Accueil. Cycle de Shaedra, Tome 9: Obscurités
Neldaru revint la troisième nuit pour nous avertir que nous partirions le jour suivant, très tôt. Durant toute cette attente, j’avais été tentée de sortir de cette cachette pour m’assurer que Murry et Laygra allaient bien. J’avais même eu l’idée folle d’aller me présenter volontairement chez le Nohistra d’Aefna pour lui dire de laisser Lénissu en paix. Lorsque j’avais expliqué tous mes doutes à Wanli, elle avait roulé les yeux et elle avait dû faire des efforts pour ne pas se moquer ouvertement de moi.
— Patience —me disait-elle—. Si tu suis le plan de Neldaru, tout s’arrangera.
Après avoir passé trois jours et trois nuits à attendre, à réprimer l’envie de me faire les griffes sur les chaises et à manger des repas froids, la visite nocturne de Neldaru raviva mes espoirs, je me précipitai vers lui, anxieuse d’en savoir davantage et je l’assaillis de questions. Mais le Loup était avare de paroles quand il voulait. Il ne dit pratiquement rien et ne nous révéla ni où il nous emmènerait, ni comment. Il nous demanda seulement de sortir avant l’aube et d’attendre ensuite que le jour se lève pour rejoindre la Place de Laya.
— Rendez-vous près du marché d’horloges —nous somma-t-il simplement.
Cependant, je le pressai tant que je finis par apprendre que mon frère et ma sœur étaient partis la veille d’Aefna pour rejoindre Ato. Apparemment, Dashlari les avait trompés en leur disant qu’ils devaient abandonner la ville. En entendant Neldaru mentionner le nain des Souterrains, il me vint soudain à l’esprit que lui aussi pouvait être un Ombreux. Mais l’esnamro me détrompa aussitôt.
— C’est simplement un ami de Lénissu —expliqua-t-il—. Comme Miyuki. À ce qu’il nous a dit, ce sont des amis d’enfance.
J’acquiesçai de la tête, songeuse. Murry et Laygra devaient s’être rappelés qu’en leur racontant mon séjour dans les Souterrains, je leur avais parlé d’un nain surnommé le Marteau de la Mort. J’espérai que Dash saurait les calmer. Il n’était pas question qu’ils essaient de nous aider mon oncle et moi et qu’ils compliquent tout encore davantage…
Peu avant de s’en aller, Neldaru lança :
— Au fait, je suppose que tu y as pensé, mais tu devras laisser ce bâton et ce singe. Sinon, on te reconnaîtra tout de suite. Enfin, peut-être que le singe loge dans un sac, mais…
— Impossible —articulai-je, catégorique. Je pus presque sentir Frundis frémir, debout contre le mur, aussi outragé que moi—. Je ne pars pas sans le bâton.
Neldaru riva son regard sur le mien.
— Ne joue pas avec le feu, jeune fille —m’avertit-il—. Pense que si l’on te reconnaît et que l’on t’attrape, Lénissu pourrait mourir. Tout ça pour un simple bâton. Si tu l’emportes, je m’en lave les mains et je te dis : adieux.
Je frissonnai sous son ton accusateur, mais je demeurai inflexible. Je ne pouvais laisser Frundis de cette façon, sans savoir quand je pourrais le récupérer. Je préférais mille fois partir toute seule, de nuit, et sans l’aide des Ombreux. Si Neldaru ne voulait pas me dire où il m’emmenait ni où était Lénissu, j’irais ailleurs. À Ato. Ou n’importe où. Mais toujours avec Syu et Frundis, décidai-je.
— J’espère que les choses sont bien claires, Shaedra —reprit Neldaru, en voyant que je ne répondais pas—. Soyez prêtes et habillez-vous avec cela. Comme ça, vous aurez l’air de paysannes.
Il nous laissa le sac qu’il portait à l’épaule, il salua Wanli et partit.
— Pourquoi as-tu tant de mal à te séparer de ce bâton ? —demanda l’elfe de la terre, tout en fouillant dans le sac—. Tu pourrais le laisser en quelque endroit à Aefna et le récupérer plus tard. Tu ne crois pas que ce serait plus prudent ?
Visiblement, elle prenait mon refus face à Neldaru pour un simple caprice.
