Accueil. Moi, Mor-eldal, Tome 3: Le trésor des gwaks
Débouchant sur le bruyant Grand Réfectoire, je me faufilai jusqu’à Fishka le ventru, qui buvait avec ses amis, et je lui murmurai à l’oreille :
— « Le gros s’amène à une heure, sans changement de rue. »
Ce qui signifiait un : le matériel sera débarqué à une heure, en amont du fleuve, au même endroit que d’habitude. Ce n’était pas facile de débarquer du matériel de contrebande dans la ville même, de sorte que les marchands libres devaient emporter tout un équipement à quelques kilomètres au nord-ouest, en suivant le fleuve d’Estergat vers l’amont. Fishka fit un bref geste de la tête et transmit le message à ses camarades. Moi, je m’en allais déjà en courant, au cas où ils auraient d’idée de m’appeler et de me demander une chanson ou, pire, de m’inviter à boire avec eux leur dégoûtante radrasia céleste.
Une dame m’avait laissé un sac pour que je l’apporte à un Chat du nom de Yelskadur. Je le remis à celui-ci, fauchai au passage un modeste morceau de pain qui était sur une table sans que personne ne proteste et je m’empressai de sortir de là.
Les royaumes souterrains de Frashluc étaient complexes. Beaucoup n’étaient pas reliés entre eux et il fallait sortir à la superficie, parcourir des ruelles, traverser des terrasses et monter des escaliers pour parvenir à l’entrée des autres tunnels. Au total, je finis par en connaître une vingtaine. Une bonne partie n’était que des tunnels qui menaient à des salles souterraines où l’on gardait du matériel —dans ceux-là, je n’entrais pas— ; d’autres étaient de simples raccourcis ou des issues de secours, de vieux égouts malodorants ou, au contraire, d’étroits tunnels avec des escaliers soignés qui unissaient le quartier bas des Chats avec celui d’en haut et continuaient de grimper jusqu’à la Harpe. Cependant, je n’étais pas encore autorisé à passer par le tunnel qui montait si haut dans la Roche : j’étais le petit chien numéro deux. Le Voltigeur était le premier.
Cela faisait dix jours que je travaillais comme gwak de Frashluc à temps plein. Les cinq premiers jours, je ne m’étais presque pas séparé du Voltigeur, qui m’avait servi de guide. Maintenant, nous travaillions seuls. Moi, je continuais à dormir avec la bande ; par contre, le Voltigeur dormait près de la maison de Frashluc, dans une cave reliée au tunnel souterrain. La mère de Lowen l’avait pris en grippe, selon lui, et elle lui interdisait même de regarder dans les yeux les grippe-clous de la maison. C’est ainsi qu’on le remerciait des heures qu’il passait à nettoyer le foyer ! Moi, je priais toutes les nuits pour ne plus jamais avoir à croiser Frashluc. Je faisais mon travail de messager, je gardais les tunnels et les frottais pour en retirer la mousse : c’étaient des tâches fatigantes, mais elles ne chamboulaient pas mes idées, elles ne me paralysaient pas de peur ; c’était plutôt le contraire, je me sentais sûr, utile et même heureux ! Je n’aurais pas changé ma place pour celle du Voltigeur ni pour huit-cent-quarante siatos.
Quant à mes camaros, j’avais enfin trouvé un Chat apte et disposé à leur apprendre ; Manras et Dil passaient donc deux heures par jour assis à une table du Grand Réfectoire, à écouter avec attention et à dessiner des lettres et des chiffres. J’avais insisté pour que d’autres compères se joignent à eux, mais ils n’étaient pas aussi assidus que mes camaros ; il faut dire que, eux, je les avais bien prévenus que, s’ils n’étaient pas sérieux et n’écoutaient pas, je les essorillerais drôlement et qu’ils resteraient bêtes à jamais. Et quoi ! Ce n’était pas pour rien que j’avais fauché les dorés du magasin de vêtements ! Je n’en profitais pas directement, mais ensuite, dans l’impasse, les camaros m’enseignaient ce qu’ils avaient appris. Et ainsi, bien que je travaille pendant des heures et des heures, je parvenais à me cultiver un peu.
Je fredonnai tout en parcourant une ruelle déserte d’un bon pas. Je tournai à un angle, grimpai une échelle et arrivai sur une terrasse pleine de linge suspendu. J’aperçus l’ombre derrière un drap et, marchant silencieusement, je passai derrière la jeune humaine et lançai :
— « Ayô, Ruki ! »
La rousse poussa un cri de surprise et, se retournant, elle voulut me donner une taloche, mais j’étais déjà hors de portée. La jeune fille sourit.
