Accueil. Moi, Mor-eldal, Tome 2: Le messager d'Estergat
— « Allez, tire ! » nous écriâmes-nous.
Rogan donna une chiquenaude au bouchon et celui-ci dépassa de quelques centimètres celui qui allait en tête. Il généra des cris appréciateurs parmi les participants à la course de bouchons.
— « Owey, owey, owey, victoire pour le Prêtre ! » m’époumonai-je et je profitai de sa distraction pour lui voler le chapeau haut-de-forme et partir en courant.
Il faisait nuit, mais, dans la large rue qui bordait le canal, on voyait parfaitement grâce aux réverbères et à la lumière de la Gemme. Nous étions là une vingtaine de garçons au total. Et tous, à part mes compères et moi, étaient des fils de famille. Beaucoup venaient de la pension du Beau-Lieu et se réunissaient pour s’amuser comme ils pouvaient après une journée de travail.
C’était un autre monde, différent de celui des crieurs de journaux et différent de celui des gwaks. Nos nouveaux compagnons avaient un autre vocabulaire, beaucoup venaient de la campagne ou étaient simplement étrangers et tous ne savaient pas parler drionsanais. Ceci ne nous empêchait pas de faire des courses de bouchons avec eux et d’en profiter pour leur apprendre quelque gwakerie.
— « Maudit chapardeur ! » me lança Rogan, en me poursuivant sans courir. « Allez, me gonfle pas. Rends-moi ça. »
Je m’arrêtai sous la lumière d’un réverbère et, portant la main au chapeau, je pris un air de grippe-clous et, reculant par bonds tandis que le Prêtre s’approchait, je chantai :
Ohé, le voilà,
Le gwak gonflant des Chats !
Il a du bagou,
Et c’est un voyou !
Lou, lou, lou…
Rogan arriva près de moi, mais, au lieu de récupérer son chapeau par la force, il croisa les bras et me regarda d’un air patient. Je lui souris largement.
— « Je peux le garder quelques minutes de plus ? »
— « Non, » refusa le Prêtre.
Je soupirai, ôtai le chapeau et l’enfonçai sur la tête de mon ami, en lui arrachant un sourire moqueur.
— « Âme candide, » me dit celui-ci sur un ton sacerdotal. « T’avais qu’à t’acheter un chapeau avec ces cinq dorés ! »
— « Si seulement j’avais eu assez, » fis-je rêveur.
Mais je n’avais pas eu assez. De fait, seulement deux nuits s’étaient écoulées depuis mon enrichissement et il ne m’était rien resté. J’avais tout dépensé en cadeaux. Le plus cher avait été l’harmonica pour Yerris —la simple pensée d’aller le lui donner m’emplissait d’excitation. Puis j’avais acheté des gants à Yal, j’avais invité Rogan et mes camaros à manger une glace et… à ce stade, mes économies s’étaient envolées. Tout compte fait, m’étais-je dit, avant qu’un mouche fouineur ou le Vif ou va savoir qui me les vole, il valait autant tout dépenser.
— « L’argent du Chat vient en chantant et part en chantant, » cita Rogan et, tournant sur lui-même, il ajouta : « Curieux. D’un coup, je me suis rappelé la nuit où ils m’ont expulsé de ma première bande parce que je leur avais cassé les pieds avec mes sermons. Y’a à peu près un an et demi de ça. J’errais dans cette même rue, triste et affligé, » raconta-t-il, marchant d’un pas théâtral, « et je pensais combien j’étais malheureux et ce genre de choses quand, tout à coup, ch’suis tombé sur un petit sauvage couvert de peaux de lapin, avec l’air complètement perdu, et j’ai pensé : bouffres ! Et moi qui me prenais pour un pauvre miséreux ! » Il m’adressa un sourire de ceux qu’il affichait quand il allait annoncer une morale particulièrement bonne. « Un gwak peut être misérable, mais il en trouvera toujours un autre encore plus misérable. C’est pourquoi j’ai un chapeau et, toi, t’en as pas, » conclut-il.
