Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 10: La Perdition des Fées
Kahisso sortit de la chambre, m’assurant qu’il ne comprenait pas pourquoi Lénissu était encore inconscient ; peu après, mon oncle se réveilla. Lorsque je le vis ouvrir les yeux, Syu et moi sourîmes, soulagés, et je m’empressai de m’asseoir au bord du lit. Avant même qu’il ne prononce un mot, je lui dis d’un trait :
— Si tu ne te souviens de rien, c’est tout à fait normal. Aucun de nous ne se souvient de ce qui s’est passé. Nous nous sommes réveillés en dehors du marécage et nous sommes maintenant dans une grange.
Lénissu cligna des yeux et plissa le front.
— Et nous sommes vivants ?
Sa question me fit hausser un sourcil.
— Oui, nous sommes vivants. Bien heureusement.
Après un silence, il souffla et se redressa. Immédiatement, il prit sa tête entre ses deux mains, expirant lentement.
— Ooooh… Oui, je crois que je suis vivant —confirma-t-il faiblement. Il marqua une pause, porta des yeux égarés sur son épée, puis se tourna brusquement vers moi— : Où est mon sac ? —Il semblait presque paniqué. Je le lui indiquai du doigt et il le ramassa précipitamment. Il y jeta un coup d’œil et le soulagement se refléta sur son visage. Tout de suite après, il fronça les sourcils et articula— : Une grange ? —J’acquiesçai tranquillement, mais son expression décomposée me troubla aussitôt—. Shaedra, tu es en train de me dire que nous sommes dans une grange alors que tu es recher… ?
Il s’arrêta net et son regard se fixa sur la porte entrebâillée.
— Oui. C’est ce que j’ai dit —confirmai-je sans perdre mon calme, et je joignis patiemment les mains, comme il avait coutume de le faire—. Oncle Lénissu, tu dois comprendre que je n’avais pas d’autre option. Toi, tu ne te réveillais pas et Aryès voit encore à peine un dragon. Cela aurait été suspect de refuser l’aide de cinq raendays et de nous enfoncer de nouveau dans le marécage après ce qui s’est passé, tu ne crois pas ?
Lénissu secoua la tête, contrarié.
— Non, je ne crois pas. —Il leva une main comme s’il allait m’expliquer quelque chose de primordial… Il la laissa retomber, soupira et me demanda sur le ton de celui qui ne veut rien savoir— : Que s’est-il passé dans le marécage ?
J’allais répondre quand une voix, la voix de Wundail, retentit au fond du couloir :
— Shaedra ! Le repas est prêt !
J’adressai une moue comique à mon oncle et je lui tendis le bâton pour tout réponse.
“Désolée d’être aussi embêtante, Frundis”, m’excusai-je, la mine innocente.
Le bâton grogna, mais ne répondit pas.
* * *
Lénissu fut de mauvaise humeur durant tout le trajet en charrette jusqu’à l’auberge du Cygne bleu et, quand nous rejoignîmes la route principale, je perçus parfaitement le regard sombre qu’il jeta vers l’est, comme s’il s’attendait à ce qu’à tout moment des gardes apparaissent chevauchant à bride abattue pour m’arrêter et me brûler vive. À cette pensée, je suivis la direction de son regard avec une certaine crainte. Cependant, une chose était claire : ni Aryès, ni Iharath, ni moi n’avions envie d’entrer de nouveau dans les marais.
Pendant le trajet, qui dura presque deux heures, nous demeurâmes tous assez silencieux. Les raendays échangèrent quelques marmonnements, Madeyssa essaya d’engager la conversation avec Lidish Torgab, sans succès, et, moi, je demandais de temps en temps à Aryès si sa vue s’améliorait.
— Je ne sens plus qu’une sorte de picotement —m’assura-t-il quand je le lui demandai pour la quatrième fois. Le ton de sa voix me fit comprendre que mon insistance commençait vraiment à l’amuser et je tentai de me taire.
