Accueil. Cycle de Dashvara, Tome 3: L’Oiseau Éternel

2 Le théâtre républicain

Se retrouver face à Shéroda ne fut pas aussi désagréable que Dashvara l’avait craint. Quand ils arrivèrent devant l’entrée de sa nouvelle maison, la Suprême jeta à peine un regard sur lui et sur Yira avant d’accepter le bras d’Atasiag et de se mettre en route vers le théâtre d’une démarche de reine. Il était déconcertant de penser qu’en réalité, cette femme n’était pas tout à fait saïjit mais une shixane qui pouvait se transformer en un monstre aux dents bleues pointues et aux yeux monstrueux… Nerveux, Dashvara s’efforça d’écarter cette image troublante de son esprit et il suivit le couple en jetant des coups d’œil prudents alentour. Dès qu’ils étaient arrivés dans le Quartier du Dragon, les rues s’étaient emplies de monde et les gens entraient et sortaient des tavernes bruyantes en un va-et-vient continu.

Le Théâtre se situait, d’après ce qu’avait expliqué Atasiag, juste devant la Grande Bibliothèque et tout près de l’Hôpital. Quand ils arrivèrent en face du haut édifice, Dashvara ne put réprimer une grimace inquiète. Assurément, si une personne voulait en assassiner une autre au milieu de la foule qui s’amassait ici, elle avait la tâche plutôt facile.

Qu’est-ce que tu crains, Dash ? Qu’Atasiag meure ? Ou crains-tu plutôt de te retrouver sans tes quarante chevaux ? Il rejeta brusquement cette question et se força à se calmer. De toute manière, qui diables à Dazbon aurait voulu tuer Atasiag Peykat ?

— Asmoan ! —s’exclama soudain le Titiaka, en levant son bâton de commandement.

Le grand caïte agoskurien était près de la porte et il salua son ami d’un geste de la main. Ils mirent un bon moment à parvenir jusqu’à lui.

— Je ne savais pas que les Républicains étaient aussi assidus au théâtre ! —fit-il avec un grand sourire, tout en serrant la main d’Atasiag—. J’espère que tu vas me présenter la belle dame qui t’accompagne.

— Bien entendu —rit Atasiag—. C’est Shéroda. Shéroda, je te présente Asmoan de Gravia.

Avec le brouhaha, Dashvara ne réussit pas à entendre la réponse murmurée de Shéroda. Il arqua un sourcil en voyant l’éclat admiratif qui éclaira les yeux d’Asmoan.

— Mawer, tout le plaisir est pour moi ! —prononça-t-il—. Le simple fait d’être avec vous, mes amis, vaut le meilleur spectacle. Mais entrons, nous serons plus tranquilles aux balcons.

Dashvara le regarda, stupéfait. Il rêvait ou le gaillard agoskurien venait de prononcer une malédiction en oy’vat ? Il secoua la tête, chassant sa perplexité, et s’attacha à suivre Atasiag à l’intérieur du théâtre. Un milicien les arrêta brièvement, leur demandant de montrer la licence d’armes, mais ils montèrent bientôt les escaliers vers un petit balcon intérieur qui donnait sur une énorme salle avec des bancs et une ample scène au fond.

Atasiag, Shéroda et Asmoan prirent place dans la loge et les deux amis se mirent à bavarder avec animation. Ils sautaient d’un thème à l’autre rapidement. Ils parlèrent de la vie en Agoskura et de la République de Dazbon. Asmoan s’enthousiasma en racontant à quel point la Grande Bibliothèque était bien organisée, et Dashvara apprit qu’il était déjà à Dazbon depuis deux semaines, hébergé par l’archiviste de la bibliothèque républicaine en personne, et qu’il pensait rester tout l’hiver jusqu’au printemps.

— Et toi, mon ami ! —fit soudain l’Agoskurien—. Alors, tu dis que ta maison à Titiaka n’a pas brûlé ?

— Non, elle a juste roussi un peu, mais rien d’irréparable —assura Atasiag—. Mon contremaître a déjà initié la réhabilitation.

— Je m’en réjouis —sourit le scientifique—. Tu ne sais pas la frayeur que j’ai eue quand j’ai appris cette histoire de Rébellion. Et dis-moi, tu vas rentrer là-bas ?

— Dès que l’un de mes hôtes sera guéri. Quand nous sommes partis de Titiaka, un pauvre garçon a été blessé. Mais il est déjà hors de danger. Et dès que nous reviendrons, Shéroda et moi, nous nous marierons. Les Yordark m’ont proposé un excellent poste à Titiaka. Si tout va bien, je serai Administrateur du Trésor du Conseil avant la fin de l’année —annonça-t-il avec une évidente satisfaction.

Asmoan frappa plusieurs fois dans ses mains comme s’il allait se mettre à danser la dianka.

— Magnifique ! Alors, j’espère pouvoir te voir souvent les jours qui viennent. Je passe des heures, enfermé à la bibliothèque. Je te fais confiance pour me sortir de ma montagne de livres.

— Je te donne ma parole ! —clama Atasiag—. Tu ne partiras pas de Dazbon sans connaître toutes ses merveilles. Qu’en penses-tu si demain tu passes à La Perle Blanche à l’heure du dîner ?

