Accueil. Moi, Mor-eldal, Tome 1: Le voleur nécromant
La musique de l’harmonica flottait dans l’air chaud de l’après-midi d’été, tranquille et sereine. À plat ventre sur la terre sèche, dans un coin d’une place des Chats, j’écoutais la musique tandis qu’une agréable torpeur m’envahissait petit à petit. Lorsque Yerris sortait l’harmonica, je soupirais de soulagement, car cela signifiait que, durant un moment, il allait cesser de parler. Il faut dire que son verbiage était impressionnant, il ne savait pas se taire. Au début, je l’écoutais et, s’il me laissait une seconde pour placer un mot, je disais « ah » ou « bien sûr » ou « oui, oui », mais au bout d’un moment, si son bavardage n’était pas particulièrement intéressant, je finissais par lui adresser une mine saturée, je regardais ailleurs et ses paroles devenaient pour moi un bourdonnement d’abeilles. Cela ne semblait pas le déranger et, un jour où je lui avais dit qu’il était plus bavard que les tourterelles le matin, il m’avait répliqué, moqueur : j’vais tout de même pas me faire battre par les tourterelles, shour. Et il continuait à parler encore et encore. Il parlait de tout, de musiciens renommés, d’histoires advenues dans le quartier des Chats, de choses qu’on lui avait racontées çà et là sur tel voleur ou tel patron… Le semi-gnome était un torrent d’informations. Heureusement, avec le temps, de même que Slaryn, j’avais appris à reconnaître ses différents tons et à savoir quand il était important de l’écouter et quand on pouvait se détendre un peu.
Je bâillai… et un cri rompit soudain la sérénité de l’après-midi.
— « Yerriiis ! »
Surpris en plein bâillement, je levai la tête, clignant des paupières à cause de la lumière, et je vis une silhouette affolée apparaître en courant sur la place, ses longs cheveux rouges détachés. C’était Slaryn. Cela faisait une semaine que je ne la voyais pas, car sa mère venait de sortir de prison et l’avait emmenée de retour chez elle.
— « Yerris, » répéta l’elfe noire, s’arrêtant à côté de nous, haletante. « Je te trouve enfin. »
— « Slaryn ? » fit Yerris, perplexe, écartant l’harmonica. « Qu’est-ce qu’il se passe ? »
— « C’est Korther, » expliqua Slaryn. « Il dit que tu ailles le voir immédiatement, il a un travail pour toi. »
La mine de Yerris s’allongea comme si on lui avait dit qu’on l’avait condamné aux travaux forcés.
— « Une seconde, » dit le semi-gnome. « C’est quoi cette histoire ? Korther ne m’a jamais donné aucun travail. Normalement, c’est Alvon qui… »
— « C’est justement de lui qu’il s’agit, » murmura Slaryn, en s’accroupissant. « Ton mentor est derrière les barreaux. »
Je me redressai d’un coup, ahuri, tandis que Yerris, pour la première fois depuis que je le connaissais, bégayait :
— « Al-Alvon ? Impossible. Al, derrière les barreaux ? Mais Al est le meilleur Daguenoire de… ! »
— « Parle moins fort, espèce d’idiot ! » siffla Slaryn. Elle jeta un coup d’œil à un groupe d’enfants qui flânait un peu plus loin et elle reprit à voix basse : « Il est à la maison d’arrêt de Menshaldra, et ils lui ont fichu une sacrée amende parce qu’ils l’ont pris avec une magara interdite. Et apparemment, il peut pas la payer. »
Le semi-gnome grogna quelque chose d’incompréhensible.
— « Yerris ! » s’impatienta Slaryn. « Korther t’expliquera. Bouge-toi, vas-y. Tu vas quand même pas laisser tomber ton mentor ? »
Yerris fit une moue.