Nous venions d’apercevoir le Cygne bleu, entouré de champs et de rizières, lorsque Madeyssa demanda, hésitante :
— Par curiosité, Torgab. Est-ce vrai que tu es capable de manier quatre épées à la fois ? Je ne sais pas, cela m’a toujours paru une idée farfelue, mais je n’arrête pas de me poser la question…
Lidish Torgab la regarda en arquant un sourcil et je crus percevoir l’esquisse d’un sourire sur son visage quand il répondit :
— Avant, demande-toi si toutes les épées ont une lame, hum ?
Son étrange réponse nous laissa tous perplexes, sauf Kahisso, qui se contenta de dissimuler un sourire, comme s’il connaissait déjà bien le caractère un peu spécial de l’ancien raenday.
Avant même de descendre de la charrette, Syu commença à s’agiter. Je devinai vite son problème : les deux fois où nous avions fait escale dans cette même auberge, le singe avait été anxieux à cause des chats.
Il n’était même pas sept heures du soir et, pourtant, il y avait plus de monde que la dernière fois au Cygne bleu. En entrant, nous vîmes que plus de la moitié des tables étaient occupées et je m’aperçus que beaucoup de clients semblaient être des agriculteurs des environs ou des commerçants. Après une brève réflexion, sachant qu’à la fin de l’été se déroulait une grande foire à Aefna, je déduisis que ces derniers se dirigeaient vers l’ouest.
— Bienvenus au Cygne bleu ! —s’écria l’aubergiste. Sa voix se distingua à peine au milieu du tumulte. On voyait qu’il était un peu débordé avec tant de travail—. Ça alors, Lidish —s’étonna-t-il—. Cela faisait longtemps que tu n’étais pas passé par ici. Nous commencions à croire qu’une bestiole des marais t’avait capturé —fit-il, avec un sourire aimable.
Le bossu lui rendit son sourire avec une moue.
— Cette année, le jardin a tant donné que je n’ai pas eu le temps.
— Eh bien, comme tu peux le voir, dernièrement, moi non plus, je n’ai même pas le temps de respirer —assura-t-il, en indiquant d’un signe de tête la taverne bruyante—. Enfin, l’année dernière, c’était encore plus mouvementé.
Il nous guida vers une table et nous demanda ce que nous voulions dîner et si nous avions l’intention de passer la nuit dans l’auberge. Madeyssa répondit que oui et je m’inclinai légèrement vers Lénissu quand je vis que celui-ci grimaçait discrètement.
— Tu n’as pas un kétale, n’est-ce pas ? —m’enquis-je tout bas.
Mon oncle se racla la gorge.
— Pour manger, on n’a pas besoin de kétales —répliqua-t-il. Il sourit devant mon expression dubitative et se leva—. Laisse-moi faire.
Je le vis aussitôt s’éloigner et échanger des paroles avec le tavernier. Celui-ci poussa une exclamation et lui donna une tape amicale dans le dos. Les yeux ronds, j’observai Lénissu alors que celui-ci disparaissait par une porte.
“Qu’est-ce qu’il peut bien trafiquer ?”
Syu sauta de mon épaule et disparut entre les tables.
“Fais attention aux chats”, lui dis-je, moqueuse.
Je découvris vite quel était le plan de Lénissu pour nous faire manger tous les quatre gratuitement quand Syu revint en disant que l’oncle Lénissu était en train de jouer avec les assiettes, les couteaux, les piments et ce genre de choses. En réalité, nous fûmes cinq à manger : Syu avala deux verres de jus de raisin et il osa même voler un morceau de banane à un marchand qui l’avait abandonné dans son assiette.
Le singe gawalt exultait, Frundis composait doucement, comme endormi, les raendays parlaient à qui mieux mieux et Lénissu, lorsqu’il apparaissait de temps à autre entre les tables, donnait l’impression d’être de nouveau chez lui. Il n’avait plus du tout l’air d’être préoccupé à la pensée que des chasseurs de démons puissent apparaître par la porte. Après tant de temps passé dans des terres perdues, cette soirée me sembla très courte. Après avoir bavardé et bu plusieurs bières, Torgab Quatre-Épées s’en alla. Il s’en fut si vite que nous n’eûmes même pas le temps de nous lever pour prendre congé de lui plus convenablement.
