Accueil. Moi, Mor-eldal, Tome 2: Le messager d'Estergat
La maison de l’alchimiste n’était pas loin de la frontière avec le quartier des Chats et je ne mis pas longtemps à arriver au Foyer. Je tendis l’oreille, mais la porte était si épaisse qu’on ne pouvait rien entendre à travers. Je frappai et attendis.
Quand la porte s’ouvrit, Abéryl apparut, son cache-nez bleu bien relevé, et ses yeux d’un châtain clair tirant sur le jaune sourirent.
— « Ciel constellé, mais c’est notre héros estropié ! »
Je souris.
— « Ayô, Ab. Je peux entrer ? »
— « Mais naturellement, entre, entre donc. Tu viens pour un petit travail, n’est-ce pas ? Korther m’en a parlé. Tout de suite, il est en pleine réunion d’affaires, mais je vais l’avertir de toute façon. J’adore le déranger. Fais comme chez toi. »
Comme il s’éloignait, passant par la porte du fond et la refermant derrière lui, je m’avançai dans la pièce. Sur la table, il y avait une petite pile de clous et, cherchant une raison pour ne pas les glisser dans ma poche, je me dis : ils ne sont pas à toi, Mor-eldal. En plus, un Daguenoire ne volait pas un autre Daguenoire. Quelle idée !
Détournant les yeux, la curiosité me poussa à m’approcher du fauteuil de Korther. Je touchai le tissu et je remarquai qu’il était rembourré et tout. Après avoir jeté un coup d’œil sur la porte, je m’assis et soupirai, souriant. Il n’était pas mal du tout. Il était même plus confortable que ceux de la maison de Miroki Fal. Je me levai, me rassis et examinai rapidement ma jambe. Mon bandage datait de plusieurs jours déjà. J’étais en train de penser qu’il était temps de l’enlever quand la porte s’ouvrit et je me levai d’un bond. Abéryl me lança un regard blagueur.
— « On se prépare pour devenir kap plus tard, hein ? »
Je rougis et soufflai.
— « Ah, non, pas du tout. Je faisais qu’essayer, c’est tout. »
— « Bien sûr. » Je perçus clairement le coup d’œil qu’il jeta à la pile de clous avant d’ajouter : « Korther veut que tu passes dans son bureau. La réunion est déjà terminée. Vas-y. »
Je le suivis et nous traversâmes deux pièces avant de monter des escaliers et d’arriver dans le dit bureau. Si le reste des pièces était plutôt terne, le bureau était spacieux et bien éclairé, avec toutes sortes de meubles luxueux et un grand tapis qui semblait être brodé de fils d’or. Korther était assis dans son fauteuil, en train d’écrire une lettre avec une énorme plume noire. Il leva les yeux, posa la plume et sourit.
— « Merci, Ab. Bienvenue, galopin. Approche, approche. Comment va ta jambe ? »
— « Guérie, » répondis-je, en m’approchant.
Le kap avait, devant lui, une pile de feuilles, des encriers, des plumes impressionnantes et, dans sa main gauche, une petite pierre mauve ovale.
— « Je m’en réjouis. Comment ça s’est passé avec l’alchimiste ? »
Je pris l’air de qui ne sait pas quoi répondre et ma mine lui arracha un autre sourire. Obéissant à ses gestes, je fis le tour du bureau et il poussa vers moi une petite feuille pleine de signes.
— « Dis-moi, galopin. Tu reconnais ces signes ? »
Je fronçai les sourcils et examinai l’écriture.
— « Pas beaucoup, » dis-je enfin.
Korther arqua un sourcil.
— « Pas beaucoup ? » répéta-t-il.
— « C’est qu’ils ressemblent à ceux que je connais, mais ils sont pas pareils, » expliquai-je.
— « Je comprends, » murmura Korther. « Par curiosité, où est-ce que tu les as appris ? »
Je haussai les épaules et dis :
— « Avec un très vieil homme. »
Korther observa un silence et, chose étrange, voyant que je ne disais rien d’autre, il n’insista pas. Il écarta la feuille avec les signes et s’adossa contre le fauteuil en disant :
— « Écoute, la nuit où tu m’as aidé à voler la Wada, je t’ai entendu parler… une langue étrange. Une langue que j’essaie d’apprendre depuis quelques lunes déjà et qui est plus infernale que l’owram. Tu sais de quoi je parle ? »
J’acquiesçai calmement.
