Accueil. Moi, Mor-eldal, Tome 3: Le trésor des gwaks
— « Ah… Par ici, il y a quelque chose qui ressemble beaucoup au morjas de férilompard, » murmura Yabir, en s’arrêtant au milieu de la rue.
Il nous avait déjà conduits à plusieurs boucheries, aussi, je ne criai pas victoire. Je l’observai avec attention tandis qu’il levait un index et le promenait de manière indécise, la mine concentrée.
— « Oui. Juste… là, » conclut-il.
À peine eut-il signalé, je partis en courant dans cette direction, accompagné de Dakis, laissant en arrière les hobbits et les jumelles. Nous étions à Tarmil, un quartier dans lequel ils ne pensaient pas que la bande qui m’avait attaqué puisse se cacher et, pourtant, je les avais convaincus que « peut-être bien » qu’ils avaient déjà vendu la gemme et avaient jeté les os à côté. Je ne leur avais pas mentionné que le P’tit Loup portait un collier très semblable au mien.
Je haletai, tournai sur moi-même, regardai parmi les passants, tournant la tête vers le bas, cherchant une petite silhouette. Il devait être dans… Je levai alors les yeux et pâlis. Je me trouvais devant un petit édifice portant une plaque de métal. J’épelai :
— « Maison d’enfants trouv… Bouffres de bouffres ! » crachai-je.
Je me précipitai vers une fenêtre de l’orphelinat et collai mon nez à la vitre. J’aperçus des silhouettes assises par terre. Je poussai. Ce jour-là, il faisait beau temps comme la veille et il s’avéra que quelqu’un avait ouvert la fenêtre et avait oublié de tourner la poignée pour la fermer. Je passai la tête et, comme une vingtaine d’yeux se rivaient sur moi, je m’empressai de poser un index sur mes lèvres. Les loupiots ne dirent rien. Plusieurs d’entre d’eux se couvrirent la bouche pour ne pas rire. Il n’y avait aucun adulte. Je cherchai le P’tit Loup. Ce fut facile : me reconnaissant, le blondinet s’était levé et courait maintenant vers moi, la bouche ouverte de joie, ronde comme une pièce d’un demi-siato. Je souris de bonheur.
— « Viens, P’tit Loup, viens ! » le pressai-je dans un murmure.
À peine fut-il arrivé au bas de la fenêtre, je l’agrippai, le sortis et m’éloignai en courant, ni vu ni connu. Le cerbère, près de moi, avait l’air presque aussi content que moi. Je m’arrêtai dès que je rejoignis les hobbits et les jumelles. Alors que les premiers m’accueillirent avec des expressions d’incrédulité, la Blonde s’esclaffa et la Bleutée roula les yeux et se moqua :
— « Alors, c’était celui-là, le collier d’os que nous cherchions, gamin ? »
Je lui rendis un sourire radieux.
— « Tu t’es moqué de nous, » se plaignit Yabir, encore stupéfait.
Je posai le P’tit Loup et me hâtai de lui mettre mon foulard sur la tête, pour qu’on ne le reconnaisse pas avec ses cheveux blonds, tandis que je répondais :
— « C’était la première chose primordiale, désolé. Je laisse pas le P’tit Loup dans cet antre ni pour mille couronnes. Maintenant, on va chercher la gemme. Cette fois, sans entourloupes, je le jure. Je me souviens de l’endroit où ces isturbiés m’ont attaqué. Et je sais où ils habitent. »
Zalen, la Blonde, eut un sursaut.
— « Quoi ? Mais Dalto nous a dit que tu ne les connaissais pas. »
— « Si, si, je les connais, » assurai-je. « Le problème, c’est que je me souvenais pas, parce qu’ils m’ont secoué et ils m’ont mis dans le nez un produit qui m’a fait tourner la tête comme une toupie, mais maintenant je me souviens. Je me souviens de tout. On peut décamper d’ici ? En fait, » expliquai-je tandis que je commençais à descendre la pente, m’éloignant rapidement de l’orphelinat. « Ces types voulaient que je leur donne mon argent. Mais, si je le leur avais donné, après ils m’auraient fumisé quand même. Ces types, y’a pas de pires crapules. Ils se sont installés dans le Quartier Noir, mais, en fait, ils viennent des Chats. Des cinglés. Bon. Ben voilà. C’est tout. Alors c’est vrai que mon frère va les fumiser ? » m’enthousiasmai-je.
Les jumelles échangèrent un regard éloquent. Prudemment, Zalen demanda :
— « Qu’est-ce que tu veux dire exactement par ‘fumiser’ ? »
Je soufflai.
— « Les buter, les spiriter, les tuer. C’est ça que j’veux dire, » prononçai-je avec gravité. Et j’indiquai une rue pour prendre un raccourci tout en ajoutant : « Le Beauf est un assassin. »
Après un silence, j’insistai :
— « Alors ? Il va les liquider ? »
La Blonde se racla la gorge et ce fut la Bleutée qui répondit avec sérénité :
— « Justice sera faite, petit. Justice sera faite. »
Je me mordis la lèvre, la regardai du coin de l’œil et acquiesçai, convaincu.