J’étais resté interdit. Un petit sauvage couvert de peaux de lapin ? Et dans cette même rue, près du fleuve d’Estergat ? Soudain, j’assimilai l’évidence et je laissai échapper un bruyant éclat de rire.
— « Sacré gredin, tu m’as volé la couverture ! »
Rogan me regarda, l’air perdu.
— « Quoi… ? » Et, alors, il sembla comprendre et son visage s’emplit d’ahurissement. Il s’écria : « Pas possible ! Tu veux dire que c’est toi, l’idiot qui savait même pas ce que c’était qu’un kabor ? C’est une blague ! »
Moi, je riais aux éclats en me souvenant de mon premier jour à Estergat et je bredouillai que non, que je parlais sérieusement. Rogan secoua la tête, encore incrédule.
— « Dis, je voulais rien te voler, » assura-t-il. « Mais je t’ai perdu de vue. Saints Esprits, ça, c’est digne d’un verset du Livre Sacré ! La rencontre de deux prophètes ! C’est nos ancêtres qui ont dû planifier ça, sûr. »
Je roulai les yeux et, souriant encore, je mis les mains dans les poches de mon nouveau manteau. Il était vieux et un peu grand pour moi, mais il était chaud. Je m’éloignai jusqu’à la digue du fleuve et grimpai sur celle-ci pour contempler les eaux froides et sombres qui coulaient dans le canal. Je levai les yeux vers le ciel nocturne. Je me souvins que, cette première nuit que j’avais passée à Estergat, j’avais essayé de chercher les étoiles et je ne les avais pas trouvées. Cette nuit-ci, cependant, on les distinguait légèrement. Je sautai en bas de la digue et m’arrêtai près d’un réverbère éteint en disant :
— « On s’est rencontrés juste ici. »
Je n’en étais pas si sûr, mais Rogan ne me contredit pas. Son attention semblait s’être tournée ailleurs. Il leva le bord de son chapeau en même temps que ses sourcils.
— « Bouffres, » fit-il. « Ce barbu, là, c’est pas un de ces étrangers bizarres qui t’ont sorti de l’Œillet ? J’veux dire, ce fameux frère. »
Quand j’aperçus Kakzail se diriger vers l’entrée de la cour de la pension du Beau-Lieu, je ressentis une vive curiosité. Était-il venu me voir, moi ? Je me mordis la lèvre et m’approchai rapidement. Je le rattrapai alors qu’il allait entrer dans la cour.
— « Eh, m’sieu ! » lui lançai-je vivement. Je le fis sursauter. « Tu cherches mon cousin ? Il est pas là, il est allé au théâtre. »
Je n’ajoutai pas que je soupçonnais que ce nouvel intérêt de Yal pour le théâtre avait à voir avec une certaine amie de laquelle il semblait très épris. L’ancien gladiateur me jeta un regard de haut en bas et sourit.
— « En fait, c’est toi que je cherchais. Yalet m’a envoyé un message ce matin en me disant que tu vivais ici avec lui. Ça ne te dérange pas si on fait un tour ? »
J’acquiesçai et le suivis de nouveau dans la rue. Il marchait à grandes enjambées et je dus m’efforcer pour ne pas me laisser distancer. De loin, je fis un geste de salut à Rogan et jetai un coup d’œil intrigué au barbu tandis que celui-ci prenait une rue qui montait vers l’Avenue de Tarmil.
— « Alors, ton travail de messager, ça se passe comment ? » s’enquit-il après un silence.
— « Bien, » répondis-je en souriant.
Kakzail ne me posa pas plus de questions et, curieux, je demandai :
— « Où est-ce qu’on va ? » Nous remontions déjà l’Avenue de Tarmil et j’enchaînai aussitôt : « On va aux Ballerines ? »
— « Non, » répondit Kakzail calmement. « Je ne loge plus là-bas. Tu sais ? Cette nuit, on est passés par une maison d’Atuerzo. Une jolie maison avec jardin, un peu comme celle qu’avaient Zoria et Zalen autrefois, apparemment, » sourit-il. « C’est là que se trouvait Dessari Wayam. »
Je ne m’arrêtai pas exactement : j’oubliai simplement d’avancer et regardai Kakzail, les yeux écarquillés. S’en apercevant, le barbu se tourna et m’adressa un demi-sourire.