— Un type curieux —observa Madeyssa—. Comment l’as-tu connu ?
Elle le demandait à Kahisso, à l’évidence.
— Il y a bien dix ans de cela, à une réunion de raendays.
— Oui, mais il y a dix ans, tu n’étais pas un raenday —objecta Madeyssa, en arquant un sourcil soupçonneux.
— J’étais encore au service d’Ato —reconnut le semi-elfe—. Mais j’appartenais déjà à la confrérie des raendays. —Le sujet ne semblait pas le déranger autant que Kirlens, observai-je—. Lorsque le Daïlerrin l’a appris, il m’a exigé de renoncer à la confrérie. Et Lidish est intervenu pour le convaincre qu’il était possible d’être un raenday tout en servant une ville.
Madeyssa parut surprise.
— Et il l’a convaincu ?
Kahisso sourit.
— Oui. Mais au bout de quelques mois, le Daïlerrin a changé et j’ai dû renoncer à mon poste de Sentinelle. Et payer une bonne quantité pour les Années de Dette qui me restaient. —Il me jeta un coup d’œil, en ajoutant— : La Pagode Bleue a des maîtres incroyables, mais le système qui la régit laisse à désirer.
Je ne pus que tomber d’accord. En fin de compte, Kahisso ne se différenciait pas tant de moi : il avait envoyé la Pagode frire des crapauds dans le fleuve et il s’était adonné à ce qu’il aimait : une vie d’aventures dans une confrérie avec des lois beaucoup plus libres que celles qui gouvernaient Ato. Honneur, Vie et Courage, pensai-je, en souriant. Bien sûr, mon intention n’était pas celle de devenir raenday. La vérité, c’est que je n’avais pas d’autre intention que celle de sortir vivante d’Ajensoldra.
La nuit tombait déjà quand Syu réapparut.
“Shaedra ! Il y a un chat énorme qui me poursuit !”, cria-t-il, atterré, en grimpant sur mon épaule.
Le chat en question était tigré et gros comme un ourson. Il se contenta de jeter un coup d’œil curieux au singe avant de s’éloigner paresseusement.
“Terrifiant”, me moquai-je.
Le gawalt croisa les bras et grommela entre ses dents.
Après le dîner, Lénissu continua à travailler à la cuisine et nous lui proposâmes de l’aider à nettoyer les assiettes, mais il refusa.
— Montez dans les chambres et reposez-vous autant que vous pouvez. Demain sera une longue journée, à moins que je ne trouve quelqu’un disposé à nous mener en charrette.
Son idée nous enthousiasma tous : nous en avions plus qu’assez de parcourir Ajensoldra à pied. La femme de l’aubergiste nous guida jusqu’à nos chambres, elle ajouta une paillasse dans celle des raendays et, nous, elle nous installa dans une chambre pour quatre, avec une fenêtre qui donnait sur le chemin.
— Si vous avez besoin de quelque chose, n’hésitez pas à demander ! —dit joyeusement l’aubergiste.
Nous la remerciâmes et, lorsqu’elle fut partie, Aryès ferma la porte et se tourna vers nous avec une moue comique.
— Quelle embrouille —chuchota-t-il.
Iharath laissa échapper un léger éclat de rire en s’allongeant sur un lit au hasard.
— Ça, tu l’as dit. Je crois que je n’ai même pas encore la tête bien remise. J’aimerais bien savoir comment diables Spaw et Daorys se sont débrouillés pour s’échapper. Par Horojis ! —Il secoua la tête, incrédule, et se redressa—. Nous venions tout juste de laisser deux nixes perdues et nous tombons sur tout un clan ! C’est tout de même étrange, non ?
— C’est plutôt surprenant —admis-je.