Je haussai les épaules et je ne lui répondis pas. Wanli comme Neldaru savaient que Frundis n’était pas n’importe quel bâton. Mais ils ne devaient pas pouvoir imaginer qu’il enserrait un saïjit. Peut-être pensaient-ils qu’il s’agissait d’une simple magara qui répétait toujours les mêmes chansons jusqu’au jour où l’enchantement s’effilocherait… Je soupirai et je regardai les deux tuniques usagées et les deux pantalons boueux que tenait l’elfe de la terre entre les mains.
— Je me demande d’où Neldaru a sorti ça —murmura celle-ci—. Enfin, il reste encore des heures avant que le soleil se lève. Nous pouvons encore dormir un peu —déclara-t-elle.
Elle laissa le sac de côté et alla s’étendre en bâillant. Je la regardai dessiner dans l’air cet étrange symbole qu’elle dessinait toujours avant de dormir. Je poussai un soupir et je m’allongeai auprès d’elle, les pensées agitées. C’était vrai que Frundis avait une forme particulière, facilement reconnaissable pour quelqu’un qui l’avait déjà vu… Mais, qui, pendant la bataille, aurait pu remarquer les pétales du bâton ? Je me mordis la lèvre, songeuse. Si seulement je pouvais lui donner une touche qui modifie son aspect habituel. Une cape, par exemple, pensai-je. Et je secouai la tête, amusée, en me souvenant que Frundis avait envié plus d’une fois la cape verte de Syu.
La respiration de Wanli se fit plus calme et régulière. J’attendis encore quelques minutes et, alors, je me levai m’entourant d’harmonies d’ombres et de silence.
“Nous allons fuir ?”, demanda le singe, curieux, tandis qu’il s’installait sur mon épaule.
“C’est une possibilité”, avouai-je. Et je souris mentalement. “Mais j’ai une meilleure idée.”
Syu pencha la tête sur le côté et me regarda d’un air soupçonneux.
* * *
Quelques minutes plus tard, je traversais l’Anneau avec discrétion et me tapissais contre un mur, près du chemin menant au Sanctuaire. En face de moi, se dressait une maison de deux étages, avec un grenier, qui portait le symbole des forgerons fixé sur la porte principale. Cela faisait un an que je ne l’avais pas vue, mais elle ne semblait pas avoir changé.
Je levai un regard morose sur le ciel. La nuit était silencieuse et tranquille, mais trop lumineuse et peu propice pour ceux qui prétendaient passer inaperçus. La Lune et la Gemme resplendissaient dans le firmament, comme pour signaler, accusatrices, les délinquants téméraires.
Malgré tout, je devais bouger, sinon, à ce rythme, Wanli se réveillerait avant que je ne revienne. Je traversai la rue et je sautai par-dessus le mur jusqu’au jardin de la forge. Là, se tenait le même grand arbre près duquel j’avais attendu les Communautaires le printemps passé. Je forçai la serrure et je rentrai dans le bâtiment en me demandant s’il valait mieux réveiller le démon forgeron ou chercher moi-même ce dont j’avais besoin.
“Tu pourrais nous expliquer ton plan tout de même”, marmonna Frundis. “Surtout si cela a à voir avec moi.”
Je fis une moue coupable et j’avouai :
“C’est que… je sais que cela ne va pas te plaire.”
Aussitôt retentirent dans ma tête des notes de contrebasse méfiantes.
“Tu m’inquiètes. Que faisons-nous dans une forge ?”, s’enquit le bâton.
“Eh bien… Voilà. Tout le problème vient du fait que tu es trop visible pour les Ombreux qui nous cherchent. Alors j’ai pensé que… si je te déguise, je pourrais t’emmener sans problème et m’enfuir avec Neldaru et Wanli”, conclus-je.
“Si tu me déguises ?”, répéta Frundis. Et alors il comprit et s’agita. “Oh. Non, non, non. En quoi veux-tu me déguiser ? En faux ?”
Il avait l’air indigné. Syu gloussa et je me mordis la lèvre.
“Moi, je pensais plutôt à une fourche.”
“Une fourche !”, s’écria-t-il, offusqué.
“Frundis, n’exagère pas. Wanli et moi, nous allons nous faire passer pour des paysannes”, dis-je patiemment. “Et c’est tout à fait courant de voir un paysan sortir d’Aefna, une nouvelle fourche à la main. Qu’en penses-tu ?”
Le bâton grogna.
“Les dents de la fourche, il faut les fixer. Je ne veux pas que tu abîmes mes pétales.”