— « Bien sûr que non, » protesta-t-il. « Mais, quelle idée, se laisser capturer par les mouches, lui, le voleur de la Perle d’Aodance, lui qui a parcouru la moitié du monde dans sa jeunesse et n’arrête pas de le répéter. Et maintenant, il se trouve qu’il peut pas payer une amende ! Cette manie de s’habiller comme un excentrique lui a joué un mauvais tour, à coup sûr ; moi, je l’avais prévenu : jamais, Al, jamais un vieux Chat ne devrait s’habiller comme un bouffon, prends garde que l’habit ne déteigne sur l’âme et, lui, il m’écoutait même pas ! Il m’écoute jamais, il est… »
— « Arrête donc de parler et vas-y ! » le coupa Slaryn.
Parfois Slaryn prenait un ton autoritaire qui aurait fait vaciller un mercenaire aguerri. Le semi-gnome et moi échangeâmes un regard, et il se leva à contrecœur.
— « Il est au Foyer ? »
— « Tout juste, » approuva Slaryn.
Le Foyer était plus ou moins comme le quartier général de la confrérie. C’était un peu au-delà de la Place Grise, d’après Yerris. Moi, je n’y étais jamais entré, mais mon compagnon disait qu’il valait mieux pour moi ne jamais avoir à y mettre les pieds parce que, d’après lui, chaque fois qu’on y entrait, on en ressortait vieilli, avec plus de responsabilités et plus de préoccupations.
Comme de mauvais gré, Yerris fit un pas… et s’arrêta, regardant Slaryn avec curiosité.
— « Et, toi, qu’est-ce que tu faisais au Foyer ? »
L’elfe noire souffla.
— « Des histoires de ma mère. Allez, vas-y, sinon Korther va te tirer les oreilles. »
Yerris roula les yeux.
— « Qu’il essaie seulement. » Et il m’adressa un sourire. « Sois sage, shour. Sla, est-ce que tu sais que, ce midi, ce chançard a trouvé une pièce de dix clous par terre, là-bas sur l’Esplanade ? Comme je te le dis. On a partagé un plat de riz chaud aux Ballerines et tu sais pas comme ça nous a fait du bien ! Un régal ! Et… »
— « Yerris ! » s’exclama Slaryn, impatiente.
— « Wow, j’y vais, princesse, mais me bouscule pas. T’es pire que Al. Tu ferais un bon kap Daguenoire, tu sais ? Tu nous ferais filer aussi droit qu’un bâton de commandement, » se moqua le semi-gnome. Il leva une main apaisante face au regard exaspéré de Sla, plaça l’harmonica entre ses lèvres et sortit de la place d’une démarche zigzagante, en jouant de son instrument.
J’entendis clairement le soupir de Slaryn.
— « Un de ces jours, Alvon va lui tordre le cou. À moins que je le fasse avant. Dis-moi, Draen. Tu vas rentrer à la Tanière, n’est-ce pas ? »
— « Oui, oui, » dis-je.
— « Bon, eh ben vas-y. Moi, je rentre chez moi, » déclara-t-elle.
Elle allait s’éloigner quand je me levai d’un bond et lançai :
— « Combien d’argent ils demandent, les mouches ? »
Slaryn eut un sourire ironique.
— « Trente siatos. Une belle somme, hein ? »
Je me grattai la tête, inquiet.
— « Et Yerris va les voler ? »
— « Ch’crois pas. Si je devais parier, je dirais que Korther a un travail en vue et il enverra Yerris payer les trente si en échange Alvon fait ce qu’il lui dit… Notre kap est très pragmatique, » fit-elle avec un sourire. « Ayô, le môme. »
Elle me donna une tape amicale sur la casquette et s’éloigna d’une démarche rapide. Je la vis disparaître en direction de l’Avenue de Tarmil et je mordillai ma joue, pensif, tout en remettant ma casquette en place. Trente siatos, ou dorés comme on disait dans le quartier des Chats… C’était une énormité. J’espérais que Sla avait raison et que Korther était prêt à payer et à sortir Alvon du cachot. Je n’avais jamais vu le mentor de Yerris, mais après avoir tant entendu mon compagnon parler de lui et de ses exploits et excentricités, j’avais presque l’impression de le connaître et, sachant qu’il se trouvait à Menshaldra, si près, j’étais exalté à l’idée de pouvoir enfin voir en chair et en os ce personnage asocial et mystérieux. Durant ces trois lunes, il avait été absent, parti faire qui sait quoi, voler ou découvrir des trésors… Comme Rolg aurait dit, même les Esprits ne pouvaient pas savoir ce que faisaient les Daguenoires quand ils déambulaient dans la nature. Comme me l’avait bien expliqué Yerris, les Daguenoires étaient une confrérie assez libre. Quoiqu’elle ait des kaps dans de nombreuses villes importantes de Prospaterre, ses membres travaillaient souvent indépendamment les uns des autres et, comme confrères, ils s’engageaient uniquement à aider et maintenir sur pied la confrérie en lui donnant une partie de leurs gains et, de temps en temps, en cherchant de nouvelles recrues.