— « Du caeldrique. »
— « Exact, » sourit Korther. « Le caeldrique, la langue de la terre, qui, suite à certaines tueries perpétrées par les Halinasg, a fini par être connu comme le morélique, la langue des morts. » Il fit un vague geste de la main, prenant un air de conteur. « L’hystérie fut telle qu’on brûla des bibliothèques entières pour en finir avec tous les livres écrits en morélique. Dans toute la Grande République, qui s’étendait alors des montagnes des Harpons jusqu’à la Mer Blanche du Levant, on jetait au bûcher les suspects de complicité avec les Halinasg. Aujourd’hui, seuls certains spiritistes qui veulent se donner des airs macabres apprennent le morélique. Et les signes sont encore interdits. Cependant… dans les Souterrains, il se parle toujours. Et, dans les terres de l’ouest, on le considère simplement comme une langue morte, savante et oubliée. Une langue qu’apprennent les érudits. »
Il joua avec sa pierre mauve quelques instants, pensif, et, la portant alors devant mes yeux, il ajouta :
— « Sais-tu ce que c’est ? »
— « Une pierre mauve ? » suggérai-je. Et comme je voyais surgir dans ses yeux reptiliens un éclat moqueur, je rectifiai : « Un diamant ? »
— « Rien à voir avec un diamant : c’est une relique, » répliqua Korther. Il la posa sur la table et joignit les mains, racontant avec un évident plaisir : « Abéryl me l’a apportée la lune dernière. Sais-tu où il l’a trouvée ? Sur une plage des Terres de l’Aveugle. Et incroyablement, cette relique flotte. Alors, ça ne peut pas être de la pierre ordinaire. » Il fit une pause. « J’ai mis un bon moment à découvrir comment activer la relique, mais, maintenant, quand je le fais, j’arrive parfois à entendre des murmures de voix. L’autre jour, j’ai reconnu un mot en caeldrique. Quelque chose comme ilshuay. Cela signifie eau, n’est-ce pas ? »
— « Eau salée, » approuvai-je.
— « Encore mieux, » murmura Korther, observant la pierre avec un intérêt manifeste. « Mon intuition me dit que cette relique a une valeur incalculable. »
Il reprit la pierre et, après avoir pris un air concentré, il leva les yeux et me la tendit :
— « Prends-la. »
J’hésitai, principalement parce que je ne savais pas avec quelle main la prendre, si avec la gauche, dont la peau de sokwata avait une sorte de bouclier anti-énergie, ou avec ma main squelettique qui était indétectable face aux alarmes magiques. Je choisis finalement cette dernière et saisis la pierre. Je sentis une décharge et je tressaillis, mais je ne lâchai pas la relique. Le tracé de celle-ci était si compliqué que je renonçai à le comprendre au bout de quelques secondes.
— « Elle est activée, » dit Korther en se levant. « Ne la lâche pas. Assieds-toi et attends d’entendre les voix. Alors… » Il plaça une feuille blanche et une plume sur l’écritoire et m’invita d’un geste à m’asseoir devant, dans un fauteuil non moins confortable que le sien, en concluant : « Traduis tout ce que tu pourras. »
J’acquiesçai et, pensant de nouveau à ces dix clous par ligne que Yal m’avait recommandé de demander, je m’enquis :
— « Et qu’est-ce que je gagne avec ça ? »
Korther roula les yeux.
— « Écoute-moi, mon garçon. La première des choses, pour un bon sari, c’est de bien s’entendre avec son kap. Réfléchis. Tu ne te rappelles pas avoir reçu plus d’une récompense ces dernières semaines ? »
Je pâlis. Fichtre.
— « Vous voulez parler des repas, du bandage, de la maison et… et du gnome ? Hum, » fis-je avec un raclement de gorge, tandis qu’il acquiesçait calmement. « Bon. C’est rond. Alors, je traduis. »
— « Tu traduis, » approuva Korther, souriant. « Pense que plus tu me rendras de services, plus je t’en rendrai. Et le remède de monsieur Wayam en fait partie. »
Il était un peu prompt à affirmer que le gnome trouverait un vrai remède, pensai-je. Mais j’acquiesçai néanmoins et tournai mon attention vers la pierre mauve. Durant un long moment, nous ne dîmes rien. Je balançais les pieds et examinais la relique ; Korther écrivait une lettre avec une grande plume noire. Quand il termina, il utilisa un sceau avec de la cire noire qui représentait une dague. Il se leva, ouvrit la porte et descendit les escaliers en appelant :
— « Ab ! »
J’entendis des murmures en bas, le bruit d’une porte et, finalement, Korther revint. Il avait l’air de bonne humeur.
— « Toujours rien, hein ? Parfois, des heures peuvent passer. En attendant, peut-être que tu as envie d’un peu de lecture. Yal m’a dit qu’il t’a appris à lire le drionsanais. Voyons, voyons, » dit-il en fouillant sur une de ses étagères. Il en retira un livret vert avec un petit sourire. « Peut-être celui-ci. »
Il me le tendit et je lus le titre à voix haute :
— « Théo-ries sur les… créa-tures infernales. »
J’arquai les sourcils, levai le regard vers Korther et, croisant ses yeux reptiliens violets et attentifs, je déglutis. Je pariai un cinclous qu’il avait choisi ce livre exprès. Je l’ouvris néanmoins et, me recroquevillant dans mon fauteuil confortable, je commençai à lire.