— « Bon. »
Et, ainsi tranquillisé, je fis entrer ma petite troupe dans le quartier des Chats. Je trouvai presque aussitôt l’endroit où ceux du Beauf m’avaient attaqué, de même que le sentier rocheux, mais, là, Yabir ne sentait pas la présence d’os de férilompard. Nous découvrîmes les os de plusieurs rats, ça oui. Et, moi, je trouvai le collier de mon étoile du Daglat. C’était déjà ça. J’y fis un nœud pour le réparer, je le passai autour du cou du P’tit Loup et je souris tandis que le petiot examinait son deuxième collier avec curiosité.
— « Garde-le bien, shour. J’espère qu’il te portera plus de chance qu’à moi, » lui dis-je. J’hésitai et me tournai vers Yabir. Le hobbit avait les yeux fermés pour se concentrer le mieux possible alors qu’il empoignait l’Orbe. Avec timidité, je l’interrompis : « Yabir ? » Le hobbit ouvrit les yeux. Je penchai la tête de côté et demandai en caeldrique : « Pourquoi tu cherches cette gemme ? Elle a vraiment de la valeur ? »
— « Oh. » Le hobbit se frotta le cou, pensif. « Je n’en suis pas sûr. La pierre elle-même, je ne crois pas qu’elle ait beaucoup de valeur, mais… le symbole énergétique qui est gravé dessus… si c’est bel et bien celui que je crois, alors, cette pierre peut effectivement avoir beaucoup de valeur. » Face à mes yeux attentifs, il sourit et observa : « Je ne sais pas comment c’est arrivé jusqu’à toi, mais… si je ne me trompe pas, cette pierre a appartenu à la famille royale de la ville souterraine d’Hilemplert. »
Je clignai des yeux.
— « La famille quoi ? »
— « La famille royale d’Hilemplert. Les rois qui ont été détrônés et massacrés il y a deux ans. Au grand soulagement de beaucoup, il faut le dire, » toussota Yabir. « Hilemplert est à moins d’une semaine de voyage de Yadibia… alors, je ne peux nier que, moi-même, j’ai accueilli avec joie la chute de ces tyrans. » Il jeta l’Orbe en l’air et le rattrapa au vol en ajoutant : « La pierre a sans doute de la valeur… mais uniquement pour ceux qui savent ce qu’elle est. À un bijoutier d’Estergat, je ne crois pas que tu puisses la vendre pour plus de quarante siatos. Moi, je peux t’offrir bien davantage pour elle. Euh… » Il prit un air inquiet. « Tu vas bien, mon garçon ? »
J’acquiesçai, mon cœur battant précipitamment.
— « R-rageusement, » balbutiai-je.
J’inspirai profondément et sentis très nettement la main du P’tit Loup dans la mienne. Je pensai à cette femme qui avait payé les papiers à Pognefroide avec le P’tit Loup et la Gemme. Qui était-ce ? Je n’en savais rien, la sorcière n’en savait rien, mais peut-être venait-elle des Souterrains. Et peut-être que le P’tit Loup portait cette gemme depuis toujours, comme moi je portais la petite plaque de métal de la vallée. Et cela signifiait que le P’tit Loup était un roi. Enfin, non, le fils de rois souterriens tyrans qui avaient été massacrés il y a deux ans. Bonne mère. Ça, c’était vraiment… Bouffres. C’était vraiment incroyable. Bien évidemment, ça, je n’allais pas le dire. Jamais. À personne.
Mais les hobbits le savent, pensai-je avec un frisson. Ou ils devraient le savoir s’ils avaient vraiment épié ma conversation avec Pognefroide à travers l’Opale Noire. Ou alors ils n’avaient pas bien entendu, ou ils avaient oublié, ou bien ils n’avaient pas fait le rapport…
Face aux regards curieux de Yabir et de Shokinori, je me raclai la gorge et me remis. Ça ne servait à rien de penser à des rois et à ce genre de bavosseries. Je baissai les yeux vers le P’tit Loup, lui essuyai le nez et, relevant la tête, je fis un signe vague de la main.
— « À coup sûr, l’isturbié a emporté la gemme au Quartier Noir. Allons-y, je connais un raccourci. »
Je les conduisis à travers les ruelles du quartier, évitant les patrouilles des mouches, nous arrivâmes à la pente de la rivière Timide et à la frontière avec le Quartier Noir. La seule pensée d’entrer dans les domaines du Beauf m’emplit d’appréhension, mais… j’étais si bien accompagné ! et Yabir avait l’air si disposé à trouver cette gemme que je surmontai mes craintes, traversai le pont et nous fis avancer entre les masures du Quartier Noir.
Je n’étais entré là que très peu de fois. Total, pour quoi faire ? Là, il y avait des tavernes, mais il y en avait aussi dans le Quartier des Chats. Il y avait des familles ouvrières comme aux Chats. Il y avait des bandes, des voleurs, des crapules comme aux Chats. Bon, tout compte fait, c’était basiquement comme aux Chats, sauf que, dans mon quartier, les familles habitaient là depuis plusieurs générations tandis que, dans le Quartier Noir, vivaient des étrangers nouvellement arrivés, des Tassiens, des Valléens, des Plaariens, des gens des marais et certaines races, comme les ternians, qui n’avaient jamais été tout à fait acceptées comme saïjits.