Je pris la direction de la Tanière et remontai la rue en trottant. Mais à mi-chemin, je changeai d’idée et fis demi-tour. Il restait encore quelques heures avant que la nuit ne tombe et, en plus, cet après-midi, je n’aurais pas de leçon parce que Yal était en pleine époque d’examens, il étudiait plus dur qu’un mage, disait-il, et il ne pouvait pas se déconcentrer parce que s’il échouait, hop, adieu diplôme. Moi, je ne comprenais pas très bien pourquoi il accordait autant d’importance à ce diplôme, mais ce que je savais, c’est que ses leçons tranquilles et amicales me manquaient. La pensée de ne plus en avoir pendant une demi-lune m’attristait, même si je ne restais pas inoccupé pour autant. Pendant la journée, je suivais Yerris partout et, quand le semi-gnome me laissait à la Tanière pour s’occuper « d’affaires personnelles », le vieux Rolg trouvait toujours quelque tâche à me donner, comme d’aller chercher de l’eau au puits, laver ceci, aller remettre une lettre à je ne sais qui. La nuit, je dormais si profondément qu’une cloche aurait bien pu sonner au-dessus de ma tête, je ne l’aurais pas entendue.
Fuyant donc les tâches de Rolg, je descendis la côte et passai par des rues boueuses, je zigzaguai pour contourner quelques passants et évitai deux dames qui se jetaient des insultes à la figure avec une telle vivacité qu’elles rappelaient ces acteurs du Théâtre de l’Héritière où Yerris m’avait emmené un après-midi.
J’arrivai enfin devant un escalier étroit, je m’arrêtai, jetai un coup d’œil alentour et, sans plus hésiter, je commençai à descendre. Yerris m’avait déjà parlé du Labyrinthe. Il disait que c’était un véritable royaume dans la ville, qu’il y avait des rues qui passaient au-dessus des maisons et des maisons au-dessus des rues, que c’était, disons, un chaos, un prodige de la nature saïjit, une jungle pleine de mystères, qu’il y avait des tas de gens et que passer ne serait-ce qu’une ou deux heures dans cet antre faisait déjà de toi un Chat pour toute la vie. Et comme je voulais vérifier si c’était vrai et comme mon maître nakrus m’avait dit que, pour apprendre à vivre, il fallait du courage et de la bravoure, je laissai de côté les avertissements de Yal et pénétrai dans ce monde avec la discrétion d’un chat et la curiosité d’un loupiot.
Les rues étaient encore plus étroites que celles du reste du quartier des Chats, beaucoup ressemblaient à de simples corridors sur lesquels flottait un océan de linge suspendu et d’où l’on parvenait à peine à voir le ciel. Je croisai un elfe qui marchait les mains dans les poches, avec un énorme manteau et un chapeau à larges bords cachant presque tout son visage. Puis je vis une toute petite fille assise sur le seuil d’une maison, elle me regarda avec de très grands yeux bleus, et je souris, ébouriffant ses cheveux en passant.
— « Ayô, la p’tiote, » lui dis-je.
Et je continuai à avancer d’un pas léger. Je montai et descendis des escaliers, traversai des ponts sur des ruelles et, en chemin, je croisai des saïjits de toutes sortes et de toutes races, vieux et enfants, en haillons ou bien habillés… Il y avait de tout.