— Cela me semblerait fantastique. Si ta promise n’y voit pas d’inconvénients —observa Asmoan.

— Pas du tout —sourit Shéroda—. Moi, je ne loge pas à La Perle Blanche. Et, demain, je serai très occupée avec d’autres affaires.

Asmoan avait soudain adopté une expression fascinée.

— Bien sûr. Je le comprends parfaitement. J’espère cependant vous revoir bientôt. Je ne savais pas qu’il y avait… des femmes aussi magnifiques à Dazbon.

— Asmoan ! —le prévint Atasiag, mi-offusqué mi-saisi.

— Quoi ? —sourit l’Agoskurien avec désinvolture—. Oh, je sais que vous autres, les Titiakas, vous passez par de terribles métaphores pour louer les beautés. Excuse mon manque de finesse, ma reine. Au fait, Atasiag, je ne suis pas encore allé rendre visite à notre famille. As-tu l’intention d’y aller ?

Atasiag grimaça, comme si le sujet le dérangeait.

— Cela fait bien trois ans que je ne passe pas voir nos parents —avoua-t-il—. Notre relation est plutôt… froide.

— Vraiment ? —s’étonna Asmoan.

— Vraiment. —Et s’appuyant sur son siège avec désinvolture, il dit à voix basse— : Tu les connais. Conservateurs et peu ouverts. Et, moi, je suis plus saïjit qu’ils ne le voudraient. Je suis même cilien. Pour eux, c’est déjà un signe grave de décadence. Je t’assure. Un jour, Sarga s’est moquée de moi en riant aux éclats quand elle m’a vu sortir d’un temple cilien à Dazbon. Comme s’ils n’étaient pas aussi ridicules avec leurs louanges à la Vie et à la Sréda. Nous sommes des démons et fiers de l’être, disent-ils. Et puis quoi encore. Ils se croient au-dessus des saïjits alors qu’en réalité, les démons, nous sommes exactement comme eux…

Il fronça les sourcils, siffla entre ses dents et se tourna d’un coup vers Dashvara. Celui-ci avait écouté la conversation, de plus en plus perplexe. De quels parents parlaient-ils ? Et quelle était cette histoire de démons ? Il croisa les yeux d’Atasiag et un éclat dans ceux-ci le fit frémir jusqu’à la moelle.

— Philosophe —murmura-t-il—. Toi, tu n’as rien entendu, n’est-ce pas ?

Dashvara vit Asmoan et Shéroda le regarder aussi et son cœur commença à tambouriner dans sa poitrine.

Attention, Dash. Je crois que tu as écouté quelque chose que tu n’aurais pas dû écouter. Si tu prends au pied de la lettre ce qu’a dit Atasiag, Asmoan et lui sont des démons. Va savoir ce que cela signifie, mais il est clair que, si Shéroda est un monstre, pourquoi Atasiag ne le serait-il pas lui aussi, hein ? Oh, diables… Et pourquoi le serait-il ? Oh, diables. Ce doit être une mauvaise plaisanterie. Je divague ou…

— Philosophe —répéta Atasiag, en se levant de son siège. Dashvara tourna vers lui un regard appréhensif—. J’ai eu la langue trop longue. S’il te plaît, répète seulement ces mots : je n’ai rien entendu, maître. Répète-les.

Dashvara jeta un coup d’œil à Yira et la vit tendue mais non surprise. Sentant une subite menace flotter sur lui, il acquiesça sans plus attendre.

— Je n’ai rien entendu, maître. Rien de rien.

— Bien. —Atasiag se rassit et soupira—. Je suis si habitué à dire n’importe quoi devant mes travailleurs qu’ensuite je laisse échapper des bêtises. À moins que ce soit l’âge. Ou ma stupidité naturelle. Pardon, Asmoan. C’est la première fois que je fais une telle bourde.

Asmoan regardait toujours Dashvara avec une légère lueur de méfiance, mais il retrouva son sourire et assura :

— Il a l’air d’être un bon garçon. Je crois qu’il saura tenir sa langue. Ne t’inquiète pas, je te fais aveuglément confiance, Atasiag. Je n’enverrai personne le tuer. En plus, j’ai le sentiment que sa compagne savait déjà quelque chose sur le sujet… Allez, ne t’inquiète pas ! Tout le monde peut faire des bourdes. Oublie ça pour le moment. Ah ! —s’exclama-t-il joyeusement—. Le spectacle commence.

Dashvara était livide. Il sentit la main tranquille de Yira se poser sur son bras, mais cela l’apaisa à peine. Il fut tenté de lui demander si ce qu’il avait entendu était vrai, puis il se rappela qu’il n’avait rien entendu et il essaya de faire le vide dans son esprit. Il n’y parvint pas. Les pensées tourbillonnaient dans sa tête, absurdes et terrifiantes. Que deux types aussi normaux qu’Atasiag et Asmoan puissent ne pas être des saïjits donnait à réfléchir. Qui sait, peut-être que Dazbon était pleine de démons et de shixans déambulant dans ses rues… Il sourit, sarcastique.

J’ai comme l’impression que tu vas faire des cauchemars cette nuit, Dash.