En principe, Yabir m’avait engagé comme guide, aussi, au début, je feignis d’avancer avec assurance… Cependant, au bout d’un moment à errer dans les ruelles boueuses et encombrées de fatras, je crus nécessaire d’avouer :
— « Tout cette zone, je la connais pas aussi bien. »
Yabir n’eut pas l’air déçu ni surpris. Il était trop concentré avec l’Orbe pour me prêter attention, de toute façon. À dire vrai, les autres ne semblaient pas m’avoir entendu non plus. La Blonde observait autour d’elle, l’expression à la fois choquée et peinée. La Bleutée scrutait les visages des habitants que nous croisions, comme si elle devinait leurs secrets les plus profonds —c’était du moins l’impression qu’elle donnait quand elle te regardait avec ces yeux étincelants. Quant à Shokinori et Dakis, ils avaient l’air absorbés dans une conversation mentale. Finalement, je me demandai si quelqu’un dans le groupe m’avait écouté. Bouah. Je baissai les yeux vers le P’tit Loup et, le voyant épuisé de tant marcher, je le hissai sur mes épaules, lui arrachant un sourire enthousiaste. Je ralentis alors le rythme et je laissai Yabir passer devant. Après tout, c’était lui qui nous guidait maintenant.
Nous descendîmes encore la pente jusqu’à une zone pratiquement plate mais également replète de baraques, de petits marchés et de quelques rares constructions en dur. Alors, Yabir s’arrêta, se retourna et nous fîmes demi-tour, il s’arrêta de nouveau au bout d’un moment et souffla.
— « Shok, aide-moi, tu veux bien ? »
Et il lui passa l’Orbe Mauve. Shokinori se concentra à son tour. Après quelques instants, le hobbit guerrier secoua la tête.
— « Je ne sais pas. Je sais distinguer le morjas d’une plante de celui d’un os, mais pas un os de poule d’un os de gahodal. Je ne suis pas un… » il me jeta un coup d’œil éloquent et conclut : « expert. »
Yabir pencha alors la tête de côté et, dans un subit élan, le jeune Baïra récupéra l’Orbe et me le tendit.
— « Prends. Essaye, toi. Il est activé. Regarde si tu arrives à trouver quelque chose. Moi, je suis perdu. »
La proposition me laissa abasourdi et en même temps ravi. Je pris l’Orbe. La dernière fois que je l’avais tenu entre mes mains au Foyer, j’avais perçu le lien vers l’Opale Noire, rien d’autre. Cette fois-ci, je ne perçus pas la présence d’un lien, mais celle de beaucoup d’autres. Un tas d’autres liens. Visiblement, cette relique pouvait s’activer de différentes manières. Une pour l’Opale Noire, une autre pour chercher des os. Je souris en sentant l’explosion de morjas provenant du collier du P’tit Loup. Je me concentrai et tentai de trouver d’autres sources. Je trouvai la mienne, bien sûr, et celle de mes compagnons, mais la leur était bien moindre. Quand je me tournai vers d’autres réserves de morjas, mon sourire s’élargit. C’était si merveilleux ! Mon maître aurait adoré ça. Il en serait resté bouche bée… Je pus sentir le morjas d’un os de poulet, abandonné sous la boue, celui d’une carcasse de rat mort un peu plus loin, celui d’un… saïjit ? Je frémis et regardai dans la direction appropriée, vers une maison… Non, derrière cette maison. Envahi par une curiosité malsaine, j’avançai, le P’tit Loup sur les épaules. En arrivant au coin, je vis un petit monticule de terre juste au pied de la maison. Quelqu’un y avait récemment déposé des fleurs. Une tombe, compris-je. Après avoir ravalé ma frayeur, je laissai échapper un souffle, me tournai vers mes compagnons avec un grand sourire et m’exclamai :
— « C’est trop génial ! »
Je me mis à rire, euphorique, posai le P’tit Loup et partis avec lui en trottant dans une autre ruelle. Que de morjas, que de nourriture pour mon maître ! Je me mis à explorer la zone, fasciné, extasié par chaque découverte. Un vieil homme assis sur le seuil de sa maison me regardait aller et venir avec une expression curieuse tandis que je ramassais des os, les déterrais et les admirais et, après les avoir montrés à Yabir, je les mettais dans mes poches et continuais ma chasse. C’était si merveilleux !
— « Et celui-là, et celui-là ! » m’exclamai-je, sortant un énorme tibia rongé qui devait avoir appartenu à un bœuf ou quelque chose du style. « Tu l’as vu, P’tit Loup ? Il mesure presque autant que toi ! »
Finalement, Shokinori intervint avec un fort raclement de gorge.
— « Hum, mon garçon. » Je me tournai. La Bleutée chuchotait avec Yabir, la Blonde riait sous cape et Shokinori me regardait l’expression moqueuse. Ce dernier reprit en caeldrique : « Je n’aurais jamais imaginé qu’un os puisse être la cause de tant de joie, et je m’en réjouis, mais je crains que Yabir ne cherche pas de pattes de bœuf. »
Une seconde, je restai interdit. Puis je m’esclaffai et acquiesçai en jetant l’os.
— « Bien sûr, ça court, j’y vais. Je les cherche. Je sais où ils sont, » assurai-je en levant l’Orbe.