— « Comme tu l’entends, gamin. Zoria a fini par découvrir la bonne piste. Le gnome nous a raconté qu’il ne manquait de rien, mais qu’il ressentait une certaine pression, à ce qu’il a dit, de la part d’un individu qui lui demande de faire d’autres tâches supplémentaires qui n’ont rien à voir avec cette sokwata. »
Sous son regard attentif, je clignai des yeux. Démons, voulait-il parler de Korther ?
— « Et j’ai appris une autre chose préoccupante, » poursuivit Kakzail, l’expression grave. Il jeta un coup d’œil alentour pour s’assurer que personne ne pouvait nous entendre et s’approcha pour me murmurer : « Que, toi et Yalet, vous faites partie d’une bande. »
Je fronçai les sourcils et haussai les épaules, réservé.
— « Et qui ne fait pas partie d’une bande ? »
Kakzail leva les yeux au ciel.
— « Mmpf. Une bande entraînée, capable d’utiliser les harmonies, de faire sauter une mine et d’acheter du sang d’hydre. Avec un kap disposé à louer une maison d’Atuerzo pour une bonne somme d’argent, probablement. »
Je me mordis la lèvre supérieure, sans savoir quoi dire. Finalement, je reconnus :
— « Bon. Et alors ? »
Kakzail souffla doucement et continua à remonter l’Avenue en répondant :
— « Eh bien, ton ‘cousin’ Yalet m’a menti effrontément. »
Je le rattrapai en trottant et, durant un moment, nous ne dîmes rien. L’esprit en effervescence, j’avais du mal à mettre de l’ordre dans mes pensées. Les gladiateurs et les jumelles avaient trouvé l’alchimiste, celui-ci leur avait raconté tout ce qu’il savait et… que pouvait penser Korther de tout cela ? S’il était au courant, il devait sûrement être contrarié, surtout s’il avait demandé au gnome un travail particulier autre que celui de la sokwata. Avec deux celmistes et trois guerriers protégeant monsieur Wayam… c’étaient eux maintenant qui avaient du pouvoir sur lui et non Korther.
— « Et le remède ? » demandai-je d’une voix étouffée. « Il va arrêter de le chercher ? Vous allez quitter la Roche ? »
Un frisson me parcourut rien que d’y penser. Kakzail soupira.
— « Je ne connaissais pas monsieur Wayam jusqu’à hier… mais ça n’a pas l’air d’être un mauvais type. Je suis sûr qu’il a mis toute sa volonté à chercher ce remède. »
Ceci ne me disait pas s’il allait continuer à le chercher, remarquai-je. Je déglutis et fis sur un ton neutre :
— « Il le trouvera, n’est-ce pas ? Il peut pas quitter Estergat sans l’avoir trouvé. »
Nous tombâmes sur tout un groupe qui descendait l’Avenue et nous le contournâmes avant que Kakzail me réponde :
— « Écoute, gamin. Ne te fais pas de mauvais sang. Le gnome dit qu’il est saturé de tant d’expériences et Zoria et Zalen lui ont suggéré de prendre… des vacances. Je crois que c’est le mieux pour tous. Dessari dit qu’il ne parvient plus à penser correctement avec tant de… euh… pression. »
Je serrai les dents. Pression, oui, c’est ça. Pendant les trois semaines où j’avais vécu avec lui, disons que je ne l’avais pas vu très stressé. Bonne mère…
— « J’ai juste besoin de savoir, » poursuivit Kakzail, « qui sont réellement ces gens qui ont aidé à délivrer Dess. Et je sais que tu sais qui ils sont parce que tu as habité dans cette maison plusieurs semaines. »
Comme je ne répondais pas, il s’arrêta près d’une porte cochère et ajouta :
— « Écoute, gamin. Si je te donnais un conseil de frère à frère, tu l’écouterais ? »
Je haussai les épaules, intrigué, et m’appuyai contre le mur.