Je passais par une ruelle un peu moins étroite lorsque, soudain, une porte s’ouvrit, et un ivrogne sortit en chantant et s’éloigna, laissant la porte ouverte. Un carré blanc était dessiné sur celle-ci. Et à l’intérieur, il y avait des tables bruyantes et un comptoir sur la gauche tenu par un elfe noir costaud et souriant. Une taverne ! En entendant un tonnerre d’éclats de rire, je m’approchai, curieux, et j’allais entrer quand une main me saisit le bras et je me retournai pour faire face à un jeune elfe noir aux yeux verts bien plus grand que moi. Je le reconnus immédiatement : je l’avais vu quelques fois parler avec Yerris.
— « Warok ! » fis-je, surpris.
— « Je te conseille pas d’entrer là-dedans, shour, » me dit calmement l’elfe noir. « Le Tiroir, c’est pas un endroit pour les saints innocents. »
Il parlait sur un ton railleur, et je lui adressai une moue hardie.
— « J’ai rien d’un saint innocent, » lui répliquai-je.
Warok esquissa un sourire tordu.
— « C’est Yerris qui t’envoie ? »
Je haussai les épaules et dis :
— « Non. Pourquoi ? »
Warok grimaça.
— « Tu sais où il est ? » Je fis non de la tête, et je l’entendis marmonner : « Va savoir ce qu’il trame, celui-là, maintenant. Eh, shour, » reprit-il à voix haute. « Si tu le vois, dis-lui de passer par mon refuge et dis-lui que je vais lui donner sa part, tu lui diras ? »
— « Naturel, » dis-je.
Il sourit, me donna une tape sur l’épaule et il allait s’éloigner quand je lui demandai :
— « Il est où, ton refuge ? »
Warok arqua un sourcil et secoua la tête.
— « Ça, c’est le genre de choses qu’on dit ni à voix haute ni aux inconnus. » Je pris un air insulté, et ses yeux sourirent. « Mais peut-être qu’à toi je peux te le montrer. Viens. »
Enthousiasmé, je lui dis :
— « Merci ! »
Et je le suivis avec entrain dans les ruelles.
— « Pourquoi Yerris dit que le Labyrinthe est merveilleux ? » demandai-je.
Warok souffla.
— « Il dit ça ? Eh ben… Je suppose que c’est parce que le Chat Noir est un fieffé Chat et, en plus, c’est un musicien, » plaisanta-t-il.
Je penchai la tête de côté, réfléchissant, et après un silence je demandai :
— « Et pourquoi d’autres disent que c’est dangereux ? »
— « Hum. Parce que ça l’est, mais pas tant que ça si tu sais comment te protéger, » assura l’elfe noir. D’un mouvement agile, il sortit un poignard et me le montra de plus près. Il sourit. « Et il ne s’effraie même pas, le gamin… Eh ben tu devrais, tu sais ? » reprit-il en rangeant l’arme. « Seuls les prudents survivent dans le Labyrinthe. C’est pour ça que je te dirai seulement que mon refuge se trouve près d’ici, à quelques mètres. Si tu le trouves, je te donne un clou. »
Tiens donc, un défi ? Je tournai sur moi-même, levai les yeux vers le haut et indiquai un trou entre une terrasse et une maison.
— « Là ? »
Warok me regarda avec une moue contrariée.
— « Et du premier coup, » murmura-t-il. Il me lança la pièce d’un clou, et je la ramassai avec un grand sourire. Il roula les yeux. « Ne crois pas tout ce que disent les Chats, shour. Mon refuge, il est pas là. Et maintenant retourne au tien parce que, si la nuit te surprend ici, tu pourrais bien te transformer en esprit. »
Avant de s’éloigner, il me poussa la tête et, déçu, je le regardai disparaître à un coin de rue. Après quelques instants d’indécision, je le suivis silencieusement. À un moment, il se retourna et je dus m’accroupir d’un coup. Je réussis même à lancer un sortilège d’ombres harmoniques pour perfectionner ma cachette : Yal disait que je me débrouillais bien. Mais il faut dire que je savais déjà beaucoup de choses sur le jaïpu ; je crois même que j’en savais davantage que lui.
