait convaincu qu’elle était toujours en vie. Dashvara secoua la tête et croisa les yeux doux et noirs du cheval.
— Ce gamin raconte beaucoup d’histoires, Tah. Comment peux-tu être sûr qu’il n’a pas tout inventé ?
Il perçut la négation brusque de l’ombre.
“C’est impossible. Il a donné trop de détails. La fillette a survécu”, affirma-t-il.
Sa joie était évidente et Dashvara esquissa un sourire.
— Eh bien, je m’en réjouis, Tah. Vraiment.
Il devina la curiosité dans les yeux du cheval. Celui-ci ne devait pas très bien comprendre pourquoi il l’appelait Tah alors que son nom avait toujours été Coparène. Son sourire s’élargit, il lui tapota le front et il allait demander à Tah ce qu’il pensait d’Api et d’Asmoan, pour savoir, plus qu’autre chose, s’il était au courant que tous deux étaient des démons quand il entendit soudain un rugissement :
— Yodara !
Il y eut un silence stupéfait. Dashvara fit volte-face, les mains agrippées au pommeau de ses sabres. Qu’est-ce que… ?
Ce qu’il vit le laissa paralysé. Un guerrier en livrée essiméenne s’était arrêté à plusieurs pas de là, les yeux écarquillés. Guerrier essiméen, oui, c’était un guerrier essiméen. Mais c’était aussi un Xalya.
Et un ancien officier du seigneur mon père, se souvint Dashvara, médusé.
Il ne sut comment réagir face à une telle rencontre. La vérité, c’est que, durant quelques instants, aucun de ses frères ne fut capable de parler. Quand Ged se leva, Dashvara se rappela que Yodara et lui étaient des frères de sang.
— F… frère ? —haleta le maître armurier, s’approchant avec incrédulité.
L’officier xalya était livide, mais, quand Ged rompit le silence, il balbutia :
— Oiseau Éternel. Je rêve ?
Ged souffla, sourit, tous deux s’esclaffèrent et finirent pas se donner une forte accolade sous les regards froncés des Ragaïls et les sourires joyeux des Xalyas. Ce n’était pas tous les jours qu’on retrouvait un bon officier xalya, même si la simple idée qu’il travaille à présent pour les Essiméens déforma le sourire de Dashvara en une moue hésitante.
Et que voulais-tu qu’il fasse ?, lui répondit une petite voix sarcastique. S’ôter la vie, peut-être ? Résister jusqu’à la mort comme l’a fait ton seigneur père ? Cela n’aurait rien arrangé.
Comme la troupe xalya se levait pour saluer l’officier, Dashvara sortit de l’enclos et Yira le rejoignit, l’expression intriguée. En s’approchant, il entendit Ged dire en oy’vat :
— Et nous sommes enfin revenus, frère. Pas aussi libres que nous le voudrions, mais nous le serons bientôt.
— Mon vieil ami ! —s’exclama Zorvun en riant sereinement.
Yodara agrandit des yeux déjà humides et souffla, incrédule :
— Capitaine Zorvun !
Les Xalyas s’écartèrent pour laisser passer le capitaine et tous deux se serrèrent vigoureusement la main.
— Cet uniforme te va vraiment très mal —se moqua le capitaine.
— Le tien ne te va pas beaucoup mieux —répliqua Yodara, souriant, mais son sourire s’évanouit quand il ajouta, altéré— : C’est comme dans un rêve. Plus d’une fois, ces trois années, j’ai cru devenir fou. Et je me dis que peut-être que je suis en train d’halluciner… Et la petite Shkarah —ajouta-t-il, ému, prenant la main de sa nièce, l’expression incrédule—. C’est si étrange et si bon à la fois de vous revoir. Tu seras heureuse de savoir, Shkarah, que tes cousins sont toujours vivants. Ils travaillent à Aralika avec Maeya. Du moins, c’était vrai il y a trois ans. Je ne les ai pas revus depuis… —Il secoua la tête tristement—. Parfois, je me dis que mon Oiseau Éternel a perdu tout espoir. Il vole à ras le sol. S’il vole vraiment —soupira-t-il—. Si le seigneur des Xalyas me voyait maintenant, il me trancherait la tête pour traîtrise.
— N’en sois pas si sûr —intervint Dashvara à voix haute.
Arvara s’écarta et Yodara fronça les sourcils, il cligna des yeux et son teint blêmit de nouveau.
— Oiseau Éternel —articula-t-il—. Dashvara ?
Celui-ci sourit et acquiesça, indiquant la troupe d’un geste vague.
— Ils m’ont nommé seigneur, alors j’essaie de l’être.
— Il fait plus qu’essayer —assura Zorvun, les yeux pétillants d’amusement.
Yodara l’observa avec intensité. Il m’évalue, comprit Dashvara. S’il s’attendait à trouver une réplique du seigneur Vifkan, il allait avoir une grande déception… Il se racla la gorge.
— Je suis heureux de te voir, Yodara. Je me souviens que mon père te tenait en grande estime.
Yodara inclina la tête.
— Nous ne partagions pas toujours la même vision, mais il écoutait toujours mon avis et celui des autres officiers avant de prendre une décision.
Décision qui allait parfois contre toute sagesse, compléta Dashvara mentalement. Il esquissa un sourire.
— En cela, j’essaierai de faire comme lui. Alors —continua-t-il—, les Essiméens ont donc séparé les familles.