Et je me mis en marche. Dakis trottait à côté de moi, les autres me suivaient, je me sentais le roi de l’expédition ! Aussi, j’essayai de me concentrer et de m’assurer que l’Orbe m’indiquait réellement les os de férilompard que j’avais portés ces deux dernières semaines. C’étaient eux, j’en étais sûr, c’étaient les os frères de ceux que portait le P’tit Loup.
Je les trouvai abandonnés négligemment dans la boue, à côté d’une grande porte d’entrepôt. De fait, nous étions maintenant dans une zone d’entrepôts. Je m’accroupis, ramassai un à un les os, les comptai et acquiesçai. Ils étaient tous là. Cela voulait dire que… Je levai les yeux et jetai un coup d’œil alentour, subitement alerté. Si les os étaient là, cela signifiait que le Beauf était passé par là avec sa bande. Je reculai et dis :
— « C’est bien les bons os. Mais je n’ai aucune idée d’où peut être la gemme. On ferait mieux de partir. »
— « Mais il n’y a personne, » argumenta Yabir.
Je secouai la tête et assurai, nerveux.
— « Si, y’a des gens. » J’indiquai l’entrepôt près duquel j’avais trouvé les os. « Là-dedans, y’a des os. »
Yabir grimaça.
— « Vivants ? »
Je lui jetai un curieux regard.
— « Les os vivent. Mais je ne peux pas savoir si les saïjits qui sont là-dedans sont vivants. On s’en va ? » insistai-je.
Je me sentais de plus en plus nerveux. Cet endroit était désert et silencieux, le ciel s’assombrissait et nous étions en territoire ennemi. J’affirmai avec urgence :
— « Moi, je me carapate. »
— « Attends, » intervint Yabir. « Tu crois que ce Beauf habite juste ici ? C’est un entrepôt, pas une maison. »
Je roulai les yeux.
— « Y’a des murs et un toit. C’est une maison. Je dis pas que le Beauf habite là, mais sûr que… »
Je me tus en voyant soudain une silhouette se faufiler entre deux murs. Elle disparut derrière un bâtiment. Dakis grogna. Je n’en supportai pas davantage et je répétai dans une exclamation étouffée :
— « Moi, je me carapate ! »
Je saisis le P’tit Loup et partis en courant aussi vite que je pus. Dakis me devança. Nous courions entre les entrepôts, de dos à la Roche, de sorte qu’en quelques minutes, je tombai enfin sur la rue la plus basse du Quartier Noir, près du seul temple du quartier et du Pont Rida. Cette zone était déjà éclairée par des réverbères, des gens marchaient et, bien que je ne me sente pas beaucoup plus en sécurité, je me détendis, je repris mon souffle et posai le P’tit Loup en arrivant devant le pont.
— « Oùsqu’ils sont passés, les autres ? » marmonnai-je, en jetant un coup d’œil inquiet en arrière.
Dakis agita la queue. Il n’avait pas l’air très inquiet. Je me grattai la tête, scrutant l’obscurité croissante. Peut-être que le cerbère avait raison de ne pas s’inquiéter, pensai-je alors. Tout compte fait, aussi bien les hobbits que les jumelles étaient des celmistes, des magiciens puissants, et —à part Yabir— tous portaient des armes. Je me mordis la lèvre et murmurai :
— « Ch’suis pas un trouillard, pas vrai ? » Je me tournai vers le cerbère et répétai : « Pas vrai ? »
Le cerbère, évidemment, ne répondit pas. J’aurais aimé pouvoir entendre ses pensées par voie bréjique. Malheureusement, je n’avais aucune idée de ces arts mentaux.
Je secouai la tête et continuai d’attendre, de plus en plus nerveux. Alors, je vis Shokinori apparaître en courant. Il sut tout de suite où nous étions, il se dirigea droit vers nous et lança en caeldrique :
— « Gamin ! Cours à la Place de Lune voir si tu trouves Kakzail et dis-lui d’appeler la police. »
J’écarquillai les yeux, mourant de curiosité.
— « Qu’est-ce que… ? »
— « Vas-y ! » me coupa Shokinori. « Je vous attends ici. »
Laissant le P’tit Loup à sa garde, je partis en coup de vent, je traversai le petit pont et parcourus le Chemin du Port aussi vite que je pus. Pourquoi bouffres Shokinori voulait-il que mon frère appelle la Police ? Était-il arrivé un malheur ? Je n’eus pas le temps de vraiment m’inquiéter. Je passai devant l’Hippodrome animé, j’évitai les carrioles et les grippe-clous qui se promenaient et, finalement, j’arrivai à la Place de Lune, le souffle court, et, tournant la tête de tous côtés, je cherchai les gladiateurs. À mon soulagement, je ne tardai pas à les apercevoir, au milieu de la place. Ils étaient armés comme la première fois que je les avais vus au Tiroir. Aucun ne portait l’uniforme de mouche. L’alchimiste aussi était là, mangeant une brioche qui avait tout l’air délicieuse. Ils bavardaient tranquillement : je les interrompis en arrivant en trombe.
— « Shokinori dit que vous appeliez la police ! »
Une seconde, les quatre hommes demeurèrent interloqués. Alors, Kakzail devint aussi nerveux qu’une puce.