“Du calme. L’important, c’est que tu aies l’air d’une fourche. Je ne t’abîmerai rien. Mais avant, je dois chercher le matériel.”
Mes explications semblèrent apaiser un peu Frundis. J’invoquai une sphère de lumière harmonique et je me mis à déambuler dans l’établissement, entre épées, fers à cheval, casques, machettes et une infinité d’outils à moitié fabriqués. Finalement, je trouvai ce que je cherchais : plusieurs pièces avec trois ou quatre dents de bois sans manche. Désireuse de sortir rapidement de la forge, je pris la première à portée de main et je la plaçai sur Frundis. Je soufflai et je me couvris la bouche pour étouffer un éclat de rire.
“Très drôle”, soupira Frundis. “Maintenant, j’ai l’air d’un compositeur champêtre, n’est-ce pas ?”
Je pouffai et j’inspirai profondément pour me calmer.
“Il ne nous reste plus qu’à trouver quelque chose pour fixer les dents. Peut-être qu’avec un peu de corde…”
“Bouah, en plus, tu veux faire du rafistolage”, se lamenta Frundis. “Avec la corde, cela ne tiendra pas.”
“J’aurais besoin de ce liquide collant qu’ils utilisaient pour les attrapeuses”, songeai-je.
Soudain, je vis que les pétales de Frundis, normalement toujours ouverts, se relevaient pour entourer les dents et les soutenir.
“Comme ça, ce sera suffisant ?”, demanda-t-il.
Je restai émerveillée, tout en me figurant l’effort qu’il devait fournir pour réaliser cela.
“Suffisant…” Je soufflai. “Oui. Si tu peux tenir tout le trajet de la pension jusqu’à la Place de Laya…”
“Évidemment que je peux”, répliqua le bâton.
Soudain, j’entendis un bruit métallique et je sursautai, alarmée. Syu, qui s’était glissé sous un grand casque, s’empressa de sauter sur mon épaule.
“C’était toi ?”, demandai-je, en fronçant les sourcils.
“Non”, assura le gawalt.
Je défis prestement la sphère de lumière et la pièce sombra dans l’obscurité… jusqu’à ce qu’une lumière plus vive l’illumine de nouveau. Un mirol grand et agile, aux cheveux dorés, apparut dans l’encadrure d’une porte, une torche dans une main et une dague dans l’autre.
— Qui est là ?
Je poussai un immense soupir, je laissai quelques kétales sur la table la plus proche et je reculai lentement vers une fenêtre. Le démon se tourna brusquement vers moi et agrandit les yeux, craintif.
— Excusez-moi d’être entrée chez vous —dis-je, en essayant de le tranquilliser—. Je ne voulais pas vous déranger. Je suis Shaedra. Je crois que nous ne nous connaissons pas. Mais je suis venue ici l’année dernière, au grenier. Vous devez sûrement vous souvenir de qui je suis…
Il y eut un silence. Je tendais déjà la main pour ouvrir la fenêtre et partir, lorsque le forgeron répondit :
— Je m’en souviens. Mais que fais-tu aujourd’hui dans ma forge ?
Il avait l’air confus.
— Oh… Je venais chercher ceci pour faire une fourche —dis-je avec un sourire forcé, en lui montrant la pièce—. Je vous ai laissé tous les kétales que j’ai sur cette table. J’espère que ce sera suffisant. —J’hésitai—. Au fait, si vous pouviez me faire une faveur et donner un message à…
Le forgeron s’était approché de la table pour constater que sa misérable cliente lui avait effectivement laissé quelques kétales. Il leva le regard, intrigué.
— À ?
Je m’agitai, indécise, en me demandant si je devais avertir Spaw de ce qui s’était passé.
— À Spaw Tay-Shual —fis-je—. Vous le connaissez ?
Le forgeron acquiesça de la tête.
— Tout le monde le connaît. Que dois-je lui dire ?
En réalité, que voulais-je dire à Spaw ?, me demandai-je, brusquement nerveuse. D’un côté, je voulais qu’il sache que j’étais vivante et lui dire de ne pas se préoccuper. Et d’un autre, je savais que, si je lui donnais trop de pistes, il me trouverait et je ne voulais pas lui attirer plus de problèmes… Le forgeron aux cheveux dorés m’observait avec curiosité. Je me raclai la gorge, je tendis une main vers la poignée de la fenêtre et je l’ouvris.