Caché comme j’étais, je vis l’elfe noir passer par-dessous une grille et je le suivis pour le voir alors se glisser à travers la brèche d’une palissade et…
— « Tiens tiens, » fit Warok. Je m’arrêtai net. « T’as l’air d’avoir couru comme un démon, shour. »
Je poussai un soupir silencieux de soulagement en voyant qu’il ne m’avait pas découvert et je m’approchai de la palissade.
— « De mauvaises nouvelles, pas vrai ? » reprit Warok.
Un souffle lui répondit, puis un :
— « J’ai besoin que tu m’aides. »
J’écarquillai les yeux en reconnaissant la voix. Yerris ? Sa voix vibrait d’un ton si craintif et suppliant que je me convainquis que je me trompais.
— « Ça fait trois lunes que je t’aide, tu te rappelles ? » répliqua Warok. « Qu’est-ce que tu veux maintenant ? Des dorés ? Si tu penses que je vais te les donner juste pour tes beaux yeux de gnome… »
— « C’est pas ça, » le coupa l’autre. C’était bien Yerris, me dis-je. « C’est… Korther. J’ai été le voir, y’a deux heures. »
— « Très intelligent de ta part, » se moqua Warok. « Tu disais pas qu’il te soupçonnait ? »
— « Je l’aurais pas juré avant… mais maintenant oui, » soupira Yerris.
— « Idiot. Pourquoi diable t’as été le voir ? » interrogea Warok sur un ton brusque.
— « Démons, et qu’est-ce que j’en sais, je voulais pas, » assura Yerris. « C’est une de ses combines. Il m’a fait savoir que mon mentor était au cachot. Et c’était vrai. Mais Korther avait déjà envoyé quelqu’un payer l’amende. Il voulait me parler seul à seul. Il m’a dit… que, s’il apprend que j’ai des rapports avec la pègre du Labyrinthe, il me vire. »
— « Alors tu lui as tout raconté ? » s’indigna Warok.
— « Non, bien sûr que non ! » protesta Yerris. « Il a ses propres informateurs, Warok. Et de toute façon, qu’est-ce que je vais lui raconter ? Moi, ch’sais rien sur le Fauve Noir. Et je préfère ne jamais rien en savoir. S’il te plaît, Warok. Tu dois m’aider. Je veux… arrêter tout ça. J’ai jamais voulu être un espion et encore moins voler pour… pour lui. Ch’suis pas un traître. Dis au Fauve Noir que je renonce à son argent. J’en veux pas, dis-le lui, Warok… »
— « Incroyable, » murmura Warok sur un ton méprisant. « Yerris le Chat Noir feule et fuit comme un lâche. Tu sais ? Le Fauve Noir déteste les lâches. Rappelle-toi que, si tu t’es fait Daguenoire, c’est pas grâce à toi. C’est grâce à nous. Maintenant que t’es un petit voleur magicien accompli, tu crois que t’as le droit de l’ouvrir, mais ça ne t’apportera que des problèmes, tu m’entends ? Que tu le veuilles ou non, tu vas devoir le lui expliquer en face. »
— « Non, non, s’il te plaît, Warok, ne me fais pas ça, » haleta Yerris. Mon cœur battait de plus en plus vite. Quelque chose de grave était en train de se passer. Quelque chose qui ne me disait rien de bon. « S’il te plaît, » répéta Yerris. « Je jure que je parlerai pas, je dirai rien sur toi ni sur les autres Ojisaires. Je suis même prêt à jurer que je quitterai les Daguenoires si le Fauve Noir me le demande. Mais je ne trahirai plus Korther. Tu dois me comprendre, s’il me surprend à travailler pour le Fauve Noir, ch’suis mort. »
Soudain, j’entendis un bruit derrière moi et je me retournai, juste à temps pour voir, horrifié, une poigne m’attraper par le cou. Je criai. Une autre main essaya de me bâillonner, et je mordis, donnai des coups de pied jusqu’à ce que des bras me soulèvent et me cognent contre un mur.