— « Naturel. Je t’écoute. »
Kakzail passa une main sur ses tresses chaotiques et déclara :
— « Eh bien. Voilà ce que je propose. Je demande à Dessari Wayam de continuer à fabriquer de la sokwata pour toi et, en échange, tu quittes cette bande de délinquants pour toujours et tu remets pas les pieds dans le quartier des Chats. Je suis sérieux. C’est ce que tu peux faire de mieux. Nos parents ne te reconnaîtront jamais comme leur fils s’ils apprennent… tout ça. »
Il me regardait d’un air grave et, en même temps, avec anxiété, comme s’il craignait que je prenne mal ses paroles. Durant quelques instants, je ne dis rien et je faillis même partir sans dire un mot. Finalement, à ma propre surprise, j’éclatai de rire. Plus je pensais à la proposition de Kakzail plus je riais bruyamment, à tel point que quelques passants jetèrent des regards curieux vers les ombres de la porte cochère.
Quand je me calmai, Kakzail commenta :
— « Je ne plaisantais pas. » Je fis une moue et il ajouta : « Viens. Je vais te présenter. Et après je te laisserai penser à tout ça et tu viendras tout seul m’annoncer ta décision. Qu’est-ce que tu en penses ? »
Je me troublai.
— « Me présenter ? »
— « À la famille, » expliqua Kakzail.
Et il s’éloigna en montant la rue. Je ne sais pas très bien ce qui me poussa à le suivre. La curiosité, peut-être. Nous n’échangeâmes pas un seul mot jusqu’à la Rue du Ponant. À cette heure, la boutique du barbier était déjà fermée depuis longtemps. Kakzail frappa à la porte et se tourna vers moi, peut-être pour s’assurer que je ne m’étais pas défilé. À travers le rideau tiré, je vis apparaître de la lumière dans la boutique et une silhouette vint ouvrir.
— « Bonsoir, Père, » salua Kakzail avec entrain. « Vous étiez en train de dîner, n’est-ce pas ? Désolé. Nous pouvons entrer ? »
Le barbier fronça les sourcils, acquiesça avec une moue et s’écarta. Kakzail m’invita à passer devant et j’entrai sans oser dire un mot à mon présumé père.
— « Le gamin, c’est… ? »
Le barbier ne termina pas la question et Kakzail acquiesça tout en entrant.
— « Ashig, » confirma-t-il.
Le barbier me scruta à la lumière de la bougie, les sourcils froncés, il jeta un coup d’œil exaspéré à Kakzail et observa :
— « Tu aurais pu m’avertir que tu l’amènerais. »
Sa voix était légèrement accusatrice. Kakzail souffla.
— « Il m’a semblé naturel de l’amener. » Et, me poussant vers la porte du fond de la boutique, il ajouta joyeusement : « Est-ce que le futur marié est là ? »
Il n’attendit pas que le barbier réponde : il ouvrit la porte et nous entrâmes d’un coup dans une salle à manger simple avec une grande table et des sièges plus ou moins improvisés. Presque tous étaient occupés et je m’employai à observer les personnes assises là tandis que Kakzail s’écriait :
— « Salut à toute la famille ! Bonsoir, Mère. Skelrog, alors comment ça se passe, l’enterrement de vie de garçon ? »
Il donna une tape à un jeune qui, en comparaison avec lui, était bien plus chétif. Le dénommé Skelrog sourit et répondit d’une voix tranquille et heureuse :
— « Assez bien, merci. »
Je les comptai. Ils étaient huit. Plus une femme, assise en bout de table, que Kakzail avait appelée Mère. Tous avaient le teint hâlé comme moi et les cheveux noirs. Mais de là à dire que c’était vraiment ma famille… Bon, pourquoi pas ?
L’arrivée de Kakzail avait éveillé des cris enthousiastes de la part des plus petits. Visiblement, le frère aîné qu’ils venaient de connaître depuis à peine quelques lunes leur était sympathique. Si un autre frère débarquait chez eux, peut-être qu’ils se réjouiraient aussi, pensai-je. Je me surpris moi-même à m’imaginer assis parmi ces gens et, pour la première fois de ma vie, je me fis une idée un peu plus claire de ce qu’était une famille, pour les gens « normaux ». Cependant, aussitôt, je compris que je n’étais pas à ma place ici.