— « Ayô, Draen. »
Ruki était la sœur de l’Albinos, elle avait douze ans et, bien que nous ne nous connaissions que depuis dix jours, nous nous entendions très bien : elle disait que j’étais un peu comme son sauveur parce que, depuis qu’elle s’occupait du foyer et de sa tante malade, elle s’ennuyait comme une roche et, avec moi, elle ne s’ennuyait pas.
— « T’as un moment ? » demandai-je.
— « Tant que ma tante ne m’appelle pas, » souffla Ruki.
Nous sourîmes et, après l’avoir aidée à suspendre le linge restant, je m’assis avec elle sur des caisses de bois, tous deux dissimulés entre les draps.
— « Pour une fois, j’ai une nouvelle à t’apprendre, » dit Ruki, enlaçant ses genoux. « Hier soir, mon frère est venu avec un ami. Et je les ai écoutés parler. T’imagines pas ce que j’ai entendu. Si je te le dis, tu t’en relèves pas. »
— « Ben, me le dis pas alors ! » plaisantai-je. Cependant, dans le fond, je mourais de curiosité. L’Albinos, après tout, était l’associé le plus intime de Frashluc. « Qu’est-ce que t’as entendu ? »
Ruki sourit largement, elle affecta une mine importante, puis elle reprit un air complice.
— « Apparemment, les Daguenoires font du commerce avec une ville des Souterrains et l’un d’eux y est allé et en est revenu en trois jours seulement. Tu te rends compte ? Ils passent par un tunnel qui part de cette ville même ! Mon frère dit que Frashluc est d’une humeur noire parce que les Daguenoires ont passé des accords avec des grippe-clous et pas avec lui. Ces types sont fous. Mettre Frashluc en rogne, c’est un des pires trucs qu’on puisse faire. »
Je hochai la tête en signe d’approbation, songeur.
— « D’un autre côté, il peut pas non plus faire grand-chose contre eux, pas vrai ? » méditai-je.
Ruki me regarda comme si j’étais devenu fou.
— « Qu’il peut pas faire grand-chose ? Frashluc ? Il peut tous les fumiser s’il veut ! »
— « Bouah, les Daguenoires sont une confrérie énorme, » répliquai-je, sceptique. « Ils sont partout. Frashluc n’est pas le roi du monde. »
Ruki roula les yeux et me poussa doucement de son pied nu.
— « Qu’est-ce que t’en sais, toi. »
Je haussai les épaules et enfonçai ma casquette, regardant la fille avec un petit sourire de gwak malin, l’air de dire : moi, je sais tout. Alors, Ruki me prit la main et affirma :
— « Celui qui commande ici, c’est Frashluc, pas les Daguenoires. Si tu dis le contraire, t’es un scafougné. »
Je ne dis pas le contraire : à présent, mon attention était concentrée sur la main qui tenait la mienne. Ce n’était pas la première fois qu’elle me la prenait, mais cette fois… je la lui avais serrée. Et c’était comme si tout mon sang m’était monté d’un coup à la tête. Moi, j’étais cuivré : je ne rougissais pas. La jeune rousse, elle, était rouge comme la Bougie. Ses yeux bleus étincelèrent.
— « Je parie que t’oses pas m’embrasser ? »
Je me redressai face au défi.
— « Que j’ose pas ? » répliquai-je. « Ben, naturel que j’ose. Et toi ? »
Nous nous regardâmes d’un air provocateur. Et je me disais « courage et bravoure, Mor-eldal » quand, soudain, on entendit un :
— « Ruki ! Avec qui parles-tu ? Viens ici immédiatement ! »
La rousse fit un bond.
— « Oh, non… Ma tante, » chuchota-t-elle avec une moue d’excuse. « Reviens demain, ça court ? »
Je me levai en acquiesçant, à la fois nerveux et enthousiaste. Je bredouillai :
— « Ça court. Ayô. »
Et je disparus rapide comme un écureuil, vers l’entrée du tunnel, qui n’était pas loin. Je passai devant celui qui gardait la porte et m’enfonçai dans les profondeurs de la Roche. Je devais emplir un tunnel de raticide et sortir les rats morts d’un autre : j’accomplis ma tâche. Et, tout en l’accomplissant, je ne cessai de penser à Zénira. C’était étrange, n’est-ce pas ? J’avais été sur le point d’embrasser Ruki et, paf, je me mettais à penser à la fille de Korther. Ça n’avait pas de sens. Mais, comme disait mon maître nakrus, les nécromanciens n’étaient généralement pas les plus raisonnables du monde.
