Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 9: Obscurités
Le matin suivant, lorsque je descendis à la taverne, je trouvai Kirlens assis à une table, en train de jouer avec ses amis autour de brocs de bière. Les fenêtres étaient grandes ouvertes et une brise tonifiante flottait dans l’air.
— Bonjour, Shaedra —me dit l’aubergiste—. On voit que c’est jour de fête, hein ? À cette heure, il n’y a que les vieux qui ne ronflent pas. Que fais-tu debout si tôt ?
— Gemme Bleue —fit Bawkis, en jetant sa carte.
Un beignet dans une main et un bol de lait chaud dans l’autre, je m’assis à la table des joueurs.
— Hier, je me suis éclipsée pendant la fête —expliquai-je.
— Ah ! J’aurais dû m’en douter —fit Kirlens en souriant—. Par contre, Wiguy et Laygra ont dansé toute la nuit. Je les ai entendues rentrer très tard. C’est incroyable comme elles s’entendent bien toutes les deux depuis le début —commenta-t-il, en jouant une carte.
Je les regardai jouer un moment, jusqu’à l’instant où je vis Miyuki sortir des chambres d’hôtes. Je la saluai et je me levai pour aller lui tenir compagnie pendant le petit déjeuner.
— Que penses-tu d’Ato ? —demandai-je, sachant que la première fois qu’elle était passée par là, elle avait à peine pu rester une journée.
— Un village accueillant —affirma Miyuki.
Avec un certain étonnement, je la regardai tremper un biscuit dans son bol de jus de pomme. Depuis quand trempait-on les biscuits dans le jus de pomme ? Ces habitants des souterrains avaient de ces idées…
— Mais, la vérité, c’est que je pense retourner à Dumblor —poursuivit l’elfe noire et, avant que je dise quelque chose, elle ajouta— : Avec ce que me devait Lénissu, je vais avoir de quoi vivre pendant quelques mois.
Je hochai la tête.
— Dommage que tu veuilles partir —dis-je sincèrement. J’en étais venue à apprécier cette étrange guerrière. Je fis une pause—. Et Dash ? —demandai-je.
Au début, le nain avait préféré loger à la Triade, peut-être pour éviter les regards assassins de Murry et de Laygra, qu’il avait dû traîner à Ato contre leur volonté, et il y était resté.
— Lui, il veut faire fortune —répondit Miyuki, moqueuse—. Après avoir passé tant d’années à faire la leçon aux esclavagistes, il veut du sang nouveau, selon ses propres mots.
Je grimaçai, mal à l’aise. Le Marteau de la Mort avait toujours des commentaires assez macabres. Qui sait en quelles circonstances Lénissu avait bien pu lier amitié avec lui… mais, il était vrai que le nain était, par bien des côtés, une personne agréable et fiable, pensai-je. Et, de plus, il semblait toujours agir selon de bons principes.
— Alors, comme ça, tu t’en vas —soupirai-je, et je lui adressai un petit sourire— : Tu vas bien rester au moins pour les fêtes, n’est-ce pas ?
Miyuki me rendit mon sourire et acquiesça.
— Bien sûr. Je l’ai promis à Lénissu. Mais tu sais bien ce qu’on dit dans les Souterrains : ce feu du ciel tape sur la tête et je ne veux pas me ramollir dans cet endroit.
J’approuvai, en tentant de la comprendre. De même que moi, dans les Souterrains, j’avais rêvé de revoir le ciel, Miyuki rêvait de s’enterrer de nouveau dans des tunnels à peine illuminés par des pierres de lune… Décidément, je ne le comprenais pas, mais qu’importe, tant que, elle, elle comprenait.
Ce jour-là, il fit une chaleur étouffante qui obligea les pagodistes à transporter toutes les tables jusqu’à la Néria, à l’ombre des arbres. Les sortilèges de refroidissement sur les tonneaux du maître Daï s’effilochèrent et celui-ci, en l’apprenant, s’éloigna avec une expression obstinée et il s’enferma dans son laboratoire pour poursuivre ses expériences.