— Dites-lui qu’il ne s’inquiète pas et que je prends garde de ne pas tomber dans un puits… —Déjà sur le bord de la fenêtre, j’ajoutai— : Et dites-lui qu’il prenne soin de mon frère et de ma sœur s’il veut vraiment m’aider.
Le forgeron acquiesça.
— Je le lui dirai si j’arrive à le trouver.
J’inclinai la tête en signe de remerciement et je réalisai le salut des démons, en portant la main droite sur mon épaule gauche.
— “Mawsahiyn” —prononçai-je, le remerciant en tajal.
Et d’un bond, je disparus dans le jardin, ma nouvelle fourche compositrice à la main.
Lorsque j’arrivai dans la chambre de la pension, Wanli venait de se réveiller et de s’apercevoir de mon absence. Elle m’accueillit, les poings sur les hanches et le regard assassin.
— Tu es folle ? Et si on t’avait suivie ? Que diables te passe-t-il par la tête ?
Je me contentai de lui montrer les dents de bois et de lui dire :
— Je sais maintenant comment faire pour emmener mon bâton.
L’elfe resta un moment interdite, puis elle souffla.
— Tu veux dire que tu es sortie pour voler un morceau de fourche et pouvoir emmener ton bâton ? Dieux, Shaedra. Je ne pensais vraiment pas que tu étais irresponsable à ce point. Et si on t’a vue ? Tout ce que nous avons fait n’aura servi à rien. Tu te rends compte ?
— J’ai été discrète —rétorquai-je, un peu exaspérée par sa réaction.
— Discrète, bien sûr. —Elle me lança le pantalon et la tunique de paysans—. Habille-toi et sortons d’ici.
Visiblement, elle s’attendait à voir apparaître d’un moment à l’autre plusieurs Ombreux par la fenêtre pour nous mener auprès du Nohistra… Je haussai les épaules et je m’appliquai à revêtir l’ample tunique par-dessus la mienne. Au passage, je vérifiai que je gardais toujours les Triplées et le coquillage bleu, cadeau de Saylen. Lorsque nous fûmes déguisées et que nous eûmes laissé la chambre comme neuve, j’empoignai Frundis, je pris la fourche, Wanli saisit le sac de vivres et nous sortîmes par la fenêtre en silence. Quelques minutes plus tard, nous atterrîmes dans une sorte de cour totalement déserte.
L’elfe s’assit sur un muret de pierre et elle jeta un regard vers le ciel qui commençait à bleuir. Elle me lança alors un autre regard exaspéré.
— Personne ne m’a vue —insistai-je, irritée—. En tout cas, c’est ce que je crois —ajoutai-je.
— Mmpf. Un Ombreux ne peut se baser sur une impression —me sermonna-t-elle.
Je roulai les yeux.
— Je ne suis pas une Ombreuse.
— Eh bien, attends que le Nohistra t’attrape et tu verras comme tu finis par le devenir —siffla-t-elle.
Elle paraissait si convaincue que quelqu’un m’avait vue que je commençai à douter sérieusement. Je ne pouvais être sûre de rien, me dis-je. Mais je ne regrettais pas ce que j’avais fait. Et encore moins d’avoir averti Spaw.
— Et comment penses-tu fixer ce truc sur le bâton ? —demanda Wanli au bout d’un moment.
— Oh. Ne te préoccupe pas pour ça. J’ai pensé à tout —lui assurai-je avec un sourire innocent.
L’elfe arqua un sourcil, mais elle n’insista pas. Elle inclina son vieux chapeau aux larges bords et elle jeta un autre coup d’œil impatient sur le ciel qui s’éclaircissait.
— Où nous emmène Neldaru ? —chuchotai-je.
Wanli haussa les épaules.
— Je ne sais pas où il t’emmènera. Sûrement dans quelque endroit où personne ne puisse te trouver jusqu’à ce que tout soit arrangé.
Je fronçai les sourcils.
— Tu ne viens pas avec moi ?
Wanli fit non de la tête.
— J’ai d’autres affaires à régler hors d’Aefna.
Bien sûr. Je réprimai un sourire. Y avait-il un seul Ombreux qui n’ait pas quelque affaire à régler en quelque endroit ? Nous attendîmes quelques minutes de plus avant que Wanli déclare qu’il était temps de nous mettre en marche.
“Courage, Frundis”, fis-je.