Je secouai la tête et, portant un seau empli de rats morts, je me dirigeai vers l’autre sortie, franchis la porte secrète et arrivai à la maison de la Cour Étoilée, centre de la marchandise et des affaires sérieuses. Ce jour-là, elle était pleine d’hommes de Frashluc. Le soleil, qui parvenait déjà à traverser la couche de cendre du ciel, éclairait doucement l’endroit. Je parcourais un couloir en direction du vestibule quand je tombai sur un groupe de grands gaillards et je m’empressai de reculer et de m’écarter. Ils me poussèrent malgré tout, en passant, mais je ne lâchai pas mon seau de rats. Le laisser tomber aurait été une très mauvaise idée. Devinant peut-être mon attachement au seau, l’un des gaillards lança :
— « Gwak, combien t’as de rats ? »
Je fronçai les sourcils, déconcerté.
— « Je les ai pas comptés. »
Ses trois compagnons s’esclaffèrent. C’est que « avoir des rats » signifiait aussi « avoir des tripes » en jargon —allez savoir d’où venait l’expression.
— « Tu les as pas comptés ? » Le gaillard fit claquer sa langue et me prit par le col de ma chemise loqueteuse. « C’est-y que tu sais pas compter ? »
L’éclat du gaillard ne me surprit pas : certains sautaient sur n’importe quelle occasion pour remplir leurs longues heures oisives. Je hochai la tête.
— « Si, m’sieu. Ch’sais compter. »
— « Alors, compte. Tout de suite, » ordonna le gaillard.
Sous son regard et celui de ses compagnons, je posai le seau, m’agenouillai et comptai les rats. Finalement, je dis :
— « Huit. Y’en a huit. »
Les Chats m’avaient observé avec grand amusement tandis que je remuai les cadavres. Le gaillard me dit :
— « T’en es sûr ? »
Ils se moquaient. Je soupirai et acquiesçai.
— « Aussi rageusement sûr que deux fois quatre font huit et quatre plus quatre aussi. Ça va ? »
Et j’allais m’en aller quand la main du gaillard me saisit de nouveau. Son expression me fit frémir. C’est que, d’instinct, je savais que ce type n’était pas un marchand libre, ni un escroc, ni un voleur. C’était un sbire pur et dur.
— « Eh, gwak, fais pas ton malin, hein ? »
— « Non, m’sieu, » bredouillai-je.
Alors, la porte d’entrée s’ouvrit et je vis apparaître la mince silhouette du Voltigeur. Il nous regarda tour à tour avant de décider qu’il ne se passait rien de grave et il intervint :
— « Débrouillard. Amène-toi. Y’a du travail. »
Le grand gaillard me maintint agrippé deux secondes de plus avant de me lâcher. Libéré, je ramassai le seau et m’en fus dehors avec le Voltigeur. Dès que je sortis à l’air libre, je respirai plus tranquillement. Bouffres de mastards… Quand nous nous fûmes un peu éloignés de la Cour Étoilée, le Voltigeur commenta sur un ton enjoué :
— « On dirait que je suis arrivé au bon moment. Laisse ces rats et suis-moi. Frashluc veut te voir. »
Mon cœur se glaça. Frashluc voulait me voir ? Moi ? Oh, bonne mère. C’était la dernière chose que j’aurais souhaité entendre.
Je vidai le seau sur une montagne de détritus un peu plus loin et je suivis le Voltigeur jusqu’au Dragon Jaune. Nous entrâmes par la porte de derrière, sans avoir besoin de passer par la taverne, et nous avançâmes dans le tunnel. Les gardes de la porte nous connaissaient et nous laissèrent passer sans un mot. Au lieu de prendre la direction de la grande salle de réunions souterraine —où j’avais passé deux jours entiers à nettoyer le sol— nous prîmes un autre tunnel et nous montâmes des escaliers. Je frissonnai.
— « On va chez lui ? »
— « Ouaip, » confirma le Voltigeur. Et il me jeta un curieux regard. « T’inquiète pas. Il est pas en rogne après toi. »
Je haussai les épaules. Il n’aurait manqué plus que ça, que Frashluc soit en rogne après moi. C’était déjà assez terrifiant comme ça. Alors, le Voltigeur ajouta :
— « Du moins, je crois pas. Pourquoi il serait en rogne après toi ? »
Je lui rendis un regard alarmé.