Durant les festivités, je passai plus de temps au Cerf ailé que dehors. Laygra, elle, passait ses journées aux étables, prenant soin des ânes et des chevaux ; Murry et Lénissu s’étaient pour ainsi dire appropriés la cuisine et Kirlens disait, en riant, qu’il n’osait même plus demander à mon oncle s’il avait besoin d’aide. Quant à Wiguy et moi, nous parvenions à servir tous les clients et à apaiser leur impatience quand un plat n’arrivait pas à temps. Chaque fois que quelqu’un la dérangeait, Wiguy réagissait aussitôt avec des commentaires mordants qui animaient toute la taverne.
— Ça, c’est savoir contrôler le jaïpu —plaisanta Kirlens le dernier jour des fêtes, après un repas particulièrement agité—. Vous êtes des aubergistes nées.
Une aubergiste ambulante, dans mon cas, pensai-je, amusée. Il était très tard, mais Lénissu et Murry étaient toujours dans la cuisine à laver des assiettes.
— Ne t’inquiète pas —me dit mon oncle quand je leur proposai de les aider—. Tu n’as pas arrêté, tu t’es démenée autant que si un dragon t’avait attaquée. Au fait, as-tu été voir le poulain ?
Je haussai un sourcil. Ce jour-là, la jument d’un de nos hôtes avait mis bas et ma sœur avait été ravie de s’occuper de tout.
— Laygra est encore à l’écurie ? —demandai-je, étonnée.
Murry fit une moue tout en séchant les assiettes.
— J’ai l’impression qu’elle est restée couver le poulain.
Je roulai les yeux et je sortis par la cour des sorédrips sous le ciel étoilé. La douce lumière d’une lanterne brillait dans l’étable et la porte était ouverte. J’entrai et je passai devant les stalles. Mes yeux, troubles de fatigue, perçurent alors un tas allongé sur la paille. Laygra était profondément endormie.
— Shaedra —murmura une voix enfantine.
Je me tournai pour voir Kyissé assise près de la jument et du poulain nouveau-né. Elle caressait le front de la mère d’une main très blanche. Je souris et je m’assis auprès d’elle avec précaution. La jument était épuisée, la tête posée sur le sol, et ses grandes paupières s’ouvraient et se refermaient de plus en plus lentement.
— Shaedra —répéta Kyissé—, j’aime Ato. Et j’aime le soleil.
— Nous sommes deux —fis-je en souriant.
La Fleur du Nord fronça alors les sourcils.
— Mais je ne suis pas chez moi. Klanezyara —expliqua-t-elle en tisekwa.
Je m’assombris et j’acquiesçai, en comprenant. Malgré son jeune âge, Kyissé avait une idée fixe que ni Kirlens ni moi ni personne ne pourrait lui ôter de la tête. Mais, maintenant que je devais accomplir une mission héroïque pour m’acquitter des Années de Dette… Je secouai la tête, amusée.
— Je te conduirai chez toi, Kyissé —lui promis-je—. Mais, tu sais, pour nous rendre au château de Klanez, il nous faudra des semaines de voyage. Je te le jure —affirmai-je, en voyant qu’elle me regardait le visage incrédule—. Et pour voyager, il faut avoir de l’énergie, alors… —Je la pris par la main et la relevai—. On monte se coucher.
Kyissé, avec une moue pensive, me montra Laygra du doigt.
— Et elle ?
Je jetai un coup d’œil à ma sœur. Elle avait tout l’air de faire un rêve agréable, car elle souriait légèrement. Je passai la main sur mon cou, moqueuse.
— Elle, je crois qu’elle dort déjà dans son foyer —fis-je, avec un petit rire.
Et je sortis avec Kyissé pendant que Laygra continuait à dormir comme un ours lébrin. Je souhaitai bonne nuit à la fillette après l’avoir mise au lit et je me dirigeai vers ma chambre à pas lents et ensommeillés. Lorsque j’entrai, je demeurai sur le seuil, stupéfaite, durant quelques secondes.
“Elle est là depuis une heure environ”, me dit Syu, assis sur le bord de la fenêtre.