— Peut-être n’est-ce pas si étrange que ça… —médita alors Aryès. Il s’était rapproché de la fenêtre pour observer le chemin, les sourcils froncés. Il ajouta— : Tout compte fait, peut-être qu’il y a plus de nixes que nous le croyons. Vu comme ils se débrouillent pour que personne ne passe par leur territoire, il est normal que personne ne sache où ils vivent. —Il se tourna vers nous, pensif—. Je me demande quelle était cette drogue.
Je laissai Frundis composer tranquillement contre le mur et je répondis :
— J’ai repassé toutes les plantes que je connais. Je me rappelle que Kajert, une fois, m’a laissé un livre sur les différentes plantes qui existent dans toute l’Ajensoldra. Et parmi celles qui poussent dans le marécage et ont des effets semblables, je ne vois que la maskla.
— Et qu’est-ce que c’est ? —demanda Iharath avec une moue. Tous deux me regardaient, très attentifs.
— Une plante qui trouble l’esprit. En Ajensoldra, sa vente est interdite. Si je me souviens bien, elle a des effets amnésiques. Les nixes ont dû nous faire inhaler très peu de toxines, juste pour nous faire oublier leur rencontre… Enfin, peut-être que je me trompe de plante. Kajert aurait sûrement su vous répondre mieux que moi. —Je haussai les épaules—. Les Marais de Saphir sont un véritable jardin botanique.
— Et un enfer —compléta Iharath ; il ôta sa cape—. Moi, je n’y remets les pieds pour rien au monde.
— Moi non plus —affirmai-je.
— À moins qu’Ew Skalpaï n’apparaisse avec ses fameux renforts —intervint Aryès.
— Dans ce cas, nous les conduirons directement chez les nixes pour qu’ils se chargent de leur faire perdre totalement la mémoire. —Je laissai échapper un petit rire—. Peut-être que si nous droguions tous les gardes d’Ato avec de la maskla, nous réussirions à résoudre le problème.
— Un plan ingénieux —se moqua le semi-elfe.
— Mais peut-être que cela ne plairait pas tant que ça aux nixes —ajoutai-je, méditative.
— Il ne nous manquerait plus que ça, que les nixes aussi te poursuivent —fit Aryès en souriant ; il s’écarta de la fenêtre—. Il vaudra mieux que nous dormions et que nous reprenions des forces. Lénissu sera tellement fatigué après avoir fait toute cette vaisselle que, demain, nous devrons le porter —plaisanta-t-il.
Bientôt, je me trouvai allongée sur le lit, sentant que, cette nuit, j’allais dormir comme l’eau dans un lac. Après tant de mésaventures, cela avait été un soulagement de pouvoir nous laver et nettoyer nos habits chez Torgab et j’avais à présent la même impression que si Wiguy m’avait attaquée avec sa savonnette. Je souris, mais mon front se plissa quand je pensai à Drakvian. J’espérai qu’elle avait trouvé un bon abri pour passer la nuit.
Peu à peu, la taverne se plongea dans le silence lorsque les clients partirent dormir. Un long moment, je repensai à tout ce qui s’était passé ces derniers jours. Je tentai de me souvenir de ma conversation avec Yzietcha, au moins d’un détail, mais ce fut en vain. Finalement, je me rendis compte que Syu n’était pas blotti près de moi comme d’habitude et je jetai un coup d’œil vers la fenêtre. Assis sur le rebord, le singe contemplait la Gemme.
“À quoi penses-tu ?”, demandai-je, curieuse.
Le singe gawalt remua tranquillement la queue.
“À rien”, avoua-t-il. “Enfin, si. À la nuit. Et à l’astre bleu qui brille. Et au silence. À la tranquillité. Parfois, on n’a pas besoin de penser à plus de choses.”
Je souris en le voyant si philosophe.
“Tu as raison”, répondis-je.
Je fermai les yeux et je ne tardai pas à m’endormir. Je fis un rêve merveilleux : j’étais de nouveau moi, à dix ans. Je me réveillais dans une chambre baignée par la lumière du matin, je mangeais un morceau de tarte préparée par Wiguy, je me jetais dans les bras de Kirlens en lui disant « Bonjour » et je courais à la Pagode, anxieuse de voir Aléria, Akyn et Galgarrios et désireuse d’écouter la voix sereine et profonde du maître Yinur…
Je me réveillai en sursaut en sentant une main plaquée sur ma bouche et je revins au monde réel.