— « Et qu’est-ce que j’en sais. »
Je repassai dans ma tête tout ce que j’avais fait durant ces dix derniers jours et je ne trouvai qu’un détail répréhensible, comme celui d’avoir mis secrètement un rat mort sur la paillasse du Fier-à-bras parce que c’était un isturbié… J’avais aussi tenté de ranimer les os d’un rat, tout seul, dans un tunnel, sans que personne ne me voie. Et, bon, quelques petits trucs de plus, mais rien qui puisse arriver aux oreilles de Frashluc, que je sache. La Grande Taupe, le superviseur des tunnels, n’avait pas encore trouvé de raisons pour me dérouiller une seule fois. Ce qui était une véritable prouesse, à ce qu’affirmait le Voltigeur.
Ce tunnel, contrairement aux autres, était bien façonné et il avait même des niches avec des statues impressionnantes d’animaux quadrupèdes et de saïjits. Le Voltigeur disait que, d’après ce que lui avait raconté la Grande Taupe, elles représentaient les ancêtres de la Déesse de la Roche, à l’époque où Estergat avait été occupée par les Tassiens. Nous arrivâmes, enfin, à la cave où dormait mon ami et nous nous arrêtâmes devant une porte, à laquelle nous frappâmes. Quelqu’un vint ouvrir le judas pour regarder… Le Voltigeur leva la main.
— « Ayô ! » dit-il. « J’amène le gwak. »
— « Attendez un moment, » nous répliqua-t-on de l’autre côté.
Et nous attendîmes. Nous attendîmes tant que, lorsque la porte s’ouvrit, l’Albinos nous surprit, assis sur la paillasse, en train de jouer à la mourre. L’humain au teint pâle roula les yeux.
— « Allez, gamin. Entre. »
Je me levai, examinant du coin de l’œil l’expression de l’Albinos. Il avait l’air tranquille. Je le suivis en haut des escaliers, dans la maison de Frashluc. Je n’avais pas beaucoup prêté attention à celle-ci la première fois, mais je me rappelais qu’elle m’avait paru une parfaite maison de grippe-clous, et je le confirmai en montant l’escalier de bois brillant. Une fois à l’étage, l’Albinos frappa à une porte et on entendit un :
— « Entrez. »
La voix de Frashluc accentua ma tension. L’Albinos ouvrit, me fit signe d’entrer et je franchis le seuil.
C’était le même salon que la dernière fois, sauf qu’il avait été réameublé : il y avait là un ample tapis rouge et doré, des buffets, des étagères et un imposant sofa où était assis le vieux grippe-clous, une couverture sur les genoux. Un grand feu étincelait dans l’énorme cheminée. Je restai près de la porte, mais l’Albinos me poussa pour que j’avance. Frashluc fit claquer sa langue.
— « Diables. Non, non, non ! » grogna-t-il. « Tu salis mon tapis, crasseux ! Écarte-le de là. Il empeste. »
— « Fichtre, je n’avais pas pensé à ça, » reconnut l’Albinos, embarrassé.
Frashluc le foudroya du regard. Contrairement aux autres fois où je l’avais vu, ce jour-là, il était de mauvaise humeur. Bouffres. Je me tins près du mur, hors du tapis, luttant stupidement contre les larmes, parce que si j’étais crasseux, c’était précisément parce que j’accomplissais mon travail. Bouffres.
Frashluc toussa et je levai de nouveau les yeux, étonné. Maintenant que je le voyais ainsi, sur le sofa, on aurait dit… on aurait dit qu’il était malade. Le kap, malade ! C’était incroyable.
Quand il cessa de tousser, il accepta le verre d’eau que lui tendait une jeune servante. Après l’avoir vidé, Frashluc chassa celle-ci d’un geste brusque et, comme elle se penchait pour rajuster la couverture, il aboya :
— « Dehors ! »
La jeune fille sortit sans faire de bruit, non sans me jeter avant un regard mi-curieux mi-compatissant. Je le lui rendis. Après un silence, l’Albinos se racla la gorge.