Je sortis de mon ahurissement et je fermai la porte derrière moi, en poussant le verrou précipitamment.
— Martida —prononçai-je.
La Hullinrot s’était levée de ma chaise et me souriait.
— Je n’avais pas l’intention de t’effrayer —dit-elle—, mais je préfère que Lénissu n’apprenne pas que je suis là. Sincèrement, je ne pensais pas rester aussi longtemps à la Superficie.
Je fis une moue. Il était clair qu’elle me reprochait d’avoir disparu d’Ato sans avertir. Je l’observai attentivement.
— Pourquoi ne veux-tu pas que Lénissu apprenne que tu es venue ? —demandai-je, méfiante.
Martida souffla.
— Eh bien, à l’évidence, parce que ton oncle ne sait pas se maintenir à l’écart d’un problème. Et je ne veux pas qu’il me déconcentre dans mon travail.
Je la regardai, sentant les battements de mon cœur s’accélérer.
— Tu vas essayer d’examiner mon esprit… maintenant ?
L’elfocane sourit face à mon appréhension.
— Bien sûr. C’est pour cela que je suis venue. Je ne suis pas venue pour récupérer des épées —commenta-t-elle—. J’ai aidé ton oncle. Maintenant, c’est à toi de remplir ta part du marché.
L’heure était venue, me dis-je, en avalant ma salive avec difficulté. Soudain, toutes les questions que j’avais tues jusqu’alors m’assaillirent tel le déferlement d’une vague violente. Et si l’elfocane ne savait pas ce qu’elle faisait ? Et si cette histoire tournait mal ? Une frayeur indicible m’envahit. Martida me prit par le bras et m’invita à m’asseoir sur le lit.
— Allez, ne commence pas à t’effaroucher maintenant —insista-t-elle.
Le temps d’un instant, je pensai me précipiter sur Frundis et flanquer la Hullinrot à la porte à coups de bâton… mais je ne pouvais pas faire cela et rompre ma promesse, me gourmandai-je. Et en plus, ce n’était pas une bonne idée de se brouiller avec les Hullinrots. Si j’avais été capable de lui donner ma parole, il n’y avait pas de retour en arrière possible.
“J’espère que je finirai par apprendre de mes erreurs”, dis-je à Syu sur un ton plaintif.
Le singe roula les yeux, mais il ne se montra pas moins inquiet de ce qui allait se passer.
— Allonge-toi —me demanda Martida, en s’agenouillant près du lit—. Mets-toi à l’aise et détends-toi.
— Tu n’as pas intérêt à faire autre chose qu’examiner le phylactère —grognai-je, en suivant ses consignes à contrecœur.
— Détends-toi —répéta Martida, en levant les yeux au ciel—. Je suis une grande bréjiste, d’accord ? Tout se passera bien.
“Tout se passera bien”, marmonnai-je, ne me sentant absolument pas convaincue.
Ses yeux verts me fixèrent.
— Si tu ne te détends pas, je ne pourrai pas entrer dans ton esprit.
J’agrandis les yeux.
— Tu vas entrer dans mon esprit ? —fis-je, épouvantée.
— Rien qu’à l’endroit où se trouve le phylactère —m’assura-t-elle patiemment—. Je t’assure que tous tes secrets, quels qu’ils soient, resteront secrets. Cela prend beaucoup de temps pour comprendre ne serait-ce qu’une pensée. Rassure-toi, fais-moi confiance.
Que je lui fasse confiance ! Je sentis des doigts longs et fins se poser sur mon front : je tressaillis en les sentant si pleins d’énergie.
— Shaedra —protesta Martida—. Essaie de m’aider. Je ne vais rien pouvoir faire si tu te mets dans cet état.
Je me mordis la lèvre et je fermai les yeux, en essayant de me détendre. J’imaginai que j’étais un petit oiseau volant par une chaude matinée de printemps. Je gazouillais joyeusement sur une branche quand celle-ci commença à s’agiter et à se multiplier, formant d’autres branches qui me cernèrent et m’emprisonnèrent dans une cage et commencèrent à me serrer et à me presser… J’étais sur le point de pousser un cri lorsqu’une vague chaleureuse et tranquillisante, qui provenait de je ne sais où, calma ma panique. Mais je continuais à sentir comme une douleur sourde dans mon esprit.