Des musiciens près de la scène commencèrent à jouer et le théâtre se fit peu à peu silencieux. Dashvara regarda à peine le début du spectacle avec les danseurs, puis il ne réussit pas à se concentrer sur les paroles des acteurs. Les gens riaient, mais il ne savait pas pourquoi. Asmoan, Shéroda et Atasiag faisaient de temps à autre des commentaires sur la représentation. Finalement, Dashvara se lassa d’être debout et il s’assit par terre, entre les ombres de la loge.

— Au diable la troupe du Srad Andal —grogna-t-il tout bas.

— Dash —chuchota Yira, en se penchant. Ses yeux brillaient d’inquiétude—. Tu vas bien ?

— Pas tout à fait.

Il avait mal à la tête, peut-être à force de penser qu’il avait devant lui trois monstres assis sur leurs sièges. Et que Fayrah et Lessi avaient un père démon. Et que son peuple et lui le servaient et… et…

— Oh, naâsga —soupira-t-il, en lui prenant la main—. Je vais bien. Je vais bien —répéta-t-il—. C’est seulement que… Mais qu’importe. Disons que tant qu’il me donne les quarante chevaux, je pourrais même servir un dragon, non ? Ou une milfide. Ou… Bah. —Il inspira profondément pour se tranquilliser—. Je vais parfaitement bien, naâsga. Parfaitement bien.

Il l’embrassa sur le front et se releva avec elle. Il aperçut le regard intense de Shéroda avant que celle-ci ne se tourne de nouveau vers les acteurs. À ce moment, faisant écho au public, Asmoan laissa échapper un bruyant éclat de rire. Dashvara soupira.

— Toi… tu le sais depuis longtemps ? —murmura-t-il.

Yira haussa les épaules.

— Depuis des années. Mais ce n’est pas très important.

— Nooon —concéda Dashvara avec goguenardise—. Bien sûr que ce n’est pas important. C’est un détail. Je ne sais pas pourquoi je me mets dans cet état. Avec les années, je deviens de plus en plus sensible…

Yira lui donna une légère bourrade, étouffant un rire.

— Dash, je ne plaisante pas. Pour nous, ce n’est pas important.

Entre les ombres de la loge, Dashvara regarda ses yeux sombres et sourit. Il se sentait soudain presque tranquille. Presque.

— Tu as raison. Avec toi, naâsga, je pourrais être entouré de monstres que cela me serait égal.

— Parce que je suis le pire de tous, pas vrai ? —se moqua Yira.

Dashvara souffla.

— J’essayais d’être romantique, Yira. Bah. Ce théâtre commence à être assommant. Dans combien de temps les acteurs vont-ils se taire ?

— Dans combien de temps vas-tu te taire, Philosophe ? —répliqua Atasiag, lui lançant depuis son siège un regard mi-moqueur mi-exaspéré.

Dashvara grimaça en s’apercevant qu’ils ne parlaient plus aussi bas et il se tut sagement. Au bout d’un long moment, le premier acte s’acheva et Asmoan et Atasiag se mirent à commenter l’art des acteurs tandis que Shéroda avait l’air de s’ennuyer mortellement. Peu après, un employé du théâtre passa avec un charriot plein de bouteilles.

— Désirez-vous boire quelque chose ? —leur demanda-t-il.

— Bien sûr —acquiesça Atasiag—. Tu as déjà goûté la liqueur de sigria, Asmoan ? Non ? Eh bien, ce soir, tu vas la goûter : c’est une des merveilles de Dazbon. Je t’invite. Et toi, Shéroda ? Rien ? Vraiment ? Bon. Eh bien, ce sera deux liqueurs de sigria.

— Cela fait un detta, monsieur —dit l’employé.

Atasiag donna la pièce à Dashvara et celui-ci, comme le bon esclave qu’il était, la remit au Républicain, prit les verres et les tendit au Titiaka et à l’Agoskurien. Quand Asmoan accepta le sien, Dashvara sentit une soudaine décharge et il bondit en arrière, le cœur emballé et les yeux agrandis. Qu’il n’allait pas le tuer, avait-il dit. Oui, c’est ça…

— Asmoan —grogna Atasiag—. Que diables fais-tu ?

Un éclat amusé et coupable brillait dans les yeux du scientifique.

— Dis-moi, tu n’as jamais fait d’expériences ? —s’enquit-il.

Atasiag fronça les sourcils.

— Non.

— Vraiment ? Jamais au grand jamais ? Je m’en doutais. Pourtant, les ayant à portée de main comme ça, la tentation doit être forte…

— Pour toi, ça le serait, peut-être. Mais, moi, je ne suis pas un scientifique et je n’éprouve aucune tentation —assura Atasiag d’une voix tranchante.

Asmoan haussa les épaules, il n’insista pas sur le sujet et se concentra sur le second acte qui venait de commencer. Dashvara recula sur le balcon autant qu’il put.

— Qu’est-ce qu’il t’a fait ? —demanda Yira dans un murmure. Elle semblait inquiète.

— Je ne sais pas —admit Dashvara—. C’était comme… une décharge. Ce sont des celmistes, n’est-ce pas ?

Yira secoua la tête.