— « Qu’est-ce qu’il s’est passé ? »
— « Je sais pas, » admis-je. « J’ai trouvé les os aux entrepôts du Quartier Noir. Mais, après, Shokinori m’a dit de te dire que t’appelles la police. »
Mon frère souffla et, ravalant ses questions avec une difficulté manifeste, il lança sur un ton pressant :
— « Allons-y. »
Il se précipita vers le commissariat qui était sur la place et, tandis que Dalto et Kakzail entraient, je ralentis pour rester dehors. J’attendis avec Sarpas et l’alchimiste. Le géant m’adressa une moue inquiète.
— « Zoria et Zalen ont des problèmes ? » demanda-t-il.
Je haussai les épaules.
— « Je sais pas. C’est que… c’est que je me suis carapaté avant avec le P’tit Loup et Dakis, et Shokinori est venu après. Mais le dis pas à mon frère. Ch’suis pas un lâche, » assurai-je.
Sarpas esquissa un sourire et secoua la tête sans répondre. L’alchimiste roula les yeux et finit sa brioche avant d’affirmer :
— « Je te crois. Si tu étais un lâche, tu ne serais pas entré dans la mine pour me sauver comme un héros. Quelle aventure, n’est-ce pas ? » fit-il en souriant.
Les paroles du gnome furent curieusement réconfortantes pour moi. Parce que c’était vrai. Moi, Mor-eldal, je n’étais pas un lâche : j’étais un gwak prudent. Mon maître aurait été fier de moi : pour une fois, j’avais été prudent !
Quelques instants plus tard, Kakzail et Dalto sortaient du commissariat, suivis de trois mouches et, à la façon dont ils parlaient avec l’un d’eux, je déduisis que c’était un ami. Ils montèrent dans un véhicule en toute hâte et, à ma consternation, je vis le moment où ils allaient complètement m’oublier. Alors, Kakzail me jeta un coup d’œil et grogna.
— « Monte, allez, vite. »
Je grimpai avec un mélange d’excitation et d’horreur. Excitation parce que, finalement, on ne m’avait pas laissé à l’écart ; horreur parce que, la dernière fois que j’étais monté dans une voiture de mouches, ç’avait été à destination de l’Œillet. Les chevaux se mirent à avancer à un trot rapide avant que je réussisse à trouver une place et, finalement, je perdis l’équilibre et tombai sur les genoux de Sarpas. Kakzail m’empêcha de me relever.
— « Là, t’es très bien, bouge pas. Dis-moi, il est arrivé quelque chose à Zoria et à Zalen ? »
— « Je te dis que je sais pas, » répétai-je. « Moi, j’ai rien vu. Shokinori est venu jusqu’au Pont Rida. Il nous attend là. À moi non plus, il m’a rien expliqué. »
— « Il était entendu qu’elles devaient éviter les problèmes, » marmonna Kakzail.
La circulation sur le Chemin du Port le mit d’une humeur encore plus noire. Et il grognait : s’il leur est arrivé quelque chose, je deviens fou, je t’assure, je deviens fou, mais écartez-vous ! Police ! C’est urgent ! Voilà le genre de choses que disait mon frère. Heureusement, comme nous étions dans une voiture de mouches, les carrioles s’écartaient et, bientôt, nous traversâmes le Pont Rida. Shokinori nous accueillit en disant en drionsanais avec un horrible accent :
— « S’il vous plaît, suivez-moi ! »
Je descendis d’un bond, récupérai le P’tit Loup et, cette fois-ci, les gladiateurs et les mouches m’oublièrent complètement. Celui qui semblait être le chef mouche interpela deux gardes de la rue principale pour les réclamer en renfort et les huit guerriers disparurent à l’intérieur du Quartier Noir, suivant le hobbit. Seul l’alchimiste resta dans la voiture de police avec le conducteur. Mais, moi, je mourais de curiosité et je ne pus rester à attendre là. Aussi, je partis en courant derrière les guerriers, le P’tit Loup dans mes bras. J’essayai de ne pas me laisser distancer, mais ce n’était pas facile. Le seul qui semblait me prêter un peu attention, c’était Dakis. Le cerbère me suivait comme mon ombre au milieu du dédale de maisons, du fourbi et des hangars.
Quand j’arrivai devant l’entrepôt où j’avais trouvé les os, j’entendis la voix sarcastique de baryton du chef mouche à l’intérieur.
— « Ah, vous ne saviez pas que c’était illégal, hein ? Désolé, jeune homme, mais je ne gobe pas ça. Permets-moi de te rappeler que nul n’est censé ignorer la loi. Où est votre chef ? » aboya-t-il.
Je m’arrêtai près de la porte entrebâillée et passai la tête. Une vive lumière harmonique illuminait tout l’intérieur. Celui-ci était empli de pots avec des plantes. Des pots de dent-de-passion à coup sûr. Et un jeune d’une quinzaine d’années ainsi qu’un garçon de mon âge se trouvaient agenouillés, les mains derrière la tête, tandis que les mouches examinaient le lieu et que le chef les interrogeait. Kakzail chuchotait vivement avec la Bleutée et celle-ci avait l’air de se moquer de ses inquiétudes.
Soudain, la Blonde écarta les yeux de son sortilège de lumière et se tourna vers moi.