— « Mili, Nat, vous voulez bien vous calmer ? » fit la Mère à deux des plus jeunes. Sa voix, quoique tranquille, me sembla autoritaire et imposa le silence immédiatement. Une fois le calme revenu, elle jeta à son fils aîné un regard embarrassé. « Kakzail. C’est qui celui-là ? »
Le barbu sourit et, contournant de nouveau la table, il fit un geste vers moi en déclarant comme s’il allait présenter un trophée :
— « Ton fils, Mère. Ashig Malaxalra. »
Face aux regards curieux des Malaxalra, je forçai un sourire gêné et dis :
— « Ayô. »
Et je jetai un coup d’œil à Kakzail comme pour lui demander : je peux m’en aller maintenant ? La présence du barbier à un pas de moi à peine me rendait nerveux. Celui-ci soupira et fit :
— « Nous pouvons parler un moment, Kakzail ? En privé ? »
Il n’avait pas terminé sa question qu’il se dirigeait déjà vers une porte. Kakzail prit un air patient et, passant à côté de moi, il me dit :
— « T’inquiète pas. »
J’arquai un sourcil désinvolte comme pour lui dire : mais je ne m’inquiète pas. Néanmoins, je me rendais compte que ma présence n’était pas spécialement bienvenue. La mère se leva à son tour et, après m’avoir jeté un coup d’œil gêné, elle disparut aussi dans la pièce contigüe d’un pas rapide. La porte se ferma. Et un silence embarrassant tomba dans la salle à manger tandis que l’on percevait la conversation animée qui se tenait derrière la porte. Je reconnus les mots « prison », « voleur », « chance »… Et, sous les regards curieux de mes frères, j’en arrivai au point où je me dis : mais bouffres qu’est-ce que je fais ici ?
Soudain, Skelrog, celui qui allait se marier le lendemain, se leva en me disant avec douceur :
— « Tu veux t’asseoir ? »
Je le regardai avec étonnement.
— « Non. »
Skelrog fit une moue de compréhension et commenta :
— « Kakzail m’a dit que tu travaillais comme messager à l’Hirondelle. » J’acquiesçai de la tête et il poursuivit aimablement : « J’ai un élève qui travaille aux postes l’après-midi. Avec un travail comme celui-là, on doit rester en forme, c’est sûr. Je suppose que, si tu es messager, tu dois savoir lire. »
— « Tout rond, » répondis-je. Et je le regardai avec curiosité. « T’es un maître d’école ? »
Il sourit et se rassit.
— « Oui. Ça fait déjà deux ans que je travaille à l’École du Passage, dans le bas quartier de Tarmil. Juste à côté de la verrerie où travaille Skrindwar, » observa-t-il, en signalant d’un geste un frère qui devait avoir l’âge de Yal. « Tu es sûr que tu ne veux pas t’asseoir ? »
À ce moment, nous entendîmes le barbier hausser la voix et, bien que je ne parvienne pas à savoir ce qu’il disait, cela confirma ma conviction que ma présence, loin d’être bienvenue, était en train de créer un conflit que je ne souhaitais pas.
— « Ne t’inquiète pas, » assura un garçon. « Père se fâche des fois, mais ça dure jamais longtemps. »
Je le reconnus. C’était Samfen, celui qui, deux jours plus tôt, m’avait rendu le reçu signé. Malgré son regard sincère et sympathique, je ne parvins pas à me sentir plus à l’aise et, en entendant le ton contrarié de la mère dans la pièce contigüe, je reculai inconsciemment vers la porte qui donnait sur la boutique.
— « Eh ! Où vas-tu ? » protesta Skelrog.
Je haussai les épaules.
— « Eh ben… Je m’en vais. C’est que, tonnerre, je venais juste pour voir. Je veux fâcher personne, moi. Je m’en vais et c’est tout. Comme on dit, où y’a de la rage, y’a pas de bon ménage. Ayô. »
À cet instant, la petite de six ans environ, sûrement celle qui s’appelait Mili, tomba de sa chaise dans un fracas et, après avoir tendu le cou et vu qu’elle ne s’était pas fait mal, je profitai de la distraction pour m’éloigner promptement vers la porte de sortie. J’ouvris le verrou.
