Accueil. Moi, Mor-eldal, Tome 2: Le messager d'Estergat

26 Recrues

Encouragé par un chœur de voix, je me redressai, debout sur la grande table, j’emplis mes poumons d’air et braillai :

HEY HEY HEY !
Les filles des Chats
Qu’elles sont jolies, qu’elles sont jolies !
La-la-la, la-la-la. Qu’elles sont jolies !
Les filles des Chats
Y’a pas plus divin, à part le vin !
Yeeeeeh !

Je poussai un hurlement qui accapara toute la salle et je continuai à chanter, accompagné par des rires, des voix tonitruantes et l’aboiement d’un chien qui poursuivait un chat entre les tables.

Nous étions dans le Grand Réfectoire, un salon souterrain, en plein royaume de Frashluc. L’endroit était bondé de gens, tous, compagnons de peine, qui, depuis l’invasion des mouches dans le quartier des Chats, passaient la journée à repousser les intrus ou à les fuir comme ils pouvaient. Grâce à ma réputation au Tiroir, en seulement trois jours, j’étais devenu le troubadour professionnel de toute cette troupe bigarrée. Tous s’accordaient à dire que je ne chantais pas bien, mais que je braillais bien, ce qui semblait être la même chose parce qu’ils m’écoutaient et riaient tout autant.

Ma nouvelle compagnie ne me satisfaisait pas vraiment. Certains étaient sympathiques et t’apprenaient des tactiques pour savoir comment tenir un poignard, et l’un d’eux m’apprit même une insulte en owram pour que je me fasse plus savant, mais d’autres abusaient —avec un grand naturel, il fallait le reconnaître— et, l’air de te faire une faveur, ils t’envoyaient nettoyer le plancher et faire la vaisselle, cirer les chaussures et changer les bougies, et tout cela avec le consentement tacite des autres, qui plaisantaient, fainéantaient et te regardaient passer comme on regarde un chat poilu de plus. En définitive, durant ces trois jours, je souhaitai plus d’une fois que le Beauf m’ait cassé une jambe pour ne pas avoir à trimer autant. Mais, bon, j’étais en forme et j’endurai mes martyres comme un homme.

Cela me tracassa davantage de me rappeler que Farigo, le petit fileur de l’Œillet, était sorti ce même Jour-Bonté et que je n’avais pas pu aller l’attendre à la sortie de la prison comme je me l’étais promis. Enfin, un autre gwak de perdu. Comme disait le Prêtre, les gwaks se perdaient, se retrouvaient, se perdaient à nouveau et qui sait quel était en réalité leur destin.

J’achevai la chanson par une interminable vibration de voix qui arracha des éclats de rire. Dès que je me tus, je sautai en bas de la table et acceptai la patte de poulet que me tendait un caïte brun, un dénommé Fishka, ventru comme un grippe-clous. Et, ainsi, je m’éloignai entre les tables, acceptant de ci de là quelque donation et répondant aux piques tandis que l’attention se centrait petit à petit ailleurs. En arrivant au fond du salon, je me penchai près de Manras et Dil et distribuai la nourriture.

— « Enfournez, shours. T’as faim, P’tit Loup ? Ben, tiens, tiens, voilà pour toi. Qu’est-ce qu’il y a ? T’aimes pas les carottes bouillies ? Ah, c’est les petits pois ? Non ? Me dis pas ça. Tu fais le grippe-clous maintenant ? Fais pas le grippe-clous ou je t’essorille, et pas qu’un peu, hein ? Démorjé. Tu vas manger les carottes et jusqu’à la dernière, c’est moi qui te le dis. Allez ! Je me suis pas époumoné pour que tu fasses le difficile. Allez, enfourne, sinon ça refroidit. »

Le P’tit Loup prenait un air dégoûté, mais comme je lui tenais le bol pour l’encourager, il commença à obéir et à mastiquer. Mes camaros, le P’tit Loup et moi, nous en étions là, au milieu du tumulte du salon quand Rogan apparut par une porte et, la bouche pleine, je m’exclamai :

— « Prêtre, compère ! Ch’t’invite. »

Mon ami s’assit et posa son chapeau sur le sol d’un geste théâtral.

— « Bon ! Si tu me le proposes comme ça, je peux pas refuser. » Il saisit un morceau de pain et prit une bouchée avant d’ajouter : « Ton associé t’attend dehors. Il m’a demandé de te dire : magne-toi, Quatre-cents. »

J’ouvris grand les yeux. Ça alors. Le Bor m’avait complètement ignoré durant ces trois derniers jours. Il m’avait juste dit que le rendez-vous au Pont Fal avait été annulé, qu’il était très occupé et que je lui casse surtout pas les pieds. Ben voyons, comment voulait-il que je lui casse les pieds s’il n’était même pas là ?

Je souris et me levai.

— « Bon, ben j’y vais… Dis, P’tit Loup, je t’ai vu, avale cette carotte ! Ramasse-la. Tout de suite. »

Le petiot fit non de la tête. Manras et Dil éclatèrent de rire. Ils adoraient quand le P’tit Loup se fichait de moi. Bouah… Je soufflai et tendis un index menaçant vers le P’tit Loup.

— « Tu vas voir… »

— « Débrouillard, » se moqua Rogan. « Il a dit : magne-toi, Quatre-cents. »

Je soupirai et me désintéressai du P’tit Loup.