— Je n’ai aucune idée de ce qu’ils sont. Je sais juste que…

— Que ce n’est pas important —compléta Dashvara avec ironie.

— Non. Je voulais dire que je n’ai vu qu’une fois sa véritable apparence —chuchota-t-elle si bas que Dashvara l’entendit à peine.

Celui-ci sentit un frisson le parcourir.

— Alors, comme ça, ils se transforment.

Yira ne répondit pas. Quand Dashvara suivit la direction de son regard et vit Atasiag les foudroyer des yeux, il se racla silencieusement la gorge et décida de se taire pour le reste de la soirée. Tout compte fait, il avait l’impression qu’il avait déjà appris trop de choses ce jour-là. Beaucoup trop.

La veillée lui parut interminable. Quand il entendit enfin le public applaudir le troisième acte, il bâillait et regrettait de ne pas avoir fait une sieste comme Atasiag l’après-midi. Les spectateurs se levèrent de leurs sièges et Dashvara sortit de son immobilité avec l’impression d’avoir été écrasé par un brizzia.

— Philosophe, tu m’écoutes ?

Dashvara sursauta et se rendit compte que les trois créatures s’étaient levées et approchées de la sortie de la loge. Atasiag le regardait avec patience.

— Je t’ai demandé comment tu as trouvé le spectacle.

Dashvara souffla.

— Long.

Atasiag arqua un sourcil et attendit quelques secondes de plus avant de dire, l’air déçu :

— C’est tout ?

Dashvara grimaça.

— Oui. Bon… c’est que je n’étais pas très attentif. Je ne sais quoi à propos d’un royaume, de princesses laides et d’un idiot qui veut se marier pour hériter. —Il haussa les épaules et observa— : J’ai bien aimé la musique durant les pauses.

Atasiag leva les yeux au ciel, Asmoan s’esclaffa et les lèvres de Shéroda se courbèrent.

— J’espère —sourit Atasiag— que l’opinion de celui qui va écrire dans la gazette de Dazbon sur ce spectacle est un peu plus favorable. Allez, sortons d’ici. Shéroda —ajouta-t-il alors qu’ils se dirigeaient vers les escaliers—, tu as été très silencieuse ce soir. Est-ce que tu n’as pas apprécié le théâtre ?

— D’une certaine façon, je crois que je pense un peu comme le steppien, Atasiag —avoua la Suprême—. Mais je reconnais que les acteurs étaient très bons. Et si je suis un peu silencieuse, c’est simplement parce que je suis fatiguée.

— Alors, je te raccompagnerai directement chez toi. Tu veux que je fasse venir un carrosse ?

Shéroda s’esclaffa discrètement.

— Ma maison est à peine à dix minutes à pied, mon chéri. Ne sois pas ridicule.

— Oui… Je comprends. Et dis-moi, tu ne veux vraiment pas que je te laisse Wassag et Yorlen pour qu’ils prennent soin de toi ? Ce sont des garçons très serviables et…

— Je n’ai besoin de personne pour prendre soin de moi, Atasiag —le coupa doucement Shéroda—. Et je n’ai pas besoin d’esclaves. Quand donc vas-tu te mettre ça dans la tête.

Le Titiaka s’empourpra légèrement.

— Bien sûr. Pardon si je t’ai insultée, ma chérie.

— Rassure-toi, je commence à m’habituer à tes manies —se moqua Shéroda—. Mais, toi, habitue-toi aux miennes.

Dashvara perçut le sourire très amusé d’Asmoan de Gravia tandis qu’ils sortaient. Dehors, un vent froid balaya sa fatigue et il se dégourdit d’un coup.

— Bon, mes amis —fit l’Agoskurien—. De là, je vais directement à la Grande Bibliothèque dormir entre mes livres. Cela a été un plaisir, que dis-je, une joie, de passer cette veillée avec vous. Nous nous voyons demain, Atasiag.

Comme son ami lui répondait, Dashvara promena un regard alentour. Il était déjà très tard et presque toutes les tavernes de la place étaient fermées. La majorité des spectateurs s’en allait déjà, se dispersant dans les rues entre une brume froide et dense. La lumière de l’Hôpital se distinguait à peine.

Tandis que la haute silhouette d’Asmoan s’éloignait vers la Grande Bibliothèque, Atasiag et Shéroda prirent le chemin de retour.

— Ha. Tu as vu le vieux Naskag Nelkantas, ma chérie ? —disait le Fédéré sur un ton léger—. Il est vieilli : peut-être que tu ne l’as pas reconnu. Il était assis quelques loges plus loin. Il a essayé de me saluer. Ce chien de traître. —Il rit tout bas—. Il doit être désespéré dans son exil. Tout le monde sait qu’il déteste les Républicains. Eh bien, s’il croit que je vais lui faire des faveurs, il peut attendre assis.

Dashvara se rappela que les Légitimes Nelkantas avaient été exilés pour avoir aidé les Unitaires à se soulever. Alors qu’Atasiag continuait de parler, il cessa d’écouter : ses intrigues ne l’intéressaient pas un grain de sable.