— « Je l’envoie se laver ou je fais quoi ? »
Frashluc toussa et grogna :
— « Non. Plus tard. Tout de suite, je veux qu’il réponde à mes questions. Qu’il réponde depuis là-bas : je n’ai pas besoin de lui tousser à la figure. Gamin, » m’appela-t-il alors, « Réponds. Ce marmot que t’as pris chez Pognefroide… il était malade et tu l’as soigné, pas vrai ? »
La question me prit tellement au dépourvu que je restai à le dévisager, les yeux ronds. Comment savait-il que… ? L’Albinos me prit par la peau du cou.
— « Réponds, gwak. »
Je déglutis et acquiesçai.
— « Oui. »
Frashluc me regardait maintenant avec des yeux de faucon.
— « Pognefroide t’a laissé ce marmot à toi, et pas au Bor. Parce que tu es un magicien et que tu sais guérir. Parce que… tu es comme Pognefroide. » Il fit une pause et murmura : « Je suis dans le vrai, petit nécromancien ? »
Ceci me tua. Cela faisait dix jours que je travaillais pour Frashluc, j’avais trahi les Daguenoires à cause de lui deux fois, ce diable avait joué avec ma vie et, maintenant, il se trouvait qu’il voulait continuer à me tourmenter ! Je craquai et des larmes roulèrent silencieusement sur mes joues.
— « Korther le sait, sans aucun doute. Qui sait s’il ne t’a pas lui-même appris quelque chose. Les rumeurs racontent que cet elfocane a… une obsession pour les livres interdits. Y compris pour la nécromancie. »
Je fronçai les sourcils. Korther ? N’importe quoi ; comme s’il allait m’apprendre la nécromancie alors qu’il était un dém… Oh. Mais bien sûr, Frashluc ignorait que c’était un démon. N’est-ce pas ?
— « Jusqu’à quel point connais-tu les arts nécromantiques ? » demanda Frashluc. « Sais-tu ressusciter les morts ? Simple curiosité. »
— « Réponds, » insista l’Albinos.
Je serrai les dents et, après avoir regardé le kap fixement, j’acquiesçai.
— « Un peu. »
Les yeux de Frashluc étincelèrent.
— « En vrai ? Montre-moi ! Jarvik, va chercher les restes de la perdrix dans la cuisine. Qu’il ne lui manque pas un os. »
L’Albinos lança un regard incrédule à Frashluc.
— « Monsieur. Vous êtes sûr que… ? »
— « Va les chercher ! » cria Frashluc.
L’Albinos partit, non sans me jeter avant un regard d’avertissement, l’air de dire : t’as pas intérêt à t’approcher du kap. Je ne bougeai pas d’un pouce. Frashluc m’examinait avec une attention nouvelle qui m’épouvantait.
— « Si tu n’arrives pas à le faire bouger, gamin, » me dit-il, « je te coupe la langue pour m’avoir menti. »
Je sentis avec une conscience redoublée ma langue, qui devenait pâteuse dans ma bouche. Et je pensai : sans langue, ayô les chansons, ayô les bavardages, ayô la camaraderie… Je pourrais apprendre à parler en utilisant les harmonies aussi habilement que mon maître, ça court, mais ce ne serait jamais la même chose… Je serrai ma main gauche tremblante. Après un silence, le kap demanda :
— « Je t’ai offert la possibilité de rester à l’abri des Daguenoires. Tu es satisfait de ton travail ? »
Je retrouvai la parole et prononçai :
— « Oui, m’sieu. »
Un éclat moqueur brilla dans les yeux de Frashluc.
— « Ce maître des montagnes, » reprit-il. « C’est un nécromancien ? »
Je soupirai.
— « Oui, m’sieu. Mais il n’est plus dans les montagnes. »
— « Ah, non ? Et où est-il ? »
Je perçus, dans sa question, un vif intérêt qui m’alarma. Je dis la vérité :
— « Ch’sais pas. Très loin. Il est parti. »
Frashluc avait les sourcils froncés.
— « Tu connais d’autres nécromanciens ? » Je fis non de la tête et il ajouta d’un ton sec : « On ne ment pas à Frashluc ! »
— « Je ne mens pas, m’sieu, » haletai-je. « J’ai vu aucun autre nakrus. Je le jure. »
Frashluc avait écarquillé les yeux. Il fut pris d’une quinte de toux. Quand il se calma, il croassa :
— « Nakrus. Ton maître était un nakrus. »
Cette fois, c’est moi qui écarquillai les yeux. Bouffres. À force de confondre nécromancien et nakrus, j’avais fini par gaffer. Frashluc était plongé dans ses pensées. Finalement, il s’enquit :
— « Quel âge avait-il ? »
Je restai immobile et muet. La porte s’ouvrit et l’Albinos revint avec un plateau plein d’os et l’expression de celui qui pense qu’il est en train de faire le ridicule mais bestial…
— « Combien ! » exigea de savoir Frashluc.