« À toute époque, dans toutes les civilisations, on trouve des légendes et des mythes, des histoires inventées ou inspirées de la réalité, qu’il s’agisse de faits historiques lointains ou déformés par le temps. L’anormal est monstrueux ou divin et, selon les peuples et les races, au cours des siècles, des évènements, traditions et créatures qui étaient autrefois ordinaires sont devenus étranges et d’autres êtres et modes de vie, à l’inverse, ont perduré et se sont normalisés. »
Je continuai à lire sans grande illusion et j’étais déjà en train de passer à la deuxième page quand, soudain, je sentis une vibration et je baissai les yeux sur la pierre. J’entendis un doux éclat de rire et un :
— « Bonjour ! »
Mais je l’entendis si bas que j’eus presque du mal à le comprendre. S’ensuivirent d’autres murmures et je parvins à capter des mots : tranquille, sûr, sentier, oui, oui, fonctionner, endormi, bien, localiser, maladroit, inimaginable et… Korther me saisit brusquement par le bras et me mit la plume dans la main gauche. Je soufflai.
— « Je les entends à peine, » protestai-je.
— « Bon, au moins, tu les entends, c’est déjà quelque chose, » dit le kap. « Écoute-les et écris, galopin. »
J’obéis et, laissant de côté le livre sur les créatures infernales, je m’inclinai sur la table et commençai à retranscrire en drionsanais un mot sur vingt de ceux que je comprenais, ou moins ; c’est que non seulement j’avais des problèmes pour entendre, mais j’en avais aussi pour me rappeler les signes. Comme le disait bien Korther, Yal m’avait appris à lire… pas autant à écrire. En plus, la fréquence avec laquelle Korther se levait et faisait le tour du bureau pour lire par-dessus mon épaule ne m’aidait pas à me concentrer.
Finalement, les murmures se changèrent en susurrements inaudibles et, alors, je jetai un coup d’œil embarrassé à Korther, hésitai et me raclai la gorge.
— « Je… j’entends plus rien, Korther. C’est cassé. »
Le kap leva les yeux au ciel et tendit une main au-dessus du bureau pour récupérer la pierre.
— « Elle s’est désactivée, » expliqua-t-il. « Ça lui arrive au bout d’un moment. C’est normal. »
Je soupirai de soulagement, parce qu’avoir abîmé la relique alors que Korther semblait si enthousiasmé, cela aurait vraiment été une gaffe. Craignant qu’il l’active de nouveau et me demande de continuer, je me levai.
— « Alors, ça y est, n’est-ce pas ? Fichtre, ma main gauche me fait mal comme si un corassier me l’avait écrasée… »
— « C’est bon, galopin, » m’interrompit Korther, l’air mi-exaspéré mi-amusé. « Je ne crois pas que ta feuille pleine de griffonnages me serve à grand-chose, mais… tu peux t’en aller. Reviens demain à huit heures du soir et je te donnerai cinquante clous si tu fais la même chose qu’aujourd’hui. »
Je lui adressai une expression inquisitrice. Cinquante clous pour m’esquinter la main et la patience avec une plume ? Je me mordis la langue, dissimulant mal mon sourire.
— « Ça court, je reviens demain. »
Korther me jeta un regard enjoué et j’étais déjà en train d’ouvrir la porte quand il s’écria :
— « Eh, galopin ! C’est bien que tu acceptes aussi allègrement mon argent mais… fais attention à ne pas accepter l’argent de n’importe qui, hein ? Il y a des profiteurs partout : regarde comme le Fauve Noir a utilisé ses sbires. Quoi qu’en disent les mercenaires, la qualité de l’argent dépend de qui te le donne. » Il sourit. « Décampe, galopin. »
Je lui jetai un dernier coup d’œil curieux et je sortis, fermant la porte. Je descendis les escaliers, méditant ce qu’il m’avait dit. Je savais que les Daguenoires n’accomplissaient pas uniquement des travaux proposés par les kaps : ils se débrouillaient pour gagner leur vie, ils trafiquaient, faisaient de grands vols, de la contrebande, un peu de tout. Et, forcément, ils avaient des rapports avec des gens totalement étrangers à la confrérie. Les esprits savaient pourquoi, à cet instant, Korther avait souhaité me donner un conseil plus qu’évident. Je haussai les épaules et passai dans la pièce d’entrée, où je trouvai Abéryl, les bottes sur la table et la chaise en équilibre, tambourinant d’une main sur son bras, l’air absorbé. Il ne faisait absolument rien. À part penser, peut-être.