— « Draen ! Entre, entre donc. Dis-moi, est-ce que tu reconnais l’un d’eux ? »
Je ne bougeai pas de place. J’étais atterré à l’idée d’entrer pour identifier les coupables. Moi, un gwak, j’allais cafarder aux mouches ? Ça aurait été un coup mortel à ma dignité, même s’il s’agissait d’une bande ennemie. Je croisai le regard du jeune trafiquant et le vis écarquiller les yeux. Il m’avait reconnu. Cela signifiait sans aucun doute qu’il appartenait à la bande du Beauf, qu’il avait participé à l’affrontement de la Rue de l’À-pic et… peut-être aussi qu’il avait été présent quand on m’avait « décoré ». Cependant, je ne le reconnus pas et je m’empressai de dire :
— « Non, m’dame. »
J’allais reculer, mais Dalto me prit par le bras et me tira à l’intérieur.
— « Ne te défile pas. C’est important. Tu ne les reconnais vraiment pas ? Aucun d’eux ne fait partie de cette bande qui t’a attaqué ? »
Je me mordillai la lèvre et fis non de la tête. Pourquoi est-ce que je mentais ? Par dignité. Parce que je savais que ni le jeune ni le gamin n’avaient été de ceux qui m’avaient décoré. Peut-être qu’ils avaient vu. Mais ils ne l’avaient pas fait. Et, ça, c’était une différence essentielle. Moi, je voulais voir le Beauf mort, pas des gwaks qui ne faisaient que travailler pour lui en arrosant des plantes. C’est pourquoi, voyant qu’ils allaient les envoyer au trou, je voulus leur donner un coup de main.
— « Ceux-là, c’est des esclaves du Beauf, sûr, » dis-je. « C’est pas leur faute. Pour les plantes, sûr qu’ils savaient pas. Moi non plus, je savais pas que c’était illégal, on me l’a dit y’a pas longtemps. Par ici, on connaît pas grand-chose aux lois, » expliquai-je. « Parce qu’on nous apprend pas. »
Le chef mouche me contemplait d’un regard sombre tandis qu’à quelques pas de moi, Kakzail expirait et murmurait :
— « Il manquait plus que ça. »
Les deux jeunes trafiquants me regardaient, pleins d’espoir. Le plus jeune s’écria :
— « C’est vrai ! On savait rien. On savait rien de rien. On était enfermés ! »
Le chef mouche lui donna une taloche.
— « Y’en a assez de vos bobards, » lui grogna-t-il. « Que ce soit bien clair, nul n’est censé ignorer la loi. Et maintenant en route. »
Ils les forcèrent à se lever et, tandis que ceux-ci sortaient, j’entendis le chef mouche commenter à Kakzail sur un ton moqueur :
— « Finalement, ta chère reine se portait à merveille, hein ? Elle était en train de traquer les trafiquants, l’épée levée. Et de sacrés trafiquants, en plus : un entrepôt entier, ni plus ni moins ! Peut-être que nous devrions l’engager… »
— « N’y pense même pas, » répliqua Kakzail. « On est un groupe de mercenaires : on nous engage en groupe. »
Le mouche sourit, amusé, lui donna une tape sur l’épaule et s’éloigna pour s’occuper de l’affaire en cours. Il passa près de moi et me jeta un regard de ceux qui semblent dire : t’as de la chance cette fois-ci, voyou, mais si je t’attrape… J’agrippai plus fortement le P’tit Loup et rejoignis la Blonde.
— « Et la gemme ? » m’enquis-je.
La magicienne secoua doucement la tête.
— « Je crois bien que nous la trouverons plus rapidement en demandant dans toutes les bijouteries d’Estergat. Ces malheureux disaient qu’ils ne savaient rien, » commenta-t-elle, en jetant un regard dehors.
Et, appuyant une main sur mon épaule d’un geste presque aussi maternel que Taka, elle me poussa gentiment vers la sortie. Là, dans la rue, tout était sombre et il n’y avait personne. Pas un curieux ne s’était approché de peur d’être interrogé. Guidés par Dakis, nous prîmes la direction de la rue principale en suivant de loin les détenus et, en chemin, Zalen me murmura :
— « Pourquoi est-ce que tu les as défendus ? »
Le ton de sa voix reflétait la curiosité. Je haussai les épaules sans savoir quoi lui répondre et elle se moqua aimablement :
— « Peut-être que finalement ‘fumiser’, c’est un remède un peu trop drastique ? »
Je levai des yeux curieux vers elle.
— « Ça veut dire quoi, drastique ? »
— « Mm… radical, violent, » expliqua la magicienne avec sérénité.
J’acquiesçai, pensif, mais je contestai :
— « Pas pour le Beauf. Celui-là, il est comme le Fauve Noir. S’il m’attaque encore une fois, je lui en flanque une que ses ancêtres la lui rappelleront. »
Nous marchâmes quelques instants, silencieux. Moi, je pensais déjà à la faim qui grandissait dans mon estomac quand la Blonde demanda :
— « Tu serais vraiment capable de le faire de sang-froid, petit ? Prendre la vie de quelqu’un. Détruire un esprit. C’est quelque chose d’horrible. »
Ses paroles susurrées me donnèrent la chair de poule, je fronçai les sourcils, mal à l’aise, et, finalement, je me rappelai comment le Beauf avait lancé au Vif cette boule explosive. Si elle s’était activée dans ma main, il m’aurait fumisé. Comment le Beauf pouvait-il avoir accepté de faire quelque chose comme ça ? C’était horrible. Oui, c’était horrible. Le cœur serré, je bredouillai tout bas :
— « C’est que j’ai peur, m’dame. »
— « Qu’est-ce que tu dis ? » demanda la Blonde.