Ils arrivaient au Temple de l’Œil quand, sans avertir, Yira s’arrêta et chancela. Stupéfait, Dashvara tendit une main… et la récupéra de justesse alors qu’elle allait s’affaler. La terreur l’envahit comme une vague pétrifiante.

— Yira ! —s’écria-t-il, atterré. Il la prit dans ses bras, paniqué. Les yeux de la petite sursha étaient fermés.

Atasiag s’accroupit près de lui, le visage assombri.

— Elle a abusé de ses énergies. Ne lui enlève pas le voile, idiot.

— Je ne le lui ai pas enlevé. Que veux-tu dire par « abusé de ses énergies » ?

— Elle utilisait des sortilèges pour dissimuler à Asmoan qu’elle… Enfin, tu me comprends. Je lui ai dit que c’était peu probable qu’il s’aperçoive de quoi que ce soit, mais… Enfin, elle s’est épuisée, c’est tout. Un jour, elle me fera mourir de peur. Continuons à avancer.

Tremblant quelque peu, Dashvara souleva la sursha et suivit Atasiag et Shéroda dans les rues du Quartier du Dragon, impatient de revenir auprès de ses frères. Ce jour allait surpasser les plus troublants de sa vie. Il avait passé toute la matinée sur un bateau, à moitié malade, il s’était échiné à décharger des tonneaux avec des voleurs dedans, il s’était marié, il avait découvert que son maître était un démon et, maintenant, Yira s’évanouissait…

— Et qu’arriverait-il s’il la découvrait ? —demanda-t-il soudain—. Somme toute, si, toi et lui, vous êtes… ce que je n’ai pas entendu, ça ne devrait pas trop l’effrayer de la voir.

Ils entraient déjà dans la rue de Shéroda, près du canal. Atasiag s’arrêta et le regarda, le visage sombre.

— Tu te trompes. Je ne suis pas comme mes congénères. En général, nous sommes de fervents détracteurs de… cette énergie —murmura-t-il, indiquant Yira—. S’ils la découvraient… je préfère ne pas penser à ce qui arriverait. Continuons.

Il lui tourna le dos et Dashvara le contempla, les yeux écarquillés.

— Oh… diables —jura-t-il. Et il reprit la marche.

Ils arrivèrent devant le portail, Shéroda ouvrit et Atasiag leva une main pour demander à Dashvara d’attendre dehors. Celui-ci grogna et s’assit sur le seuil sans lâcher Yira. Allez savoir ce que ce démon tramait maintenant. Il mit une éternité à rouvrir la porte et, quand il le fit, il était vêtu d’habits républicains sombres et portait un foulard noir ajusté autour de la tête.

— Donne-la-moi. Je vais l’emmener dans une chambre et Shéroda prendra soin d’elle. Ne t’inquiète pas, demain matin, elle sera remise sur pied —promit-il.

À contrecœur, Dashvara lui donna Yira et Atasiag disparut par une porte du couloir. Il réapparut rapidement, sortit et referma derrière lui.

— Suis-moi.

Dashvara fronça les sourcils mais le suivit.

— Où va-t-on maintenant ?

Atasiag ne répondit pas et l’appréhension commença à vibrer dans le cœur de Dashvara. Il se rappelait très nettement les paroles d’Asmoan. “Je n’enverrai personne le tuer”. Il l’avait dit avec une telle tranquillité… Mais c’était absurde de penser qu’Atasiag puisse vouloir le tuer à cause de ce qu’il avait entendu : tout compte fait, il savait aussi que Shéroda était une shixane et il avait considéré comme certain que Dashvara n’en parlerait pas. Et, bien évidemment, Dashvara avait gardé le secret. En plus, il était armé de deux sabres tandis qu’Atasiag ne devait avoir guère plus qu’une dague dissimulée. Bien sûr, si c’étaient des magiciens, peut-être avait-il d’autres techniques pour se défendre…

Franchement, Dash, arrête de penser des absurdités. Tu connais Atasiag. Qu’il soit ou non un démon, tu sais qu’il ne serait pas capable de te tuer.

Alors qu’ils entraient dans une ruelle complètement déserte, Dashvara commença à se préoccuper. Il rompit le silence.

— Bon sang, Éminence. Vas-tu enfin me dire où on va ?

Atasiag tourna légèrement la tête et haussa les épaules.

— Je veux te montrer quelque chose.

Dashvara s’arrêta, nerveux.

— Très bien. Mais dis-moi avant ce que tu veux me montrer.

Atasiag se retourna dans l’étroite rue. Le peu qu’il pouvait voir de son visage était plongé dans les ombres.

— Tu as peur.

Sa voix semblait déçue. Dashvara grimaça.

— Non. J’ai seulement des doutes. C’est un peu naturel.

— Ça ne l’est pas. Je suis ton maître : tu devrais avoir confiance en moi —rétorqua Atasiag. Dashvara réprima difficilement un rire sarcastique. Après un silence, le Titiaka ajouta— : Et tout de suite, tu n’as pas confiance en moi. Tu me surprends, Philosophe.

Dashvara rit entre ses dents.

— Toi, tu m’as surpris davantage cette nuit, Éminence. Si je doute, c’est simplement parce que je n’ai aucune idée de ce que c’est que d’être un… tu sais quoi. Peut-être que ce qu’on m’a appris sur ces créatures dans la steppe n’était que des mensonges, mais le mot en soi n’est pas très flatteur en tout cas.