— « Je m’en vais, Ab, » fis-je.
— « Ah ! Tu en as mis du temps. Je suppose que cela signifie que tu sais parler la fameuse langue interdite et diabolique. » Ses yeux bleus sourirent et je lui rendis un sourire comique. « Bonne nuit, mon garçon. »
— « Bonne nuit ! »
Je sortis du Foyer avec l’impression de laisser derrière moi deux êtres qui, pour les saïjits normaux, entreraient dans la catégorie des créatures infernales. C’est que j’étais pratiquement certain que Korther était un démon. Et Abéryl… Eh bien, s’il avait été saïjit, comment serait-il entré et sorti de la mine de salbronix sans même ressentir les effets de l’écume vampirique ? Je ne lui avais jamais posé la question… et je ne savais pas si je voulais connaître la réponse.
Comme c’était nuit de fête, le quartier était animé et on entendait des instruments et des gens chanter. J’agitai énergiquement mes deux mains tout en m’engageant dans une ruelle qui descendait. J’avais encore l’impression de sentir de légères décharges dans ma main droite, et l’autre était toute engourdie à cause de la plume. Je n’avais pas tiré grand-chose au clair de tout ce que j’avais entendu à travers cette pierre mauve, mais ce que j’avais compris m’avait laissé interdit. Visiblement, la relique avait une relique sœur quelque part et, à travers celle-ci, deux personnes tentaient des sortilèges pour localiser celle qu’avait Korther. Ils avaient parlé d’énergie bréjique, de monolithes, de canaux auditifs et d’un orbe mauve et, le plus incroyable pour moi, ce fut d’entendre plusieurs fois le nom « Marévor Helith ». Je connaissais ce nom : c’était un vieil ami de mon maître, un des rares nakrus qu’il connaissait en personne. Je me rappelais encore ce que mon maître avait dit de lui, quelque chose comme :
“Pour ce qui est de l’extravagance, il n’a pas son pareil ! C’est un nakrus audacieux : la dernière fois que je l’ai vu, il partait de nouveau vers le ponant avec l’intention de devenir professeur dans une académie de saïjits. C’est un grand magariste. Une fois, il m’a offert une fleur qui ne se fanait pas. Elle a duré presque deux-cents ans. Et sais-tu ce que, moi, je lui ai offert ? Une corne pleine d’eau, pour assouvir sa soif !”
Et il avait éclaté de rire. C’était de l’humour de nakrus. Je dois dire qu’ayant été élevé par l’un d’eux, je le comprenais plus que bien. Je secouai la tête tout en marchant distraitement dans les rues.
— « Marévor Helith, » murmurai-je.
Cela m’intriguait de savoir que, de l’autre côté de cette pierre mauve, il y avait deux mystérieuses personnes qui connaissaient Marévor Helith. Et cela m’emplissait aussi d’émotion, parce que… bon, cela me rappelait que mon maître était encore dans les montagnes, attendant peut-être… peut-être, un os de férilompard qui n’arrivait pas.
Je déglutis et me dis : allons, Mor-eldal, tu crois encore à cette histoire de férilompard ? Il l’a dit pour te chasser, pour que tu ailles voir le monde, les férilompards n’existent pas ! Malgré tout, je n’arrivais pas à le croire. Peut-être qu’ils n’existaient plus maintenant mais… et s’ils avaient existé autrefois ? Alors, sûr qu’il devait encore rester quelque squelette de férilompard quelque part et…
Je secouai la tête, me moquant de moi-même. Dépendant comme je l’étais de la sokwata et avec des amis que je n’abandonnerais pas même pour cent-mille siatos… voulais-je vraiment retourner maintenant dans les montagnes avec mon maître ? Non. Il me manquait tout simplement, c’est tout.
Je croisai une bande bruyante d’ivrognes et, quand je les eus laissés en arrière, je décidai d’enlever mon bandage. Je constatai que la cicatrice se voyait à peine. Comme ça, si quelque connaissance me voyait, elle poserait moins de questions. J’utilisai le tissu en guise de ceinture et, satisfait de mon nouvel accoutrement, j’entrai enfin droit dans le Labyrinthe.
Je me rendis directement au refuge du Vif et constatai que l’impasse était à présent fermée avec une palissade et une porte.
— « Bouffres, » murmurai-je, surpris.
Je m’avançai, je tâtonnai. Je cherchai une ouverture. Il n’y en avait pas. Alors, une voix surgit d’un coin sombre :
— « Gwak ! Tu cherches le Vif ? »
Je perçus un tas au fond du porche d’une maison. Le visage était à moitié dissimulé derrière un chapeau élimé.