— Ribok ! —criait une voix.
Je me tournai et je lâchai la pioche, avec une exclamation de joie.
— Leeresia !
Nous courûmes l’un vers l’autre et nous nous embrassâmes avec passion.
— Oh, Leeresia !
La profonde émotion que j’éprouvai me déconcerta un moment, mais ensuite toute ma conscience sombra : je n’étais plus que Ribok, le paysan enjoué qui travaillait chaque jour du lever au coucher du soleil et qui aimait ses proches plus que tout.
Je l’observai avec amour. Elle avait les yeux verts. Et les cheveux noirs comme le charbon. La jeune terniane venait d’avoir seize ans, comme moi. Un instant, une partie de mon esprit se demanda : étais-je en train de me regarder dans un miroir ? Mais non : Leeresia n’était autre que Leeresia la belle. Elle n’était personne d’autre.
Une douce énergie parcourut mes souvenirs, à tâtons. Une main frôla doucement ma joue.
— Je vais partir à la ville —disait Leeresia—. Ma mère veut que j’aille travailler avec elle dans son herboristerie.
Une profonde tristesse m’envahit. Mais je comprenais : Leeresia avait un autre destin.
— Ne m’oublie pas —murmurai-je.
— Je reviendrai —me promit-elle, avant de s’écarter de moi.
Mais elle ne revint pas.
— Cesse donc de l’attendre ! —me répétait Sarkménos, exaspéré—. Au diable Leeresia. Elle est partie pour toujours. Oublie-la, mon frère.
Je n’eus pas le temps de l’oublier. Le tremblement de terre arriva, puis vinrent les nadres rouges et les squelettes. Tous moururent. Et le squelette aveugle… ce squelette aveugle. Jiléhy. Ses yeux étaient aussi noirs que la nuit. Ses doigts squelettiques tâtonnèrent mes blessures, anesthésiant ma douleur. Derrière lui, je vis apparaître une silhouette entièrement vêtue de noir. Son visage squelettique et les globes bleus qui brillaient dans ses yeux m’épouvantèrent. Cependant, ma souffrance m’empêchait de faire le moindre mouvement. Le nakrus me sourit.
— Bonjour, mortel.
Non !, me dis-je, horrifié. Pourquoi, après avoir tué ma famille, ces abominations me sauvaient-elles la vie ? Toute la chambre devint floue et je sombrai dans l’inconscience. Je sentis les souvenirs virevolter. Des souvenirs sombres d’une ville sans soleil. Je vécus de longues heures et des mois et des années, tourmenté, voyant se lever des squelettes que je haïssais, harcelé par mon passé. Le maître Helith s’émerveillait de la rapidité à laquelle j’apprenais à manier les arts nécromantiques, mais il se préoccupait de l’amertume et de la haine enracinées dans mon cœur. Lui, un nakrus, me guidait comme un père sur le sentier du Bien. Je me souvenais encore de son cri atterré lorsqu’il me vit pour la première fois converti en liche…
Je sentis comme un éclair dans mon esprit et j’entendis une plainte lointaine de singe. Syu !, pensai-je, paniquée. Je ne voyais rien. Mon esprit était en ébullition. Si seulement toute cette folie pouvait prendre fin. Si seulement… Peu à peu, je repris conscience de moi-même. Cependant, comme des éclairs, des images continuaient à surgir dans ma tête et les souvenirs se mélangeaient : Ribok travaillait la terre, puis j’entendais Marévor Helith lui parler doucement tandis qu’ils jouaient à l’Erlun au sommet d’une tour souterraine. Brusquement, je revoyais des squelettes massacrer le village de Ribok et, aussitôt après, je voyais deux ternians combattre désespérément contre un énorme monstre… était-ce une hydre ? Mais quelle logique avait tout cela ?