Il sentit Atasiag approcher et il recula d’un pas. Le Titiaka s’arrêta.

— C’est ridicule, Philosophe. Je suis toujours le même. Tu veux voir ce que je suis réellement ? Eh bien, soit. Approche-toi. Je vais te montrer. Ce n’est rien d’extraordinaire. Les changements physiques sont minimes. Approche-toi —ordonna-t-il.

Dashvara inspira profondément, il ravala ses appréhensions et s’approcha. Atasiag alluma très légèrement sa lanterne et Dashvara put soudain voir ses yeux rouges comme le sang et ses pupilles noires réduites à des fentes. D’une main, le démon écarta le foulard noir de sa figure et des marques plus sombres que la nuit apparurent, nettes sur son visage d’humain.

— Satisfait ? —lança-t-il.

Dashvara vit ses dents affilées, mais il ne recula pas. Le ton d’Atasiag trahissait une claire irritation. Et il y avait aussi une pointe d’attente et de peur. Et comment n’allait-il pas avoir peur : ce qu’il venait de montrer à Dashvara l’aurait probablement condamné à mort dans une ville saïjit. Il doutait qu’à Dazbon, on admette bien les monstres qui se transformaient de la sorte. Même si, selon lui, les changements étaient « minimes », l’aspect de son maître était assez terrifiant. Mais habitué comme tu l’es à voir des choses étranges, Dash, tu ne devrais pas t’effrayer. Il déglutit.

— Satisfait —murmura-t-il—. Pardon, Éminence.

Atasiag arqua un sourcil. Ses marques disparurent et ses yeux, rivés sur ceux de Dashvara, redevinrent châtain foncé. Il éteignit la lanterne de voleurs.

— Alors, tu as confiance en moi ?

Dashvara acquiesça sans hésiter.

— Oui.

— Bien —soupira Atasiag. Il avait l’air soulagé.

— Bon… que voulais-tu me montrer ?

— Ne sois pas impatient. —Dashvara perçut un clair changement de ton dans sa voix : celle-ci était redevenue plus joyeuse et légère—. Suis-moi et tu verras.

Il le suivit sans pouvoir éviter de se poser une question inquiétante : qu’aurait fait Atasiag s’il était parti en courant ou s’il avait dégainé les sabres ? Il se rappelait bien qu’en voyant la shixane transformée, son premier réflexe avait été de chercher ses armes. Ensuite, il avait tenté de fuir, mais l’envoûtement de la shixane l’en avait empêché… Peut-être qu’Atasiag avait des pouvoirs semblables et qu’il ne les utilisait qu’en cas d’extrême besoin. Qui sait ? Sincèrement, Dashvara préférait ne jamais devoir le vérifier.

Il écarta ses élucubrations alors qu’Atasiag s’arrêtait près d’un mur, presque au bout de l’impasse. Il le vit se baisser et tirer quelque chose mais, dans l’obscurité, il fut incapable de deviner quoi.

— Entre —murmura le voleur.

Dashvara se pencha près de lui et découvrit qu’il se trouvait maintenant devant une sorte de petit tunnel ouvert. Il en émanait une odeur peu recommandable. Mais Dashvara y pénétra malgré tout à quatre pattes, descendant une rampe. Il se retrouva dans l’obscurité la plus complète. Avec un certain soulagement, il sentit qu’Atasiag le suivait. Le Titiaka ferma la porte avant d’allumer la lanterne de voleurs et d’éclairer faiblement le tunnel. Celui-ci était étroit mais, au bout de quelques pas, le plafond s’élevait, leur permettant de se tenir debout. Ils parvinrent à un croisement et Dashvara s’arrêta, interrogateur.

— Par là —chuchota Atasiag.

Il passa devant, choisissant un tunnel qui se rétrécissait et il se baissa de nouveau. Dashvara rampa derrière lui, de plus en plus perplexe. Où diables le guidait ce serpent ?

Au bout d’un long moment, il commença à entendre un bruit régulier qui lui fit froncer les sourcils. Ils arrivèrent devant de vieux escaliers de bois qui montaient. Ils étaient pleins de poussière. Une fois en haut, ils se trouvèrent face à une petite porte. Atasiag passa une main sur la serrure et sembla se concentrer avant de la pousser.

Ce qu’il découvrit laissa Dashvara encore plus déconcerté. Ils étaient de nouveau dehors, dans… une grotte ? Cette rumeur forte était l’océan, comprit-il. Atasiag ferma la porte derrière eux, intensifia la lumière de sa lanterne et déclara avec un large sourire :

— C’est la Grotte du Chant Noir. Nous sommes sur les Falaises des Os.

Un écho solennel retentit dans la grotte. Dashvara se racla silencieusement la gorge.

— Et ? —demanda-t-il.

— Cette grotte m’a sauvé la vie plus d’une fois —admit Atasiag. Il lui fit signe de le suivre—. Fais attention. Il y a des méduses de roche qui vivent par ici. Si tu marches dessus, elles sont glissantes et, en plus, elles s’accrochent aux pieds.