Je plaçai les dents de la fourche et, avec une certaine résignation, le bâton les attrapa, recourbant ses pétales.
“Tu n’aurais pas une chanson sur une fourche ?”, s’enquit Syu, comme si de rien n’était.
Une rafale de violons nous attaqua l’esprit et le singe poussa un grognement avant de se cacher dans la capuche de ma tunique.
“Ne sois pas aussi susceptible !”, se plaignit-il.
Frundis se contenta de calmer ses violons en leur donnant un rythme lent et accablant.
Lorsque je levai les yeux, je vis que Wanli regardait le bâton avec un certain étonnement. Mais au lieu de demander quoi que ce soit sur l’étrange phénomène, elle me signala la sortie de la cour.
— En avant.
Nous nous engageâmes dans les rues les plus larges. Les rayons du soleil illuminaient déjà les toits des maisons et les magasins ouvraient l’un après l’autre, animant la ville. Nous nous dirigeâmes vers la Place de Laya. Lorsque nous arrivâmes au lieu convenu, Wanli salua un petit humain noir que je n’avais jamais vu. Ils firent un peu de théâtre avant que l’Ombreux nous fasse monter dans une vieille charrette tirée par un poney robuste. Nous nous installâmes entre des tonneaux vides et je déposai un Frundis épuisé près de moi.
— Prêtes pour le voyage ? —fit l’humain noir avec un sourire.
J’acquiesçai de la tête et, sans plus attendre, il aiguillonna le cheval de la voix. Tout semblait se dérouler comme prévu, pensai-je, soulagée. Pourtant…
— Cela ne me plaît pas du tout de sortir comme ça, en plein jour —marmonnai-je tout bas.
Wanli leva les yeux au ciel.
— Je t’assure que, la nuit, ils sont davantage sur le qui-vive.
— Si tu le dis…
Je baissai le regard sur mes bottes, me dissimulant mieux sous mon chapeau. Et je fronçai les sourcils en m’apercevant d’un détail.
— Nous allons sortir d’Aefna par la route du nord ? —murmurai-je, tandis que le poney avançait au milieu du marché.
— Mm —acquiesça Wanli.
Elle ne semblait pas être étonnée, ce qui signifiait que, même si elle ne connaissait peut-être pas ma destination exacte, elle savait que Neldaru voulait m’envoyer au nord. À Neiram, peut-être ? Ou en quelque endroit caché au milieu des champs et des collines qui peuplaient cette région ? Comment savoir. Je me demandai alors de nouveau si je n’aurais pas mieux fait de m’enfuir toute seule au lieu d’écouter des Ombreux que je connaissais à peine.
Nous croisâmes plusieurs carrioles et nous passâmes devant une imposante auberge avant de sortir de la ville. Au-dessus de nous, seuls moutonnaient quelques légers nuages blancs, mais, venant du nord, des cumulus grisâtres approchaient.
— Dahey —fit soudain Wanli, alors que la capitale disparaissait derrière les collines. Elle se leva et alla s’asseoir sur le banc, près de l’Ombreux—. As-tu des nouvelles de Lénissu ?
L’Ombreux tourna légèrement son visage et fit non de la tête. Je baissai les yeux, déçue, mais j’écoutai attentivement ses paroles.
— Comment veux-tu que j’aie de ses nouvelles ? Neldaru ne m’a rien dit. Mais… je suppose qu’il va bien. Sinon, nous ne nous compliquerions pas la vie.
— Tu crois vraiment… qu’ils le tueraient s’ils le trouvent ? —demanda Wanli, après un silence.
Dahey haussa les épaules.
— Je ne crois pas. Enfin, je n’en sais rien, mais je suppose que, si Lénissu a la possibilité de choisir entre mourir ou révéler où se trouve cette boîte… il choisira la seconde option.
Je relevai brusquement la tête.
— De quelle boîte parlez-vous ? —demandai-je.
Dahey me jeta un coup d’œil, avant de reporter son regard sur le chemin.
— De quelle boîte je parle ? —Ma question sembla l’amuser—. Eh bien, à l’évidence, de celle qui contient toutes les preuves que Lénissu a accumulées. De quelle boîte sinon ? Celle que les Nohistras d’Agrilia, de Neiram et d’Aefna recherchent avec tant d’ardeur.