— « Bouge pas ! » beugla mon attaquant.
Je reçus une claque et, étouffant mes instincts de petit montagnard, je me retins de me défendre par des décharges mortiques et je restai immobile. Les yeux bleus de mon attaquant m’observaient, mécontents. C’était un caïte blond assez jeune.
J’entendis Warok soupirer.
— « Il nous manquait plus que ça… Tif ! Fais-le passer. »
Me poussant sans un mot, le dénommé Tif me fit passer de l’autre côté de la palissade, et je chancelai, le cœur battant la chamade. Jamais aucun saïjit ne m’avait encore frappé, et je venais de constater que cela faisait mal, autant physiquement que moralement. Le refuge de Warok se réduisait à une petite cour boueuse avec une sorte d’auvent et un coin rocheux avec des paillasses.
— « Que bouffres fais-tu ici, shour ? » me lança Yerris, incrédule.
Il venait de se lever d’une des paillasses. Je me précipitai vers lui en criant :
— « Yerris ! »
Je ne dis pas un mot de plus et m’agrippai à lui avec force, voulant oublier Tif et Warok. Maintenant, je ne le trouvais plus sympathique, plutôt tout le contraire.
— « Calme, shour, » me murmura le semi-gnome. « Ils vont pas te faire de mal. »
— « Tu supposes beaucoup, » répliqua Warok, un sourire torve aux lèvres. « Le morveux aussi est un Daguenoire, n’est-ce pas ? Il nous a écoutés. Et il sait à quelle bande on appartient. C’est un danger ambulant. »
Je le regardai terrifié sortir le poignard.
— « T’oseras pas faire ça ! » s’interposa Yerris, atterré.
Warok haussa les épaules.
— « Ça te rendrait service pourtant : si le gamin parle, t’es mort. »
— « Il parlera pas, » affirma Yerris, le souffle court. « Je te jure qu’il parlera pas. Pas vrai, Draen ? Tu diras rien de ce que t’as entendu, hein ? Parce que, sinon, tu te retrouves sans Chat Noir et sans musicien, tu m’entends ? »
J’acquiesçai et assurai :
— « Je dirai rien. Même si on m’arrachait les os un par un. Je le jure, Yerris. »
Le semi-gnome m’ébouriffa les cheveux et dit :
— « Tu vois, Warok ? Ce gamin est un trésor. Prends exemple sur lui et dis-moi que t’essaieras de convaincre le Fauve Noir de m’oublier. Pour toujours. S’il te plaît. »
Warok me regarda, il regarda Yerris, puis il fit une moue lasse.
— « Je lui parlerai. Mais il te lâchera pas comme ça, Yerris. Pas avant que tu fasses… ce qu’il t’a demandé de faire et que t’as pas encore fait. »
Le semi-gnome me tenait à présent par le bras, et je le sentis se tendre.
— « Ça court, » murmura-t-il. « Il aura ces documents. Mais, après, il devra me laisser tranquille. »
Warok sourit, s’avança et remit un petit sac d’argent dans la main du semi-gnome.
— « Fiche le camp et rentre à ta Tanière. Remets pas les pieds dans le Labyrinthe tant que t’as pas les documents. Envoie le morveux si t’as des nouvelles et il te donnera l’argent. Rassure-toi : je lui ferai rien tant qu’il se conduira bien. Et maintenant, fiche le camp, » répéta-t-il.
Yerris lui jeta un regard noir, mais il s’éloigna en silence et sans me lâcher. Une fois la palissade franchie, je me retournai pour foudroyer Warok du regard, je sortis le clou qu’il m’avait donné avant et le jetai dans la boue. L’elfe noir m’adressa en retour une expression pleine de raillerie, mais je m’en fichais : je ne voulais pas recevoir d’argent de gens comme ce serpent. Yerris tira, pressant le pas, et je le suivis par-dessous la grille, puis par les corridors.