L’Albinos posa le plateau avec les os rongés sur le bord du tapis sans oser interrompre l’interrogatoire. Mes lèvres tremblèrent. Finalement, je bégayai :
— « T-trois-mille. Je crois. »
Frashluc me scrutait avec un regard de fou.
— « Trois-mille ans, » répéta-t-il.
Il était impressionné et le silence se prolongea. Moi, je me dis : j’ai trahi les Daguenoires, je ne suis pas en train de trahir mon maître maintenant, n’est-ce pas ? J’essayais de penser que non, parce qu’après tout, mon maître était déjà loin, très loin de la République d’Arkolda.
Le feu crépitait dans le silence du salon. Alors, Frashluc inspira et dit :
— « Montre-moi. »
Il voulait parler des os de perdrix. La respiration entrecoupée, je m’agenouillai près du plateau et regardai les os, mais, en cet instant, j’étais plus conscient des deux paires d’yeux qui suivaient mes gestes. Pourrais-je reconstituer cette perdrix ? Plus ou moins, peut-être. Sans prononcer un mot, je commençai la tâche ardue de reconnaître les os et de les unir avec l’énergie mortique. Parfois je me trompais et je devais retirer plusieurs os. La toux de Frashluc me déconcentrait et le regard plutôt atterré de l’Albinos ne m’aidait pas, mais je finis par réussir à refaire l’oiseau. Je m’assurai que tous deux étaient attentifs et, alors, avec effort, je fis bouger une patte. Puis l’autre. Et encore. L’oiseau d’os fit le tour du plateau. Soudain, l’Albinos prononça d’une voix étouffée :
— « C’est le truc le plus effroyable que j’ai jamais vu. »
Ma concentration s’effondra et la perdrix avec elle. J’étais comme groggy, parce que j’avais employé beaucoup d’énergie. Je ne réussissais pas encore très bien à ne pas gaspiller l’énergie mortique dans ces sortilèges —il était vrai aussi que je n’avais pas beaucoup de pratique : ce n’était pas la même chose de faire bouger un squelette à distance que de bouger une main collée à son propre corps.
Je me frottais les yeux quand je sentis un courant d’air et je levai mon regard pour voir que Frashluc avait abandonné son sofa et se penchait devant moi. Ses yeux flamboyaient. Il tendit ses deux mains vers moi et me saisit la tête sans qu’il lui semble lui importer à présent que je sois si crasseux.
— « Tu vas m’apprendre, » affirma-t-il dans un murmure. « Et tu vas m’aider à me transformer. »
Prisonnier entre ses deux mains chaudes, je le regardai, glacé, stupéfié. Lui apprendre ? Le transformer ? Mais le transformer en… quoi ? En nakrus, pas de doute. En nakrus. Frashluc voulait que je le transforme en nakrus !
Il me toussa à la figure et me lâcha. Et moi, envahi par une crainte sans nom, je bredouillai :
— « Je sais pas faire ça. »
Mais la toux de Frashluc couvrit mon bredouillement. Et, quand il se remit, il ne me demanda pas ce que j’avais dit. Il ne fit qu’insister :
— « Tu vas me transformer en nakrus parce que, si tu ne le fais pas, je te couperai la tête. »
N’importe quel nécromancien expert qui aurait entendu ça aurait éclaté de rire. Le transformer en nakrus ? Elle était bonne, celle-là ! On avait besoin d’années et d’années pour se transformer, et jamais personne ne s’était transformé en nakrus sans être lui-même un nécromancien et un bon. Même Pognefroide n’était pas arrivée à se transformer correctement. Et maintenant, il me demandait à moi, un gwak de onze ans, de le transformer en nakrus !
Frashluc se leva et ordonna :
— « Envoie-le se laver, Jarvik. Et donne-lui des habits. Dorénavant, le petit magicien reste ici. »
Le grippe-clous me regarda, il sourit tout seul et retourna sur son sofa. Et l’Albinos, sans oser me toucher, me dit :
— « Viens, gamin. »
Je me redressai sur mes deux jambes en tremblant et je suivis Jarvik hors du salon, plus mort que vivant.