— « Ouais, ouais. J’y vais. Ayô. »

Au passage, je ramassai le chapeau abandonné, je me le mis, Rogan me l’enleva et, riant, je partis en courant vers le tunnel qui menait au-dehors tandis que le Prêtre marmonnait, amusé :

— « Y’a pas plus pitre. »

Je me faufilai par la porte, trottai et passai à la partie de la maison qui n’était pas enfouie dans la roche. Je sortis finalement dans une ruelle. Le ciel était encore couvert, mais le froid était revenu, la cendre était déjà moins dense et les rayons de soleil s’infiltraient pour illuminer la ville d’une étrange lumière dorée.

Je marchai jusqu’au bout de la ruelle. Je fis un tour sur moi-même, croisai le regard moqueur d’un Chat posté sur un seuil puis entendis derrière moi un profond :

— « Bouh. »

Je roulai les yeux et fis volte-face à la vitesse de l’éclair en m’écriant vivement :

— « Bouh, ta mère ! »

Je m’esclaffai en voyant le Bor sursauter. Je l’entendis bougonner quelque chose, il me prit par le cou sans égards et me poussa vers l’autre rue.

— « Une remarque de plus sur ma mère et je te botte les fesses. En route. Y’a quelqu’un qui veut te voir. »

Cela m’intrigua.

— « Qui est-ce qui veut me voir ? »

Le Bor me donna une taloche.

— « Quelqu’un. »

— « Sans blague ! » me moquai-je. Une autre taloche. « Aïe. C’est bon, je la boucle. » Deux secondes après, je demandai : « T’étais où ? »

Le Bor me lança un regard de hibou tandis que nous avancions dans la rue à vive allure.

— « Tu es ma mère ou quoi, Quatre-cents ? »

— « Euh… Hum… Non, » avouai-je. « Mais comme t’avais dit que tu viendrais me voir. T’avais promis. Et t’es pas venu. »

— « Je suis venu aujourd’hui, qu’est-ce que tu veux de plus ? Que je t’adopte ? » fit le ruffian, railleur.

Je fis une moue pensive.

— « Ben, écoute, ça serait pas une mauvaise idée… Aïe, » me plaignis-je en portant la main à ma tête. « Pourquoi tu me frappes ? »

— « Parce que tu me casses les pieds, » répliqua le Bor. « Presse-toi. »

Je soupirai et nous continuâmes le trajet en silence. À un moment, nous évitâmes une rue que la police était en train de fouiller et nous sortîmes finalement du Labyrinthe. Nous n’étions pas très loin de l’Esprit Rieur quand je m’enquis :

— « Qu’est-ce qu’ils cherchent, les mouches, exactement ? »

J’avais déjà posé la question à plus d’un, mais pas au Bor. Celui-ci haussa les épaules.

— « Des preuves. »

— « Contre Frashluc ? »

— « Par exemple, » confirma le Bor. « Ils veulent principalement mettre à jour des scandales, discréditer le quartier. Tu n’as pas lu les journaux, hein ? Bon, que tu le comprennes ou non, le Parlement a l’intention de ratifier un arrêté qui leur permettra de détruire plus de la moitié du Labyrinthe, ils enverront les habitants sans maison à Menshaldra et ils feront de Menshaldra un quartier officiel d’Estergat. Je vois que tu captes, » observa-t-il avec un sourire en coin en voyant mon expression horrifiée.

— « Détruire la moitié du Labyrinthe ? » m’écriai-je. « Mais… ça, personne me l’a dit. Pourquoi ils allaient détruire la moitié du Labyrinthe ? Y’a beaucoup de gens qui habitent là… »

Le Bor tourna à l’angle d’une rue, tout en acquiesçant de la tête.

— « Précisément : ils vivent entassés. Le Parlement actuel est rempli de progressistes. Ils veulent faire de grands changements, donner une vie digne à toute âme… C’est pour ça que, dans la pratique, ils veulent laisser la moitié du Labyrinthe sans toit. Une grande chose, le progrès, gamin. Une bonne chose, c’est que, maintenant que la nouvelle se répand, Frashluc reçoit des appuis de toutes parts. S’ils veulent vraiment faire entrer leurs machines destructrices en ayant recours à la force, il va y avoir la guerre, Quatre-cents. »

Je me mordis les joues, pensif et inquiet. Si pensif et inquiet que je me retrouvai à plusieurs pas en arrière et, m’en apercevant, je m’empressai de rattraper le Bor, qui montait déjà des escaliers.

— « C’est horrible, » murmurai-je. « Cette histoire de narété… »

— « L’arrêté, » me corrigea le Bor.

— « C’est ça. » J’hésitai et déglutis. « Un maître que j’ai eu disait que les guerres, c’étaient des bavosseries de saïjits. »

Le Bor esquissa un sourire.

— « De sages paroles. Mais, quand il s’agit de défendre sa maison, la perspective change, tu ne crois pas ? »

Je méditai cela et, comme le Bor remontait son foulard jusqu’au nez, je l’imitai et le suivis comme une ombre.

Nous arrivions à la Place Grise quand je rompis à nouveau le silence :

— « M’sieu. »

— « Quoi ? »

Je souris et haussai les épaules.