— « Ashig ! » m’appela Skelrog dans un souffle. « S’il te plaît, attends. »
Je n’attendis pas. Je sortis sans oublier de refermer poliment derrière moi et je m’éloignai presque en courant, craignant que mes frères essaient de me convaincre de faire demi-tour, ce à quoi ils n’allaient pas parvenir de toute manière. J’avais vu toute la famille et ma curiosité était satisfaite pour le moment. Je ne voulais pas rester et attendre que le barbier ou sa dame me mettent eux-mêmes à la porte parce que j’étais un mauvais gwak ou que sais-je. La vérité, c’est que, jusqu’alors, il ne m’était même pas venu à l’idée qu’il soit possible pour moi de vivre avec eux. Pas avant d’avoir vu Skelrog et Samfen se montrer si aimables. Pas avant d’avoir vu tous mes frères et sœurs me regarder avec une curiosité non dissimulée.
Au lieu de retourner à la pension du Beau-Lieu, j’entrai dans le quartier des Chats et avançai en donnant des coups de pied à une pierre tout au long d’une rue, profondément songeur. Puis, finalement, je prononçai à voix haute :
— « Un gwak est un gwak, Mor-eldal. »
Et, ainsi convaincu face à cette grande vérité, je donnai un coup de pied dans la pierre et la perdis de vue dans le noir ; je plongeai les mains dans les poches de mon manteau et continuai à avancer.
Quand j’arrivai à la Place Grise, mes pensées s’étaient tournées vers l’histoire de l’alchimiste et de ses « vacances ». Et si j’allais voir le gnome pour lui demander de faire un effort et de continuer à chercher le remède ?
— « Oui, bien sûr, et il va m’écouter, » murmurai-je avec sarcasme.
S’il refusait, est-ce que j’allais le kidnapper ? Alors je m’imaginai que le gnome, effrayé par une bande de gwaks furieux, nous donnait à tous un poison pour se débarrasser de nous et je le voyais sourire tristement devant nos tombes, en disant : adieu maudite sokwata… Je secouai la tête. Mon imagination était terrifiante.
Et mon sens de l’orientation l’était aussi. Je ralentis d’un coup quand je me rendis compte que je me dirigeais vers le Foyer. Malgré tout, je ne m’arrêtai pas. J’entrai dans la Rue de l’Os et m’enfonçai dans l’impasse. Je levai les yeux sur la porte qui, dans l’obscurité du corridor, était à peine visible. Je tendis la main et effleurai le bois. Je restai là un bon moment et j’étais sur le point de m’écarter et de partir quand, soudain, j’entendis un cri étouffé et la porte s’ouvrit à la volée.
— « J’ai jamais connu de type plus isturbié que toi ! »
Je regardai, les yeux écarquillés, le visage colérique de Sla, clignant des paupières face à la lumière. L’elfe noire passa près de moi avec ses cheveux rouges ébouriffés et souffla, comme pour s’inviter au calme.
— « Ayô, shour. Espérons que t’arriveras à rendre la raison au Chat Noir. Apparemment, il l’a perdue le jour où il a pris ce maudit remède. Je vais de ce pas tordre le cou de cet alchimiste, où qu’il soit. »
— « Sla, tu parles pas sérieusement ! » protesta la voix de Yerris à l’intérieur. Je l’aperçus, assis devant la table, le regard aussi perdu que la fois d’avant.
Sla ne daigna pas répondre. Elle inclina ma casquette en me regardant avec une expression qui semblait vouloir me dire « toi et moi, nous savons que le Chat Noir a une case en moins », et elle partit. Après une hésitation, j’entrai dans la pièce.
— « D-Draen ? » demanda Yerris, inquiet.
Je fermai la porte et demandai :
— « T’es tout seul ? »
Le semi-gnome soupira.