— Chut —dit une voix.
Syu fit un bond et je faillis réaliser une attaque étoile, mais je me retins. Ce n’était que Lénissu. Mais pourquoi agissait-il de la sorte, avec tant de prudence ? Une subite frayeur me paralysa en pensant à Ew Skalpaï.
Je devinai que, contrairement à Syu, Lénissu n’avait pas pris le temps de méditer sur la tranquillité. Il me fit signe de me lever, en maintenant l’index sur ses lèvres. Il voulait me parler seul à seul, compris-je, plus détendue. Cependant, au lieu de se diriger vers la porte, il réveilla Aryès et Iharath, avec la même précaution. Sans oser parler, j’échangeai un regard avec le kadaelfe, puis avec Syu… À l’évidence, quelque chose ne tournait pas rond. Malgré tout, je m’exhortai à la patience, essayant de ne pas m’inventer d’histoire rocambolesque.
J’attachai ma cape, je pris un Frundis complètement endormi et je sortis avec les autres dans le couloir, craignant de voir apparaître quelque chasseur de démons, l’épée au clair et un sourire assassin sur le visage… Je secouai la tête et, quelques minutes plus tard, nous étions hors de la taverne. J’entendis des miaulements de chats et une toux provenant d’une chambre à la fenêtre ouverte…
— Lénissu… —chuchotai-je.
Son geste d’avertissement me fit taire et nous le suivîmes, de plus en plus intrigués. Il traversa la petite cour pavée, contournant les charrettes jusqu’aux étables. Une fois à l’intérieur, il se tourna vers nous avec vivacité et murmura :
— Il y a des Ombreux dans l’auberge —déclara-t-il d’un trait—. Ils sont arrivés tard et j’ai dû donner une excuse grossière au tavernier pour ne pas leur apporter leurs plats. Nous devons partir d’ici immédiatement —conclut-il.
Je l’observai, le visage décomposé.
— Lénissu, qu’est-ce qui te fait penser que ces Ombreux sont à ma recherche ?
Mon oncle me contempla avec exaspération.
— Ma nièce, parfois, je n’arrive pas à croire que tu sois aveugle à ce point. —Il s’éloigna un peu, il ouvrit la porte d’une stalle et prit les brides d’un cheval. Je remarquai que celui-ci était déjà sellé et, vu les sacoches rebondies, Lénissu avait déjà pensé à tout le nécessaire. Il fit un signe du menton.
— Aryès, prends celui de la stalle d’à côté. Il est déjà sellé aussi.
Le kadaelfe avait une mine encore plus ahurie et je compris vite pourquoi.
— Un… cheval ? Attends, Lénissu. Je ne suis jamais monté à cheval.
— Je m’en chargerai —murmura aussitôt Iharath—. Une fois, je suis monté sur un âne —fit-il, en adressant un sourire moqueur à Aryès.
Aryès lui rendit un regard lugubre, mais il ne protesta pas.
— Et tu as une idée d’où nous allons ? —demandai-je.
Mon oncle haussa les épaules et grimpa sur le cheval.
— Le plus loin possible d’ici. —Il me tendit une main.
— Vers l’ouest ?
Lénissu roula les yeux.
— Tu veux revenir à Ato ? —répliqua-t-il, rhétoriquement—. Allez, monte.
Je soupirai et attrapai la main de Lénissu.
— Je suppose que le châtiment pour le vol d’un cheval est moindre que celui réservé à un démon —marmonnai-je.
Le cheval avança sans protester ; il n’émit aucun bruit de sabots et je remarquai que ses pattes étaient recouvertes d’une sorte d’éponge blanche. Vraiment, Lénissu avait tout préparé.
“Et dire qu’on était si tranquilles”, soupira Syu, en jetant des coups d’œil inquiets au cheval. J’approuvai en soupirant.