— « Rien. T’es très silencieux, c’est tout. »

— « Mmpf. Et de quoi veux-tu que je te parle ? Du temps ? » répliqua le Bor. Je ne répondis pas et, après une pause, il me jeta un regard curieux, ralentit le rythme et s’enquit : « Comment va le P’tit Loup ? »

Je me redressai.

— « Bah, bien… T’arrives à croire qu’il aime pas les carottes ? C’est un démorjé, » affirmai-je.

Le Bor souffla, comme s’il riait, et il s’arrêta devant un bâtiment.

— « Le Dragon Jaune, » déclara-t-il. Et, face à mon regard interrogatif, il ajouta : « Tu y es déjà entré ? » Je fis non de la tête. « Eh bien, aujourd’hui, tu vas y entrer. » Il m’examina d’un œil évaluateur et fronça les sourcils. « T’as pas froid avec les pieds nus ? »

J’arquai les sourcils, baissai les yeux sur mes pieds comme si je les voyais pour la première fois et fis une moue perplexe.

— « Ben, non, pas beaucoup. J’ai plus froid aux oreilles. »

Un éclat moqueur passa dans les yeux du Bor.

— « Eh bien, maintenant, t’as intérêt à la boucler et à faire tout ce que je te dis, sinon je vais te les chauffer, crois-moi. Entre. »

Il poussa la porte et j’entrai. L’intérieur était plein de gens en train de manger, de bavarder bruyamment et de fainéanter. Moi, j’avais toujours cru que Le Dragon Jaune était une auberge et pas une taverne. Visiblement, c’était les deux. Et l’ambiance semblait aussi sympathique que celle de La Rose du Vent.

Notre entrée attira quelques rares regards effrontés, mais surtout des coups d’œil complices comme si… comme s’ils connaissaient déjà le Bor ; ou du moins c’est l’impression que j’eus. Une fois devant le comptoir, mon grand compagnon lança :

— « Un verre de radrasia, ma jolie. »

Il ne m’invitait pas. Bon, il valait autant ; il n’aurait pas fallu que, par plaisanterie, il m’invite à un verre de radrasia céleste. Ça, sûr que ça me chaufferait les oreilles. J’entendis le Bor demander l’heure. Il était deux heures et demie. Comme il portait le verre à ses lèvres, je m’appuyai contre le grand comptoir en guise de dossier et j’observai les habitués. Plus d’une tête m’était familière, mais l’une d’elles l’était encore plus et, quand je compris pourquoi, mon cœur se serra de panique. Heureusement, je n’avais pas ôté le foulard, sinon… Je pris le Bor par la manche et murmurai :

— « Eh, m’sieu. M’sieu ! J’ai vu un mouche. L’elfe noir, là. C’est un mouche. La semaine dernière, il m’a raflé quinze clous et il m’a flanqué une rouste. Je le reconnaîtrais entre mille. Tu m’entends ? » insistai-je, en voyant que le Bor ne me regardait pas.

— « Tu veux bien la fermer ? » répliqua celui-ci entre ses dents. « Fais ce que je te dis. »

Il fit un geste discret. Je fronçai les sourcils. Tout à coup, un client à l’autre bout de la taverne frappa brutalement la table et tonna :

— « Espèce de menteur ! »

— « Menteur, ta mère ! » s’indigna son partenaire.

— « Laisse ma mère en paix, isturbié ! »

Ils se levèrent, la dispute commença, et le Bor posa le verre vide sur le comptoir.

— « Allez, » me pressa-t-il.

Je ne compris le truc que lorsque nous disparûmes par une porte de derrière de la taverne : l’attention du mouche s’était inévitablement centrée sur le tumulte et, certainement, il ne se souviendrait de rien d’autre que de l’altercation. Je ris tout bas tandis que nous montions des escaliers.

— « Alors, comme ça, ces deux, c’étaient des compères à toi ! »

— « Pas exactement, » répliqua le Bor.

Sa réponse me déconcerta et, quand nous arrivâmes au couloir d’en haut, une étrange crainte commença à m’envahir. Je continuai à mettre un pied devant l’autre, mais avec une anxiété croissante. Finalement, quand le Bor arriva devant des types balèzes qui gardaient une porte et leur montra je ne sais quel objet, un frisson de peur me parcourut.

— « Quatre-cents, » s’impatienta le Bor.

Il revint pour m’attraper par le bras et, moi, les yeux rivés sur les gardiens baraqués, je dis dans un murmure :

— « Tu m’emmènes voir Frashluc, pas vrai ? Mais j’ai pas parlé à Lowen. J’ai rien fait de mal. Tu dois me croire ! » m’exclamai-je comme le Bor me poussait en avant. « Me fais pas entrer là. J’veux pas y aller ! »

Je résistai. Finalement, le Bor en eut assez. Il me prit par les deux poignets, me plaqua contre le mur du couloir et me grogna à la figure :

— « Diables, qu’est-ce qu’y’a maintenant, Quatre-cents ? »

— « Y’a que je veux pas mourir ! » lui répliquai-je.

Le Bor cligna des yeux, surpris. Il baissa le foulard sur mon visage, me libéra les poignets et soupira.

— « Frashluc ne va pas te tuer si tu fais ce qu’il te demande. C’est clair ? »

Je fis non de la tête et tentai de m’échapper. Le Bor m’attrapa, me donna une gifle et me foudroya du regard.