Lorsque je sortis de ma torpeur, je vis que la lumière du soleil illuminait déjà toute la chambre. Syu était auprès de moi, profondément endormi. Sur ma gauche, Lénissu était assis sur une chaise, plongé dans ses pensées. Dans la main, il tenait un morceau de papier.
— Shaedra ! —s’exclama-t-il, soulagé, en me voyant ouvrir les yeux. Syu se réveilla en sursaut, tandis que mon oncle me contemplait attentivement, en se penchant vers moi—. Tu vas bien ?
Je me redressai et je passai une main sur ma tête, étourdie.
— Je crois —acquiesçai-je. Je promenai mon regard sur la pièce—. Où est Martida ?
Un éclat dangereux apparut dans les yeux de mon oncle.
— Elle est partie. Elle m’a laissé une note.
En remarquant le coup d’œil insistant que je jetai sur le papier, Lénissu me le tendit. En le lisant, je fus saisie d’une énorme déception : elle disait seulement qu’elle avait accompli sa mission et qu’elle retournait à Neermat.
— Et comment savoir si elle a découvert quelque chose d’intéressant ? —demandai-je.
Lénissu haussa les épaules et se leva.
— Aucune idée. Mais, au moins, elle est partie et espérons qu’elle ne reviendra pas. Et, maintenant, je crois que, tant que Jaïxel en personne ne viendra pas réclamer ses souvenirs, nous n’aurons plus de problèmes. Grâce aux dieux, on dirait que Martida ne t’a pas fait perdre la tête avec ses maudits sortilèges.
Je secouai la tête, dubitative. J’étais épuisée, comme si j’avais passé toute la nuit à transporter des tonneaux. Je me souvenais vaguement de ce qui s’était passé, mais je n’avais aucune idée de ce qu’avait vu Martida. Peut-être en avait-elle vu davantage que moi, ou peut-être moins. Mais ce qui était clair, c’était que mon phylactère ne contenait pas seulement des souvenirs de l’enfance de Ribok. Là, enfouies plus profondément, avaient été déterrées des bribes de souvenirs postérieurs… J’inspirai profondément et j’annonçai :
— Lénissu, je crois que j’ai vu mes parents.
Il me regarda, stupéfait.
— Shaedra, mais de quoi parles-tu ?
— Rassure-toi, je ne divague pas —lui assurai-je—. En fait, pendant que Martida martelait mon esprit avec la bréjique, le phylactère s’est réveillé et j’ai vu les souvenirs de Ribok, mais aussi ceux de Jaïxel. Bon, c’est ce que je crois. Ils luttaient contre une hydre.
Lénissu était resté bouche bée, mais il répéta alors, incrédule :
— Une hydre ? Tu es en train de me dire… que tu as vu Ayerel et Zueryn lutter contre une hydre ?
Je roulai les yeux, amusée.
— C’est exactement ce que je viens de te dire —affirmai-je calmement—. Tu crois que c’était un souvenir réel ? Parce qu’après tout, qui sait, avec le temps le phylactère a pu s’abîmer. Mais je t’assure que c’étaient mes parents.
Lénissu se remit de son impression et éclata d’un rire sarcastique.
— Et comment peux-tu en être aussi sûre si tu ne les as jamais vus ?
J’ouvris la bouche et je la refermai.
— C’est vrai —concédai-je.
Lénissu secoua la tête et tendit la main pour me donner de petites tapes sur l’épaule.
— Mais je crois —ajoutai-je, en rougissant— que je me suis vue, moi, aussi.
Il interrompit son geste.
— Tu t’es vue, toi ? —prononça Lénissu, en s’appuyant contre le dossier de la chaise—. Je ne comprends pas. Tu te souviens du moment où Jaïxel t’a injecté le phylactère ? C’est impossible.
— Moi, je ne me souviens de rien —répliquai-je patiemment—. C’est Jaïxel. Je me souviens… —Je me raclai la gorge et je me tus.
Lénissu plissa les yeux, intrigué.
— De quoi te souviens-tu ?
Je soufflai, en m’apercevant d’un détail. Les images étaient floues… mais les pensées étaient sans équivoque.