— Ils ont fait plus que nous séparer —considéra Yodara, prenant un ton plus pratique—. Ils nous ont asservis jusqu’à nous rendre fous. D’après ce que je sais, ils ont envoyé la plupart faire des tâches domestiques ou s’occuper du bétail à Aralika. Je crois que je suis le seul qu’ils aient décidé d’employer comme garde. Ils ne me permettent quand même pas de porter de sabres. Ni de parler en oy’vat —ajouta-t-il en langue savante avec un sourire torve qui se tordit encore davantage quand il dit— : De toute manière, vous êtes les premiers Xalyas à qui je parle depuis trois ans. Si seulement je pouvais m’enfuir. Mais, si je le faisais, ils sacrifieraient un membre de ma famille. Si je désobéis, ils les châtieront. Les Essiméens connaissent le cœur des Xalyas —avoua-t-il avec amertume—. Ce sont des mages noirs. Ils savent comment nous manier.
Il croisa de nouveau les yeux de Dashvara et baissa nerveusement la tête, mettant en évidence pour la première fois la honte qui le rongeait de l’intérieur. Dashvara cherchait quelque chose à répondre pour apaiser son tourment quand Yodara laissa échapper d’une voix étouffée :
— Je sais que, si un jour je revois mes fils, je n’oserai pas les regarder en face.
Ged soupira et le réconforta en lui donnant une petite tape. Dashvara reconnut avec calme :
— Ces trois années ont été dures pour nous tous. Mais maintenant il y a de l’espoir.
— Vraiment ? —rétorqua Yodara avec une certaine vivacité—. Lequel ? Mon frère dit que vous êtes aussi des esclaves. Vous êtes une trentaine. Les guerriers essiméens sont des centaines. Et, à part vous, je parierais qu’il n’y a pas plus d’une quinzaine d’hommes xalyas dans la steppe. Le clan est mort. Je ne veux pas te manquer de respect, Dashvara de Xalya. J’étais un des premiers à admirer la constance et l’obstination de ton père. Mais il faut être réaliste. Les Essiméens riraient aux éclats si tu sortais maintenant tes sabres pour libérer ton peuple, mon seigneur. Je dis seulement ce que je pense.
Dashvara en entendit plusieurs souffler. Zamoy grogna :
— Si on commence à être aussi optimiste, on ne va nulle part.
Les voix s’élevèrent, mais plus d’un, au lieu d’appuyer ou de réfuter l’affirmation de Yodara, lui demanda anxieusement des nouvelles de tel ou tel membre de la famille, et s’il l’avait vu vivant à Aralika avant de partir pour Lamasta… Yodara tentait de répondre comme il pouvait au flot de questions quand on entendit soudain une voix sèche déchirer l’air. Les Xalyas se tournèrent tous vers une patrouille essiméenne qui approchait entre les enclos. Le chef de la patrouille venait d’aboyer quelque chose en langue galka, le dialecte essiméen. Dashvara l’avait appris étant petit grâce à Maloven mais, d’après celui-ci, son niveau laissait beaucoup à désirer. Néanmoins, il était évident que le garde essiméen venait de lancer un ordre à Yodara. À présent, on n’entendait plus que le vent et les lointains coups de marteaux sur le toit du temple.
Le visage de l’Essiméen se déforma et il répéta l’ordre. Cette fois, Dashvara comprit un « approche-toi » suivi d’une appellation probablement assez méprisante. Avec inquiétude, Ged prit Yodara par le bras, mais celui-ci se libéra, fit un signe clair à ses frères pour leur demander de ne pas intervenir et il s’approcha du chef de patrouille. Celui-ci lui cria quelque chose à la figure et l’officier xalya serra les poings et baissa la tête, murmurant des mots en galka… L’interrompant, le guerrier essiméen le poussa et lui siffla quelque chose. Yodara acquiesça promptement et s’éloigna de là. Il ne jeta qu’un seul regard en arrière. Et ce regard, il l’adressa à Dashvara, moitié farouche, moitié suppliant, comme s’il voulait lui dire « surtout, n’envoie pas mes fils dans la tombe comme l’aurait fait ton père ». L’impuissance l’écrasait depuis trois ans. Il n’était pas étonnant, dans ce cas, que son moral soit au plus bas et qu’il soit prêt à défendre le peu qu’il lui restait : la vie de ses fils, même si ceux-ci étaient aux mains des Essiméens. Et, cependant, quand Yodara détourna son regard, Dashvara crut deviner dans ses yeux un éclat d’espoir.
Le capitaine Zorvun leva une main pour pousser les Xalyas à reculer et à laisser passer la patrouille essiméenne. Ils les foudroyèrent de regards si assassins que même le chef accéléra le pas pour s’éloigner le plus vite possible. Près de l’enclos d’en face, les Ragaïls, impassibles, ne perdaient pas un brin de la scène. Dashvara soupira et Zorvun lui fit écho, s’arrêtant à côté de lui.
— On dirait que la vie dans la steppe a été plus dévastatrice que la vie à la Frontière —murmura-t-il d’une voix rauque.
Dashvara tendit une main vers Yira et serra doucement la sienne tout en répondant à Zorvun :
— Peut-être, capitaine. Mais un Oiseau Éternel peut se rétablir. Au moins un peu.
Zorvun secoua tristement la tête.
— Peut-être, mon fils. Le jour où il cessera de recevoir des coups… —Il acquiesça de la tête, le regard perdu—. Peut-être un peu.