“Je savais que les gardes d’Ato me cherchaient, mais que les Ombreux me cherchent, c’est mille fois pire…”, lui dis-je, sincèrement effrayée.
C’était mille fois pire, me répétai-je intérieurement. Parce que les gardes d’Ato étaient à Ato, tandis que les Ombreux… étaient partout.
Iharath et Aryès mirent un peu plus de temps à s’installer sur le cheval. À peine montés, celui-ci poussa un hennissement de protestation et nous pâlîmes tous. Heureusement que le cheval semblait particulièrement docile…
— Mais, bon sang, caressez-lui l’encolure ! —siffla Lénissu.
Aryès était plus rigide que Frundis, et le semi-elfe, qui tenait les rênes, se tenait assis comme s’il s’attendait à tout moment à quelque chute imminente. Lorsque nous sortîmes de l’étable au pas, je fus presque surprise de ne trouver aucun Ombreux en train de nous attendre.
Nous nous éloignâmes de la taverne, en direction de l’ouest. Nous avancions depuis environ dix minutes au pas quand Lénissu mit pied à terre pour ôter les étranges protections qu’il avait placées sous chaque sabot des chevaux.
— Et Drakvian ? —murmura Iharath, en jetant des regards inquiets à la ronde—. Vous croyez qu’elle nous aura vus partir ?
Je haussai les épaules sans répondre et je promenai un regard inquisiteur sur les champs et les buissons qui bordaient le chemin.
À partir de là, nous avançâmes à un rythme beaucoup plus rapide. Les rayons de la Gemme illuminaient notre chemin et les ombres des arbustes défilaient devant nos yeux. On aurait dit que Lénissu craignait d’entendre à tout moment des sabots précipités derrière nous…
Durant des heures, nous chevauchâmes en silence, plongés dans nos pensées. Bon, moi, plus qu’autre chose, je m’imaginais des scènes terribles où des Ombreux venaient nous barrer la route et nous cribler de flèches. À un moment, je crus réellement entendre un cri derrière nous. À un autre, je faillis demander à Lénissu de s’arrêter parce que j’avais cru voir une chevelure verte entre les arbustes… Et finalement, je maudis mes folles élucubrations. Dans mon dos, Frundis dormait profondément et j’aurais juré mille bananes qu’il ne s’était même pas aperçu que nous avions changé de décor.
Je soupirai intérieurement et je cessai de penser.
Il commençait à faire jour quand Lénissu tira sur les rênes.
— Continuons à pied —déclara-t-il—, il ne faudrait tout de même pas que les chevaux meurent.
Nous descendîmes de cheval, Lénissu prit les brides et nous continuâmes à pied. L’auberge était à présent loin derrière nous et le paysage du marécage cèderait bientôt la place aux collines et aux bois. Nous ne tarderions pas à arriver à Belyac.
— Il s’en est fallu d’un cheveu —soupira Iharath.
— Il s’en est fallu d’un cheveu qu’on vous retrouve toi et Aryès par terre, tu veux dire ? —répliqua Lénissu, railleur.
— Je voulais parler des Ombreux —grogna le semi-elfe dignement—. Je ne monte pas si mal que ça.
— Non —reconnut Lénissu—. Et, oui, c’est une chance que j’aie vu ces Ombreux. Je vous avais bien dit que c’était une stupidité magistrale de suivre ces raendays et de rentrer dans une taverne. Reste à espérer qu’ils ne nous ont pas vus.
— Alors, d’après toi, ces Ombreux aussi veulent me brûler vive. —Malgré mon ton ironique, mon appréhension était flagrante. Lénissu sourit sombrement.
— Te brûler vive ? Penses-tu. Les trois Ombreux de la taverne ne croient pas à cette histoire de démon qui va de corps en corps. Ils n’ont pas besoin de feu pour tuer des démons.
Un frisson me parcourut.
— Tu les connais, n’est-ce pas ? C’est Deybris Lorent qui les envoie ? —demandai-je.