Je le regardai, confuse. Ce qui était clair, c’est qu’il ne parlait pas de la boîte de tranmur que m’avait laissée Lénissu, mais d’une autre boîte. Wanli soupira.
— La lettre qu’a découverte Dansk Alguerbad, le Nohistra d’Ato, était adressée à une personne que Lénissu assure ne pas avoir nommée. Cette personne aussi est recherchée, parce qu’apparemment, c’est la seule, mise à part Lénissu, à connaître l’endroit où se trouve cette boîte.
— Apparemment —ajouta Dahey et il nous adressa un sourire en coin—. Cela signifie qu’aucune de vous deux ne sait où elle est ?
Je me frottai la joue, déroutée par la question.
— Cette personne dont parle la lettre, c’est toi ? —lui répliquai-je.
Dahey arqua un sourcil et éclata de rire, reportant son regard sur le cheval.
— Non —répondit-il—. Je crains que l’affaire ne soit plus compliquée qu’elle ne paraît. Personne ne sait de qui il s’agit, mais nous supposons tous que c’est quelqu’un que nous connaissons. Et vu ta bonne relation avec lui, Wanli, j’ai pensé que c’était sûrement toi.
Wanli tourna son visage vers lui et le foudroya du regard.
— Vu ma bonne relation avec lui ? Qu’est-ce que tu insinues ? —grogna-t-elle.
Dahey souffla, railleur.
— Ne me dis pas que tu ne lui as toujours pas… ?
Wanli lui donna une bourrade et lui enfonça le chapeau sur la tête. Dahey s’esclaffa, mais, face au regard assassin de l’elfe, il reprit son sérieux.
— Franchement, je ne sais pas où peut bien se trouver cette boîte —admit-il—. Et, apparemment, sa propre nièce l’ignore aussi —ajouta-t-il, en me jetant un regard interrogatif.
Je secouai la tête.
— Lénissu garde très bien ses secrets —poursuivit Dahey.
— Et toi, les tiens —rétorqua Wanli.
L’Ombreux approuva de la tête et donna un coup de bride pour encourager le cheval.
— Et moi, les miens.
À peine quelques minutes plus tard, il se mit à pleuvoir.
— Ces nuages ne me disent rien qui vaillent —me lamentai-je à voix haute.
Je ne me trompai pas. La pluie redoubla et se mit à retentir contre la route pavée comme un immense troupeau d’antilopes effrayées… Le chemin se transforma bientôt en une véritable rivière.
Alors que nous traversions une zone plus boisée, Syu pointa sa tête mouillée hors de ma capuche. Ses moustaches tombaient sur les côtés, maussades.
“Il n’y a pas moyen d’échapper à cette eau”, se plaignit-il.
Le fait est que j’étais complètement trempée et la capuche où s’était fourré Syu ressemblait à un torchon ruisselant.
“Soyons positifs”, fis-je. “Wanli a dit que le cycle qui vient n’est pas un Cycle des Marais, mais un Cycle du Bruit. Je me souviens qu’il n’y a pas si longtemps tu aimais barboter dans les seaux d’eau”, fis-je remarquer, enjouée.
Le singe, posant le menton sur ses mains, souffla, fatigué de la pluie, et je lui donnai quelques tapes sur la tête pour le réconforter. À peine quelques instants plus tard, Dahey lança un soudain :
— Ho !
Le cheval et la charrette freinèrent brusquement et je m’agrippai au bord, toutes mes griffes sorties. Que diables… ? Comme un éclair, j’aperçus des silhouettes armées.
— Descendez de la charrette ! —tonna une voix au milieu de l’averse.
Instinctivement, je me tapis. Syu poussa un gémissement de douleur lorsque je lui écrasai la queue.
“Désolée…”, fis-je, les yeux exorbités. Je saisis Frundis et, après un instant d’hésitation, je pris aussi les dents de fourche de l’autre main. Elles pourraient toujours me servir de projectile…
Je vis d’abord Dahey mettre pied à terre, puis, Wanli, et alors je compris que je n’allais rien résoudre en restant dans la charrette : ils viendraient me sortir de là, ce n’était qu’une question de secondes.
“Accroche-toi bien, Syu”, le prévins-je.
Répandant le jaïpu dans tout mon corps, je pris de l’élan et je fis un bond qui me propulsa hors du chemin. Je me relevai avec une pirouette en m’appuyant sur Frundis et, sans me retourner, je m’élançai en courant au milieu des arbres.