— « Tout rond, je le cherche, » admis-je. « Tu sais où il a déménagé ? »
— « Y’a deux jours, y’a eu une dispute avec le voisinage, et les voisins ont décidé de murer l’impasse, » commenta l’homme. « Dommage parce que ce Vif n’est pas un mauvais type. Moi à ta place, j’irais sur la Place Laine, sûr que tu trouves quelqu’un qui sait. Comme on dit, personne ne sait où sont les gwaks, mais, entre tous, les gwaks savent où est tout le monde. »
Je souris.
— « Naturel. Merci. Bonne nuit. »
— « De rien. Au fait, » ajouta-t-il à voix basse. « Je sais pas si tu sais, mais y’a quelqu’un qui te suit. »
Je me raidis et, très légèrement, je tournai la tête de côté. Je ne vis rien, mais je dis tout de même :
— « Bouffres, merci, grand-père. »
— « Grand-père, ta mère, j’ai trente-deux printemps. Allez, passe de bonnes fêtes. »
— « Bonnes fêtes à toi, compère ! » lui répliquai-je, moqueur, et je m’éloignai en beuglant :
Les voisins veulent pas de nous.
Ils n’aiment pas les sans-clous !
Vous chassez les gwaks
C’est-y pas des diables ?
La-ri-lon, la-ri-lan.
On n’est pas des diables :
Vous si ! Scafougnés,
Baise-clous, isturbiés !
Voleurs de maisons,
Un de ces quatre, ma parole,
C’est la rue qu’on nous vole !
J’en profitai pour frapper du poing une porte voisine et je partis en courant. Au bout d’un moment, je me sentis boiter quelque peu et je me mis à marcher, espérant que celui qui me suivait, qui qu’il soit, m’aurait perdu de vue.
Avant de me rendre sur la Place Laine, je décidai de passer par Le Tiroir. Je n’avais pas un clou pour me payer à manger, mais j’avais des informations. Je pouvais toujours lancer quelque phrase prometteuse, convaincre Sham de m’offrir le dîner et leur dire quelque chose du style : les Ojisaires sont partis et ils ne reviendront pas. Avec un air mystérieux et une belle histoire à raconter, sûr que quelqu’un s’apitoyait et acceptait de me payer un repas. En chemin vers la taverne, je fabriquai une histoire dans laquelle les Ojisaires avaient été attaqués par les Esprits de la Vengeance en personne et ils étaient partis à toutes jambes. J’étais encore en train de peaufiner les derniers détails quand je poussai la porte et lançai :
— « Ayô, ayô ! Un repas pour le barde qui meurt de faim et qui a une histoire passionnante à raconter sur les Ojisaires ! Comment ça va, Sham ? »
Je m’étais avancé rapidement et assis sur un tabouret au comptoir, et le tavernier m’adressa un sourire forcé.
— « Ayô, barde. Euh… Tu ne vas pas encore nous raconter des histoires farfelues sur euh… les Oysaliaires ? »
Je fronçai les sourcils et ce n’est qu’alors que je perçus l’étrange silence qui régnait dans la taverne. Les habitués murmuraient entre eux et mangeaient, détournant le regard de… Je tournai la tête et me trouvai face à face avec un géant chauve et couvert de tatouages. Il était accompagné d’un homme barbu avec un bandeau violet qui retenait une impressionnante tignasse de tresses et d’une jeune femme aux cheveux bleus enveloppée dans une longue cape noire. Tous trois portaient des épées. Des gardes ? Ils n’en avaient pas l’air. On aurait plutôt dit des mercenaires, des tueurs, des sicaires… Et ce n’étaient pas des habitués du Tiroir. Je les regardai, interloqué.
— « Gamin. Tu sais quelque chose sur les Ojisaires ? »
C’est la femme aux cheveux bleus qui avait parlé, d’une voix à la fois douce et pressante. Je déglutis et émis un son étranglé avant de dire :
— « Ojisaires ? J’ai dit Ojisaires ? Moi, ch’parlais des… »
Je jetai un regard au tavernier et celui-ci me vint aimablement en aide :
— « Oysaliaires. »
— « C’est ça. Moi, je parlais des Oysaliaires, » affirmai-je. « Les Oysaliaires des Esprits, qu’ils soient bénis en ce jour pour l’automne, les raisins, le vin, et leurs mères et tous leurs ancêtres. Les Ojisaires ! » exclamai-je avec indignation. « Les Ojisaires, qu’ils aillent à la grotte du dragon voir s’il leur réchauffe les mollets ! »
Les habitués éclatèrent de rire et je profitai de cet instant où l’atmosphère se détendait pour redemander à Sham le dîner en lui disant sur un ton de grippe-clous :
— « Si ça te dérange pas, mets-le sur mon compte ; j’ai pas d’argent sur moi ce soir, mais demain j’en aurai à coup sûr. »
Sham grimaça et me posa tout de même une assiette pleine de bouillie de gruau devant moi.