— « C’est moi qui vais me foutre en rogne et te tuer si tu fais pas ce que je te dis. C’est clair, cette fois ? »

Je le regardai dans les yeux et, au fond, je compris que le Bor disait ça juste pour que je l’écoute, parce que, pour une certaine raison, c’était très important pour lui. J’acquiesçai. Le Bor fronça les sourcils.

— « Tu vas faire ce que je te dis ? »

— « Oui, m’sieu, » dis-je.

Le Bor me scruta et conclut :

— « Alors, tu vas faire ce que Frashluc te dira sinon je te tords le cou avec mes propres mains. Ne l’oublie pas, gamin. Maintenant, ne l’ouvre pas sauf s’ils te posent une question. » J’acquiesçai et il fit une moue sombre. « C’est bien. On y va. »

Il me lâcha et je le suivis jusqu’à ces deux balèzes qui nous observaient avec attention. Ils nous fouillèrent. Ils m’enlevèrent mon couteau, mais ils me laissèrent l’humerbe et les noisettes. Finalement, un des balèzes ouvrit la porte, prit une lanterne et nous demanda d’attendre un moment. Nous attendîmes. Quand il revint, un bon moment s’était écoulé. Il déclara :

— « Passez. »

Il nous conduisit à travers un tunnel noir et rocheux. Nous nous enfoncions dans la Roche elle-même. Comme le Grand Réfectoire du Labyrinthe, mais plus profondément. Yabir n’avait-il pas dit que la Roche était bourrée de passages secrets ? Eh bien, visiblement, celui-ci était l’un d’eux. Et, vraisemblablement, il appartenait à la guilde de Frashluc.

Comme le balèze continuait à avancer, je jetai plusieurs coups d’œil au Bor. Serait-il capable ou non ?, me répétai-je. Serait-il capable de me mener à la mort ? Moi qui me fiais à lui… Je ne pouvais pas m’être trompé. Le Bor m’appréciait, je le savais. Nous avions partagé le même cachot durant presque deux lunes. Nous n’étions pas des compères parce que, lui, il était… bon, c’était le Bor, mais pour moi c’était… comme le père que je n’avais jamais eu. Et un bon père n’envoyait pas ses enfants à la mort, n’est-ce pas ?

Nous dépassâmes deux croisements, franchîmes deux portes et arrivâmes enfin à une grande salle. Un instant, l’émerveillement me fit complètement oublier ma situation. Cet endroit avait l’air d’être un temple très ancien. La salle était bordée d’énormes colonnes ouvragées, des marches entouraient le centre et, au fond, se dressait un autel et un grand fauteuil vide.

— « La réunion vient de se terminer, » informa le balèze à la lanterne. « Frashluc sera là dans quelques instants. »

Et, cela dit, il fit demi-tour et se retira par le même tunnel d’où il était venu. Comme le Bor s’avançait et se promenait dans la salle avec cet air d’admirer un lieu qu’il avait déjà vu plus d’une fois, je me demandai s’il m’avait vraiment dit la vérité quand il m’avait affirmé qu’il ne travaillait pas pour Frashluc, qu’il ne travaillait que pour lui-même. Pour lui-même, mon œil.

Trop impressionné par la grandeur du lieu, je m’assis contre une colonne et comptai les pas du Bor, qui résonnaient comme des coups de fouet dans la caverne. Un, deux… dix… soixante… deux-cents-trois… Curieux : c’est précisément à ce numéro, le numéro du Bor à l’Œillet, que Frashluc apparut par le même tunnel, protégé par trois gardes du corps —parmi lesquels l’Albinos— et… accompagné de Korther et d’Abéryl.

Quand je vis apparaître le kap Daguenoire, le sang me monta à la tête, je me levai d’un bond… puis ma raison me dit que courir aurait été une stupidité et je demeurai sans savoir quoi faire.

Les bruits de bottes retentissaient dans le temple. Frashluc s’arrêta juste avant de descendre les marches. Sa bedaine était encore plus remarquable quand il était debout, observai-je. Et ses yeux encore plus mortifères.

— « Bonjour, monsieur Asavéo, » salua-t-il. « Merci d’avoir amené le garçon. Approche-toi, » me dit-il.

Sa voix était sèche, autoritaire. Elle ne m’inspira aucune confiance. Je m’approchai malgré tout, baissant la tête et priant intérieurement tous mes ancêtres. C’était la seule chose que je pouvais faire. Frashluc se tourna vers Korther.

— « C’est lui, n’est-ce pas ? »

Du coin de l’œil, je vis Korther me regarder avec une mine pas très expressive. Il acquiesça. Moi, les mains dans les poches, je serrais mes noisettes comme si j’avais voulu les faire éclater. Frashluc se racla la gorge.

— « Bon. Et… tu crois vraiment qu’il est capable d’entrer dans le Palais ? »

— « En théorie, oui. Dans la pratique, je ne sais pas, » avoua Korther. « C’est un sokwata. Et ça le rendra plus difficilement détectable à la Solance. Si je le prépare bien, il se peut qu’il y parvienne. »

— « Et s’il n’y parvient pas, la perte ne sera tragique pour personne, n’est-ce pas ? » se moqua Frashluc.

Korther grimaça. Frashluc sourit, amusé. Et tous deux me regardèrent. Moi, je demeurais muet comme un arbre. Le grand kap des Chats rompit de nouveau le silence.