— « J’étais tout seul jusqu’à ce que Sla vienne me gronder. Ces temps-ci, elle arrête pas de me gronder. Ça lui plaît pas que je me sois porté volontaire. »
Je me mordis la lèvre, m’approchai et m’assis à la table. Le feu de la cheminée éclairait toute la pièce.
— « Et Rolg ? »
— « Eh ? Oh, dans sa chambre. Ce vieux va se coucher de plus en plus tôt. »
Je fronçai les sourcils, inquiet, et j’espérai que Rolg n’était pas en train de faire une rechute. Alors, rapidement, je sortis l’harmonica de ma poche et le posai sur la table.
— « C’est pour toi, Chat Noir. »
Yerris arqua les sourcils et tâtonna sur la table jusqu’à ce qu’il trouve l’instrument. Sur son visage, une expression d’incrédulité et de surprise se dessina, puis finalement un grand sourire apparut.
— « J’y crois pas ! C’est un cadeau ? »
Je souris.
— « Oui. Pour que tu t’ennuies pas autant. C’est qu’on dirait que tu passes la journée assis ici sans rien faire. »
Yerris s’esclaffa tout en tournant et retournant l’harmonica entre ses mains.
— « Ça alors. Merci, shour. » Souriant, il porta l’harmonica à ses lèvres et joua une note avant d’écarter lentement l’instrument. « T’es au courant pour l’alchimiste ? »
Je fis une grimace crispée.
— « Au courant de quoi ? »
Yerris hésita.
— « Ouf. Tu vas pas en revenir. Ce fou s’est carapaté de la maison avec une bande d’amis qui le cherchaient. Sla dit qu’il a laissé le remède pour mes yeux dans la maison d’Atuerzo avec un message en disant qu’il n’oubliait pas les sokwatas. C’est pour ça que Sla s’est mis dans cet état, » fit-il en se raclant la gorge. « Elle croit que l’alchimiste se moque de nous et qu’en réalité, il s’est carapaté de la Roche. » Il soupira. « Et Korther dit que oui, oui, qu’il va essayer de parler avec lui s’il le trouve, mais il a ses affaires et disons qu’il nous laisse un peu de côté, tu vois. Ch’sais pas ce qu’il trame avec cette histoire de… »
Il se tut d’un coup et les traits de son visage noir comme la nuit se relâchèrent. Je m’inquiétai.
— « Cette histoire de quoi ? Yerris ? Yerris, tu vas bien ? »
Cependant, le Chat Noir était resté comme paralysé et il ne me répondit pas. Il balança doucement la tête et, moi, je lui secouai l’épaule, de plus en plus effrayé.
— « Yerris ! » m’écriai-je.
Je le secouai plus énergiquement et, enfin, le semi-gnome cligna des yeux et balbutia :
— « Q-quoi ? Qu’est-ce qu’il se passe ? »
Je déglutis.
— « Rien. Il se passe rien. »
— « Shour ? »
Il inspira et expira plusieurs fois, et je crois qu’il comprit ce qu’il venait d’arriver. Avec timidité, je demandai :
— « Ça t’arrive souvent ? »
Le Chat Noir serra l’harmonica avec plus de force. Ses mains tremblaient. Il ne répondit pas : il se contenta de porter l’instrument à ses lèvres et de jouer une paisible mélodie.
Je soupirai et me levai. Je voulais m’en aller, non pas parce que je souhaitais laisser le Chat Noir seul, ça non, mais parce que je ne voulais pas croiser Korther. Et encore moins maintenant que je savais qu’il n’était pas disposé à perdre du temps avec l’affaire de l’alchimiste.
Je me dirigeai vers le feu de la cheminée, ajoutai une bûche et m’agitai, sans oser interrompre Yerris pour lui dire ayô. Finalement, je m’assis de nouveau et, la tête plongée entre mes bras croisés, j’écoutai la mélodie entremêlée avec le crépitement du feu. Le Chat Noir jouait bien. Je ne savais pas où il avait appris à jouer, mais il jouait bien.
Bercé par la musique et caressé par les agréables vagues de chaleur que dégageait le feu, je finis par m’endormir.