— « C’est bien parce que c’est toi, barde ; ça, je ne le fais qu’avec les bons clients. »
— « Ben justement ! » souris-je en prenant la cuillère. « Merci, Sham. »
Et je commençai à engloutir la bouillie et à mastiquer mon petit pain comme si je n’avais pas mangé depuis des jours, ce qui à l’évidence n’était pas le cas : l’alchimiste pouvait peut-être me faire mourir de peur, mais pas de faim.
Malgré tout, mon dîner fut un peu gâté par la présence des mercenaires étrangers. Je m’interrompis quand j’entendis le barbu se racler la gorge. Il lança pour toute la taverne :
— « Nous serions reconnaissants envers quiconque nous communiquerait où se trouve le Fauve Noir. Si vous avez des informations sur lui, venez aux Ballerines et vous recevrez vingt siatos. »
La majorité fit la sourde oreille. Seul Sham se pencha sur le comptoir et dit d’une voix toutefois assez audible :
— « Désolé, monsieur, mais je ne crois pas que ces gens en sachent plus que moi sur le Fauve Noir. C’était le kap d’une des nombreuses bandes du Labyrinthe. Il a mal fini, apparemment, mais je n’ai aucune idée de ce qui s’est passé. Sincèrement. »
Qu’il soit sincère ou pas, peu m’importait. La seule chose qui me dérangeait, c’était le regard intense que la femme aux cheveux bleus posait sur moi. Elle semblait lire dans mes pensées.
Le barbu adressa une moue sceptique au tavernier et marmonna entre ses dents :
— « Sortons de cet antre. »
Le géant aux tatouages vida son broc d’un trait, celle aux cheveux bleus détourna ses yeux de moi, jeta un dernier coup d’œil sur la taverne et, sans altérer son visage impénétrable, acquiesça. Dès que tous trois sortirent, la taverne se ranima et des éclats de rire retentirent.
— « Tu nous as fait une de ces entrées, barde ! » lança le vieux Fieronilles. « Nous qui attendions que ces types bizarres s’en aillent et, toi, tu débarques en parlant des Ojisaires. »
— « Oysaliaires, Oysaliaires ! » le corrigeai-je en me grattant la tête. « Ils voulaient quoi, ces types ? »
— « Tu l’as bien entendu, » dit Sham, en s’appuyant sur le comptoir avec un torchon et un verre. « Ils cherchaient des informations sur le Fauve Noir. Plus d’un le recherche. Apparemment, il y a un grippe-clous qui souhaite le localiser parce que ce sacré malin serait parti avec une fortune qui appartenait au grippe-clous. C’est ce que racontent les mauvaises langues. Va savoir où ce truand a bien pu passer maintenant ! Ce qui est clair, c’est que, moi, je ne le chercherais pas à Estergat. Il peut très bien être parti à Doaria ou à Azach. Là où la bourrasque ne l’atteigne pas, tu vois ce que je veux dire. »
— « Qu’il se pende direct s’il est assez isturbié pour être resté en Arkolda, » souffla Yarras, le ruffian de la Blanche. Et, avec désinvolture, il laissa les cartes sur la table en se tournant vers moi. « Alors, barde. Tu disais que tu avais une histoire passionnante à nous raconter ? »
— « Oh… » Je fis une moue et lançai à tous un regard prudent. « Ben… à vrai dire, des histoires, ch’peux vous en raconter beaucoup mais, en fait, aucune vraiment… précise sur les Oysaliaires. Disons que je cherchais surtout un public pour remplir mon assiette, » avouai-je très franchement.
Ma réponse fut accueillie par des sourires et des exclamations appréciatives du style « voyez donc le filou ! », « pas bête ! » et le vieux Fieronilles assura :
— « Ça ne fait rien ! De toute façon, les Ojisaires n’existent pas plus que les Oysaliaires maintenant. Pour moi, c’est comme s’ils s’étaient changés en crapauds. »
Plusieurs approuvèrent bruyamment et, voyant que l’intérêt pour les Ojisaires et pour moi se dissipait, je repoussai l’assiette vide vers Sham, me laissai glisser du tabouret et lançai au tavernier :
— « J’oublie pas que je t’en dois une, Sham. »
— « Et moi, encore moins, » me répliqua-t-il avec un petit sourire. « Dors bien ! »
— « Toi aussi ! » dis-je et je sortis de là en lançant : « Ayô à tous ! »
Dès que je refermai la porte, je tournai la tête à gauche, à droite… Je pâlis et regardai de nouveau à gauche. Là se tenaient les étrangers, au bout de la rue. Et ils n’étaient pas trois. Ils étaient cinq. Et tous étaient armés. Bonne mère…
En voyant que l’un d’eux faisait un pas vers moi, je pris mes jambes à mon cou en sens inverse.