— « Comme je te disais, Korther, j’ai fait des expériences avec l’un des sokwatas du Fauve Noir. La barrière énergétique qui les protège est très fine. N’importe quel sortilège offensif un tant soit peu puissant la désintègre. Il se peut que les sortilèges perceptistes de la Solance ne marchent pas aussi bien avec eux, mais les pièges offensifs les affectent autant. Comment penses-tu faire pour que ce garçon passe au travers ? Est-il si bien entraîné ? »

Korther roula les yeux.

— « Non. Je ne vais pas te mentir : ce gamin a à peine été entraîné. Mais, incroyablement, c’est le seul susceptible de réussir à voler la Solance. »

Là, le Bor souffla bruyamment. Je ne savais pas qu’il était juste derrière moi et je sursautai —j’étais tendu comme un écureuil entouré de loups. Le Bor répéta avec un hoquet :

— « Voler la Solance ? Vous voulez… que le garçon vole la Solance ? Mais… n’est-ce pas la relique du Palais ? Je veux dire… le Joyau d’Estergat, la… Mmpf. Excusez-moi d’interrompre mais… ça a à voir avec l’arrêté de démolition ou… ça n’a rien à voir ? »

Frashluc secoua la tête.

— « Ça a à voir. Évidemment, entrer dans la zone la mieux protégée de toute la Roche et voler la relique perceptiste la plus puissante de tout Prospaterre a à voir avec notre politique d’intimidation et beaucoup. Que le Parlement envoie toutes les forces de sécurité dans le quartier des Chats… qu’importe. Avant qu’ils s’en rendent compte, nous aurons dévalisé les chambres fortes du Palais. Mais, pour cela, avant, il faut désactiver la Solance. » Les yeux du vieil homme brillèrent d’excitation, il posa une main sur sa panse et m’adressa un petit sourire sans me regarder vraiment tout en reprenant : « On raconte que cette relique est un simple morceau de métal. Une babiole avec un énorme pouvoir ancestral qui protège le Palais des intrus… En réalité, comme Korther me l’a bien expliqué, tous les pièges du lieu sont liés à la Solance et c’est pourquoi, dans la pratique, il est impossible d’entrer sans qu’une alarme ne se déclenche… Mais pas si impossible, » sourit-il, en regardant le Bor. « C’est pourquoi j’ai décidé d’engager le garçon. Comme tu le sais, c’est un sokwata. Et il a reçu en plus un certain entraînement de la part des Daguenoires. Deux bonnes raisons pour le choisir comme meilleur candidat pour mener à bien la tâche et Korther est d’accord avec moi là-dessus. Bien sûr, la confrérie recevra une généreuse part du butin, le garçon aussi et… vous, monsieur Asavéo, je vous confie la tâche d’agir comme tuteur du garçon pour qu’il ne lui arrive aucun mal entretemps et pour qu’il se rende à ses leçons avec son… mentor ? » Il jeta un regard interrogatif à Korther et, comme celui-ci haussait les épaules, il en fit autant et ajouta pour le Bor : « Vous pouvez refuser, bien sûr. Mais je ne vous le recommande pas. Si vous acceptez, les huit-cent-quarante siatos que gagnera le garçon seront à votre entière disposition. »

Il y eut un silence et je devinai que le Bor hochait la tête en un muet consentement. Frashluc prit un air satisfait et se tourna vers moi.

— « Tu as compris, gamin ? »

J’acquiesçai. Bouffres, oui, j’avais compris. Et, en même temps, j’étais horriblement confus.

— « Eh bien, explique, » insista Frashluc.

Je déglutis et bégayai :

— « J-je dois… je dois voler une relique. »

— « Dans le Palais, » m’aida Abéryl.

— « Dans le Palais, » répétai-je. « J’ai capté. Sûr. »

Frashluc me lança un regard sceptique. Korther, lui, semblait avoir décidé de me regarder le moins possible. Cependant, c’est lui qui me mit les choses au clair en déclarant :

— « En bref, galopin : Frashluc t’engage pour que tu ailles voler une relique, tu la désactives, tu ouvres le chemin et, les véritables voleurs, nous entrons au Palais dévaliser les chambres fortes. Tu ‘captes’, maintenant ? »

— « Oui, m’sieu, » m’empressai-je de dire.

Pour être tout à fait sincère, bien que je le comprenne, je ne l’avais pas encore très bien assimilé, parce que j’avais d’autres préoccupations en tête. C’est que je n’arrivais pas à croire que Korther aille me donner des leçons pour m’aider à voler cette Solance. Je m’imaginais déjà que je me retrouvais seul avec lui, qu’il se transformait en démon, se mettait à grogner comme Rolg et me fumisait à coups de dents…

— « On se voit demain à dix heures au Foyer, » conclut Korther. « Ne sois pas en retard. »

Il ne me regarda même pas quand il sortit de là avec Abéryl. Il devait me haïr à mort. Tout compte fait, j’étais entré dans son bureau le voler… Alors pourquoi avait-il accepté de me donner des leçons ? Pour le butin ? J’avais intérêt à ne pas rater mon coup cette fois-ci…

— « Bon, » dit Frashluc quand les pas des deux Daguenoires se furent éteints. « Juste un détail, gamin. La Solance, tu la donnes à l’Albinos dès que tu sortiras. S’il revient sans elle, si tu la donnes à quelqu’un d’autre, je tuerai tes ‘compères’. » Je le regardai, horrifié, durant une seconde et je baissai de nouveau les yeux, serrant les noisettes dans mes poings. Oui, j’avais intérêt à ne pas rater mon coup cette fois, me répétai-je avec ferveur. Frashluc ajouta : « Pareil pour toi, Bor. T’as pas intérêt à perdre le garçon, sinon t’es mort. »

— « Ne vous inquiétez pas, monsieur, » répliqua le Bor.