Certainement, la conversation m’avait choqué, mais pas autant que le silence du semi-gnome durant le chemin de retour. Nous sortions déjà du Labyrinthe quand je laissai échapper :
— « Ces types sont pires que des lynx. Ils sourient et, après, ils attaquent. »
Yerris soupira longuement et, lui jetant un regard inquiet, je demandai :
— « Tu dois voler des documents ? » Je le vis acquiescer, distrait. « Et c’est dangereux ? »
Yerris soupira de nouveau.
— « Oui, shour. C’est dangereux. Parce que les documents… c’est pas ces sales maudits grippe-clous de patrons bourgeois qui les ont. C’est Korther qui les a. »
J’écarquillai les yeux. Yerris allait voler le kap des Daguenoires d’Estergat ?
— « Mais… c’est qui, ce Fauve Noir ? Pourquoi… ? »
— « Tais-toi, shour, » susurra Yerris. « S’il te plaît. Pose pas de questions. »
Je me mordis la lèvre, je marchai à ses côtés et, après un silence, je dis un peu déçu :
— « Y’a pas que des merveilles dans le Labyrinthe, hein ? »
Yerris secoua la tête et fit une moue souriante.
— « Quand toute cette histoire des Ojisaires sera finie, je te montrerai le Labyrinthe comme il faut. La Place Laine, tu vas adorer : tous les après-midi, y’a un type qu’on appelle le Manchot qui vient, et il se met à raconter des histoires. Les gwaks, on lui donne des clous, et il vit avec ça. Tu sais pas quelles belles histoires il raconte ! Et y’a des tavernes que tu vas adorer aussi. Au début, certains types peuvent impressionner, mais, une fois qu’on les connaît, on voit qu’en fait, ils ont un cœur grand comme un château. Et… »
Et il ne cessa de parler jusqu’à ce que nous arrivions à la Tanière ; là, nous entendîmes des voix à l’intérieur. La porte était entrebâillée.
— « Il ne va pas tarder à arriver, j’en suis sûr, » disait la voix du vieux Rolg.
— « Je crois que j’ai entendu quelque chose dehors, » fit une voix profonde.
La porte s’ouvrit davantage et je vis apparaître un humain, grand, pâle et vêtu d’une longue cape bleue. Il portait un étrange chapeau rouge et des bottes vertes. Excentrique, avait dit Yerris… Je souris. Même moi, je trouvais étrange sa façon de s’habiller.
— « Al ! » s’exclama Yerris et il grimpa les escaliers de bois en disant : « Ça faisait longtemps ! Quand même, te laisser pincer par les mouches pour une petite lanterne magique de rien du tout. Tu m’as manqué, surtout que t’avais dit que tu serais de retour pour la lune de Céleste et on est à Puits, et disons que tout ce que tu m’avais donné a déjà filé y’a longtemps et j’ai dû mettre en gage même mes oreilles pour rester honnête, tu t’rends compte… »
— « Silence, » tonna Alvon. Il plissa le nez, regarda son sari et grimaça. « Tu n’as pas changé. Rolg, merci de t’être occupé de lui. Je l’emmène tout de suite. Viens, Yerris. »
Il passa à côté de lui en descendant vivement les escaliers et, quand il arriva devant moi, je lui fis un sourire, mais il ne me jeta même pas un coup d’œil. Le semi-gnome m’adressa une mine inquiète et, s’approchant, il me murmura :
— « T’inquiète pas, shour : on se verra bientôt. Al me supporte pas plus de deux jours de suite. Je suis un bavard compulsif, mais le dis à personne, » plaisanta-t-il. Et je compris, à son regard éloquent, qu’avec ces derniers mots, il prétendait me rappeler mon serment de silence.
— « Yerris ! » grogna Alvon.
J’adressai une moue compréhensive à Yerris et celui-ci partit en courant derrière son mentor. Après les avoir vus disparaître de l’impasse non sans une certaine déception, je jetai un coup d’œil vers le ciel de plus en plus sombre et, bâillant, j’entrai dans la Tanière. Le vieux Rolg était assis à la table, en train de manger un plat de bouillie de gruau. Je m’assis moi aussi, j’appuyai le menton sur mes bras croisés et, après avoir écouté un moment la lente mastication de l’elfe, je demandai :
— « Je dois faire quelque chose, Rolg ? »
Il leva les yeux, sourit légèrement et fit non de la tête.