— Fantastique —répliqua Dashvara tout en le suivant avec grande précaution—. Dis-moi, Éminence, tu ne m’as pas amené ici simplement pour voir une maudite grotte avec des méduses, n’est-ce pas ?

— Et si c’était le cas ? —Il se tourna et sourit en voyant la tête sinistre de Dashvara—. En fait, je t’ai amené ici pour te donner quelque chose qui va t’intéresser.

Dashvara souffla. Comme ils avançaient entre des stalagmites de roche, il remarqua que celles-ci étaient incrustées de nombreuses petites pierres qui émettaient une lumière douce. Il se surprit à les contempler, fasciné.

— Est-ce que Yira connaît cet endroit ? –demanda-t-il.

Atasiag fit non de la tête.

— Non. Cette grotte, je l’utilisais davantage avant. Cela fait bien cinq ans que je n’entrais pas ici. J’espère que rien n’a changé. —Il fit quelques pas et s’inclina au-dessus une stalagmite brisée. Au grand étonnement de Dashvara, il introduisit la main dans un trou situé au centre et en retira un objet. Une bouteille. Dashvara s’esclaffa.

— Cette nuit, tu n’arrêtes pas de me surprendre, Éminence. D’abord ton élan cilien, ensuite ta bourde et maintenant la bouteille… Franchement, tu m’épates.

— Prends-la et arrête de parler.

Dashvara la prit. Le verre était glacé. Il accepta aussi la lanterne et éclaira Atasiag pendant que celui-ci continuait de s’affairer, fouillant le trou de la stalagmite. Il sortit une petite boîte et la mit dans sa poche. Puis il s’éloigna jusqu’à une autre stalagmite et se baissa près d’une cavité de la paroi pour y saisir quelque chose qui avait tout l’air d’être en bois.

— Aide-moi à sortir ça, Philosophe —pantela-t-il.

Dashvara posa la bouteille et la lanterne par terre et batailla avec lui, de plus en plus curieux. Ils firent un terrible vacarme dans toute la grotte. Quand ils retirèrent enfin le coffre, il siffla entre ses dents.

— Ne me dis pas que tu as mis ça ici tout seul ?

— Lisag m’a aidé. Mon fils cadet —expliqua-t-il.

Dashvara étudia son visage avec étonnement tandis qu’Atasiag passait une main sur son front trempé de sueur. Il hésita avant d’observer :

— Tu ne parles jamais de tes fils.

Atasiag leva brusquement la tête et Dashvara s’empourpra en se rendant compte qu’il s’immisçait dans ce qui ne le regardait pas. Il indiqua le coffre et il allait demander s’il contenait par hasard quelque cadavre d’écaille-néfande quand, d’un coup, la lumière de la lanterne s’éteignit. Atasiag siffla.

— Où diables as-tu laissé la lanterne ?

— Par terre. Elle doit être par là…

— Une lanterne de voleurs ne s’éteint jamais aussi vite toute seule. Tu t’es assis dessus ?

— Non —murmura Dashvara—. Bon sang, je ne la trouve pas. —Il se tendit—. J’entends des bruits.

De fait, on entendait des claquements étranges et des sifflements non loin. Atasiag grogna.

— Ça, ce ne sont pas des méduses.

Il l’entendit se lever et Dashvara écarquilla les yeux dans l’obscurité. La lumière des petites pierres n’éclairait pas suffisamment pour parvenir à voir quelque chose au-delà des stalagmites elles-mêmes.

— Eh, Éminence, fais attention —croassa-t-il—. Tu pourrais te cogner… —Il entendit un son diffus mais aigu qui ne lui dit rien de bon—. C’était quoi, ça ?

Il se leva tout doucement, levant les mains pour éviter de heurter la roche de la paroi. Puis il dégaina un sabre. Il entendit les pas précipités d’Atasiag. Comment diables faisait-il pour courir dans cette obscurité ?

— Philosophe. Aide-moi à transporter le coffre. On s’en va.

— Qu’est-ce que c’est ? —s’enquit Dashvara tout en rengainant le sabre.

— Des kraokdals. Quelque chose a dû les pousser à monter jusqu’aux tunnels inférieurs. Normalement, ils vivent dans les Souterrains. Ils doivent s’être installés depuis peu. Par la Sérénité, bouge-toi. Tu ne voudrais pas les croiser, crois-moi.

— Et la lanterne ?

— C’est une méduse de roche qui l’avait prise. Ce sont de maudites voleuses —marmonna-t-il et il souffla sous l’effort quand ils soulevèrent le coffre.

— Si tu as… la… lanterne —haleta Dashvara—, pourquoi tu ne l’allumes pas ?

Il y eut un silence, puis Atasiag dit alors :

— Très juste. De toute façon, les kraokdals sont aveugles, alors je ne crois pas que ça les attire. Je vais poser le coffre un instant.

Ils reposèrent le coffre et, bientôt, la lumière de la lanterne éclaira de nouveau la grotte. En une seconde, Dashvara observa trois détails : premièrement, qu’Atasiag s’était retransformé en démon ; deuxièmement, que plusieurs masses difformes d’un vert brillant glissaient sur le sol rocheux ; et, finalement, qu’une grande créature semi-bipède et verdâtre venait d’apparaître dans un tunnel à une vingtaine de pas. Le grognement qu’elle émit ne l’épouvanta pas autant que ses énormes griffes et crocs.