— « Attends, gamin ! »
Je n’écoutai pas. Je tournai au coin de la rue et dévalai des escaliers en courant aussi vite que me le permettait mon exaspérante jambe boiteuse. J’étais en train de penser que les étrangers ne me poursuivaient pas quand, soudain, quelqu’un me saisit brutalement par le bras et m’accula promptement contre le mur. Je criai et mon attaquant me grogna à l’oreille :
— « Ferme-la ou je te tue. »
Je la fermai et je me préparais déjà à lancer une décharge mortique quand je reconnus sa voix et la terreur m’envahit. C’était Warok. Si seulement je pouvais le toucher avec ma main droite… Je me débattis et il me donna un coup de coude dans les côtes. Quand j’entendis les grognements, je demeurai immobile comme une statue. Les chiens, compris-je, horrifié. Warok était avec Adoya. Adoya et ses sept chiens. Je laissai échapper un glapissement atterré et j’entendis le petit rire de Warok.
— « Écoute, ordure immonde. Je vais te faire avaler un poison mortel qui te tuera en quelques minutes si je te donne pas l’antidote. Mais, si tu me dis où sont mon frère et le Chat Noir, je te donnerai l’antidote. Seulement si tu me dis où ils sont, compris ? » Il me cogna de nouveau contre le mur et je sentis la roche dure contre ma joue. « Je sais que t’es ami avec Manras. Il nous a trahis à cause de toi. Parle ou je t’arrache les yeux et les entrailles avant de te tuer. »
C’est ça, ouais, je vais peut-être gober que tu vas me donner cet antidote, pensai-je ironiquement. Tout fut très rapide. D’abord, Warok m’asphyxia avec je ne sais quel produit. Hébété, je luttai pour aspirer de l’air mais à peine j’ouvris la bouche qu’il me mit un flacon entre les dents. Une bonne partie de ce qu’il versa se perdit, mais je dus avaler le reste bien malgré moi. Et voilà. Le poison mortel était dans mon corps. J’étais déjà, pour ainsi dire, mort. Une sorte de gravité vindicative et démente s’empara de moi. Qu’importait à présent ce que je pouvais faire ?
Je lançai un sortilège harmonique de lumière intense et, profitant de la surprise, je réussis à me libérer suffisamment pour saisir Warok par le bras et lui envoyer une décharge mortique. L’elfe noir s’écroula d’un coup. Je vis le flacon glisser de sa main, le ramassai avec une rage folle et versai ce qui restait de poison dans le gosier de Warok en criant :
— « Assassin ! »
— « Ça suffit ! » vociféra Adoya.
Je levai brusquement la tête et vis les sept molosses rôder, perplexes, attendant que leur maître les rejoigne. Ma folie flancha une seconde. Et je partis en courant. Ce fut une erreur. Les chiens, me voyant bouger, se jetèrent sur moi en aboyant bruyamment. J’ignorais ce qui valait mieux : mourir dévoré par les chiens ou mourir empoisonné. En tout cas, j’espérais que, s’ils me dévoraient, au moins, le poison les tuerait eux aussi.
Je tombai sur le sol au milieu de la meute et je sentis des dents m’attraper les bras et les jambes. Je criai, lançai des harmonies au hasard, et j’émis même des sons harmoniques, je crois, mais j’étais probablement le seul à les entendre. Finalement, je cessai de bouger parce que, plus je m’agitai, plus j’avais mal. Les chiens se contentaient de mordre pour m’empêcher de partir, mais, moi, sur le moment, la seule chose que je comprenais, c’est qu’ils allaient me dévorer vivant et j’aspirais des bouffées d’air avec l’impression d’étouffer et la tête chamboulée par l’horreur. Je compris à cet instant pourquoi certains affirmaient que la mort subite était une bénédiction.
Alors, j’entendis une voix à la fois puissante et lointaine :
— « Dis-leur de le lâcher ! »
Je n’entendis pas ce que dit Adoya, mais en tout cas les chiens me lâchèrent l’un après l’autre. Le problème, c’était que je ne voyais rien. Bon, si, je voyais des troncs. Et je voyais une pente avec de l’herbe et un soleil merveilleux. Mais je ne voyais pas ce que j’étais censé voir dans une ruelle du Labyrinthe. Et tout en pensant cela, je me disais, mais de quelle ruelle parles-tu donc, Mor-eldal ? Tu es dans la vallée, tu ne la vois pas ?