Elle ne m’avait pas entendu. Je soupirai.
— « Rien. Que… que j’ai faim, m’dame. »
Je perçus le demi-sourire de la Blonde, illuminé déjà par les réverbères de la rue principale. Elle leva une main vers l’alchimiste qui nous attendait près des policiers, plongé dans une conversation avec le conducteur, et elle répondit :
— « Ça, on peut y remédier. Il y a une taverne juste là, après le Pont Rida. Ils servent d’assez bons repas. Dès que les autres arrivent, on y va. Ça te dit ? »
Je souris et acquiesçai.
— « Oui, m’dame. Merci beaucoup. Vous invitez aussi le P’tit Loup ? »
Ce qui, naturel, sous-entendait qu’elle m’invitait gratis moi aussi… pas vrai ? Le sourire de Zalen s’élargit.
— « Bien sûr. »
Les gladiateurs, la Bleutée et les hobbits ne tardèrent pas à nous rejoindre. Ils acceptèrent aussitôt l’idée d’aller dîner à la taverne choisie par Zalen et, comme tous parlaient avec animation en chemin, je les suivis les écoutant à peine et traînant le P’tit Loup derrière moi. Celui-ci avait encore le Maître avec lui, à ma grande joie parce que devoir refabriquer le bonhomme m’aurait bien pris toute une matinée, surtout pour chercher les os, à moins que…
Je me mordis la lèvre, me rappelant d’un coup : j’avais toujours l’Orbe Mauve dans ma poche, au milieu de ma réserve d’os. Je le sortis discrètement tout en marchant derrière les adultes et je l’examinai. Il n’indiquait plus de liens. Comment s’activait-il ? Si seulement je savais comment le faire… Mais, bouffres, si Yabir savait, comment un nécromancien n’allait-il pas y arriver, hein ?
Ainsi encouragé, je me concentrai, tâtonnai le tracé complexe et touchai les liens un peu au hasard. J’entendis soudain un souffle et Shokinori fit volte-face. Il avait porté une main à son cou —où il gardait l’Opale Noire, peut-être ?— et il tendit l’autre main vers moi.
— « Rends-moi ça, petit. »
Nous étions déjà presque devant la taverne, un bel édifice lumineux de grippe-clous. Je m’arrêtai et contemplai la main du hobbit, contrarié. Je ne pus éviter de faire l’innocent.
— « Que je rende quoi ? » demandai-je.
Yabir se tourna à son tour et se racla la gorge en comprenant le problème.
— « Il n’est pas à toi, mon garçon. Cet Orbe appartient à la Grande Bibliothèque de Yadibia. »
Je me rembrunis. Ça n’était pas juste. L’Orbe Mauve avait été fabriqué par un nakrus, un nécromancien, et il était logique qu’il appartienne à un autre nécromancien, n’est-ce pas ? Voyant peut-être à ma tête que je cherchais des arguments, Shokinori insista en tendant la main. Mon frère siffla.
— « Ashig. Rends ça. »
Je regardai le barbu dans les yeux et, comme je vis qu’il s’approchait, je rendis la pierre mauve à Shokinori. Mon cœur se brisa. Et mes yeux s’emplirent de larmes, mais je les ravalai, je serrai les dents et… je ne le supportai pas, je pris le P’tit Loup et partis.
Ils ne me poursuivirent pas tout de suite et je pensai, un instant, qu’en réalité, ils n’en avaient rien à cirer de ce que je faisais de ma vie. Je les avais aidés à chercher les os, et je ne pouvais plus les aider. Alors, ils m’oubliaient. Comme d’habitude, pas vrai ? Mais, alors, tandis que je grimpai déjà la côte de l’Hippodrome vers la Rue de l’À-pic, Kakzail me rattrapa.
— « Draen. »
C’était la première fois qu’il m’appelait par mon vrai nom. Bon, plutôt le nom que tout le monde me donnait à part lui et Samfen. Je posai le P’tit Loup, me retournai et regardai mon frère s’approcher au milieu des ombres. La lumière d’un réverbère distant me permit de voir sa face, mais je ne réussis pas à deviner grand-chose sur son état d’âme.
— « Je t’ai dit : si tu vas avec cette bande, adieu famille. Tu te rappelles ? » demanda-t-il.
J’acquiesçai mécaniquement. J’entendais la rumeur de la rivière Timide descendre la Roche, ainsi que les voix lointaines sur le Chemin du Port. Et la brise hivernale qui m’arrachait des frissons. Et une cloche. Un éclat de rire sourd… Et un soupir. Celui de mon frère.