— Deybris Lorent ne s’intéresse pas à des affaires si peu rentables. Ces dernières années, un homme s’est occupé de payer ce genre de tâches. Arimelio Nézaru. De l’illustre famille des Nézaru. Un jour, il a dû se lever du mauvais pied et il a décidé d’assassiner des démons, voilà tout. Beaucoup le considèrent sûrement comme un héros.
Son ton morne m’arracha une grimace. L’évidence était trop claire pour ne pas la voir.
— Ce sont des Shargus —murmurai-je enfin.
— Ce sont des Shargus —confirma-t-il.
— Et toi, comment sais-tu que c’est un Nézaru qui les paie ? —m’enquis-je, soupçonneuse—. Comment connais-tu son nom ?
Lénissu me lança un regard rapide et un éclat de surprise passa dans ses yeux.
— Tu ne penses tout de même pas… ? —Il émit un son guttural—. Je t’assure que je ne suis pas un Shargu, Shaedra.
J’arquai un sourcil, sentant la tension dans l’air.
— Maintenant, tu n’en es pas un, mais… et avant ?
— Qu’est-ce que c’est qu’un Shargu ? —intervint Iharath, un peu perdu.
— Un Ombreux qui tue des démons —expliquai-je, sans quitter Lénissu des yeux.
Lénissu souffla, il s’arrêta une seconde et reprit la marche.
— Je ne suis pas un assassin —répliqua-t-il avec fermeté—. Je ne l’ai jamais été. Tu le sais, j’ai bien trop horreur du sang pour m’adonner à ce genre de choses ! —Il souffla de nouveau et je sentis que son expression se transformait en un masque—. Pourtant… une fois…
Son visage se ferma encore davantage s’il se peut.
— Une fois, tu as laissé un démon dans un trou d’où il ne pouvait pas sortir —complétai-je, un peu soulagée, même si, dans le fond, je savais déjà que Lénissu n’aurait jamais pu être un Shargu—. Tu me l’as déjà raconté. Mais tu ne pouvais pas savoir que ce n’était pas un monstre. Et, en plus, tu ne l’as pas tué directement.
L’expression de Lénissu cependant ne se détendit pas.
— Ce jour-là… —Il s’interrompit de nouveau et je sentis que sa voix tremblait légèrement quand il reprit— : Je t’ai menti. Ou plutôt… je ne t’ai pas raconté toute la vérité. —J’écarquillai les yeux—. Le garçon est vraiment tombé dans un trou. Mais le trou n’était pas si grand. Il aurait pu sortir de là s’il n’avait pas… —il détourna son regard du mien— s’il n’avait pas été tué par le Shargu qui m’accompagnait. Moi… je ne l’ai pas tué. Je ne l’ai même pas vu mourir. Il y avait du sang… beaucoup de sang —il murmura—. Je me suis évanoui.
Je sentis que mon cœur se glaçait. Lénissu avait assisté à la mort d’un démon. Et il connaissait l’assassin. Et le plus probable, c’était que celui-ci soit toujours en vie. Et Lénissu avait tout l’air de se sentir encore terriblement coupable de ce qui s’était passé… Je jetai un regard à Aryès et à Iharath et je constatai que les paroles de mon oncle les avaient bouleversés autant que moi. J’inspirai profondément.
— Quel est son nom ? —demandai-je, tendue comme la corde d’un arc.
Quand Lénissu me regarda, il semblait avoir vieilli de dix ans.
— Tu veux parler du Shargu ? —Il fronça les sourcils et secoua la tête avec plus d’énergie—. Tu le sauras rapidement s’ils parviennent à nous rattraper.
J’avalai difficilement ma salive. Je connaissais très bien la sensation qui paralysait tout mon corps en cet instant. J’étais morte de peur.
— Faisons une pause —décida soudain mon oncle—. Et déjeunons. J’ai apporté une délicieuse tarte et je ne voudrais pas qu’elle s’abîme.
Je le regardai fixement, hallucinée, et il m’adressa un sourire encourageant.
— Quand on est en danger de mort, ma chérie, il n’y a rien de meilleur qu’un peu de tarte pour se donner du courage.
Je ne pus m’empêcher de lui rendre un large sourire.