— Je me souviens que Jaïxel éprouvait… une sorte de révérence pour moi —laissai-je échapper sans y penser—. Quand il m’a pris dans ses bras, il pensait à ses propres enfants assassinés.
Lénissu se leva et s’assit auprès de moi, me prenant par les épaules pour me calmer. C’est alors seulement que je me rendis compte que je tremblais. Cependant, ce n’était pas ma faute : les sentiments de Jaïxel s’écoulaient dans mon esprit, effrénés et plus intenses que tous ceux que j’avais pu éprouver. C’était un mélange de haine et de folie qui allait au-delà de l’amour des êtres chers, au-delà de toute raison. En remarquant le regard inquiet de Lénissu, je m’efforçai de sourire. Mais je continuai à entendre les pensées de Jaïxel, comme des murmures oubliés. Jaïxel avait ressenti pour moi quelque chose qui ressemblait à de la compassion et de l’amour. Mais était-ce réellement moi qu’il aimait ? C’était peu probable, puisque c’était supposément lui qui avait tué mes parents. À moins que ce ne soit l’hydre. Je soupirai.
— Il vaudra mieux que je n’essaie pas de comprendre ces souvenirs. Comme je disais, ils sont sûrement déformés. Au lieu de comprendre quelque chose de travers et de penser quelque chose d’erroné, je préfère encore les écarter et ne pas y prêter attention —décidai-je.
Lénissu fit une moue qui s’apparentait à un sourire.
— Formidable —approuva-t-il et il se leva—. Si tu sens quelque chose de bizarre dans ta tête, tu me le dis.
Je lui adressai un large sourire.
— Pour le moment, ma tête va très bien, oncle Lénissu.
Lénissu roula les yeux et ouvrit la porte, en ajoutant :
— Repose-toi. Je suppose qu’avoir l’esprit rempli de bréjique pendant des heures doit être plutôt fatigant.
Je me raclai la gorge, tandis qu’il refermait la porte et me laissait seule.
— Plutôt —murmurai-je, et je laissai retomber ma tête sur l’oreiller.
Syu grimpa sur moi pour me regarder attentivement.
“Ne me refais plus jamais ça”, fit-il soudain.
Son ton courroucé me surprit.
“Refaire quoi ?”
Les moustaches de Syu frémissaient, tendues.
“Te couper comme ça aussi brusquement et me donner l’impression que tu es quelqu’un d’autre. C’est très désagréable.”
Je souris et je tendis une main vers Frundis. Celui-ci sifflait une douce berceuse.
“Je te promets que je ne le referai plus”, lui dis-je enfin.
Syu me regarda, soupçonneux.
“C’est une promesse de gawalt ?”
Je hochai la tête et j’hésitai avant de dire :
“Je vais nuancer : je te promets que j’essaierai de ne pas le refaire. Cela te paraît mieux dit comme ça ?”
Syu soupira, mais il acquiesça.
“C’est plus prudent”, admit-il.
De fait, ça l’était, pensai-je, inquiète. Malgré mes efforts pour me maintenir éveillée, mon esprit, étourdi par la bréjique, se laissait entraîner de nouveau vers des souvenirs qui mêlaient des images de nécromanciens et de squelettes aveugles avec une brise chaude qui virevoltait dans un champ de blé. À ce moment, une légende qu’un jour Frundis m’avait chantée me revint à l’esprit. C’était l’histoire d’Alamandra, une reine sylvestre malheureuse, qui, ensorcelée par une dragonne malveillante, avait tout oublié, jusqu’à sa propre identité. Il avait failli m’arriver la même chose sur le bateau allant à Mirléria. Sans ouvrir les yeux, je laissai échapper les derniers vers de la ballade :
Elle parcourt la Terre Baie
erre sans chemin ni foyer
cherchant des réponses sur terre
par-delà les cieux et les mers
Je souris en voyant Frundis aussitôt s’animer et dans ma tête s’éleva une mélodie de flûtes mêlée à la voix dramatique d’un barde. Sans m’en rendre compte, je m’endormis, auprès des souvenirs de Jaïxel.