L’instant suivant, Dashvara avait les sabres en mains.

— Oublie le coffre, Éminence ! —grogna-t-il—. Allons-nous-en.

Atasiag secoua la tête.

— Alors, remettons-le dans le trou. Les méduses seraient capables de voler ce qu’il y a dedans.

Un instant, Dashvara le dévisagea, les yeux ronds. Soudain, le kraokdal frappa la roche et se précipita vers eux. Ils étaient aveugles, disait-il. Ben voyons ! Dashvara s’écarta brusquement de la paroi. En voyant qu’Atasiag hésitait, il cria :

— En arrière, maudit fou !

Sans réfléchir davantage, il revint auprès d’Atasiag et passa devant lui pour foncer sur la bête. Il évita de justesse un coup de griffes grâce à une petite stalagmite : celle-ci émit un fracas quand elle éclata en mille morceaux. Il ne manquait plus que la grotte s’effondre sur eux. Il était sur le point de recevoir une nouvelle attaque de la bête quand, à son grand étonnement, le kraokdal s’arrêta et tourna la tête vers Atasiag. Il n’avait pas d’yeux : uniquement une énorme gueule avec des dents et des poils. Et de ces griffes ! Dashvara profita de son hésitation et, sans plus attendre, il plongea les sabres dans la gorge du monstre. Il évita un autre coup de griffes et recula précipitamment alors que le kraokdal hurlait tout en s’étouffant et tentait de l’attaquer. Après des bramements étranglés, la bête s’écroula. Les méduses de roche s’écartèrent d’un coup pour ne pas finir écrasées. Provenant du tunnel d’où était sortie la créature, on entendit de nouveaux grognements.

— Eh, Éminence ! —feula Dashvara—, cette fois, on s’en va pour de bon.

Les yeux rouges d’Atasiag plongèrent dans les siens.

— On a le temps. On va sortir le coffre d’ici.

Dashvara siffla, contrarié, et il allait protester, mais Atasiag insista :

— Allez, dépêche-toi !

Dashvara le maudit mentalement, mais il obéit : il rengaina les sabres, reprit une extrémité du coffre et tous deux commencèrent à avancer en chancelant dans la grotte. Les grognements s’intensifiaient et Dashvara craignait qu’à tout moment ils se retrouvent entourés par ces créatures. Dans ce cas, il pressentait que leur probabilité de sortir de là était maigre. Ce fou était franchement têtu avec sa caisse…

Ils atteignirent la porte et posèrent le coffre. Atasiag appliqua ses mains contre le battant de bois et Dashvara devina qu’il faisait un truc de magie. Et il n’aurait pas pu la laisser ouverte ? pensa-t-il. Brusquement, les kraokdals se mirent à hurler. Ils avaient dû entendre les cris de douleur de leur compagnon.

— Vite —dit Atasiag, en tirant enfin la porte.

— C’est inutile —bégaya Dashvara tout en soulevant de nouveau le coffre. Les kraokdals étaient déjà presque sur eux et, comme il leur tournait le dos pour porter la maudite caisse, il n’allait même pas pouvoir regarder la mort en face…

— À terre ! —rugit soudain Atasiag.

Dashvara laissa tomber le coffre et roula sur le sol de roche. Une grande pierre s’écrasa contre le battant ouvert de la porte. Il ne manquait plus qu’ils leur lancent des projectiles ! Il tentait de sortir ses sabres quand une maudite méduse s’agrippa à sa poitrine et une autre à sa jambe. Sans réussir à s’en débarrasser, il se leva et, quand il vit un kraokdal se jeter sur lui, il dit adieu à la vie. Par un heureux hasard, la bête glissa sur une masse de méduses et s’étala de tout son long devant Dashvara. Celui-ci finit de dégainer un des sabres et lui asséna un coup mortel sur la tête avant de s’élancer vers la porte. Il rejoignit Atasiag au moment où une autre créature apparaissait entre les ombres de deux stalagmites, courant vers eux. Il n’en revint pas quand il vit le Titiaka, à genoux, sur le seuil, s’efforçant de tirer le coffre hors de la grotte.

Il est complètement fou…

Plusieurs méduses grimpaient sur ses jambes, mais il les ignora et laissa ses sabres sur le palier avant d’agripper la poignée pour joindre son effort à celui d’Atasiag. Il tira de toutes ses forces.

Et le coffre bougea enfin : il bascula et tomba dans les escaliers en faisant un bruit d’enfer. La lanterne s’éteignit, mais Dashvara s’empressa malgré tout de refermer la porte au nez du kraokdal. On entendit un coup terrible de l’autre côté de la porte. Le kraokdal allait l’abattre, se lamenta-t-il.

— Oh, Liadirlá —grogna-t-il. Il ramassa ses sabres dans le noir— : Éminence, rallume la lanterne, tu veux bien ? —Il fronça les sourcils et tourna légèrement la tête—. Éminence ?

Alors il comprit que Son Éminence était tombée dans les escaliers avec le coffre.