Il me prit par le bras et tira. Le cœur glacé, je le suivis dans le tunnel. Que Frashluc me fumise, moi, bon, je pouvais comprendre. Mais mes compères ? C’était à en rester pétrifié d’horreur.

Je récupérai mon couteau à la porte et nous sortîmes du Dragon Jaune. Nous traversâmes la Place Grise en direction du Labyrinthe. Le Bor avait une tête d’enterrement. La cendre continuait de tomber. Le quartier était étonnamment calme. Les gens n’osaient déjà plus sortir à cause de l’ambiance tendue. Nous avions déjà laissé la place derrière nous quand, excédé, je ne pus le supporter davantage et je rompis le silence.

— « M’sieu ! T’es fâché ? »

Nous nous trouvions dans une ruelle déserte. Il s’arrêta net et, devant son regard froncé, je me défendis :

— « J’ai fait tout ce qu’on m’a dit de faire. Comme tu m’as demandé. »

Je le vis se calmer et j’ajoutai :

— « En plus, t’as dit qu’il fallait défendre la maison. Ce travail… c’est pour défendre la maison, non ? À cause du larrêté. »

Le Bor soupira, regarda autour de lui et secoua la tête.

— « Je suis pas en colère après toi, quelle idée. T’as tout fait comme il fallait. C’est que… ma dame et moi, on pensait quitter la Roche sous peu. Et Frashluc vient de faire tomber notre plan à l’eau. Taka va me tordre le cou. »

Je le regardai, stupéfait. Le Bor leva les yeux au ciel, les rabaissa et fronça les sourcils.

— « Pourquoi tu me regardes comme ça, Quatre-cents ? »

Je haussai les épaules.

— « C’est que t’as promis à Pognefroide d’aider le P’tit Loup. Et de m’aider, moi. Tu te rappelles ? »

Le Bor grimaça.

— « Oui, oui. Bien sûr que je me rappelle. Je pensais vous laisser de l’argent. De toute façon, on pensait revenir. C’était… euh… seulement temporaire. »

Je ne sais pas si je le crus tout à fait, mais je pris un air compréhensif.

— « C’est à cause de ce qui se passe tout de suite dans le quartier, pas vrai ? »

— « Hum… Bon, en partie, oui. Bah, » s’exaspéra-t-il. « Occupe-toi de tes affaires, Quatre-cents. De toutes façons, maintenant, tu vas rester avec moi. »

J’ouvris grand les yeux.

— « Je vais rester… avec toi ? Dans le Grand Réfectoire de… ? »

— « Non. Dans une autre maison. Tu viendras avec le P’tit Loup. Et ma dame s’occupera de lui pendant que tu te prépares pour cette folie de… »

— « Je vais habiter chez toi ! » m’exclamai-je, incrédule. Et une pensée vint gâcher mon enthousiasme. Je refusai : « Ch’peux pas. »

Le Bor me foudroya du regard.

— « Bien sûr que tu peux. »

— « Je peux, » avouai-je. « Mais mes camaros… ch’sais pas si tu les connais. Et le Prêtre. C’est des compères à moi, c’est comme des frères, » affirmai-je, en me frappant la poitrine, et comme je voyais le Bor se rembrunir, j’ajoutai : « Je dois les voir. Et je vais avoir sacrément besoin d’eux pour voler cette Sol… »

Le Bor me couvrit brusquement la bouche.

— « Idiot. » Il marmonna quelque chose entre ses dents et soupira : « Bah. Ils ont qu’à venir. Total, la maison est grande et Taka sera sûrement ravie. Elle adore les enfants. Peut-être que, comme ça, elle avalera mieux l’idée de rester, avec un peu de chance… »

Il se frotta les yeux tandis que je sautillais et le remerciais.

— « Silence, » tonna-t-il.

Je me tus d’un coup. Il fit une moue fatiguée et reprit la marche. Je le suivis. Cette fois, c’est lui qui rompit le silence.

— « Dis-moi, sincèrement, Quatre-cents. Tu crois que t’es capable de faire un truc pareil ? Le truc du Palais, » précisa-t-il dans un murmure comme je le regardais sans comprendre.

Oh. Une subite idée me fit sourire, incrédule.

— « T’es inquiet ? »

— « Eh ? Penses-tu. Je te demande simplement si tu crois que t’es capable de le faire, » répliqua sèchement le Bor.

Je souris de toutes mes dents et acquiesçai.

— « Ben, naturel. Figure-toi que j’ai déjà fauché au Conservatoire. Et à la Bourse du Commerce. Le Pal… » Je reçus une taloche et terminai : « Ça sera simple comme ayô. »

— « Mmpf. Eh ben, Korther a intérêt à bien te préparer parce que je te vois déjà retourner à l’Œillet avant que le Toqué sorte, » commenta le Bor.