— « Je rectifie, » dit-il alors. « Tu peux t’en aller maintenant. Je vais te donner un jour. Un jour pour que tu décides. Si, demain soir, tu n’es pas venu me voir, nos parents, Skelrog… et moi, nous ne ferons plus aucun effort pour toi. Père donnera ton signalement à la police, comme l’ordonne la loi, et il leur dira de t’arrêter s’ils te voient, mais tu n’iras pas à la boutique du barbier ni dans une école : tu iras au dépôt. Comme n’importe quel gwak vagabond. » Il fit une pause et ajouta : « Si tu viens demain, si tu me fais confiance, je te traiterai comme un frère, je ferai tout ce qui est entre mes mains, et Père et Mère aussi. »
Je fis non de la tête et protestai :
— « T’as dit qu’ils m’enverraient dans un centre de jeunesse. Ça, c’est pas me traiter comme les autres. Je veux pas qu’on m’enferme. Ch’suis pas fou. Ch’suis pas un assassin. »
Je me tus tandis que Kakzail s’accroupissait devant moi et assurait :
— « Et personne ne pense que tu sois fou, Ashig. Simplement… tu as encore beaucoup à apprendre et nos parents ne peuvent pas t’accorder tout le temps dont tu as besoin. Ils travaillent. Ils doivent alimenter la famille. C’est pour ça qu’ils pensent que le mieux pour toi est que tu apprennes la bonne conduite dans un centre spécialisé. Juste durant quelques lunes peut-être, pas plus, jusqu’à ce que les professeurs pensent que tu as abandonné les mauvaises habitudes. Crois-moi, gamin. Nos parents ne veulent que le meilleur pour leurs enfants. Tous leurs enfants. Y compris toi. S’ils n’arrivent pas à te donner un avenir, ce ne sera pas leur faute. Tu me comprends ? »
Je déglutis et acquiesçai de nouveau. Kakzail se racla la gorge.
— « J’ai l’impression que, si je te laisse partir maintenant, tu ne vas pas revenir… Mais j’ai décidé de te faire confiance. Tu n’es plus un marmot. J’espère que tu sauras choisir correctement. Quoi que tu choisisses… tu ne pourras pas revenir en arrière. » Il fit une pause et se redressa en ajoutant : « Réfléchis bien, Ashig. Réfléchis bien. Tu sais que je suis très mauvais pour faire des discours, alors… je te dis seulement que ça me ferait beaucoup de peine que tu ne viennes pas me voir demain. »
Il me donna une tape sur l’épaule, m’adressa un sourire en coin et, sans plus, il me tourna le dos et s’éloigna. Et, moi, j’étais toujours aussi muet qu’un mur. Cependant, au-dedans de moi, se livrait une bataille de mille démons. Mes compères contre ma famille. Mon présent contre mon avenir. Quel horrible dilemme, hein ? Mais c’était exactement ça.
Je m’éloignai en montant la côte et le P’tit Loup me suivit. Je marchais en traînant les pieds, comme si je traînais une lourde chaîne. Finalement, j’arrivai à la Rue de l’À-pic et me blottis au pied du parapet de pierre qui donnait sur le ravin. Sans même y penser, j’agrippai le P’tit Loup et celui-ci, qui contrairement à moi était très tranquille, s’assit à côté de moi, obéissant. Alors, j’enfouis la tête entre mes bras et fermai les yeux, la tête en feu. Kakzail était si gentil ! Et Samfen l’était aussi. Et puis Skelrog, le maître d’école. Par déduction, mes parents devaient l’être aussi. Et les autres. Toute ma famille était de bonnes gens. Et ils voulaient que j’apprenne, ils m’offraient un avenir ! Plus j’y pensais, plus les larmes coulaient sur mes joues. Parce que mes compères, eux aussi, étaient de bonnes gens. Et ils étaient toute la famille que j’avais eue jusqu’à ce jour, sans compter Yal et Rolg. C’étaient mes frères. La seule idée d’abandonner pour toujours Manras et Dil, le Prêtre, le Voltigeur… me déchirait à l’intérieur. Ça court, Kakzail disait qu’il allait se sentir triste si je n’apparaissais pas le lendemain chez lui, mais en ce moment je me sentais bien pire que ça ! Parce que je ne savais pas quoi faire, parce ce que, quoi que je fasse, mon bonheur allait partir au diable.
Le P’tit Loup s’inquiétait pour moi et essayait de me faire jouer avec le Maître, en vain. Je ne relevais pas la tête. Soudain, je sentis un nez froid et un souffle de chien et, sans même regarder Dakis, je m’agenouillai, enlaçai son cou et continuai de pleurer.
“Arrête de pleurer, Mor-eldal. Ça ne sert à rien.”
La voix de mon maître nakrus résonnait dans ma tête. Elle était si nette qu’un instant, je pensai que c’était le cerbère de brumes qui me parlait. Mais non, c’étaient les harmonies. C’était ma maudite tête qui me jouait à nouveau des tours.
— « Je suis perdu, Dakis, » sanglotai-je. « Pourquoi les gens veulent toujours qu’on choisisse entre deux choses ? Pourquoi est-ce qu’on peut pas vivre sans choisir ? Je déteste choisir, » bégayai-je.
J’étais perdu. Je souhaitais partir, laisser tout ce bazar et m’en aller à… m’en aller à… Une idée affleura et je me tranquillisai presque d’un coup. L’idée me ravit. Elle m’éblouit. Je ne parvenais pas à arriver à une conclusion ; alors, pourquoi ne pas demander conseil ? Et je ne connaissais qu’une personne capable de me donner le conseil idéal.
Je m’écartai du cerbère et essuyai mes yeux, souriant. J’avais trouvé la solution. Je jetai un coup d’œil au Maître avec lequel jouait le P’tit Loup et j’expirai de soulagement.
— « Je vais rentrer à la maison. »