— « Non. Je suis déjà allé chercher de l’eau. »
Je me sentis un peu coupable, parce qu’avec sa patte boiteuse, ce n’était pas bien que le vieux Rolg marche avec une lourde charge.
— « Demain, j’irai la chercher, t’en fais pas, » lui dis-je. Et après un silence, j’ajoutai : « Rolg, toi aussi, tu volais des choses précieuses quand t’étais jeune ? »
— « Mm… Bien sûr, » répondit Rolg tout en avalant sa bouillie. « Des perles, des bijoux, des magaras, des reliques… des choses que tu ne peux même pas imaginer. »
Je souris devant sa moue comiquement mystérieuse et j’hésitai.
— « Et… pourquoi t’as décidé de devenir Daguenoire ? »
— « Ah ! » sourit le vieil elfe. « Eh bien, ça va te sembler curieux, mais, contrairement aux autres vétérans comme moi, je ne parle pas du passé. Je suis trop pratique pour me perdre dans des époques qui ont cessé d’exister depuis longtemps déjà. »
— « Mince alors, » marmonnai-je, surpris. « Mais… t’en parles pas parce que tu veux pas ou parce que tu te souviens pas ? »
Le vieux Rolg roula les yeux.
— « Les deux. Non, petit, bien sûr que je me souviens. Je te dirai seulement qu’à ton âge, j’étais un gamin si timide que je n’osais même pas sortir seul de chez moi. À cette époque, je vivais à la campagne et, la nuit, on entendait de terribles hurlements de loup. Quand je les entendais se rapprocher, je me levais et je courais dans la chambre de mes parents en criant : papa, maman, le dragon vient ! »
Je lui rendis son sourire, amusé, et demandai :
— « Et pourquoi t’as quitté la campagne si t’avais une famille ? » Le vieil homme s’assombrit, et moi avec lui, croyant comprendre. « Ils t’ont chassé ? »
Le vieil homme secoua la tête.
— « Non. Un jour, le dragon est venu pour de bon sous la forme de bandits assassins et… je suis resté seul. Tu vois. Et comme toi, j’ai entrepris le voyage à Estergat, j’ai traversé la Forêt d’Arkolda et je suis arrivé à la capitale aussi loqueteux que toi. Et j’ai fini par devenir Daguenoire… exactement comme toi. »
Ses yeux brillèrent, souriants, et je restai songeur, tentant d’imaginer le vieil elfe, jeune comme moi, cheminant perdu au milieu d’arbres denses, de lynx, de champignons vénéneux et de serpents…
— « Tu as dîné ? » me demanda alors l’elfe. Comme je faisais non de la tête, il poussa l’assiette de bouillie vers moi. Il en restait encore un quart. « Tiens. Bon appétit. Moi, je vais dormir. Et que personne ne me dérange, hein ? »
Je le vis se lever et s’éloigner vers sa chambre et je m’empressai de dire :
— « Eh, Rolg. Merci. Pour le dîner et pour l’histoire. Et t’inquiète pas : le passé, c’est toujours du passé. Mon maître disait que, si on devait se souvenir de tout, on deviendrait fou. Lui non plus, il parlait pas beaucoup de quand il était… euh… jeune. »
C’est-à-dire, ni de quand il était vivant, ni de quand il était un jeune mort, complétai-je mentalement. Le vieil elfe me regardait avec un léger sourire.
— « Bonne nuit, petit. »
— « Bonne nuit, Rolg ! »
Dès que la porte se referma, je pris l’assiette à deux mains et, laissant de côté ces manies qu’avaient les saïjits de manger avec une cuillère, j’avalais la bouillie en un paix-et-vertu. Tout de suite après, j’allai prendre ma plume jaune, m’approchai de la fenêtre et levai les yeux vers le ciel nocturne, convaincu que mon maître nakrus devait les contempler en ce même instant. Tout bas, je murmurai :
— « Bonne nuit, élassar. »