Je grimaçai. Ouille… Croiser de nouveau le Toqué, ça ne me plaisait pas du tout. Je me rembrunis encore davantage quand je pensai qu’il valait toujours mieux défaire des cordes de chanvre plutôt que de pourrir sous terre, ce qui arriverait sans aucun doute à mes compères si je manquais mon coup avec la Solance. J’écartai mes craintes, mordillai ma joue et, au bout d’un moment, je sautai en bas d’un escalier et dis :

— « Eh, m’sieu. »

Le Bor était absorbé dans ses pensées, mais il fronça alors les sourcils et souffla.

— « Tu veux bien faire attention quand tu descends les escaliers ? Est-ce que tu sais combien de Chats meurent de chutes stupides, chaque année ? » Je fis non de la tête. « Bon. Moi non plus. Mais pas mal, » assura-t-il. Il fit une pause et soupira avec impatience. « Qu’est-ce qu’il y a ? »

J’hésitai, le regardai avec prudence et me lançai :

— « Avant… t’as dit que t’allais me fumiser si je faisais pas ce que Frash… aïe… ce que ce diable me demandait. Ben voilà. Tu l’aurais vraiment fait ? Tu m’aurais fumisé ? Parce que… moi, je croyais qu’on était des amis. L’autre jour, je t’ai dit que je t’aimais bien, mais, toi, tu me l’as pas dit. Alors, peut-être que tout ça, tu le fais… parce que Frashluc t’a demandé de le faire et… parce que je t’ai aidé à l’Œillet. Mais, en réalité, tu m’aimes pas, pas vrai ? Je sais que des fois ch’suis un casse-pieds. Rogan me le dit des fois : casse-pieds, t’es un casse-pieds. Mais, moi aussi, je le lui dis quand il me bassine trop avec ses prières et, tous les deux, on est quand même de bons compères. Alors, ça peut pas être ça ce qui te dérange. Et ça peut pas être parce que je vole, parce que, toi, t’as volé des morts, et ça, ça vaut comme voleur, non ? Alors, ça doit être parce que ch’suis un gwak. C’est pour ça, pas vrai ? Parce qu’alors, je comprends. Bon, pas tout à fait, mais… »

J’allais continuer, mais le souffle incrédule du Bor m’interrompit. Le ruffian me contemplait, l’air abasourdi. Il se racla la gorge. Il secoua la tête. Et, finalement, il dit :

— « T’es pas un casse-pieds, Quatre-cents. T’es pire que ça. »

Il sourit et m’ébouriffa les cheveux.

— « Mais je t’aime bien. Bien sûr que je t’aime bien. Mais, ça, le dis à personne, parce qu’en principe, un tuteur doit maltraiter, ignorer et dépouiller ses pupilles. En règle générale. »

Je souris largement, incrédule, euphorique, halluciné. Le Bor m’aimait ! Je le savais déjà, dans le fond, mais… il m’aimait ! Le Bor leva une main.

— « Eh, eh, je te vois venir, pas d’embrassades… »

Je l’embrassai quand même, brièvement, pour qu’il n’ait pas le temps de se fâcher. Et je m’écriai :

— « Je vais chercher mes camaros ! »

Je partis en courant, mais le Bor m’attrapa par le col du manteau et coupa mon élan.

— « On y va tous les deux ensemble. Si je te perds et qu’il t’arrive quelque chose, je risque ma vie. Alors, pas d’aventures jusqu’au jour fatidique. »

Je m’esclaffai à l’idée que le Bor craignait de me laisser seul et j’acquiesçai, obéissant.

— « Ça court, m’sieu ! »

* * *

Quelques heures plus tard, je me trouvai allongé sur une paillasse improvisée auprès de Manras et Dil, du Prêtre et du P’tit Loup. La faible lumière d’une bougie s’échappait par les fentes de la porte qui menait à la chambre du Bor et de la dame. On percevait des murmures, des respirations, des raclements de gorge…

— « M’man. M’man. »

C’était Dil. Il parlait parfois en rêve. Il faisait des cauchemars. Tous, nous en faisions de temps en temps, mais le P’tit Prince en faisait presque toutes les nuits. Il rêvait de sa mère : il la trouvait toujours couchée dans son lit, souriante. Les ombres venaient —d’horribles, de terribles ombres, à ce qu’il disait— et elle mourait. Et, alors, le serviteur de son père apparaissait, lui liait les mains, le transportait dans une charrette et le jetait dans le fleuve, et Dil, le petit diable, le petit noble maudit, se noyait… et il se réveillait en suffoquant. Heureusement, en réalité, le P’tit Prince ne s’était pas noyé : le serviteur l’avait seulement menacé et lui avait dit de ne pas remettre les pieds chez son père sous peine de mort. Et la menace, visiblement, continuait de l’atterrer presque deux ans après.

Avec un soupir, je passai une main consolatrice sur un Dil endormi, mais ça ne servit à rien, il se réveilla en suffoquant et je lui donnai de petits coups sur la joue :

— « Allons, allons, P’tit Prince, rendors-toi, y’a pas de fleuve ici, » lui murmurai-je.

À moitié assoupi, le gwak sembla se calmer. Il se rendormit et, peu après, la bougie de la chambre s’éteignit et les murmures avec elle. Je soupirai, me tournai, m’appuyai mieux contre le Prêtre et contemplai le plafond de bois, la table, les deux chaises, la grande fenêtre qui donnait sur le balcon. Les volets étaient fermés et un courant d’air tiède s’insinuait à travers les fentes. Au loin, on entendait des voix de voisins, des gens qui passaient dans la ruelle en bas, des chiens qui aboyaient, des chats qui se battaient… Le quartier des Chats ne dormait jamais complètement.