Oui, je la voyais. Et je voyais aussi les écureuils. Et mon maître. Il était là ! Sa silhouette squelettique, enveloppée dans une cape vert sombre, descendait la pente vers le ruisseau près duquel j’étais allongé.
— « C’est une belle journée, Mor-eldal, » prononça-t-il. « Je parie qu’il y a beaucoup d’écrevisses en aval. Tu vas aller chasser ? »
Je me redressai et acquiesçai.
— « Oui, oui. J’y vais. Tu veux que je te rapporte un lapin ? »
— « Non, mon gars, non. Tu m’en as déjà apporté un il y a quatre jours. Tu ne veux tout de même pas me faire prendre de l’embonpoint ! »
Il éclata de rire et je m’esclaffai moi aussi joyeusement. Quelque chose se coinça dans ma gorge, je toussai… Alors j’entendis un grognement sourd et je me tournai, le cœur emballé. Là, entre les arbustes, je vis apparaître des crocs. C’était un loup. Je criai.
— « Élassar ! »
Je me levai et, sachant que mon maître ne risquait rien, je partis en courant chercher un arbre. Là-bas, il y en avait un, très beau, avec une branche pas trop haute sur laquelle j’avais l’habitude de grimper étant petit…
Cependant, je n’atteignis jamais l’arbre, et ce ne fut pas à cause des loups, mais parce que je butai contre l’air. Un mur d’air extrêmement dur. Je restai tout étourdi et j’entendis une voix dire :
— « Il est devenu fou. »
— « Dis tout de suite ce qu’il y avait dans ce flacon, abruti ! » s’écria une voix féminine.
Je clignai des paupières, sentis des bras me saisir fermement et vis, comme un éclair, une scène tout à fait déconcertante. J’étais debout, près d’un mur, entouré du barbu et du géant aux tatouages. Celle aux cheveux bleutés était accroupie près du corps inerte de Warok, une dague à la main. Et un caïte roux et une blonde ressemblant étrangement à la Bleutée faisaient face, épées en main, à Adoya et ses sept chiens. Et, visiblement, Adoya avait l’air effrayé.
— « Rien, » répondit-il. « De la drogue, apparemment. Ils devaient sûrement se battre pour elle. C’est tout ce que je sais. Mes chiens ont senti la drogue et ça leur a pas plu… Moi, j’ai rien à voir avec ça. Bonsoir. »
À mon grand étonnement, il fit volte-face et s’en fut avec ses chiens sans plus. Les mercenaires le laissèrent partir.
— « Sac d’os pourris, » cracha mon maître nakrus à mon oreille.
J’acquiesçai avec un rictus de haine. Adoya était un lâche. D’accord, au moins, il n’avait pas ordonné à ses chiens de me dévorer. Mais c’était un lâche et un misérable. Il me traitait de drogué enragé et, en plus, il abandonnait son compagnon à son sort.
La Bleutée rompit le silence d’une voix légèrement tendue.
— « Vous savez quoi ? Je ne veux pas vous alarmer, mais on a un problème. Cet elfe est mort. Je ne sais pas si c’est à cause de la drogue ou d’autre chose… mais il est mort. »
Mort ? Je clignai des yeux sans réussir à comprendre le sens de son affirmation. J’entendis le barbu siffler un juron.
— « Qu’est-ce qu’on fait ? » murmura le caïte.
— « Tu le demandes sérieusement ? On fiche le camp, » répondit énergiquement le barbu. « Sarpas, prends le gamin. »
— « On l’emmène ? » s’étonna la Blonde. « Il a l’air si hébété que je ne crois pas qu’il nous serve à grand-chose. »
— « Il se requinquera, » assura le barbu. « Zoria. Allez. Celui-là, tu ne vas pas le ressusciter. »
— « Je n’avais pas l’intention de le faire, » répliqua la Bleutée en se levant. « C’est clair que c’est ce type qui a attaqué le garçon le premier et pas le contraire. Fichons le camp d’ici tout de suite, » ajouta-t-elle.
Toute cette conversation ne fut, pour moi, rien d’autre que de simples bourdonnements confus que mon esprit saisissait à peine. C’est que la scène de la ruelle me semblait très, très lointaine. Mes yeux voyaient avec bien plus de clarté mes amis écureuils escalader rapidement un tronc ; et le splendide ciel bleu de la vallée ; et mon maître nakrus, qui grimpait tranquillement la côte vers la Grotte, peut-être pour prendre un de ses livres et s’asseoir sur son coffre ou à l’entrée, pour profiter du bel après-midi…
Je sentis à peine ce géant dénommé Sarpas me soulever dans ses bras et m’éloigner… je ne sais pas trop de quoi, au juste.