Après m’être tourné une autre fois, inquiet, je me levai et marchai à quatre pattes vers les volets du balcon. Comme dans beaucoup d’appartements des Chats, il n’y avait pas de vitres aux fenêtres. L’appartement du Bor et de sa dame se trouvait au troisième étage d’un immeuble à mi-chemin entre la Rue de l’Os et la Place Grise. Il n’avait rien de particulier, c’était une maison des Chats ordinaire et, bouffres, je la trouvais merveilleuse. C’est rond, l’accueil n’avait pas été parfait : Taka s’était mise en colère après le cher Shyuli à cause du changement de plans. Mais le Bor la connaissait bien : après avoir vu le P’tit Loup, Manras et Dil, la reine des cartes s’était adoucie. Elle leur avait lavé les oreilles, m’avait demandé des nouvelles de ma blessure au pied déjà refermée depuis longtemps et, bon, elle nous avait acceptés. Probablement, ceci ne durerait que le temps que dureraient mon entraînement avec Korther et le vol de la Solance… mais, malgré tout, je me réjouissais que mes compères connaissent enfin le Bor et sa dame. Rogan disait que le Bor avait une tête de mouche, Manras disait que de caïd, mais, tous, nous reconnaissions que sa dame était belle. Belle et dotée de caractère. La seule condition qu’elle nous avait imposée pour que nous restions tous avait été celle-ci : obéissance aveugle. La formule nous avait effrayés, mais, comme je n’avais de toute façon pas d’autre solution que de rester, j’avais persuadé mes compères de ne pas me laisser seul… Ce sera comme des parents !, leur avais-je dit. Ils sont riches, presque presque des grippe-clous et, fichtre, y’a pas plus aimables… ! Mes camaros, je les avais convaincus bien vite. Mais Rogan… c’était une autre paire de manches. Je ne sais pas très bien si ce fut à cause de mes arguments ou parce qu’il m’en devait plus d’une, ou simplement parce que nous étions des compères… en tout cas, il était resté, c’était l’important.

J’effleurai le vieux bois du volet et appuyai le front pour jeter un coup d’œil à travers une fente. Au-delà du petit balcon, on voyait la lumière d’une bougie à la fenêtre d’en face. Je changeai de fente et, finalement, je réussis à voir ce que je cherchais. Le ciel. Je fus surpris quand je vis que le nuage de cendre était parti, remplacé par un océan d’étoiles. Avec beaucoup de discrétion, je lançai un sortilège de silence, j’ouvris le volet et je sortis sur le balcon avec une couverture. La nuit était tiède bien qu’on soit en plein hiver. Je fermai derrière moi, me recroquevillai et, bercé par la brise et les voix lointaines, levai les yeux vers le ciel étoilé. Mes pensées allaient et venaient et ne me laissaient pas me reposer. Je pensais à élassar, —aux deux : le mort-vivant et mon cousin—, et à la Solance, à mes compères, aux hobbits, à la Bleutée et à Kakzail… Mais, surtout, je me rappelai les paroles que m’avait dites mon maître nakrus avant notre séparation. “Je t’ai appris à te débrouiller tout seul et à regarder la réalité telle qu’elle est,” m’avait-il dit. Et plus je me répétais ces mots, plus je me rembrunissais, puis, au bout d’un long moment, je me levai enfin, m’appuyai contre la balustrade de bois et murmurai :

— « Aujourd’hui, il m’est arrivé une chose horrible, élassar. Je sais bien que tu ne m’entends pas, mais… je dois bien le raconter à quelqu’un. » J’humectai mes lèvres sèches et susurrai : « Un saïjit a menacé de tuer mes compères si je fais mal les choses. Moi, je veux tout bien faire. En vrai. Je veux pas qu’il arrive de mal à mes compères, ni au Bor, ni à la dame. Ch’sais que c’est mal, mais tout ça, je le fais pas pour les Chats. La terre peut bien engloutir la Roche, tu sais ? Je m’en fiche. Je le fais pas pour les Chats, » répétai-je. « Je le fais parce que j’ai peur. »

Je déglutis et ajoutai :

— « Je suis pas un lâche. Tu as vu, tu m’as chassé et je suis parti découvrir le monde. Je l’ai fait pour de vrai. Mais je suis très loin d’aller te chercher un os de férilompard. Peut-être bien que je le trouverai jamais. Peut-être que c’est ce que tu voulais. Que je revienne pas et que je reste avec les miens. Bon. Mais ch’sais pas si tu sais que, parmi les miens, y’a des gens horribles. Maintenant, ce que j’aimerais, c’est que tous les saïjits assassins se fumisent. Tous. Je vais pas te dire de noms, mais tu sais pas comme j’aimerais qu’ils se fumisent. Parce qu’ils me font peur, élassar. Et j’arrive pas à dormir à cause d’eux. »

Je m’emmitouflai dans ma couverture, nerveux, et je me recroquevillai de nouveau sans cesser de regarder les étoiles. Je ne voulais pas fermer les yeux. Je ne voulais pas dormir et faire des cauchemars comme Dil. Au loin, les cloches des temples sonnèrent minuit.